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Pourquoi Stephen Harper risque de passer pour le plus grand Premier ministre du Canada du XXIe siècle

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POURQUOI STEPHEN HARPER RISQUE DE PASSER POUR LE PLUS GRAND PREMIER MINISTRE DU CANADA DU XXIe SIÈCLE







Ce texte contient des scènes politiques,
de nudité et de sexe qui pourraient ne pas
convenir à tous les lecteurs. La S.R.C. 
préfère vous en avertir. 

C’est terrible avoir à penser cela. Les politiques de Harper sont méprisables au plus haut point et nous devrions en avoir moralement et intellectuellement une honte des plus blessantes : la démagogie partisane, l’effronterie internationale, le mépris des peuples, l’impérialisme nordique, le militarisme effréné, le nationalisme borné, l’anti-intellectualisme primaire, et sans doute que chacun d’entre vous y ajouterait sa pierre personnelle. Si Stephen Harper était la femme adultère de la parabole, personne ne se retiendrait de lui lancer sa pierre.

Nous regardons ainsi le «règne» de Stephen Harper car nous payons, par notre travail, nos taxes, nos impôts et les compressions budgétaires imposées, le prix de ses politiques démentes. Nous ne pouvons avoir sous les yeux la dimension des temps à venir qui replaceront dans une perspective logique cette débauche de politiques asociales. Reportons-nous un peu plus d’un siècle en arrière. Un Bismarck aurait pu recevoir autant de pierres de la part des Allemands de son époque, toutes classes confondues, que notre Harper; mais, à travers son empressement à donner des politiques de sécurité sociale aux Allemands, il coupait l'herbe sous le pied de ses adversaires socialistes, de même que par sa diplomatie militaire de n’ouvrir qu’un seul front à la fois, il donnait une sage défensive à laquelle le Troisième Reich de Hitler a pu s’imposer pendant deux ans à l’ensemble de l’Europe. Rompant avec la politique bismarckienne, il signait l’arrêt de mort de son régime - et le sien. Voilà pourquoi, aux yeux du XXe siècle, Bismarck fut un grand chancelier et un homme d’État occidental incomparable. Dans un siècle, il est probable que nous dirons la même chose de Stephen Harper et, eh oui, c’est tout aussi affligeant.

Malgré les vains efforts de Yann Martel - l’auteur du Livre de Pi - d’initier notre Premier ministre du Canada à la grande littérature, on peut se demander, à part des cahiers à colorier, quel livre cet esprit a bien pu lire par le passé? Ne rions pas. Harper a parfaitement assimilé le Machiavel pour les nuls. Il a retenu chacune des leçons du Prince avec une parfaite amoralité devant la prise et la conservation du pouvoir. Nous ne l’aimons pas? Ça ne l’affecte nullement, tant il sait que la crainte est meilleure garantie que l’affection. Nous le trouvons opportuniste? Tant mieux, il servira les intérêts de ses bailleurs de fonds avec moins de circonspection. Il tient ses amis proches mais ses ennemis encore plus proches? Cela lui a évité bien des dérapages. Contre les trudeaumanes et coupant l'herbe sous le pied du Bloc Québécois, il a octroyé la reconnaissance de la nation québécoise sans que cela ne lui coûte aucune application réelle de cette reconnaissance. Nous le trouvons caché sous le jupon de la reine, et c’est la Banque d’Angleterre qui vient débaucher le président de la Banque du Canada pour redresser ses finances. Sont-ce là de ces ruses de la raison que Hegel voyait parfois s’immiscer dans la dynamique de l’Histoire?

La conséquence du machiavélisme appliqué consiste essentiellement à hisser le Prince au-dessus des lois, ce qui dans le temps avait appelé la réplique légaliste de Jean Bodin. Les résultats deviennent la mesure morale des moyens utilisés, ce qui a entraîné la répulsion des vertueux habitants des sépulcres blanchis. Le principe de réalité qui impose le pouvoir, le commandement, la direction, a pour effet la castration, l’impuissance et la soumission et, malgré nos cris de protestations, personne ne se lève pour appeler à abattre le tyran. L’opposition s’auto-muselle avec des chefs politiques qui n’ont ni une vision utopique ni l’enthousiasme du combattant qui résisterait à une tyrannie. On ose même pas utiliser le mot ni le ton tant notre conception dévirilisée de la démocratie bloque ce mot dans le fond de notre gorge. Le libéral-démocrate Thomas Mulcair - Tom, car s’il y a Tom au Parlement il n’y a pas Steve en face de lui -, Tom Mulcair donc, n’est qu’un bon batailleur mais pas un condottieri capable de foudroyer le dragon. Tant qu’à Mini-Pet, laissons-le avec sa mini-buste. La tête enflée grosse comme les seins de sa femme ne mérite pas qu’on s’y arrête un instant de peur de prendre une vessie pour une lanterne.

Contrairement à ses adversaires politiques, Stephen Harper a une vision du Canada, une vision qu’il est prêt à imposer contre le monde entier, comme nous l’avons constaté dès le temps où il dirigeait un gouvernement minoritaire et qu’il a versé son pétrole des sables bitumineux albertains dans le carburateur de Kyoto. Contre le monde entier - et surtout l’Europe -, il s’est mis au défi d’avoir raison jusqu’à envoyer son ministre des ressources naturelles oser dire face à la communauté européenne que le pétrole des sables bitumineux était une source d’énergie écologique! Machiavel aurait apprécié une telle gifle. Et, contrairement à il y a cinq ou six ans, les Européens ont avalé la pierre sans gourmander! Il se peut que les Européens commencent à entrevoir ce qu’a été, depuis toujours, le plan Harper. Et ne parlons surtout pas d’agenda caché, car tout est là, sous nos yeux, comme la Lettre volée d’Edgar Poe. C’est nous qui nous refusons obstinément de voir, car la peur de percer «le monde selon Harper» nous effraie tant elle pourrait nous séduire. Pourtant, c’est bien cette vision d'une poétique de l'avenir du Canada qui l’inspire dans ses décisions.

1. La démagogie partisane

Nous avons parlé de la démagogie partisane qu’utilisait Harper dans ses discours et sa rhétorique pour vendre ses projets de loi. Harper est un tyran. Nous associons immédiatement la négativité au mot de sorte qu’il apparaît redondant de dire que Harper est un «tyran mauvais». Mais certains conservateurs trouvent sans doute que Harper est un bon tyran. Parce qu’il promeut leurs intérêts, mais aussi parce qu’il obéit à une tradition politique canadienne qu’on a vu à maintes reprises se répéter par le passé. J’ignore si Harper est ou non un grand lecteur, mais il a probablement lu le Duplessis de Conrad Black. Le baron de la presse conservatrice - un temps noble siégeant à la Chambre des Lords, un temps prisonnier dans les cachots américains -, avait écrit cette lourde biographie (mal-faite) du Premier ministre du Québec Maurice Duplessis (1936-1959). La démagogie avec laquelle Duplessis méprisait ses adversaires libéraux T.-D. Bouchard et G.-É. Lapalme; l’utilisation qu’il faisait du terrorisme de la Guerre Froide pour saisir - la célèbre loi du cadenas - les pamphlets de gauche; l’utilisation également qu’il faisait de la Police Provinciale pour matraquer les syndiqués; la manipulation idéologique du clergé catholique, le duplessisme était une politique démagogique de droite où l’autoritarisme se moquait du processus démocratique grâce à la corruption et au trafic des scrutins. Les récents scandales qui ont éclaboussé le gouvernement conservateur entraînés par des sénateurs rapaces et des conseillers maladroits ont, pour les Québécois, un air de déjà-vu. Mais Harper a hérité un autre aspect de la démagogie de Duplessis. Il ne se met pas lui-même en cause. Alors que l’Union Nationale, le parti politique de Duplessis, a rempli ses coffres et ceux de l'État avec la «petite loterie» des corrompus, Duplessis est mort plutôt pauvre. C’est avec l’argent de la corruption de l’Union Nationale que les Libéraux de Jean Lesage et de son «équipe du tonnerre» nous ont payé la Révolution tranquille de 1960. Harper et Duplessis, chacun à leur façon, font passer les intérêts de leur clientèle respective avant la satisfaction de leurs biens personnels.

Le modèle duplessiste, et on l’oublie trop souvent, n’était pas propre au Québec mais se trouvait généralisé dans l’ensemble du Canada d’après-guerre. Malgré les discours sur «l’autonomie provinciale» de Duplessis, ce dernier partageait la même politique que son vis-à-vis ontarien de l’époque le libéral Mitchell Hepburn (1934-1942). Plus tard, le premier ministre Harris de l’Ontario (1995-2002), dont Harper a repris le ministre des finances Flaherty, a «bossé» sa province avec le même mépris conservateur de Duplessis. Enfin, l’Alberta n’est pas absente de ce décor sinistre avec le règne de Ralph Klein (1992-2006), un règne de 14 ans comparable au règne de Duplessis de 1944 à 1959, et sous lequel l’explosion économique de la province s’est réalisée. Avec la même brutalité, Harris et Klein ont mis les Ontariens et les Albertains sous la coupe des politiques budgétaires de compressions des dépenses de l’État pour laisser l’entreprise privée les mains libres d’agir comme bon lui semblait. Duplessis et, à un moindre degré, Harris et Klein ont vendu les richesses naturelles et méprisées les ressources humaines avec une même désinvolture. Ce sont là les vrais précepteurs de Stephen Harper. On comprend mieux comment il a pu abroger la session de la Chambre des Communes pour se permettre de continuer à gouverner comme il l’entendait. Le fossé qu’il a creusé entre la Tribune journalistique et télévisuelle avait pour but de montrer qu’il n’avait que faire du «quatrième pouvoir» tant le seul vrai pouvoir réside entre les mains de ceux qui ont de l’argent. La force de la démagogie partisane, malgré les grincements de dents des «Alliancistes» qui voudraient voir revenir en quatrième vitesse la loi interdisant l’avortement et la peine de mort, lui permet de se garantir du côté de l’aile (extrême)-droite du Parti Conservateur. Elle lui est même utile tant elle rassure les mouvements gauchisants que, au fond, Harper reste le meilleur barrage contre les défoulements hystériques de ces républicains américains qui se sont trompés de pays.

2. Le mépris des peuples

Le corollaire de la démagogie est toujours le mépris des électeurs, en fait des peuples. Les Libéraux se sont scandalisés de la reconnaissance de la «nation» québécoise par le gouvernement conservateur et ce n’était là que des mots. Mais ce mot à en même temps montré qu’il ne signifiait plus grand chose au-delà du «sentiment d’appartenance» à une ethnie parmi d’autres. Mieux que le multiculturalisme à la Taylor et à la Trudeau, Harper a livré à Gérard Bouchard l’interculturalisme dont il se fait le défenseur. Le Canada est un devenu un lieu d’échanges entre différentes cultures sans pour autant attribuer à aucune d’elles des «privilèges» autrement celui d’exprimer leurs traditions. En ce sens les individus ne sont plus noyés dans l’anonymat de l’isolisme, mais «parqués» dans des champs culturels (des ghettos imaginaires?) qui se doivent mutuels respects. Des centres urbains comme Vancouver, Toronto et même Montréal y trouvent leur profit, tandis qu’on peut librement parler de la «culture albertaine» ou de la «culture néo-écossaise» avec le même sérieux que la culture québécoise. Il ne suffirait qu’elles demandent la reconnaissance de leur «identité nationale» pour que le gouvernement conservateur le leur accorde. Nous revenons ainsi à l’antique définition féodale de la «nation» qui s’associait à toutes sortes de groupes unis par un caractère commun. Les femmes pouvaient, à elles seules, former une «nation» dans un royaume et, pourquoi pas, les gays et lesbiennes dans le monde du XXIe siècle?

C’est dans cette optique qu’il faut comprendre la réaction viscérale du gouvernement du Parti Québécois à travers sa «charte de la laïcité». Cette chasse aux symboles religieux, autant qu’elle est pathétique, témoigne à quel point l’identité québécoise est au plus bas. Une collectivité - une nation - sûre d’elle-même ne crains pas les symboles autres que les siens. Plutôt qu’agir en majorité qui assimile les apports extérieurs, le projet du Parti Québécois retombe dans la vieille maladie de l’ultramontanisme du XIXe siècle, c’est-à-dire bannir, refouler, repousser à sa circonférence, les «étranges» - comme on disait dans le bon vieux temps d’Hérouxville! -, et se camper sur un quant à soi défensif et obsidional qui va jusqu’à sacrifier le crucifix catholique avec le niqab de la musulmane, le turban du sikh ou «l’assiette à tarte velue» de l'hassidique. Cette façon de se nier soi-même dans son historicité et son Être collectif, s’insère insidieusement dans la façon de rejeter les autres dans leurs cultures et leurs traditions. Les suggestions de la politique Marois ouvrent à l’existence de ghettos fermés (y compris les régionalismes québécois) et s’engagent dans la trace laissée par les honteuses lois de Nuremberg de 1935 en interdisant implicitement l’accès à la fonction et aux services publiques pour ceux et celles qui refuseraient de cacher leurs signes distinctifs. Alors que ceux qui se décoreront la peau d'affreux tatouages, se grefferont le visage de piercings, ou se vêtiront de costumes fantaisistes pourront servir d'infirmières ou de professeurs! L’ultramontanisme conservateur et nationaliste du XIXe siècle renaît dans le nationalisme péquiste à la dérive, et c’est dans cette dérive que réside essentiellement le problème.

Bref, en reconnaissant la «nation québécoise», Stephen Harper l’a déstabilisée. Il lui a donné ce que les nationalistes libéraux du Québec demandaient depuis Robert Bourassa : la reconnaissance de la société distincte sans pour autant lui accorder plus qu'un droit de retrait avec compensation. Voilà pourquoi l’apprenti-chef du P.L.Q. Philippe Couillard s’avoue prêt à signer la Constitution de 1982 demain matin! C’est mieux que ce que les trente années des gouvernements Trudeau, Mulroney et Chrétien sont parvenus à obtenir. Ruse machiavélique? Bien évidemment, mais le résultat en vallait la peine.

Il en va de même avec les Autochtones. Ceux-ci étaient particulièrement «choyés» du temps des Trudeau, Chrétien et Paul Martin. Les Pow Wow avec longs chapeaux à plumes et calumets de paix qu'on se passait de main en main pendant que la pègre autochtone encaissait les chèques du gouvernement fédéral et abandonnait leurs peuples à leurs conditions misérables est bien loin. Pour Harper, les «Premières nations» ne sont …que des nations. Comme les Québécois, ce sont des cultures en interconnexion les unes avec les autres. Pas de quoi déverser l’empathie des «sanglots longs de l’homme blanc», et la chef Theresa Spence pourra toujours poursuivre sa grève de la faim sous la fenêtre du Premier ministre, elle ne l’empêchera pas d’aller accueillir les deux pandas de Chine au zoo de Toronto. Idle-no-More n’est pas le Parti Québécois et la multiplication des pétitions que personne ne lit n’inquiète pas davantage. En ce sens, un gouvernement qui ne respecte pas ses peuples ne peut respecter davantage les autres peuples. Que le gouvernement conservateur coupe l’aide financière à des organismes qui font la promotion de la contraception dans des pays où se transmet le sida et ou la surpopulation crée des situations intolérables pour les plus pauvres, il sert ainsi les objectifs moraux de son électorat de la moral majority sans grever les mœurs canadiennes. En ce sens, le mépris que Machiavel - et le Prince - portaient aux hommes se retrouve dans les décisions politiques du gouvernement conservateur. L’indifférence aux changements climatiques avoue que ces hommes et ces femmes qui décident de l’avenir de l’ensemble des Canadiens, et non seulement de quelques groupes d’intérêts particuliers, font petite monnaie des conditions d’adaptation de l’avenir.

3. L'effronterie internationale

D’où le mépris des peuples conduit à cette effronterie internationale qui s’est manifestée surtout dans la suite à donner au protocole de Kyoto sur les changements climatiques (2009). Tous les automobilistes, même les plus conscientisés à la question environnementale, ont été soulagés lorsque Stephen Harper a enterré la taxe sur le carbone que l’ex-ministre Stéphane Dion entendait imposer aux Canadiens. Que Stephen Harper soit l’homme des pétrolières n’a rien d’extraordinaire en soi. Nous avons tous oublié les raisons pour lesquelles le gouvernement de Pierre Trudeau avait fondé et nationalisé Pétrocanada aux lendemains de la crise du pétrole en 1973, c’est-à-dire explorer afin d'exploiter le pétrole des sables bitumineux de l’Alberta. Pour l’époque, les coûts mirobolants de l’entreprise coupèrent vite l’enthousiasme au ministre Marc Lalonde et la retombée des prix du pétrole suggéra que l’aventure n’en valait vraiment pas le coût. Si Trudeau et Lalonde avaient persisté dans leur décision, la colère que s’est attiré Harper serait retombée sur le Parti Libéral du Canada. En fait, Harper n’a fait que ressortir une vieille idée des tablettes. Évidemment, le but commercial de l’entreprise différait de l’orientation que lui donnaient les Libéraux, qui était, comme pour l’électricité au Québec, d’assurer l’indépendance énergétique et profiter des raffineries pour traiter le pétrole issu des terres canadiennes. Le but du gouvernement Harper est de vendre le pétrole aux Américains afin qu’ils ne touchent pas trop à leurs propres réserves. De l’auto-détermination énergétique nationale, nous avons régressé au statut de producteur colonial.

En retour, les plaintes adressées par les puissances étrangères, essentiellement européennes, concernent l’émission du CO2 dégagé essentiellement des automobiles à essence. Comme les grandes métropoles sont concentrées dans l’hémisphère nord, cette accumulation de gaz carbonique produit plusieurs effets qui ne sont plus remis en doute par les autorités compétentes. L’effet de serres, qui, progressivement, transforme notre climat tempéré en climat subtropical, annonce qu’un jour, le pourtour des Grands Lacs et la vallée du Saint-Laurent ressembleront à une seconde vallée du Mississippi. Déjà la flore canadienne - «la flore laurentienne» si minutieusement dessinée par le Frère Marie-Victorin - subit des maux importés des climats du Sud. Et bientôt, ce sera autour de la faune à se voir chassée vers le nord par de nouveaux parasites ou de nouveaux prédateurs. Autre effet pervers, la fonte rapide des calottes polaires. Nous savons depuis 1960 environ que le réchauffement climatique a commencé à être perceptible dès les années 1860. À l’époque, il n’y avait pas de développement industriel de l’ampleur de celui qui fait aujourd’hui de la Terre une boule puante qui circule, toujours sur le même cycle, dans l'espace. Il n’y avait que l’Angleterre et la Belgique dont on pouvait dire qu’elles fonctionnaient avec des dépenses élevées de charbons et de matériaux fossiles. Le phénomène du réchauffement climatique est donc inscrit dans la chronologie géologique. À cela, la chronologie historique s’est ajoutée au changement naturel, et n’a cessé de l’accélérer depuis la substitution du pétrole au charbon. À cela, il faut ajouter que les écologistes n’ont cessé d’étendre le champ des émetteurs massifs de CO2, allant de la respiration humaine des mégapoles comme Mexico ou Tokyo aux pets de vaches d’élevages.

La fonte des calottes polaires entraîne de ces effets perturbateurs, tel que l’écoulement de l’eau douce des glaciers qui, plus froide, vient se mêler aux eaux salées et chaudes des océans. Le grand conducteur marin qui passe par le détroit du Labrador ne cesse de neutraliser le courant chaud du Gulf Stream et, par le fait même, souffle l'air froid sur le continent européen. Outre ce gaspillage insensé des eaux potables, il y a les émanations de méthane entraînées par la fonte du pergélisol. Ce méthane s’accumule dans l’atmosphère, augmentant les effets délétères de l’effet de serres. Le dome qui s’établit ainsi sur l’hémisphère nord doit être analysé non pas sous l’angle des transformations historiques, mais des changements de l’écosystème planétaire. Pour Stéphane Harper, toutes ces critiques intellectuelles relèvent d’un alarmisme qu’il associe au terrorisme. Dans la lignée du groupe dit des «Lucides» qui gravitait voilà quelques années autour de Lucien Bouchard, Stephen Harper refuse de se laisser arrêter par qui que ce soit qui dresse des constats «négatifs» face aux entreprises de développement économique. Cela vaut aussi bien pour les inquiétudes manifestées par les Européens que pour les pétitionnaires canadiens. En refusant de s’engager dans une véritable politique tenant compte des menaces écosystémiques, la pensée prospectiviste du gouvernement conservateur du Canada ne dépasse pas les limites de la chronologie historique.

En fait, Stephen Harper fait une lecture «positive» des mêmes données et c’est par hypocrisie et duplicité, à l’image du Prince de Machiavel, qu'il nie les changements climatiques. Pour lui, ces changements n’apportent pas que des effets pervers, effets qui seront lents à s’installer (pense-t-il) et qui permettront de renouveler les entreprises capitalistes en créant de nouveaux besoins afin d’adapter les Canadiens à leur nouvel environnement. Ce qu’il calcule, par contre, ce sont les opportunités économiques que lui offriront ces changements climatiques. Les économistes et les conseillers financiers du gouvernement conservateur mesurent l’étendue des bénéfices par la quantité de territoires aisément rentables qu’entraîneront ces changements. Avant même le fameux Plan Nord de l’ex-Premier ministre du Québec Jean Charest, il existait une politique d’expansionnisme, mieux, d’impérialisme nordique du gouvernement Canadien.

4. L'impérialisme nordique

Cet impérialisme nordique se définit par deux orientations d’État. D’abord étendre l’exploitation des richesses minières et pétrolifères jusqu’au cercle polaire. De l’Alberta vers le Nord, il s’agira de pénétrer dans les Territoires du Nord-Ouest où les nappes de pétrole  se prolongent et promettent des quantités inespérées de barils de pétrole. Alors qu'au cours des années 2000, l'échéance des nappes de pétroles se situait à 40 ans avant l’épuisement des réserves planétaires, ce nouveau pactole pétrolier annonce que le Canada pourrait devenir, d'ici peu de temps, un joueur majeur à la table des Nations productrices de Pétrole (O.P.E.P.) et jouer sur le cours des prix.

Le second élément qui constitue l’objectif de l’impérialisme nordique est la fonte des glaces polaires et la libération de l’Océan Arctique au cours des prochaines décennies qui rendront possible un navigation à l’année longue. Ce faisant, le trafic maritime européen vers l’Asie sera détourné du canal de Panama pour passer directement de la Mer du Nord au détroit du Labrador et de là, suivra point par point les nouvelles cités que le gouvernement canadien parsèmera sur les côtes océanes jusqu’en Alaska. De là, le trafic maritime européen, passant par le détroit de Behring, arrivera à Vladivostok, à Tokyo et aux ports chinois. Détournant le trafic du canal de Panama afin de diminuer sur les coûts de transport entre le marché européen et le marché chinois, nous percevons mieux les démarches parallèles du gouvernement Harper de resserrer les liens avec Pékin tout en s’affairant à avaliser un traîté de libre-échange avec la Communauté Économique Européenne.

Les Européens retiendront-ils alors le souvenir de la gifle de Kyoto? Devant une telle perspective, les groupes d’intérêts européens auront vite compris où ils pourront bénéficier des retombées des changements climatiques. Après tout, les affairistes européens, tout comme les affairistes canadiens, savent bien que la seule chronologie dont il faille tenir compte est la chronologie historique. De plus, l’Europe de l’Ouest, dont le pétrole vient des champs pétrolifères de Roumanie et des anciens territoires soviétiques de l’Azerbaïdjan, du Caucase, de l’Ukraine et de la Georgie, maintenant républiques autonomes, vont se trouver sur le chemin du retour à l’État russe.

Ici, j’ouvre une parenthèse pour les effets que pourrait avoir un raidissement de la politique russe dans la diplomatie internationale. Si le président Obama peut se permettre à l’émission populaire américaine animée par Jay Leno de déclarer que nous sommes sur le point d'entrer dans une nouvelle période de «guerre froide» avec la Russie, ce n’est pas seulement pour des vétilles concernant la guerre civile de Syrie ou les mesures anti-gaies prises par le gouvernement Poutine. Il est bien évident que Vladimir Poutine n’entend pas se laisser dépasser par l’extrême-droite nationaliste et qu’il veut reformer l’unité «nationale» russe. À ce titre, les jeux olympiques de Sochi sont moins pour épater le monde occidental des prouesses russes qu’à des fins de consommation interne. Il serait même profitable, pour le gouvernement Poutine, que le boycott des jeux de Moscou de 1980 se reproduit et d’ici février 2014, rien ne dit qu’il ne disposera pas ses pions diplomatiques de façon à créer une accumulation de frustrations occidentales qui entraînera un tel boycott. Sochi, ville artificielle née de la démagogie poutinienne, vise à redorer le blason de l’ancien empire des tsars autocrates et du Soviet Suprême après vingt ans de déboires anarchiques. Il est impensable que ces territoires qui ont obtenu leur indépendance nationale aux lendemains de l’effondrement de l’Union soviétique ne reviennent pas, un jour ou l’autre, à l’intérieur de l’État universel russe. L’Ukraine est le cœur de la civilisation chrétienne-orthodoxe dans sa version Russe. Kiev fut la première capitale de l’État russe, coincé à l’époque entre la Horde d’or mongole et la pénétration par le royaume Polono-Lithuanien. Que l’agenda soit ouvert ou tenu caché, la politique de Moscou restera toujours la même depuis des siècles : retrouver les territoires perdus au cours de la dernière décennie du XXe siècle. Une telle entreprise, si elle venait tôt ou tard à se réaliser, risquerait de priver l’Europe occidentale du pétrole d'Asie mineure ou à l’obtenir à des prix prohibitifs.

On comprend dès lors l’importance de l’impérialisme nordique canadien. D’une part, le libre-échange Europe de l’Ouest/Canada créera pour ce dernier un marché du pétrole où les acheteurs se soucieront peu s’il provient des sables bitumineux - présentés récemment par un ministre canadien comme étant un «pétrole écologique» [sic!] -, ce qui, je tiens à le rappeler, n’a suscité aucune hilarité de la part des auditeurs européens, contrairement à l’effet qu’une telle absurdité aurait déclenchée il y a de ça à peine deux ou trois ans -, et un accès sur une période de temps réduite au vaste marché extrême-oriental, par la voie océane Arctique. Comme un nouvel Alexandre le Grand, Stephen Harper arpente chaque année la bordure océane de l’Arctique pour voir le résultat des changements climatiques et planifier la construction de nouveaux ports maritimes ou la mise à jour de sites existant déjà. Il y aura ainsi, comme les Alexandries de jadis, des Harperopolis, de Kuujjuaq au Québec à la limite de la frontière du Yukon et de l’Alaska.

5. Développement du militarisme

Voilà pourquoi l’impérialisme nordique suscite le développement d’un militarisme effréné des forces maritimes et aériennes du Canada. Stephen Harper sait qu’il y a deux puissances qui seront prêtes à lui disputer le contrôle de l’Arctique. La Russie et les États-Unis. Le seul prétendant sérieux sont les États-Unis. D’abord, à cause des milliards de dollars qu’ils perdront annuellement suite au déplacement du trafic maritime de Panama à l’Arctique. Ensuite, dans le but de maintenir la défense du glacis nord-américain qui est l’une de leur hantise depuis l’attaque de septembre 2001. Si pro-américain que soit le gouvernement Harper, si pro-républicain soit-il également au niveau de la morale sociale, le gouvernement de Stephen Harper doit d’abord privilégier les intérêts financiers canadiens. Ceux de son Alberta natale comme de l’ensemble de l’unité qui court désormais A mari usque ad mare usque ad mare. Si Wilfrid Laurier s’est grossièrement trompé en qualifiant le XXe siècle de siècle du Canada, Stephen Harper entend bien reprendre au XXIe le rendez-vous manqué, et tout semble ici confirmer sa poétique géographique et historique. C’est ainsi que nous pouvons comprendre les efforts déployés en 2012-2013 pour fêter le bicentenaire de la guerre de 1812. Je ne reviendrai pas ici sur la question discutée ailleurs sur les causes psychologiques de cette nécessité de célébrer une needless war, mais le fait seulement de rappeler que les intérêts du Canada ne sont pas toujours convergents avec ceux des États-Unis. Si les deux pays collaborent étroitement sur de nombreux points, dont la défense du glacis nord-américain où Ottawa est inféodé à Washington depuis la Guerre Froide, l’exploitation du Grand Nord canadien va nécessiter des modifications houleuses dans les relations entre les deux pays.

À ce titre la présence militaire - la construction de nouveaux sous-marins et de nouveaux navires de guerre ainsi que l’équipement aéronautique - se trouve au cœur des dépenses gouvernementales. Si le reste de la population doit constamment vivre sous des compressions budgétaires, des diminutions de services publiques, de déréglementations et de déresponsabilisation des ministères, la «défense» du Canada exige la «modernisation» de ses équipements et surtout de sa technologie. C'est en ce sens qu'il faut situer le fameux débat sur les F-18 ou encore l'énorme financement du chantier naval Irving d'Halifax. Personne ne se demande sincèrement «qui menace» le Canada? Avant même que la question ne lui soit posée, Stephen Harper répond «le terrorisme» qui, dans son imagination, va de Al-Qaïda à Greenpeace! Le moindre esprit critique s’aperçoit très vite du manque de sérieux de ces citrouilles d’Halloween. La vraie réponse est à anticiper en fonction de l’impérialisme arctique, et rien d’autres. Un impérialisme que Stephen Harper est prêt à soutenir même contre ses alliés américains.

6. La fierté nationale canadienne

D’où l’importance d’entretenir le nationalisme canadien et de renforcer la fantasmatique des anciens liens avec l’Empire britannique. Aux défaillances britanniques, le Canada se substitue comme l’héritier naturel  de Londres. Son culte de la reine et des symboles monarchiques vise à défaire les vieux complexes psychologiques canadiens face à l’arrogance américaine. Ce n’est pas par hasard que les journalistes canadiens, tant anglophones que francophones, ont été indignés par la façon dont le film Argo de Ben Affleck - qui met en vedette le réalisateur même - présentait le rôle des Canadiens dans l’évasion de six diplomates américains de l’ambassade à Téhéran en 1980. Pour comprendre cette levée de bouclier, il faut avoir à l’esprit trois  points : 1º l’évasion des diplomates américains par l’ambassade canadienne s’est déroulée à l’époque du gouvernement conservateur de Joe Clark; 2º Argo s’est mérité l’Oscar du meilleur film de l’année 2013 et l’Oscar du meilleur scénario; 3º la version cinématographique déforme sciemment et cruellement la narration des faits historiques. Dans le film Argo, la C.I.A. est présentée comme la maîtresse du jeu dans l’évasion des diplomates d’Iran alors que l’ambassadeur canadien, Kenneth Taylor, est présenté comme un mollusque. Dans les faits, il a dû protéger, confiné et caché dans l’ambassade canadienne, les six diplomates pendant 79 jours tant la C.I.A. ne parvenait pas à se décider à mener l’opération à termes. Bref, le film de Ben Affleck est un insulte à la fierté canadienne d’avoir droit, pour une fois, à la reconnaissance du peuple Américain dans une entreprise diplomatique délicate où les Canadiens risquaient leur peau autant que les diplomates évadés.

Il est indéniable que Ben Affleck est un «crosseur», et pour ceux qui n’en seraient pas convaincus, ils n’ont qu’à regarder jusqu’au bout ce court extrait d’une entrevue qu’il accordait à Dick. Il est indispensable de bien suivre le débit de l’entrevue, car la parole de M. Affleck dépasse son imagination. Mais, si nous revenons au nationalisme canadien, il est important de conserver à l’esprit que l’entreprise de l'impérialisme arctique nécessite derrière elle une population fière, virile, militarisée et se tenant au service de son gouvernement. Il y aura trop d’argent en jeu pour se laisser dépouiller même si, présentement, il s’agit de jouer le jeu du colonisé. Il faut, pour les projets d'avenir, préparer la population canadienne face aux Américains et face aux Européens. L’opération 1812 visait à rappeler que non seulement les Canadiens ont déjà résisté aux incursions de leurs voisins du Sud, aguichés par les richesses canadiennes, mais qu’ils ont gagné cette guerre de 1812 - qui, dans les faits, s’est soldée par un match nul. Ensuite, face aux Européens, les célébrations du centenaire de la Grande Guerre, qui commenceront en 2014, seront là pour leur rappeler que durant les deux guerres mondiales du XXe siècle, les Canadiens se sont volontairement engagés dans la guerre aux côtés des alliés, et ce bien des années avant les Américains. Qu’ils ont lutté avec les autres coloniaux britanniques sur les champs de bataille de France et de Belgique : Aux batailles d'Ypres, à la crête de Vimy, les batailles de Courcelette et de Passchendaele où sont tombés tant de soldats canadiens, doivent être remémorées dans l’esprit des Européens aussi bien que des Canadiens avec lesquels les privilèges du libre-marché devraient être reconnus. La portée idéologique du nationalisme, d’un côté ou de l’autre, intérieur comme extérieur, n’est jamais gratuit ou innocent.

7. L'anti-intellectualisme primaire

L’anti-intellectualisme primaire avec lequel le gouvernement Harper traite des questions politiques et sociales est le complément d’une recherche de la passivité populaire et citoyenne. Cultiver la paranoïa du terrorisme écologique, diminuer les subventions d’aide à la culture, engager la virilité canadienne dans le militarisme et «l’agressivité défensive», surveiller les mœurs et les réseaux sociaux afin qu’il n’y ait ni écarts de conduite privée ni propagandes «anti-canadiennes», ramènent aux politiques démagogiques dont nous parlions en début d’article. Le culte du souvenir d’une histoire du Canada chargée de victoires militaires et d’engagements pour les valeurs de liberté et de démocratie sont là pour nourrir la fantasmatique et non la progressive application de ces valeurs. Comme la République n’avait pas besoin de savants, l’Empire de la nordicité canadienne n’a pas besoin de critiques, de philosophes et d’historiens. Il faut laisser Stephen Harper suivre son cours.

En conclusion, il faut donc reconnaître que Stephen Harper est, de tous les hommes politiques canadiens actuels, le seul à avoir un programme économique, politique, diplomatique et social. C’est un programme démagogique, insolent au niveau international, méprisant au niveau citoyen, impérialiste et militariste, nationaliste et anti-intellectuel. C’est une politique des Contre-Lumières mise au service de groupes d’intérêts particuliers et non de la population canadienne. C’est une poétique de l’espace et du temps centrée autour d’une intrigue projetée dans l’avenir selon les conditions de transformations écosystémiques et économiques. Pour cette raison, cela fait du gouvernement Harper un gouvernement cohérent, machiavélique, suffisant et dangereux⌛

Montréal
22 août 2013

Lorsque le parricide s'efface devant l'infanticide

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Francisco Goya. Saturne dévorant ses enfants, (détail)
LORSQUE LE PARRICIDE S'EFFACE DEVANT L'INFANTICIDE

1. Du complexe de Ganymède…

L’universalité du complexe d’Œdipe est posée comme la structure névrotique de l’humanité. Ce qu’on appelait le «pansexualisme» de Freud a pourtant reçu des démentis très tôt de la part des Malinovski et autres anthropologues qui étudiaient les populations des îles Trobiand et autres régions où la structure familiale différait fortement de celle de la Vienne du tournant du XXe siècle. Une thématique comme l’homosexualité était vite évacuée côté cour dans l’idée facile de complexe d’Œdipe négatif (substitution du corps du père à celui de la mère comme objet d’investissement érotique) ou, côté jardin (rangé parmi les désirs du petit pervers polymorphe qui revenait sous le mode de désirs partiels dans l’âge adulte). Dans un cas comme dans l’autre, l’explication du «phénomène» était renvoyé à une déviance de l’ordre névrotique imposé par le schéma d’Œdipe.

C’est moins le complexe d’Œdipe qui structure la conduite névrotique des hommes que la société catholique viennoise qui a structuré, chez Freud, l’issue avec laquelle le mythe d’Œdipe-Roi de Sophocle vint aveugler Freud lui-même sur cette autre source à l'origine d'un complexe asymétrique. Ce complexe encore plus socialement troublant, qui constitue une autre névrose, et qu’on pourrait rattacher au mythe de Ganymède (figure d’éromène chez les Grecs) enlevé par le dieu Zeus (figure d’éraste). Le Fils enlevé par le Père, le Père abusant du Fils. Le désir d’investissement érotique de l’un et/pour l’autre a longtemps été le tabou indicible de toute société patriarcale. À l'origine, désirs mutuels de possession, d’accouplement, de destruction; en autant où l’orientation est similaire à l’identité sexuelle, on retrouve la structure unaire des sociétés monothéiste. D’abord celle de Yaweh et d’Israël. (d’Abraham à Moïse, à David). Yahweh se donnant l’exclusivité de la vengeance et Jacob livrant une lutte érotique avec l’ange (Yahweh) qui finit par le vaincre avec «un coup bas». L’infanticide d’Abraham sur Isaac interrompu au moment fatal par l’intervention, encore là, de l’ange d’Yahweh. La crise d'hystérie que Moïse fait au «peuple à la nuque dure» qui s’est remise à adorer un veau d’or et qui l’entraîne à briser la Table des lois dictées par Yahweh. David et Absalom, frère homoérotique sous la paternité commune du roi Saül et le «sacrifice» d’Absalom pour assurer la «filiation» royale de Saül à David. Toute cette série de séduction/rivalité Père-Fils s’achèvera lorsque la mère et les sept frères s’abandonneront pour la foi en Yahweh aux tourments sadiques des occupants Séleucides (grecs) de la Palestine tels que raconté dans le Livre des Macchabées.

Il en va ainsi du christianisme, qui reprend le même tabou monothéiste. Jésus fils de l’Homme, comme Jésus fils de Dieu, est adoré par le même peuple qui le hissera sur la croix une semaine après une entrée mémorable à Jérusalem. Contrairement à ce que le culte marial développé longtemps après les débuts du christianisme laisse percevoir, il s’agit d’une relation stricte entre Père et Fils. Le Fils cesse jamais d’en appeler aux grâces du Père : le Notre Père est en cela la «commande» que le Fils adresse au Père : Donne nous aujourd’hui notre pain quotidien et pardonne nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé. Mais ce Père est le même qui peut se métamorphoser en Père castrateur : Père écarte la coupe, mais si telle est ta volonté, qu’il en soit fait ainsi. La mort du Fils dans un état de dépouillement, flagellé, couronné d’épines et fixé au bois - la mort la plus humiliante sous l’Empire romain -, est le modèle de l’infanticide le plus poussé que nous retrouvons dans les mythologies anciennes. Sur elle s’appuieront, au cours des siècles, non seulement le fantasme du pouvoir ecclésiastique, mais aussi de tous les États civils et politiques.

Chez les Grecs, nous retrouvons bien sûr Chronos, le Titan emblématique du temps qui dévore ses enfants et entraîne la succession des générations. Devenu Saturne chez les Romains (ou Savitar chez les Hindoux), il dévore ses enfants afin qu’aucun ne parvienne à le remplacer. C’est, avant sa conscience, le désir de mettre fin à l’Histoire. L’épouse de Chronos, Rhéa, substitue  une pierre à la place de son dernier nouveau-né pour que le Titan ne le mange comme il a fait avec les précédents. C’est le thème fort du célèbre tableau de Goya. Cet enfant sauvé de la gloutonnerie de son père (l’équivalent de Moïse sauvé des eaux) se retrouve comme un fils rebelle, Zeus. Il renversera le Titan Chronos et par ce fait enclenchera ni plus ni moins la succession des ères parmi les temps humains. Si Chronos, à l’exemple du Père castrateur du Yahweh chrétien, dévorait ses enfants, Zeus pouvait, au contraire, les désirer d’amour (eros). Ainsi, il enleva le jeune berger Ganymède qu’il amena sur l’Olympe et le plaça à côté de sa fille Hébé pour servir d’échanson auprès des dieux. Au tournant du XXe siècle, en affirmant que la Terre allait entrer dans l’ère du Verseau, c’est à Ganymède qui est fait ouvertement allusion. Ces coïncidences (qui n’en sont pas pour les astrologues gays) laissent penser que l’ère du patriarcat est abolie, que les Fils domineront désormais le Père et ce, par un moyen ou par un autre.

Les angoisses symboliques insupportables qui se dégagent de ces récits anciens ont nécessité un travail névrotique incessant à travers le droit, les régimes politiques, les rhétoriques sénatoriales ou cardinalices, les iconologies inouïes pour en arriver à dissimuler cet arbitraire du droit de vie et de mort qu’avaient les anciens patriciens romains sur leur progéniture (l’exemple de Brutus faisant tuer ses fils révoltés ressort soudainement dans la peinture du conventionnel Louis David à la veille de la Révolution française).  La bourgeoisie, à travers la dépendance du salariat et la soumission à la Nation et à l’État, a ramené Œdipe et Ganymède à travers le culte privilégié de la fraternité (le clan des Frères) : des Œdipe rassemblés par leur «droit» sur la Terre-Mère (la Nation) et des Ganymèdes en tant que «serviteurs» - fonctionnaires, soldats, professionnels - de l’État-Père, patriarche familial aussi bien que «chef» de la Nation. À l’époque où Freud élaborait le mythologique dans la psychanalyse, la Vienne de François-Joseph, ou plus précisément la capitale de l’Empire austro-hongrois, se pensait le centre d'un nouvel œcuménisme laïque rassemblant sous la coupe d’un empereur catholique et germanophone toutes les nations et les ethnies de l’Europe de l’Est. L'Empire austro-hongrois apparaissait à tous les partisans de l’ordre établi comme le modèle idéal des fédérations identitaires sous un même «Père» comme, pour les fils rebelles, nationaux et patriotes, l’ennemi à abattre pour enfin se libérer de la «prison des peuples». Si le «laboratoire» culturel de la Vienne du tournant du siècle est apparu comme la prémonition de l’Europe, voire de l’Occident tout entier pour le siècle qui s’en venait, c’est bien de manière rétrospective. Sur le coup, c'était le triomphe du despotisme éclairé - c'est-à-dire libéral -, un modèle exportable dans tous les empires multinationaux du temps (de l'Empire britannique à la Russie tsariste). Aussi, à un doigt de passer de l’ordre du Père à celui du Fils, Freud, retenu par ses angoisses personnelles, s’attacha au mythe d’Œdipe, plus acceptable pour la bourgeoisie masculine comme pour les femmes en voie d’émancipation.

En résumé, ce sont les conditions de la Vienne austro-hongroise du tournant du XXe siècle, ses mœurs patriarcales strictes, sa foi dans un empereur universel et quasi-éternel (le vieux François-Joseph, comme la reine Victoria, n’en finissait pas de vivre), qui l’empêcha de considérer l’homosexualité et les névroses qui en découlent, préférant fixer le tout sur le mythe du complexe d’Œdipe comme universel et intemporel, reportant sur la figure féminine de la Mère, le conflit entre Père et Fils, un conflit qui apparut comme à l'origine du conflit des générations tout au long du siècle à venir.

Pour révélateur qu’apparaisse ce modèle - ce mythe -, il convient de reconnaître que beaucoup de choses lui échappent. Que le désir incestueux ait été polymorphe comme le reconnaissait Freud, c’était noyer le désir «qui ne dit pas son nom» parmi les autres formes pathologiques du désir d’objet. Le sadisme, le masochisme, l’exhibitionnisme, le voyeurisme, les fétichismes de toutes sortes allant jusqu’à la coprolagnie, et finalement la pédophilie et la gérontophilie qui sont les recto/verso d’un même rapport d’objet (comme le sado-masochisme) sont sans doute des déviances d’objet, même si on ne considère pas la reproduction comme la finalité du rapport sexuel. Il en va autrement de l’homosexualité qui, à l’exemple de l’hétérosexualité, peut se perdre dans l’un ou l’autre de ces travers. Dans un cas comme dans l’autre les mêmes scénario se jouent, mais avec des complexifications différentes. Si l’idée ducomplexe d’Œdipe négatifsuppose que le garçon se mette dans la position de la fillette, le père étant alors pris comme l'objet dont les pulsions sexuelles directes attendent leur satisfaction, le garçon - à la différence de la fillette - subit une division du Moi partagé entre le désir d'objet et l'identification à cet objet. «Dans le premier cas le père est ce qu'on voudrait être, dans le second ce qu'on voudrait avoir. Ce qui fait donc la différence, c'est que le lien porte sur le sujet ou sur l'objet du moi. C'est pourquoi le premier de ces liens est déjà possible, préalablement à tout choix d'objet. Il est bien plus difficile de donner de cette différence une représentation métapsychologique concrète. On se borne à reconnaître que l'identification aspire à rendre le moi propre semblable à l'autre pris comme “modèle”». (S. Freud. «Psychologie des foules et analyse du moi», in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, Col. P.B.P. #44, 1981, pp. 168-169). Bref, «l'identification a pris la place du choix d'objet, le choix d'objet à régressé jusqu'à l'identification». (P. Mullahy. Œdipe du mythe au complexe, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1951. Cette solution, dépréciée par Freud (elle est une «régression»), est le premier échec de la psychanalyse, car elle ne se définit que par la négative : sans nom, sans référence significative positive, péjorative, rejetée, qualifiée de pathologique par le terme d'inversion, du positif en négatif, elle n'est bien que cela, le complexe d'Œdipe négatif.

Or il en va tout autrement si on dit que l’homosexualité n’est pas un processus de régression du garçon vers l'identité féminine, mais seulement l’affirmation d’un objet d’investissement érotique qui ne touche en rien à l’identification. Un homme reste un homme et n’a pas à «se sentir femme prisonnier dans un corps d’homme», pas plus qu’une nationalité dans un corps de fédération. Vue sous cet angle, la découverte d’un complexe de Ganymède allait à l’encontre de l’ordre bourgeois qui encadre toute l’œuvre de Freud. Il rejoignait ici la position du dés-ordre, de la révolte et de la contestation, ce que seront, tout au long du siècle, les irruptions de violence parmi la jeunesse contre l’establishment. Voilà pourquoi, contrairement aux remords d’Œdipe et aux plaintes d’Antigone, le mythe de Ganymède n’a pas suscité d’expressions artistiques autrement qu’amusées, tel la pochade de Rembrandt, et ce malgré le dessin bien connu de Michel-Ange. Il faut attendre le poète anglais John Donne, au XVIIe siècle lorsqu'il s'adresse à Dieu en ces termes : «Prenez-moi, emprisonnez-moi, car je ne serai jamais libre si vous ne me rendez pas votre esclave, ni jamais chaste, si vous ne me violez pas.» (Divine Poems, XIV, 1633), (cité in E. Green. La Parole baroque, Paris, Desclée de Brouwer, Col. Texte et Voix, 2001, p. 75). La raison m’apparaît assez simple. Alors qu’Œdipe accomplit la prophétie des oracles, tue son père et couche avec sa mère pour ensuite, une fois la vérité parvenue à ses yeux, il se les crève; Ganymède est enlevé par un soudain désir de Zeus, est saisi par le désir manifesté par un aigle, sans prémonition ni fatalité liées à son sort. L’inceste de Jocaste et d’Œdipe, révélé dans les cadres de la tradition de la Grèce «féodale» conduit à la tragédie; l’inceste entre Zeus et Ganymède, obéissant «aux caprices des dieux» s’achève dans un service à la table de l’Olympe. Pas de quoi faire une tragédie, sinon une comédie burlesque dans le genre du Satyricon de Pétrone!

L’inceste père/fils n’était pas inconnu des anciens Indo-Européens d’où sont issus Grecs et Romains. Les Hittites avaient une loi proscrivant «expressément l'inceste entre père et fils (Table 2, 189)», rappelle J. Boswell. Christianisme, tolérance sociale et homosexualité, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1985, p. 222). Plus tard, chez les Romains cette fois, Martial, un poète du Ier siècle de notre ère, déclarera «catégoriquement que ce n'est pas un crime pour un père d'avoir des rapports homosexuels avec son fils». C'était une satire bien entendu, puisque les enfants abandonnés, qui sont sûrement la source principale de l'esclavage sous l'Empire romain, sont souvent pris, par l'adoption, pour objets sexuels du maître : «épouvantable fait divers, sûrement authentique», note Veyne, ce que rapporte Tertullien (Ad nationes, I, 16, 10-19) où «il est question du uenalicium où s'est retrouvé un enfant exposé, devenu le mignon de son propre père» (P. Veyne. La société romaine, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H298, 2001, p. 252, n. 25) un Œdipe-Roi inversé qui se serait substitué à Jocaste dans le lit de Laïos! Boswell explique tout cela à partir du «pouvoir absolu du père de famille» dans le droit romain (J. Boswell. op. cit. p. 99, n. 3), ce qui ne saurait tout de même être retenu comme pratiques courantes ou indifférentes à l'ensemble des mœurs romaines. Plus tragique par contre sont les convoitises nées autour du bel adolescent Hyacinthos où la place du dieu est ici tenue par Apollon: «Il y eut aussi l'affaire du beau jeune homme nommé Hyacinthos, un prince spartiate dont non seulement le poète Thamyris tomba amoureux - ce fut le premier homme qui courtisa quelqu'un de son propre sexe - mais Apollon lui-même qui fut le premier dieu à qui la chose arriva. Apollon ne considéra pas Thamyris comme un rival sérieux; ayant appris qu'il se vantait de surpasser le chant des Muses, il le leur rapporta malicieusement et elles ravirent sur-le-champ à Thamyris la vue, l'ouïe et le souvenir de la musique. Mais le Vent d'Ouest aussi s'était amouraché d'Hyacinthos et il devint follement jaloux d'Apollon; et un jour que celui-ci apprenait à Hyacinthos à lancer le disque, le Vent d'Ouest, le saisissant au vol, l'abattit sur le crâne de Hyacinthos et le tua. De son sang naquit la jacinthe, sur laquelle sont encore gravées ses initiales». (R. Graves. Les mythes grecs. t. 1, Paris, Pluriel, 1989, p. 89. Le «Vent d'Ouest» est plus couramment appelé Zéphyr) Importé de Crète à Sparte, le mythe présente également la double nature de l'interdit homosexuel et incestueux de la relation Appolon/Hyacinthos. Le mythe de Hyacinthe a donc tout d'un doublet de celui de Ganymède, mais surtout, il a la vertu de faire ressortir ce qui ne se remarque pas à la première lecture du mythe de Ganymède : son aspect sombre et triste de deuil qu'il entraîne (pour les parents et amis terrestres de Ganymède), et que les cadeaux versés par Zeus tentent de combler.

Ces mythes justifiaient la pratique de l’éphébie. Ils rendaient à la position de l'éraste la fonction de père et amant à la fois. Amant d'abord parce que motivé par la libido, le désir d'objet homosexuel; père ensuite parce que s'identifiant au géniteur par socialisation de la pédérastie. L'éraste devenait ainsi un alter ego du père de l'éromène et ménageait à ce dernier le traumatisme d’être initié à la sexualité par son véritable père. Le rapport incestueux homosexuel apparait tout aussi, sinon plus tragique encore que l’inceste père/fille. À vrai dire, rien n’empêche de penser, compte tenu de la place secondaire tenue par les femmes dans la société hellénique, que les grandes tragédies du genre Antigone ou Iphigénie aient masqué le sacrifice d’un fils aimé par un père engagé dans une promesse faites aux dieux. La métamorphose du fils en fille permettait ainsi à la sensibilité grecque d'assister à la représentation du mythe, mais j'insiste, cela n'est qu'une hypothèse.

2. …en passant par le Théorème de Théognis…

Quoi qu’il en soit, le mythe de Ganymède entraîne un corollaire, absolument tragique celui-là, et que j’ai nommé ailleurs, le théorème de Théognis. Pourquoi? Parce que nous retrouvons sa formulation dans la poésie de Théognis de Mégare (±550 av. J.-C.) lorsqu'il «affirme qu'il est honteux de voir un vieillard mourir de ses blessures sur le champ de bataille, mais que les blessures et la mort vont bien aux jeunes gens». (Cité in B. Sargent. L'homosexualité initiatique dans l'Europe ancienne, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1986, p. 27) Théognis rejoignait ce que le poète Tyrtée chantait aux Spartiates deux siècles plus tôt (-VIIe) :
Mais le garçon qui meurt, jeune et beau, dans sa fleur,
Aimé de tous, désiré par les femmes,
Reste envié, percé par le fer qui l'abat,
Et son beau corps resplendit dans la mort.
L’aspect de la violence physique subsumée par la poésie rend compte non seulement d’un monde guerrier, aristo-cratique, jumelant l’esthétique à l’éthique militaire de la défense de la Cité. Il porte en lui l’inversion du désir d’investissement érotique; celui d’investissement destrudinal, la mort de l’objet désiré et aimé. Si la laideur - entendre la répugnance - enveloppe un vieillard mourant de ses blessures; la beauté, fortement teintée d’érotisme, se dégage du jeune combattant agonisant, comme du dormeur du val de Rimbaud, frappé d’une blessure au côté.

Le théorème va dans le sens de ce qu'observe le psychanalyste P. Flottes: «Chez certains mâles s'établit une conception érotique de la blessure où l'arme pénétrante est érotisée, phallicisée. Le symbole phallique du couteau est alors, pour l'imagination humaine, pris à la lettre. On comprendmieux, désormais, l'association éternelle de l'érotisme et de l'acte guerrier, le couple Arès-Aphrodite, l'attrait du guerrier. Freud écrivait, dès 1905 : “…qui ressent du plaisir à infliger de la douleur, est généralement apte à éprouver” du plaisir pour une douleur qui lui est infligée. Dans cette alliance étroite, si obscure soit-elle, du plaisir le plus aigu lié à la souffrance la plus vive, la volupté de la mort donnée jointe à l'acceptation de la mort infligée et reçue semble être le fondement le plus inavoué de la pulsion guerrière et le plus irréductible, parce qu'il est inconscient». (P. Flottes. L'histoire et l'inconscient humain, Genève, Mont-Blanc, 1965, p. 48.) S'agit-il là d'une perversion généralisée ou de ce détachement face à la vie fondé, comme l'écrit Jean-Michel Rabaté dans La beauté amère, «sur une expérience quotidienne de la mort, une mort transfigurée en beauté, et embellie par avance»? (J.-M. Rabaté. La beauté amère, Paris, Champ Vallon, 1986). La tradition iconographique des saint Sébastien, du Moyen Âge à nos jours, rumine cette méditation, comme je l’ai exposé ailleurs. En érotisant la blessure mortelle porté au jeune guerrier, en assimilant l’épée ou le poignard tranchant au membre viril, il s’opérait une dédramatisation de l’acte homosexuel initiatique tout en apprenant à accepter l’inéluctable sur le champ de bataille. Au-delà de l’évocation esthétique du drame allait se développer une perversion - la pédophtorie - et une machiavélisation subversive autorisée, voire encourgée par l’État. Ce faisant, une frontière des générations s’établissait qui rivait l’une, en tant qu’objet en quête d’identité, à une autre qui assumait par son identité sa domination sur l’objet.

La pédophtorie d’abord. Le mot est employé dans un traité, Le Pédagogue, dû à saint Clément d’Alexandrie (159-215 A.D.) - un grec converti au christianisme -, mot qui signifie «souiller les enfants». (A. Rousselle. «Gestes et signes de la famille dans l'Empire romain», in A. Burguière et al. Histoire de la famille, t. 1, Paris, Armand Colin, 1986, p. 268). Alors que le mot sera oublié, son sens se déplacera vers le mot, dont la signification est tout à son opposé, celui de pédophilie. Si l’érotisation de la blessure et de l’arme qui provoque la mort est propre au rite initiatique de l’éphébie, il n’en va pas de même de tous les viols de garçons commis dans l’Antiquité classique. En fait, plus la bourgeoisie athénienne s’installe au pouvoir plus le viol de garçons est considéré comme un outrage absolu aux bonnes mœurs. Il existe ainsi quelques témoignages éparses qui parlent de viols d'enfants ou d'éphèbes dont l'un nous est rapporté par le Pseudo-Plutarque : «Le Pseudo-Plutarque raconte l'histoire suivante : à l'issue de la Guerre du Péloponnèse, toutes les villes d'Eubée avaient reçu une garnison lacédémonienne, et l'harmoste de l'une d'elles, à Oréos, dans le nord de l'île, avait nom Aristodèmos. Or, dit un habitant d'Oréos au Thébain Skédasos qu'il rencontrait dans une auberge d'Argolide, “s'étant épris de mon fils et ne réussissant pas à le séduire, il tenta d'employer la force et de l'enlever alors qu'il était à la palestre. Comme le pédotribe l'en empêchait et que nombre de garçons venaient à la rescousse, Aristodèmos quitta la place sans insister. Mais le jour suivant, il arma une trière, enleva mon garçon, et, passant d'Oréos sur la côte d'en face, il tenta de lui faire violence; devant sa résistance il l'égorgea. Revenu ensuite à Oréos, il y fit bombance. Moi, quand j'appris la chose, je rendis les honneurs funèbres au cadavre de mon fils, puis je suis allé à Sparte où j'ai rencontré les éphores, mais ils n'ont fait aucun cas de moi”» (B. Sergent. op. cit. p. 82). Ce récit vise surtout à montrer jusqu'où peut aller la cruauté des Spartiates : l'honneur du garçon, sa résistance, son enlèvement et sa mort, enfin le père éploré et bafoué. Rien ne prouve que l'histoire ne fut pas inventée de toute pièce. Plus tard, à l'époque hellénistique, «le général macédonien Dèmètrios Poliorcète “accula à la mort le jeune Athénien Dèmoklès qu'il voulait violer…”» (B. Sergent. ibid. p. 201), et ce qui se passe «à Astypalaia, en 492, [lorsque] le pugiliste Clémède dans un accès de folie massacra soixante enfants dans une école» (H.-I. Marrou. Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, Paris, Seuil, Col. L'Univers historique, 1971, p. 522, n. 7), rappelle des scènes douloureuses présentées encore récemment sur les écrans de nos téléviseurs.

Le théorème de Théognis débouche donc facilement sur le phénomène de la pédophtorie, qui n'est ni plus ni moins que le contraire de la pédophilie qui, par un mauvais tour de l'évolution du langage, a vu son sens se recouvrir de celui du premier mot. La pédophtorie est plutôt la «démesure» (hybris) de la pédophilie, son côté sombre, lunaire, morbide, ce que les Grecs avaient très bien vu en leurs temps.

3. …jusqu'à la pédophtorie d'État

Le danger de voir une institution sociale comme la pédérastie grecque dégénérer, via l'hédonisme, à une pédophtorie d'État n'est pas qu'une vue de l'esprit. Solon (640-558 av. J.-C.), déjà, légiférait contre les agressions envers les enfants. Avec la sédentarisation et l’établissement des cités grecques, la violence faite envers les éromènes va trouver différentes formes d’expression; une violence qui, à Sparte, ira jusqu'à s'institutionnaliser à travers les Gymnopédies. C'est alors que les Grecs seront confrontés à la différence entre une violence privée, consécutive de l'agression passionnelle, et une violence publique, socialement autorisée, et les rapports qui peuvent s'établir entre les deux types de violence, celui du débordement de la pulsion érotique soudain transformée en agressivité d’une part; celui de l'angoisse de castration réappropriée et institutionnalisée par l'État de la Cité. La contradiction insoluble entre l'attraction sexuelle et la destruction sadique d'objet conduisit d'abord à vouloir résoudre le théorème de Théognis par une interdiction, une prohibition totale, ce qui devait s'avérer désastreux comme reflux du complexe de Ganymède. D'autre part, les exhibitions spartiates semblaient ouvrir la voie à une socialisation de la pédophtorie.

Ces exhibitions marquent la pathologie paralysante de l’évolution spartiate par rapport aux autres cités helléniques. On connaît le récit que Plutarque fit de ce jeune garçon qui avait volé un renard et, l'ayant dissimulé sous son manteau, le renard se mit à le mordre et à lui déchirer le ventre. On ne s'aperçut du vol qu'en voyant tomber le jeune homme, mort exsangue. Cette violence des mœurs ne cessa jamais de se développer dans la cité spartiate et, avec les siècles, elle se ritualisa, se pétrifiant dans des pratiques sadiques qui n'avaient plus d'autres objets que d'offrir cette violence en spectacle aux badauds de l'empire romain qui se rendaient aux Gymnopédies dans le seul intérêt de voir des adolescents se faire fouetter jusqu'au sang, sinon à la mort : «…où les garçons subissent une flagellation sauvage et rivalisent d'endurance, parfois jusqu'à la mort, sous les yeux d'une foule attirée par ce spectacle sadique; à tel point qu'il faudra construire un théâtre en demi-cercle en avant du temple pour accueillir les touristes accourus de toute part» (H.-I. Marrou. op. cit. p. 254). Certes, Rome avait aussi ses cirques et ses combats de gladiateurs, mais «dans l'attrait sadique des spectacles de gladiateurs, note Paul Veyne, ce qui révoltera saint Augustin sera moins le sadisme que l'attrait lui-même: on ne peut s'empêcher de regarder» (P. Veyne. op. cit. p. 119), d'où que Rome ne se donnait pas comme attrait la torture de ses propres enfants. Il est une autre façon, toutefois, de considérer ces rites sanglants.  «À ce que rapportent Pline et Dioscoride, le huákinthos avait justement de bien intéressantes propriétés : il permettait de retarder la puberté, et les marchands d'esclaves l'utilisaient lorsqu'ils faisaient commerce d'adolescents. Ainsi le huákinthos connote l'essence de la puberté. Alors s'explique le mythe : avec le sang des héros - on rappellera que l'initiation et la formation militaire spartiate occasionnaient d'authentiques blessures, avec un bien réel écoulement de sang - c'est son adolescence, plus exactement le principe mythique qui caractérise l'état d'adolescent, qui le quitte» (B. Sergent. op. cit. p. 107). Les Grecs aussi durent faire un compromis avec la part d'ombre contenue en chacun d'eux.

Ce compromis s’est imposé comme une valeur en soi, sans regard pour les liens affectifs ou d’objet qu’il engageait. La perversion du  pédophtore s’insinue dans les travers de la règle sociale. La société finit par l’intégrer par un processus machiavélique comme une pédophtorie assimilée aux pratiques du pouvoir. Si nous faisons l’archéologie de la pédophtorie d’État, nous rencontrons l'historien romain Tite-Live qui nous offre un exemple particulier du passage de la pédophtorie privée à la pédophtorie d'État, c'est le cas de Titus Manlius Torquatus, enfant doué et père impitoyable. Augusto Fraschetti rappelle comment «avant d'être un modèle de vertu paternelle, celui-ci s'était couvert de gloire dès sa jeunesse. L'épisode se situe en 361 av. J.-C., au cours d'une guerre contre les Gaulois : un ennemi était venu provoquer en combat singulier la jeunesse romaine, pour déterminer lequel des deux peuples était le plus valeureux. Alors que “l'élite des jeunes Romains” restait silencieuse devant la haute taille et la robustesse du provoquant Gaulois, Titus Manlius alla trouver le dictateur Titus Quintius : “Commandant, sans ordre de ta part (injussus), je ne saurais combattre en dehors des rangs (extra ordinem), quand bien même je serais sûr de la victoire. Mais, si tu y consens, je voudrais montrer à cette bête sauvage qui fait la bravache avec une telle férocité devant les enseignes que je suis issu de la famille qui a défait les Gaulois au pied de la roche Tarpéienne”, allusion orgueilleuse du jeune Manlius à ce Manlius Capitolinus qui, en 390, avait défendu le Capitole contre l'envahisseur gaulois, double référence à l'honneur de sa patrie et à celui de sa famille sur laquelle nous reviendrons. Arrêtons-nous pour le moment sur son seul respect de la discipline militaire : à peine reçoit-il l'autorisation d'accepter le défi “et de combattre en dehors des rangs” que Manlius se jette sur le Gaulois et le tue. Comme unique dépouille, il lui arrache son collier (torques) et le met à son cou, ce qui lui vaudra le surnom de Torquatus. Vingt ans plus tard, le valeureux Titus Manlius Torquatus est devenu consul, et il est engagé dans une guerre très difficile contre les Latins, jusque-là alliés de Rome. La campagne s'annonce si dure que les deux consuls ont donné l'ordre explicité “que personne ne combatte en dehors des rangs”. Mais le fils de Titus Manlius, jeune cavalier “à l'âme ferox”, un jour qu'il est parti en recon-naissance avec quelques autres, tombe sur un ennemi, Geminus Mecius, jeune noble de Tusculum, lui aussi cavalier, qui le provoque en combat singulier. Manlius souhaite évidemment renouveler l'exploit de son père et, de fait, sort vainqueur du duel : chargé des dépouilles prises sur le vaincu, il retourne au camp et va tout droit au prétoire, la tente de son père. Quand celui-ci apprend la nouvelle, l'inflexible Titus Manlius Torquatus n'hésite pas un instant à condamner son fils à mort pour avoir violé l'ordre précis des consuls et enfreint la discipline du soldat. Il sait très bien que cet exemple est triste et douloureux, mais il l'estime salutaire pour l'avenir de la jeunesse romaine (“triste exemplum sed in posterum salubre juventute”). (A. Fraschetti. «Jeunesse romaines», in G. Levi et J.-C. Schmitt. Histoire des jeunes en Occident, t. 1 : de l'Antiquité à l'époque moderne, Paris, Seuil, Col. L'Univers historique, 1996, pp. 84-85). Nous voici au centre d'une tragédie familiale, disons un véritable familienroman ganymédien. Quatre générations iront de la révolte du père jusqu'à l'exécution du fils. Première génération, ce Manlius Capitolinus, sauveur du Capitole et de la cité de Rome contre l'envahisseur gaulois. Machiavel, dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, revient à plusieurs reprises sur son cas qui représente, à ses yeux, l'ambition personnelle au détriment de l'intégrité de la République. Tout commence, effectivement, par une histoire de jalousie. Manlius Capitolinus se sent frustré de la gloire d'avoir sauvé le Capitole par celle de Furius Camille qui a sauvé Rome tout entière. Incapable de ramener le Sénat romain à sa cause, il soulève la populace : «là, il répand les bruits les plus faux et les plus dangereux; entre autres choses, il fait circuler que le trésor qu'on avait d'abord amassé pour se racheter des Gaulois ne leur avait réellement point été donné…» C'est suffisant pour soulever les plébéiens et «exciter beaucoup de troubles dans la ville… Le Sénat, mécontent, indigné, crut la position et le moment assez périlleux pour créer un dictateur qui prît connaissance de ces faits et réprimât l'audace de Manlius». Le dictateur à la tête des nobles et Manlius à la tête de la plèbe se portent à la rencontre l'un de l'autre et le dictateur force Manlius de déclarer où est cet argent détourné. Manlius répond de manière évasive sans précisser aucun nom particulier. «À l'instant, le dictateur le fait traîner en prison» (I, 8). (N. Machiavel. Discours sur la première décade de Tite-Live, Paris, Flammarion, col. Champs, # 149, 1985, p. 55).  Manlius Capitolinus sera précipité du «même Capitole qu'il avait délivré avec tant de gloire» (I, 24) (N. Machiavel. ibid. p. 89). Ce châtiment, pour l'exemple, enchante Machiavel : «C'est à cette occasion que se fit sentir l'excellence de lois et de la constitution de Rome. À l'instant de sa chute, pas un de ces nobles si ardents à se soutenir et à se défendre réciproquement entre eux ne fit un mouvement pour le servir; pas un de ses parents ne fit une démarche en sa faveur; et tandis que les autres accusés voyaient leur famille en deuil, avec tout l'extérieur de la plus profonde tristesse, se montrer avec eux pour exciter la commisération du peuple, et dont l'intérêt était d'autant plus marqué qu'il paraissait nuire à la noblesse, les tribuns, dans cette occasion, s'unirent aux nobles pour opprimer cet ennemi commun. Enfin le peuple qui, très jaloux de son intérêt propre et passionné pour tout ce qui contrariait la noblesse, avait montré d'abord beaucoup de faveur à Manlius, au moment où celui-ci est cité par les tribuns qui portent sa cause au tribunal, ce même peuple, de défenseur devenu juge, sans aucun ménagement, le condamne au dernier supplice». Supplice qui se projettera dans celui de son arrière petit-fils. Et Machiavel de tirer la leçon morale : «J'avoue que je ne crois pas qu'il y ait de fait dans l'histoire qui prouve plus l'excellence de la constitution romaine que celui où l'on voit un homme doué des plus belles qualités, qui avait rendu les services les plus signalés et au public et aux particuliers, ne trouver personne qui fasse le plus petit mouvement pour embrasser sa défense. C'est que l'amour de la patrie avait dans tous les cœurs plus de pouvoir qu'aucun autre sentiment; ayant plus d'égard aux dangers présents, auxquels l'ambition de Manlius les avait exposés, qu'à ses services passés. Rome ne vit que sa mort pour se délivrer de la crainte de ces dangers. “Telle fut, dit Tite-Live, la fin de cet homme qui eût été recommandable, s'il ne fût pas né dans un pays libre”» (III, 8) (N. Machiavel. ibid. p. 274). «L'amour de la patrie avait dans tous les cœurs plus de pouvoir qu'aucun autre sentiment», mais quel type d'amour peut bien nourrir celui due à la patrie? La figure du Père plus que le simple charisme dont parle Freud dans Psychologie des foules et analyse du Moi! Ce type d'amour est franchement ganymédien, car il fait de Manlius, malgré tout figure charismatique puisqu'il réussit à soulever la foule populaire, un citoyen passif parmi d'autres devant l'autorité due au dictateur et au Sénat romain. C'est une confrontation «antigonienne» entre l'autorité du Père que la famille renie et l'autorité de la Patrie à laquelle tous les citoyens, peu importe leur famille, leur gens ou leur caste, se rallie. C'est bien la Patria Potestas qui l'emporte sur le Pater Familias, et que célèbre Machiavel.

Peu après sa mort, la réputation de Manlius Capitolinus fut réhabilitée par les éternels insatisfactions de la plèbe à l'égard du gouvernement romain et Titus Manlius Imperiosus, de la seconde génération, se trouva dictateur en 361 av. J.-C.. L'ambition de Manlius Capitolinus avait servi d'exemple. Entre deux figures de Père en rivalité, celle de l'État avait réprimé jusqu'à la mort celle du père. La République était sauve. Imperiosus exila son fils en campagne, le futur Torquatus, parce qu'il le considérait peu doué pour l'éloquence et donc peu apte à mener une carrière politique. «Or, lorsque son père, Imperiosus, quitte ses fonctions de dictateur, un tribun de la plèbe décide de la poursuivre en justice, pour sévérité excessive, non seulement envers les citoyens dans l'exercice de ses fonctions de dictateur, mais envers son propre fils, contraint d'aller travailler à la campagne comme un esclave. La nuit qui précède le procès, Titus Manlius revient à Rome, se rend dans la maison du tribun de la plèbe et demande à le voir en tête-à-tête. Alors que le tribun se réjouit à l'idée que le fils vient lui apporter des éléments nouveaux à charge contre son père, Titus Manlius sort son couteau et menace de le tuer s'il ne jure pas “de renoncer aux poursuites contre son père devant l'assemblée de la Plèbe”. Voilà donc comment Titus Manlius, peu doué pour l'éloquence, mais plein d'audace et d'amour filial, sauve son père Imperiosus, sous les applaudissements unanimes de ses concitoyens» (A. Fraschetti, in G. Levi et J.-C. Schmitt. op. cit. p. 88). «Plein… d'amour filial», peut-être, mais pour quel Père? Pour Imperiosus? Pas si sûr. En tout cas, dans l'ordre des satisfactions, nous connaissons celle des citoyens mais ignorons ce qu'en pensât le père. Comme Machiavel, Torquatus a tiré la leçon du sort de Capitolinus, et c'est dans cette perspective que la mise à mort de son propre fils s'inscrit dans une profonde logique historique. Les deux figures de Père s'imbriquent l'une dans l'autre, mais celle de la Patrie, de l'État républicain, domine celle du Père de famille. Comme l'écrit encore M. Fraschetti : «D'une part, la patria potestas doit nécessairement être reconduite par les générations successives puisqu'il est impensable qu'un fils envisage d'en interrompre le processus et compromettre par là ses futures prérogatives de père. D'un autre côté, puisque ce sont les usages et les lois de la cité qui donnent aux pères ce pouvoir, il est impensable qu'un père ne fasse pas valoir ces usages et ces droits contre son propre fils, dans une société qui, du moins dans l'ordre de l'imaginaire, fait passer clairement l'amour de la patrie avant l'amour pour la famille, au point de produire ces fameux “exemples” : il est probable que les lecteurs de Tite-Live, découvrant que Titus Manlius était resté de marbre devant l'exécution de son propre fils, associaient son cas à celui de Lucius Giunius Brutus, qui lui aussi, magistrat impassible, avait assisté à la mise à mort de ses fils, condamnés pour complot contre la République naissante» (A. Fraschetti, in G. Levi et J.-C. Schmitt. ibid. p. 88) De l'origine de la famille, on passait à celle de l'État. Imperiosus et Torquatus agirent chacun envers leur fils selon la leçon tirée du sort de Capitolinus, et pour cette raison, ils furent toujours adulés des citoyens. Le transfert de la névrose ganymnédienne du père à l'État, cette «tendresse pour son père ainsi que pour sa patrie, et de respect envers ceux qui étaient au-dessus de lui» (III, 22) (N. Machiavel. op. cit. pp. 301-302), indique l'attitude passive du Fils à l'égard du Père comme la seule position tenable pour ensuite lui permettre d'être le Père de son armée, dans laquelle son propre fils est ramené à l'égal de tous les autres légionnaires. «Un homme de ce caractère, écrit encore Machiavel, parvenu au commandement, désire trouver des hommes qui lui ressemblent. Ses ordres, et la manière dont il en exige la stricte exécution, portent l'empreinte de la vigueur de son âme. C'est une règle certaine que celui qui donne des ordres sévères doit les faire suivre avec rigidité; autrement on le trompera…» Donc, pas de passe-droit. «Observons à ce sujet que pour être obéi, il faut savoir commander; ceux-là le savent qui, après avoir comparé leur force à celle de leurs inférieurs, commandent lorsqu'ils y trouvent les rapports convenables, et s'en abstiennent dans le cas contraire. […] Manlius contribua à retenir la discipline militaire dans Rome par la rigidité avec laquelle il remplissait ses fonctions de général. Il obéissait d'abord à l'impulsion irrésistible de son naturel, et ensuite au désir d'assurer l'observation exacte de ce que ce naturel lui avait fait ordonner» (III. 22) (N. Machiavel. ibid. p. 302). Machiavel se range donc de l'avis de Tite-Live : «Cet historien ne donne pas moins d'éloges à Manlius, pour l'acte de sévérité par lequel il fit périr son fils, ce qui rendit l'armée si docile aux ordres du consul que Rome lui dut sa victoire sur les Latins…» (III, 22) (N. Machiavel. ibid. p. 303) , et à nouveau, tire la leçon en faveur de l'intégrité de l'État : «…je dis que la conduite de Manlius me paraît plus digne d'éloges et moins dangereuse dans un citoyen qui vit sous les lois d'une république; elle tourne entièrement à l'avantage de l'État et ne peut jamais favoriser l'ambition particulière; car en agissant ainsi on ne se fait point de créatures. Sévère à l'égard de chacun, attaché uniquement au bien public, ce n'est point par de tels moyens qu'on s'attire de ces amis particuliers que nous avons appelés plus haut des partisans. Ainsi une république doit regarder une pareille conduite comme très louable, puisqu'elle ne peut avoir que l'utilité commune pour but, et qu'elle ne peut être soupçonnée de frayer une route à l'usurpation de la souveraineté» (III, 22) (N. Machiavel. ibid. p. 304). Transféré du familial au politique par la socialisation de l'agressivité, l'hybris se vide de sa dimension sadique pour se livrer entièrement aux volontés et aux attentes de l'État, c'est-à-dire, aux instincts de vie de la société, mais les moments de crises, guerres civiles ou invasions étrangères passés, rien n'empêchera ce sadisme de refluer dans la satisfaction de la destrudo. Sans l'inhibition de l'inceste paternel par l'État et la Patrie, l'angoisse de la castration ne pourrait suffire à inhiber seules les pulsions agressives et à les rendre disponibles à la Cité.

Si nous avons tant insisté sur le cas des Manlius, c’est précisément afin d’observer comment un droit patriarcal est passé de l’individu à l’État et avec lui toutes les transactions effectuées dans l'économie des affects, et surtout les plus pervers, les plus subversifs. Le machiavélisme de la névrose ganymédienne se révèle surtout dans l’épisode du Bataillon Sacré de Thèbes. «On professait, dans le milieu de Socrate, que l'armée la plus invincible serait celle qui serait composée de paires d'amants, mutuellement excités à l'héroïsme et au sacrifice : cet idéal fut effectivement réalisé au IVe siècle dans la troupe d'élite créée par Gorgidas, dont Pélopidas fit le bataillon sacré et à qui Thèbes dut son éphémère grandeur» (H.-I. Marrou. op. cit. p. 63). Et, ce qui n'était encore que fantasme politique au temps de Socrate, devint réalité historique une génération plus tard, et nous sommes là, sans doute, en présence d'une des institutions les plus pernicieuses de l'Histoire - bien que hautement héroïques -, de la pédophtorie d'État : le Bataillon Sacré de Thèbes.
«Le Bataillon Sacré fut, dit-on, créé par Gorgidas. Il y fit entrer trois cents hommes d'élite, dont l'État assurait la formation et l'entretien, et qui étaient campés dans la Kadméia. C'est pour cela qu'on l'appelait le Bataillon de la Ville, car en ce temps-là on donnait couramment aux acropoles le nom de villes. Quelques-uns prétendent que cette unité était composée d'érastes et d'éromènes: “Le Nestôr d'Homère, disait-il, est un médiocre tacticien, quand il engage les Grecs à se grouper au combat “par tribus et par clans”:
“Ainsi le clan pourra s'appuyer sur le clan
Et la tribu porter secours à la tribu”
alors qu'il fallait ranger l'éraste près de l'éromène. Car, dans les périls, on ne se soucie guère des gens de sa tribu ou de sa phratrie, tandis qu'une troupe formée de gens qui s'aiment d'amour possède une cohésion impossible à rompre et à briser. Là, la tendresse pour l'éromène et la crainte de se montrer indignes de l'éraste les font rester fermes dans les dangers pour se défendre les uns les autres. Et il n'y a pas lieu de s'en étonner, s'il est vrai qu'on respecte plus l'ami, même absent, que les autres présents.
C'est ainsi qu'un guerrier terrassé et près d'être égorgé par l'ennemi le priait, le suppliait de lui passer l'épée à travers la poitrine, “afin, dit-il, que mon éromène n'ait pas à rougir devant mon cadavre, en me voyant blessé dans le dos”. On dit aussi qu'Iolaos, aimé d'Héraklès, partageait ses travaux et combattait à ses côtés. Et Aristote rapporte que, de son temps encore, les éromènes et les érastes se prêtaient serment de fidélité sur le tombeau de Iolaos. Il est donc naturel que l'on ait appelé “sacré” ce bataillon, de même que Platon définit l'amant comme “un ami inspiré par la divinité”. On dit que le Bataillon Sacré resta invincible jusqu'à la bataille de Chéronée. Après cette bataille, Philippe, regardant les morts, s'arrêta à l'endroit où gisaient les trois cents, que les sarisses avaient frappés par-devant, tous avec leurs armes et mêlés les uns aux autres. Il fut dans l'admiration et, quand il eut appris que c'était le Bataillon des érastes et des éromènes, il pleura et dit: “Maudits soient ceux qui soupçonneraient ces hommes d'avoir fait ou subi rien de honteux!”
Au reste, ce n'est pas, comme le disent les poètes, la passion de Laïos qui fut à l'origine des liaisons amoureuses chez les thébains, mais ce sont les législateurs qui, voulant détendre et assouplir dès l'enfance le tempérament violent et brutal de leurs compatriotes, d'une part introduisirent partout, dans les occupations sérieuses comme dans les amusements, l'usage de la flûte, instrument qu'ils mirent en honneur et placèrent au premier rang, et, d'autre part, favorisèrent ce genre d'amour et lui donnèrent libre carrière dans les palestres afin de tempérer le caractère des jeunes. C'est pour le même motif qu'ils ont aussi, et avec raison, intronisé dans leur cité la déesse que l'on dit fille d'Arès et d'Aphrodite, persuadés que là où les natures guerrières et combatives ont le plus de relation et de commerce avec la Séduction (Peithô) et les Grâces (Kharites), l'État jouit, grâce à Harmonia, de l'organisation la plus équilibrée et la plus parfaite.
Pour en revenir au Bataillon Sacré, Gorgidas en répartissait les hommes dans les premiers rangs des hoplites en les plaçant en avant et tout le long de la phalange; de la sorte il ne mettait pas leur valeur en évidence et n'employait pas pour une action commune leur force, qui se trouvait dispersée et diluée dans une masse de qualité inférieure. Pélopidas, lui, ayant vu resplendir leur vaillance dans tout son éclat à Tégurai, où ils avaient combattu à ses côtés, ne les sépara ni ne les dissémina plus; il en fit un corps à part, qu'il exposait le premier au péril dans les combats les plus importants. De même que les chevaux attelés à un char sont plus rapides que lorsqu'ils courent seuls, non point parce que, dans leur élan impétueux, ils fendent l'air plus facilement à cause de leur nombre, mais parce que la rivalité et l'émulation réciproque enflamment leur ardeur, de même, pensait [sic]-ils, les braves, lorsqu'ils s'inspirent mutuellement le désir des grands exploits, sont les plus empressés et les plus efficaces pour accomplir une action commune» (Plutarque, cité in B. Sergent. op. cit. pp. 45 à 47)
Pour bien comprendre ce dont il s'agit avec ce Bataillon Sacré de Thèbes et comprendre cette idée de se servir du couple uni par l'amour, voire le désir d'objet sexuel, pour faire les sales besognes de la Cité-État, il faut revenir à ce qui se passe ailleurs, en Orient par exemple. Durant toute la haute-antiquité, l'individu n'a jamais compté pour quoi que ce soit, ni en lui-même, ni même pour le bien de l'ensemble. Le sacrifice humain était exigé par un certain nombre de religions, en Mésopotamie ou en Inde. Ce qui exprime le mieux ce mépris du sentiment individuel, se retrouve dans l'ordre donné par Yahweh à Abraham: «Prends ton fils, ton unique, que tu chéris, Isaac, et va-t'en au pays de Moriyya, et là tu l'offriras en holocauste sur une montagne que je t'indiquerai» (Gn. 22, 2.). Les citoyens grecs ou occidentaux n'aiment pas moins leurs enfants que le vieil Abraham pouvait aimer le fils de sa vieillesse, et le cas de Manlius Torquatus est là pour nous le rappeler. Mais en Orient, les sentiments qui unissent les individus entre eux ne sont pas tenus en compte par les autorités de la Cité. D'autre part, les liens affectifs interpersonnels peuvent être aussi tendres et aussi sincères que ceux exprimés par la littérature grecque ou que nous pouvons ressentir aujourd'hui: «Isaac s'adressa à son père Abraham et dit : “Mon Père!” Il répondit : “Qui, mon fils!” - “Eh bien, reprit-il, voilà le feu et le bois, mais où est l'agneau pour l'holocauste?”Abraham répondit : “C'est Dieu qui pourvoira à l'agneau pour l'holocauste, mon fils”, et ils s'en allèrent tous deux ensemble» (Gn. 22, 7.) L'attitude empreinte de noblesse d'Abraham, les soupçons vaguement inquiets d'Isaac, l'abandon total à la pleine générosité d'Yahweh révèlent l'abnégation de l'Oriental devant la fatalité du destin en même temps que la grande espérance juive dans la sagesse divine. Aussi, l'Ange de Yahweh arrête le bras d'Abraham au moment fatidique en lui disant : «Ne lui fais aucun mal! Je sais maintenant que tu crains Dieu: tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique» (Gn. 22, 12). Dans le cas d'Abraham, comme dans celui de Torquatus, l'exigence sociale se fait au-dessus de l'affectivité des liens interpersonnels et Abraham lève fermement son bras armé, sans plus de clémence que l'inflexible Torquatus qui assiste impassible à la mise à mort de son fils. Yahweh, comme les autres dieux des grandes civilisations orientales, exerce son pouvoir absolu par la crainte qu'il fait peser sur ses fidèles, aussi tout le système d'éducation judaïque reproduira cette exigence indéfectible comme le rappelle Northrop Frye : «Le Livre des Proverbes, traditionnellement attribué à Salomon, recommande qu'on use de châtiments corporels envers ses propres fils, dans un verset (19,18) qui a probablement été responsable de plus de souffrances physiques que toute autre phrase jamais écrite. Dans l'Écclésiastique du Siracide, dans les Apocryphes, ce principe s'élargit en un enthousiasme général pour battre quiconque est à portée de main, y compris des filles et les serviteurs. Ce qu'il y a derrière cela, ce n'est pas du sadisme, mais l'attitude qui a donné un caractère si curieusement pénal à l'éducation des jeunes jusqu'à nos jours. L'éducation consiste à acquérir les bonnes manières de se conduire et à s'y tenir; de là vient qu'on doit, comme un cheval, y être rompu» (N. Frye. Le Grand Code, Paris, Seuil, Col. Poétique, 1984, pp. 180-181). Mais il y a aussi de l'amour, et c'est ainsi que le verbe «craindre» prends sa double signification: peur bien sûr, mais amour de Dieu aussi. Contrairement à l'angoisse de la castration qui domine la tragédie des Manlius, dans le cas du Bataillon Sacré de Thèbes, la Cité ne compte pas tant sur les sentiments de crainte (peur ou amour) qu'elle inspire aux Thébains - ce qu'exprime le premier paragraphe de l'exposé de Plutarque et des propos attribués à Pamménès -, que sur l'amour paternel incestueux, ganymédien, contenu dans les relations entre ses citoyens mâles qu'elle entend «cultiver» pour mieux s'en servir dans les buts qui seront les siens. La crainte des dieux n'y est donc ici pour rien car tout repose sur l'Éros qui uni les amants. Après la période d'hédonisme du Ve siècle, la re-socialisation du sexuel passe ici non plus par la pédérastie initiatique mais par une entreprise - celle prêtée à Gorgidas - d'une «machiavélisation de l'Éros».

La «machiavélisation de l'Éros» poursuit la socialisation du sexuel mais sans sa contre-partie de désexualisation du sexuel, comme dans l'antique pédérastie initiatique. Profitant des observations de l'hédonisme athénien, il s'agit de conditionner et d'utiliser l'Érotikèà des fins purement politiques. Elle s'inscrit ici non dans le prolongement de la Païdeia socratique, mais dans la pédophtorie dont l'action militaire de la Cité finit par se confondre avec le but (auto-)destructeur des pulsions. Elle est, enfin, au niveau collectif, non seulement le triomphe ennuyeux des pulsions de mort sur celles de vie, mais bien la forme la plus pernicieuse de la prise en otage d'Éros par Thanatos. À «l'érotisation de la pensée» promue par Platon, les Thébains opposent «l'érotisation de la guerre». Ici, l'amour ne sert pas à réaliser ni à accomplir ou dépasser les buts de la satisfaction de la pulsion érotique, mais plutôt à canaliser la pulsion érotique mise au service des buts de l'agressivité, la réalisation de l'hybris au service des intérêts institutionnels. La «machiavélisation de l'Éros» est la poursuite des objectifs de l'État qui franchit la règle élémentaire de la mesure/démesure; la poursuite de ses objectifs, par le Pouvoir, jusque dans l'excès, qui peut conduire aussi bien à l'anéantissement de l'ennemi (le sadisme d'État) qu'à la mise à mort de ses propres soldats (un sadisme masochiste analogue à la structure psychique de Gilles de Rais). Comme l'écrit si justement Serge Doubrovski à propos de la tragédie cornélienne: «La machiavélisation, c'est la transposition et l'équivalent, sur le plan politique, du “sadisme” sur le plan existentiel, il s'agit là de deux faces complémentaires de la même dégradation» (S. Doubrovski. Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, Col. Tel, # 64, 1963, p. 287), et qui coïncide parfaitement bien avec le déclin amorcé de la civilisation hellénique après la guerre du Péloponnèse. Ainsi, à la bataille de Chéronée, si les trois cents du Bataillon Sacré gisent morts sans avoir reçus de blessures dans le dos, dans le sacrifice volontaire et pleinement consenti de leur vie à l'amour de «celui qui se tenait à côté», c'est toute la Cité de Thèbes qui est maintenant aux pieds du conquérant. La «machiavélisation de l'Éros», comme le crime individuel, finit par s'achever dans l'autodestruction, aussi relève-t-elle moins de l'agressivité contre l'Autre, que l'agressivité tournée contre soi.

La Polis vit quand l’individu se sacrifie, rappelle Werner Jaeger (Paiedeia, Paris, Gallimard, Col. Tel # 127, 1964, p. 126). Pour en arriver à ce sacrifice - passif ou actif -, l’État a dû s’approprier les symboles du patriarcat primitif et assumer à la fois la figure du bon Père (le pourvoyeur) et du mauvais Père (le castrateur). Le paganisme avec lequel la civilisation occidentale a renoué à partir de la Renaissance a ramené ces figures d’enfants qui se sacrifiaient volontairement pour la patrie. La Révolution française, suivie de la Troisième République ont commenté ad nauseam les récits de la mort de Bara et de Viala. Les États nations n’ont guère ménagé le sang de leurs peuples au point de faire dire au polémologue français Gaston Bouthoul que, du point de vue démographique, la guerre n’était rien de moins qu’un infanticide différé de milliers de jeunes hommes que la société pouvait se permettre de sacrifier! (G. Bouthoul. Le phénomène-guerre, Paris, Payot, Col. P.B.P., #29, s.d., p. 171). Le scoutisme, initié par un jingoïste de la trempe de Badden-Powell, a servi de modèle aux nations totalitaires pour créer des Comsomols (en U.R.S.S.), des Balillas (en Italie fasciste), la Hitlerjungend (en Allemagne nazie) et les différents mouvements de jeunesses patronés par l’Église catholique : de l’Espagne et du Portugal à l’Amérique latine; de la France catholique au Québec. Angoissés par les leçons de parricide offertes par les révolutions depuis le XVIIe siècle en Angleterre, et le XVIIIe aux États-Unis et en France, l’ordre établi par les différentes minorités dominantes capitalistes des États occidentaux a ressuscité ces rapports pervers (psychologiquement) et subversif (socialement) en engageant des figures de Fils de l’Enfant-Peuple a être traité  comme des objets disponibles au maintien de la cohérence, coûte que coûte, des privilèges acquis par l’argent et par le pouvoir. L'analyste américain Lindsay Waters, dans L'éclipse du savoir, (Paris, Allia, 2008), a raison de rapprocher l'amorce de la détente entre les puissances occidentales et l'U.R.S.S. de Brejnev, alors que la Chine de Mao, l'Amérique de Nixon et la France de De Gaulle se trouvaient aux prises avec des révoltes de mouvements de jeunesse qu'il fallait dominer coûte que coûte. Lorsque le «clan des Frères» refuse la soumission ou la résilience à l'ordre établi par les minorités dominantes, plus que la sécurité, c'est l'ordre même du Cosmos qui est menacé. La peur sociale et politique est vite dépassée par l'angoisse métaphysique de la stabilité du monde. Alors la «machiavélisation de l'Éros» est entrée en jeu. En Chine, par la subversion des Brigades Rouges de la Révolution culturelle, perverties par le «poète» Mao Tsé-Toung; par la répression meurtrière sur les campus universitaires américains, complément de l'infanticide différé de ces rebels without a causequi s'en étaient trouvés une en s'opposant à la conscription pour la guerre au Vietnam; par la pédophtorie d'État qui, pour une raison aussi futile que l'interdit des étudiants universitaires de se rencontrer avec les étudiantes dans les chambres du campus universitaire, visait à contester le pouvoir monarchique que le général De Gaulle avait investi la Constitution de la Ve République en 1958. C'étaient là, de la part des États, des aveux de faiblesses du maintien de l'ordre social. De nouveau, il apparaissait possible que, près de deux siècles après la Révolution française, l'ordre bourgeois - l'establishment - puisse s'effondrer de la même manière que l'ordre nobiliaire s'était effondré sous les coups de la bourgeoisie sous l'Ancien Régime.

C’est-à-dire qu’au-delà d’un conflit de générations comme le suggère les sociologues, il s’agit bien d’une perversion sexuelle investie par les institutions d’un système social où, après avoir reconnu la primauté du Sujet, sa dignité, sa liberté et son intégrité, les structures le ramène à l’état d’Objet, voire d’étant, servant uniquement aux caprices d'une frange dominante de la société. Avec le salariat se reproduit la vieille domination de l’esclavagisme antique qui permettait aux maîtres de satisfaire leurs caprices dans ces «étants» qu’étaient ses esclaves.
Yasumasa Morimura en Saturne de Goya
La célèbre dialectique du maître et de l’esclave, que l’on retrouve dans la Phénoménologie de Hegel, montre que la conscience vient à l’esprit de l’esclave, mais que la force brute reste toujours l’attribut du maître. Dans les faits, toutefois, la violence que s’attribue le clan des Frères, les Fils soumis puis révoltés, est moins une marque de conscience que l’expression d’une souffrance. Celle d’être constamment dans un état ontologique d’Objet. Les maîtres ont davantage conscience de leur suprématie et de la nécessité du maintien du statu quo sur l’état du monde dont leur pouvoir et leurs richesses personnelles dépendent. En ce sens, la «machiavélisation de l’État» permet encore de canaliser les forces rebelles vers la répression et de duper la conscience collective par l’apparence d'éternité de l’état des choses. Le théorème de Théognis apprend aux maîtres qu’ils peuvent disposer sexuellement, aussi bien pour la satisfaction de l’Éros que celle de la Destrudo, des esclaves dont les premiers sont, précisément comme dans les romans de Sade, leurs propres enfants. Enfin, le dernier tabou qui résiste encore à l’hédonisme bourgeois du XXIe siècle - je parle de la «pédophilie» qui est, nous l’avons vue, pédophtorie -, trouve sa force de résistance dans la métaphore qu’il est chargé de dissimuler. La pédophilie des «malades», psychopathes ou autres n’est que l’aveu implicitement contenu de la pédophtorie des dirigeants sociaux, qu’ils soient économiques, étatiques ou cléricaux (civils ou religieux). Bref, Saturne continue toujours de dévorer ses enfants et, en société de consommation, son appétit est sans …faim⌛

Montréal
14 septembre 2013

Le retour de la Gueuse

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LE RETOUR DE LA GUEUSE

Je n’en reviens tout simplement pas. Comment peut-on être aussi stupide et maladroit lorsqu’on est un parti dirigeant un gouvernement minoritaire? Les maladresses démontrées par le Parti Québécois lors de la campagne électorale de l’été 2012 n’ont pas cessé de se poursuivre depuis un an qu’il est au pouvoir et finissent par couronner le tout avec un projet de Charte des valeurs québécoises.

Trop lâche pour rectifier la mouvance de l’anglicisation de Montréal. Trop timoré pour établir une charte de la laïcité dans la fonction publique. Trop servile idéologiquement aux milieux d’affaires et des lobbies, le gouvernement péquiste a déplacé une problématique administrative qui lui est propre, les services publiques, jusqu’à en faire une problématique sociale du «vivre ensemble». Même pas assez courageux pour prendre les décisions qui s’imposent d’elles-mêmes, le gouvernement du Parti Québécois «lance un débat», ouvre une «discussion publique» sur un état de fait. Résultats : hystérie, acrimonie, chantage affectif collectif, délires politiques fédéraux, et j’en passe. Tant de débilités de la part d’un parti à l’agonie, c’est un venin versé dans l’organisation sociale qui se répand dans tous les foyers et dans tous les milieux et dont nous ignorons encore les formes qu’il peut prendre pour rendre un organisme déjà affecté encore plus faible.

La Gueuse – et j’appelle la Gueuse en souvenir du nom méprisant que les réactionnaires protofascistes français des années 1920-1930 infligeaient à la République– la Gueuse donc, Notre Gueuse, la Religion «est revenue dans les fourgons de l’étranger», comme le Roi et les Évêques après la Révolution française. La Gueuse c’est la Religion et non pas le sentiment religieux, qui est tout autre. Il s’agit de la Religion comme moyen de coercition sociale. La Religion imbue de moralisme infantilisant; de soumission à des leaders (peu importe leur sexe, car il y en a des deux sexes) charismatiques qui imposent sur des psychismes mal affirmés leurs doxa, leurs diktats sur un ensemble de personnes déjà prêtes à les suivre dans les voies les plus délirantes, sinon les plus meurtrières. Des Religions qui, au nom d’une définition qui leur est propre, décident ce que dit Dieu, ce que veut Dieu, et surtout ce qu’ordonne Dieu par leur bouche. Alors que le sentiment religieux est plein de compassion pour la commune humanité à laquelle nous appartenons, la Religion comme diktat moral est un appareil idéologique-des-tas. Une vile activité méprisante qui, au nom des sentiments les plus nobles, pratique des supplices psychiques, moraux, sinon physiques sur leurs membres pour élargir leur pouvoir de «directeurs spirituels» par des voies mégalomaniaques, promis à une institutionnalisation la plus large possible. La Gueuse, ici, c’est la Religion. Toutes les religions et encore pire, les sectes que le gouvernement semble soudainement ignorer pour s’en tenir aux fétiches, les «symboles ostentatoires» d’une confession religieuse. Je vous le dis, tant de sottises est à flageller… religieusement.

 


Où est la Gueuse? Où se cache-t-elle? Dans la kippa juive? Dans le niqab  de la musulmane? Dans le crucifix catholique? Dans le turban sikh? Ha! Ha! mes agneaux prêts à servir au prochain méchoui du Aīd al-Kabīr! Non, la Gueuse, elle est déjà dans cette circulaire expédiée par le gouvernement du Parti Québécois a tous les citoyens et intitulée : «Parce que nos valeurs, on y croit». Depuis quand des valeurs sont-elles objets de foi? Le concept de valeurapparaît au XIIe siècle pour signifier, dans l’ordre féodal, les qualités et les mérites d’un individu. Donc rien de religieux à l'origine. Ce n’est pas un objet de foi mais un objet auquel on prête une qualité ou qu’il s’est attribué par son rôle, sa fonction, une démonstration personnelle. Puis vient le jugement, c’est-à-dire la capacité d’évaluer, de prêter une valeur. C’est dans ce sens qu’en économie, on parle de valeur d’usage et de valeur d’échange, de ce qui est utile à soi et de ce qui est utile pour soi à travers un échange commercial. Enfin, et c’est la conception la plus tardive, celle à laquelle fait référence la circulaire,les principes moraux d'une grande philosophie élaborée et constitutionnelle morale, qui se classent différemment en fonction des particularités de l’individu ou/et de la société. En Occident, c’est la morale kantienne avec son impératif catégorique qui donne le la de l’argumentaire. Et la morale kantienne – et c’est la raison pour laquelle l’Église catholique la condamnait – provient d’une convention, d’un consensus, non d’une épreuve de foi.

L'ensemble de la circulaire modifie-t-il cet impair? Au contraire. «Église, Synagogue, Mosquée : Tout cela est sacré». Pour les membres des confessions seulement, pas pour le quidam pour qui ce ne sont là que des édifices publiques comme tant d'autres. «Neutralité religieuse de l'État, Égalité hommes-femmes : C'est tout aussi sacré». Ce n'est pas là une évidence pour les raisons énumérées dans le paragraphe précédent. Rien de tout cela n'a de bases «sacralisantes», à moins de considérer la laïcat comme une «religion civile» telle qu'il s'en pratiquait dans les cités antiques. Et l'on voit, sous l'ignoble, sous la tristement célèbre «raison d'État», la tête de la Gueuze sortir de sa capuche.

Aussi, la conséquence d’une telle formulation est d’ériger les «valeurs québécoises» en objet de foi religieuse. Nous ne pouvons pas croire en nos valeurs sinon que comme ordonnées par une instance supérieure et dotée d’une suprématie. Ici, l’État. Ce faisant, cet exercice de «libre-discussion» contredit la déclaration ajoutée de Bernard Drainville : «Le temps est venu de nous rassembler autour de nos valeurs communes. Elles définissent ce que nous sommes. Soyons-en fiers». Or, ces valeurs sont tenues pour identitaires, donc définitives et métaphysiques puisqu’elles sont au-dessus des sujets de discussion. Pauline Marois, Bernard Drainville, Bernard Landry (qui affirme supporter la Charte tout en avouant ne pas l’avoir lue, ce qui montre à quel point il a toujours été le plus épais dans le plus mince), ne cessent de le répéter : «l’égalité hommes-femmes, ça ne se discute pas». Il est étrange que ce soit là la seule valeur qui ne se discute pas alors qu’il y en a tant d’autres qu’on ne cesse de bafouer. Et si le gouvernement tient tant à faire respecter cette égalité «sacrée», qu’il commence donc par s’assurer du respect par les employeurs de la règle du «à travail égal, salaire égal» avant de nous asséner cette valeur qui s’est imposée par le développement des mœurs québécoises depuis trente ans? Plutôt que d'être une formule qui s'adresse à des femmes qui ne subiront jamais le supplice de la lapidation, que le gouvernement commence donc par en appliquer la réalisation concrète dans les rapports de travail quotidiens.

Confuse, la démarche du gouvernement a excité inutilement les passions, faisant peser sur tous des problèmes qui n’ont pas été résolus au moment où il aurait fallu l'être. Mais les décideurs économiques étaient si pressés de faire rentrer par barges des immigrants qui leur serviraient de cheap labor pour contourner les lois et conventions collectives obtenues des syndicats, que le gouvernement s’est contenté de donner à ces immigrants économiques une formation de langue assez rapide pour les rendre fonctionnels. Pendant ce temps, ils fermaient les yeux sur tout ce que ces gens apportaient à la fois de bon et de mauvais. Au début, ça ne posait pas de problèmes, tout se déroulait entre les murs de Montréal. Mais après le célèbre 11 septembre 2001, la paranoïa du terrorisme d’Al-Qaida, confirmée par le terrorisme d’État s’est activée. Les soupçons de menaces à appréhender ont germé depuis, et voilà les fleurs écloses. Ce sont ces femmes en tchador, en niqab, en burka même qui, avec leur suite d’enfants, traversent nos parcs et nos jardins publiques pour s’en aller à la garderie. Plutôt que de laisser faire le temps, qui en moins de trois générations assimilerait tout ça aux mœurs québécoises, la furioso s’est emparée de l’opinion publique et créée une menace qui, à l’origine était toute innocence.

Ce n’est pas depuis que ces gens sont arrivés au Québec que j’ai dit que «si on s’était débarrassé des curés noirs, ce n’était certainement pas pour s’embarrasser de curés rouges». C’était du temps où des «leaders» communistes dirigeaient des partis soi-disant marxistes-léninistes, semeurs de troubles et surtout pratiquant déjà le viol des consciences contre lesquels je m’étais révolté. Aujourd’hui, ces mêmes gens militent pour le droit des minorités ethniques à porter leurs signes distinctifs. Nous les entendons à travers Québec Solidaire. Des athées se portent à la défense de la Religion. «Cela fait partie des droits des femmes de porter les signes religieux qui participent à leur identité». Comment, en effet, pourrait-on être contre? C’est sa liberté de religion telle que reconnue par la Charte des droits et libertés de l’O.N.U. et à laquelle nous ne cessons de nous réclamer. Comme dans ce temps où il était permis d’afficher une épingle en forme de faucille et de marteau sur le béret Che ou la casquette Lénine que certains militants En-Lutte ou P.C.O. affichaient de manière ostentatoire, pourquoi devrions-nous en faire un plat? Pourtant, ces athées, dans leurs «analyses objectives de la condition de vie en milieu capitaliste» répèteront la dénonciation de Marx de l’opium du peuple. Les voici donc protecteurs des trafiquants d’opium… Comme on le voit, en matière d’idéologies, il est toujours difficile de se rendre au bout de sa logique sans tomber dans ses propres contradictions.


Inspirée de l’expérience française, qui l'a conduite aujourd’hui à tabasser ceux que la France a laissés rentrer et parquer dans ses bidonvilles, la charte québécoise, au seul critère transcendant d’égalité hommes-femmes, tient à modifier la Charte des droits et libertés du Québec en matière d’«accommodements raisonnables». Dans cette expression, quid définit ce que sont les accommodements et quid que ces accommodements sont ou non raisonnables? La commission Bouchard-Taylor, qui a été un exercice au plus haut point douloureux pour avoir vu, d’une part, des «colons» de province venir giguer devant les deux intellectuels et, d'autre part, des défilés de tout ce qu’une arche de Noé moderne contiendrait de spécimens d’espèces aux couleurs bariolées venir revendiquer des pratiques paysannes et lointaines dans un milieu urbain et fonctionnaliste, a livré un rapport qui a été rejoindre assez vite les tablettes du gouvernement sordide du Parti Libéral. Maintenant, les nationalistes reprennent le flambeau et plus question de niaiser devant des commissions itinérantes. Le premier souci du gouvernement est d’encadrer de règles la pratique de ces accommodements. C’est donc lui – et non la population en son ensemble – qui s’autorise à fixer ces règles et, par conséquent, l’arbitraireavec lequel son application va ouvrir la porte à un ensemble de contestations légales. Déjà la clause de dérogation, pensée en fonction non seulement des institutions privées religieuses mais aussi en fonction des communautés urbaines juives (telle Côte-Saint-Luc), crée une discrimination tacite pour une confession religieuse contre une autre. Les musulmans n’ont donc pas tort lorsqu'ils perçoivent que cette charte des valeurs communes les cible particulièrement. Si la mosquée s’énerve, la synagogue demeure calme et ronronne doucement.

Le seul article méritoire est le second, qui vise à encadrer le personnel d'État, les fonctionnaires provinciaux et municipaux. Le droit de réserve politique est étendu à l’appartenance religieuse. C’est la base de la réforme d’une laïcité affirmée. Le problème est qu’au Québec, à cause de son appartenance canadienne, jamais il n’y a eu, comme l’exigeait la Déclaration d’Indépendance du Bas-Canada de 1838, de la nette séparation de l’Église et de l’État. À ce titre, il est important de rappeler les articles 3 et 4 de cette Déclaration :

Article 3. Que sous le Gouvernement libre du Bas-Canada, tous les citoyens auront les memes droits : les sauvages cesseront d’etre sujets a aucune disqualification civile quelleconque, et jouiront des memes droits que les autres citoyens de l’État du Bas-Canada. 
Ce qui allait de soi pour les Autochtones en 1837-1838, vaudrait tout aussi bien pour les immigrants reçus aux XXe-XXIe siècles.

Article 4. Que toute union entre l’Église et l’État est déclarée abolie, et toute personne a le droit d’exercer librement la religion et la croyance que lui dicte sa conscience. (Cité in Union des Écrivains québécois. Assemblées publiques, résolutions et déclarations de 1837-1838, Montréal, VLB éditeurs, 1988, p. 302.)
Encore-là, plutôt que d’abolir ou d’entreprendre des mesures d’assimilation à la religion de la majorité, la «première Charte des valeurs québécoises», la plus authentique de notre histoire, nous dit ce que ne diront ni l’Acte d'Union ni la Confédération; que l’Église (toutes les Églises, catholiques mais protestantes aussi, et depuis, juives et musulmanes) voit son privilège abolie auprès de l’État. En ce sens, les services publiques sont laïques, et rien ne doit laisser supposer qu’un fonctionnaire pourrait user d’une «fraternité religieuse» pour corrompre l’application des lois. Car, nous apprenons tout juste, avec les séances télévisées de la Commission Charbonneau, qu’il y a plusieurs façons de corrompre les fonctionnaires et de contourner les lois.

Car la Charte des droits et libertés du Canada de 1982 contrevient à cette claire politique des Patriotes de 1837-1838. En reconnaissant, dès l’article 1, «que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit» comme une évidence à la fois juridique et théologique, l’esprit de cette charte reprend la vision du contrat social de Hobbes (contrat passé entre les citoyens et son gouvernement (le Roi)). La monarchie constitutionnelle, par cette suprématie, s’accorde le seul privilège de reconnaître et de définir les droits qui suivent. Parmi les libertés fondamentales, la «liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’EXPRESSION y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication», clôt une barrière à tout projet de valeurs québécoises qui toucheraient à ce qui serait considéré comme une expression ostensible de la croyance – plutôt, de la crédulité – des fidèles. Il faut également souligner que cette existence de la suprématie de Dieu sert à asseoir la légitimité de «la Reine du Canada» dont elle est à la fois chef d’Église des Anglicans et fondement de l’État canadien. Juifs, Musulmans, Catholiques et autres dénominations religieuses ne perçoivent aucune contradictions entre Jéhovah, Yaweh, Allah ou Jésus avec le fait qu’ils donnent l’auctoritas, chacun pour ses fidèles, au monarque constitutionnel et à son Conseil des Ministres. La démarche républicaine québécoise s’oppose donc à la démarche monarchique du Canada. Derrière la crise des accommodements raisonnables pointe donc une crise constitutionnelle qui implique la légitimité même du pouvoir central canadien.

Et voilà ce qui heurte la sensibilité des Québécois. Une fois de plus Mini-Pet (qui courre d’une gay prideà une mosquée pour se montrer partout «inclusif») et Thomas Mulcair du N.P.D. ont étalé leur pudibonderie bien-pensante à l’égard des revendications des Québécois. Ce faisant, ils ont réveillé les vieux antagonismes fédéral/provincial. Certes, Bernard Drainville a beau jeu de demander au reste du Canada de laisser les Québécois discuter entre eux de ce qui les concerne, mais le ministre ne pouvait ignorer la confrontation potentielle qu’un tel document devait entraîner avec la Charte Canadienne des Droits et Libertés. Les «néo-orangistes» canadiens crient au nazisme et déblatèrent toujours les mêmes vieilles rengaines, que ce n’est plus «the province ruled by the priests» mais les nazis bleus qui sont prêts à faire de n’importe quel Shefferville ou Chibougamau un nouveau Auschwitz. L’hypocrisie bourgeoise, les stéréotypes culturels et les préjugés individuels n’ont plus qu’à reprendre leur travail de sape et nous verrons le Canada revenir ce qu’il est vraiment : une fédération aux intérêts financiers et économiques recouverte du statut de pays avec État. Quand on s’ennuie au Canada – et on s’y ennuie beaucoup et souvent -, rien de tel pour se divertir que faire du Quebec bashing.

D’un autre côté, quand 41% des Canadiens hors Québec se disent d’accord avec la Charte québécoise, on comprend que le parti Conservateur modère ses déclarations. Contrairement à Trudeau et Mulcair qui jouent aux bien-pensants du multiculturalisme, Harper envoie Lebel dire quelques sottises et le ramène aussitôt dans son cagibi. Une telle charte copiée/collée au Fédéral pourrait éventuellement servir à raffermir les soutiens régionaux conservateurs dans certaines parties du Canada. Si l’art de gouverner consiste en «diviser pour régner», les gouvernements canadiens et québécois s’entendent très bien sur la vieille leçon britannique. Comme toujours, les apparences de discorde entre Canadiens et Québécois recouvrent de son manteau les points de convergence. Les meilleurs comme les pires.

Et la Gueuse dans tout ça? Tel un python entendant la douce musique de la laïcité, elle se dresse du panier d'osier où on l'y tenait enfermé. D’un côté, il y a l’affirmation hystérique des musulmanes surtout qui nous présentent leurs voiles et leurs signes religieux ou culturels comme faisant partie de leur identité. Les Yvettes reprennent du service. Elles ne sont plus exactement les mêmes qu’en 1980, mais elles portent le même message : l’assimilation des liens d’aliénation et de domination comme partie identitaire de leur personnalité. Comme les valeurs individuelles n’appartiennent pas au monde oriental, il est facile de ramener l’individu non à sa dimension de Sujet libre et actif, mais, comme le dit Dar al-islam, en individus soumis et paisibles. La soumission, et non la liberté, ou encore la liberté dans/par la soumission est la valeur de leur Être. Enlevez-leur cette soumission, elles ne sont plus rien. Il en va de même pour ces affreuses barbes de musulmans. Faudrait-il en venir aux solutions du Tsar Pierre le Grand qui avait décrété une loi rasant par la force la barbe des partisans de la secte des Raskols qui refusaient les réformes du patriarche Nikon au début du XVIIIe siècle? Lorsque nous voyons Adil Charkaoui, qui d’un côté réclame 26 millions de dollars pour avoir été traité injustement par le gouvernement canadien, dresser d'autre part contre les Québécois sa barbe de militant islamiste pour appeler des manifestants improvisés à marcher dans les rues de Montréal contre la Charte, on ne peut que se demander où il a trouvé des organisateurs aussi efficaces en 24 heures?

Car ce soi-disant «Collectif québécois contre l’islamophobie» ne présente aucun statut légal – pas même de numéro de téléphone – et se manifeste par un site internet. L’organisation ne compte pas d’autres membres connus que Charkaoui. Par contre, on le voit accompagné du président du Conseil musulman de Montréal, Salam Elmenyawi et de Hajar Jerroumi, tous deux ayant appuyé, voilà deux semaines, un groupe de jeunes musulmans dit, «le collectif Indépendance» (sic!) qui voulait faire venir des prédicateurs islamistes controversés tenant des propos sexistes. C’est évidemment au nom de la liberté d’expression des minorités religieuses que ces membres du Conseil musulman de Montréal appelaient à la tenue de cette rencontre qui finalement, police inquiète?, ne fut pas tenue. Par contre, le même imam Elmenyawi a déjà eu l’audace de faire des démarches auprès du ministère de la Justice en 2004 pour instaurer au Québec une cour islamique basée sur la charia. De telles exigences, que même la communauté juive n’a jamais osé demander, sont une démons-tration du rejet et du mépris de la collectivité québécoise, considérée par ces intégristes religieux comme amorale et décadente. On a pas besoin de la crise de la Charte des valeurs québécoises pour rappeler à ces gens que nous ne les avons pas appelés à venir chez nous et que si nous leur répugnons tant que ça, le dégoût est hautement partagé. Quand on est pas capable de faire sa loi dans son pays, on ne s’ingénie pas à venir la faire dans le pays des autres. Voilà la face hideuse de la Gueuse. Barbue ou en tchador, cette affirmation haineuse qui se déguise sous un foulard québécois ou se cache derrière une pancarte, comme à Québec, le 21 septembre 2013, portant l’inscription : «Protégez-nous des Québécois de souche» ne mérite aucun «accommodement» que la raison dénonce d’elle-même. Ces individus sont toxiques pour n’importe quelle communauté.

Et il y a l’autre Gueuse, notre vieille catholicité aliénante qui se revêt du symbole patrimonial. C’est le crucifix à l’Assemblée nationale qui contredit à la fois la sincérité de la démarche gouvernementale en affichant la laïcité dans la fonction publique et son affirmation de ce que certains appellent, une laïcité catholique. Ce crucifix, amené là par Duplessis du temps où il imposait la loi du cadenas contre les idées athées et communistes ou le judaïsme et la secte des Témoins de Jéhovah, non seulement n’est pas une œuvre d’art particulièrement originale, mais pourrait être remplacé par d’autres symboles représentant le Québec (ce n’est pas ce qui manque). Il rappelle moins notre tradition religieuse que notre goût pour les bondieuseries. L’étroitesse d’esprit, le refus de l’instruction (la guerre des Éteignoirs, 1846), l’anti-intellectualisme profond des Québécois, l’interdiction de la liberté de conscience (ordonnée par Pie IX et pratiquée par les prélats en autorité jusqu’aux années 1950-1960) et la condamnation de la libre-expression. C’est contre tout ça qu’on a lutté au cours des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Une religion moralisante, où toutes spiritualités étaient évincées pour l'ostentation de la réussite bourgeoise dans la petite communauté paroissiale. Combien de fois faudra-t-il que je l’écrive ou le dise. Entre 1840 et 1960, on a produit, dans nos séminaires, des générations de jeunes prêtres, de théologiens, de latinistes versés dans les écritures saintes et de tout cela, il n'en est rien sorti. Jamais l’un d’eux n’a réussi à émerger de manière à enrichir la spiritualité chrétienne. Au contraire, ce sont les clercs catholiques français, héritiers de la persécution des lois Ferry et Combes qui ont animé, parmi d’autres, l’aggiornemento de Vatican II! Ces néo-thomistes, Gilson, Chenu, Maritain, qui vinrent au Québec durant les heures sombres de l’Occupation, ont avoué à quel point ils étaient effarés de trouver un clergé catholique aussi borné et arriéré qu’ils préféraient enseigner à Toronto ou aux États-Unis plutôt qu’à Montréal ou à Québec.

Cette Gueuse, elle s’est effondrée d’elle-même dans un terreau nord-américain qui ne lui était pas favorable une fois que la morale de la société de consommation s'est imposée. Depuis, bien d’autres scandales ont miné la force de ce clergé. Restent les superstitions des uns et la foi honnête des autres envers un Dieu qu’ils ne cessent d’interroger et de méditer son silence. Or, la malheureuse formule du circulaire nous ramène le «croire» dans les valeurs laïques de l’État. Comme Caligula, l’État québécois voudrait-il se faire adorer comme un Dieu? Faudrait alors qu’il commence par devenir un Dieu vivant et non cette belote qui est l’enjeu entre un parti de bandits et un autre de lunatiques.

La nouvelle Gueuse, en effet, il faut la mettre à sa place. Les immigrants doivent apprendre qu’ils ne sont pas ici «au Canada» mais «au Québec», et les spécificités sont assez grandes pour établir et maintenir une distinction objective. Ils doivent se mettre en tête que nous ne sommes pas «un pays de mission». Que notre instinct de croisé peut renaître si on le provoque trop, et que dès lors, ils ne seront pas en position de force. Enfin, que nos manières de faire la guerre idéologique ne sont plus les mêmes que jadis. Qu’ils se promènent avec leurs costumes, gri-gri ou autres, ce n’est pas pire que les affreux tatous que tant de jeunes affichent et qui enlaidissent autant leurs corps que le milieu où ils errent. Nous serons heureux de les accueillir dans la mesure où ils réaliseront que s’ils traînent la poussière de leur pays sous leur semelle, maintenant ils marchent sur un autre chemin, et que si nous sommes prêts à les recevoir avec plaisir, qu’ils sachent bien qu'ils seront ceux qui souffriront le plus s’ils s’obstinent à ne pas le reconnaître⌛

Montréal
22 septembre 2013

Ce que devrait être la charte de la citoyenneté québécoise

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Manifestation contre la Charte des valeurs québécoises 29/09/13

CE QUE DEVRAIT ÊTRE LA CHARTE DE LA CITOYENNETÉ QUÉBÉCOISE

Nous sommes à nous crêper le chignon pour une Charte des valeurs québécoises qui n’est en fait qu’un document administratif qui n’avait pas besoin d’être lancé parmi la population. Mais une fois cette bévue accomplie, nous voyons sortir le «pus» un peu partout de la Province de Québec. Pour ceux affectés par le syndrome hérouvillois, rien de nouveau sous le soleil depuis la rigolade que fut la Commission Bouchard-Taylor patronnée par les Libéraux. La paranoïa, l’idée de «l’invasion étrangère», les voleurs de jobs et les terroristes en action occulte hantent les cauchemars des gens de province. Pour ceux qui sortent des sépulcres blanchis, toutefois, nous entendons pour la première fois s’exprimer, haut et fort, la parole immigrante. Avec eux, qui s’occupent à faire de l’argent et des bébés comme nous autres jadis à l’époque de la «revanche des berceaux», sommes-nous en train d'assister à la «revanche des poussettes»? Cette charte, dans le fond plutôt banale, éveille les vieilles rancunes envers la Religion, mais aussi envers les Québécois de la part de ceux qui tiennent à leurs affreuses barbes et aux différents types de voiles dont les femmes sont attifées. Cette confrontation hystérique nous permet de véritablement saisir ce que cette «minorité silencieuse» pense effectivement de leur société d’accueil, surtout des gens qui la composent, et ce pays qu’ils ne reconnaissent pas comme leur mais comme un compartiment d’un ensemble plus grand – le Canada – avec lequel ils peuvent jouer contre les revendications des citoyens québécois. C’est ce qui ressort de ces manifestations monstrueuses (mais non monstres) qui font de nous, Québécois, des suppôts de l’intolérance.

Bien sûr, à Paris, ces mêmes groupes manifestaient contre le mariage gay. Au nom de la famille, des mœurs saines, de la protection des enfants, du droit naturel, différents conglomérats religieux : catholiques, protestants, juifs, islamistes ou autres, scandaient les pires slogans haineux et intolérants qu'on avait entendus depuis longtemps. De cette engeance, qui se fait le supporteur du capitalisme le plus sauvage et l’avidité économique la plus abêtissante, s’élève aujourd’hui au Québec le glaive contre la laïcité de l’État et un Être au monde qui relativise la religion. Ces manifestations sont de la même nature.  Découvrant ce pouvoir d’intimider la société en générale ou de la prendre en otage par un chantage affectif insidieux, ce n’est là qu’un premier pas pour mettre les mœurs québécoises au pas. Il se dégage un sourd antagonisme qui ne peut que prendre de l’ampleur, tant nous n’avons pas veiller au grain par le passé. Et si ce grain ne meurt, nous risquons assez vite de voir la mauvaise herbe pousser dans les consciences coupables des Québécois «d’avoir trahi leur passé catholique». Derrière les justifications idéologiques patrimoniales brandies par le ministre Drainville pour justifier la présence du crucifix à l’Assemblée nationale, il y a cette menace qui pointe.

En France, tant que la religion catholique dominait, les autres religions étaient maintenues dans la marginalité, voire la persécution. Elle condamnait du même souffle la liberté de conscience et d’expression. Lorsque la République a décidé de laïciser les services publiques, l’éducation, les hôpitaux et les services de charité sont passés sous la tutelle de l’État laïque. La Religion, persécutrice d’hier devenant «persécutée» à son tour, s’est mise à exiger comme fondamentale la liberté de la pratique religieuse! Hypocrisie bourgeoise des chapeaux rouges et des soutanes mauves. Pensez-vous que demain si nos musulmans, nos juifs, nos catholiques devenaient ou redevenaient possesseurs du pouvoir qu’ils n’exerceraient pas le gouvernement selon les principes d’une théocratie, la victorieuse éliminant ses concurrentes et imposant sa dictature morale à la population en générale, comme nous le voyons présentement en Iran? C’est beau, en effet, de voir ces centaines de tous-couleurs inclus dans le «Rassemblement des citoyens engagés pour un Québec ouvert» défiler par les rues de Montréal, ce dimanche ensoleillé d’automne du 29 septembre 2013. Ce l’est moins lorsqu’on les voit, excités par un philosophe de réputation mondiale, Charles Taylor, aveuglé par l’idéologie néo-libérale du multiculturalisme, affirmer que la Charte des valeurs québécoises est un premier pas vers l’intolérance. C’est à peine s’il en appelle pas à une laïcité multireligieuse.

De nouveaux petits coquins (les Juifs) se rajoutent (et non se mêlent) aux vieux cathos, aux musulmans (dont les femmes, hystériques comme toujours, brandissent devant elles leurs armes de destruction massive – i.e. leurs cheaps poussettes à bébé achetées au Village des Valeurs, leurs maris, moins visibles, cachés derrière leurs larges jupes et servant de ventriloques), les «Fédérastes› pistonnés par le Parti Libéral du Canada (qui doit affronter prochainement un scrutin partiel dans un comté peuplé en grande majorité d’immigrants) et la jeunesse inclusive qui est prête à tout inclure tant elle n’a pas idée de ce qu’elle est prête à se faire passer. Sans critique, sans prise de distance, sans respect d’elle-même ni des autres. C’est beau la naïveté et la fraîcheur de la jeunesse, mais pas l’imbécillité ni l’autisme générationnel de l’indifférence à la vie. Oui, tout cela est bien beau et devrait exciter mon cœur cosmopolite. Mais, ce que j’y vois, ce que j’y entends surtout, ce sont des cris de mépris, voire de haine à notre égard, à mon égard. Et ça, je ne peux l’accepter.

C’est cette «pousseuse voilée» qui crie, déchaînée, ce qu’elle considère, comme une bonne partie des communautés musulmanes intoxiquées par ces roués qui, pour les flatter, le leur répètent à satiété, que «le Québec sans nous, c'est rien». A-t-elle raison? Trois siècles de vide existentiel l’autoriserait-elle à dire que ce sont ces immigrants, amenés par barges par nos capitalistes avides et nos professionnels paresseux, qui feraient vivre notre tabula rasa géographique? «Protégez-nous des Québécois de souche», était-il écrit sur une de leur pancarte, une semaine plus tôt, lors d’une manifestation semblable à Québec. Sommes-nous si toxiques que ça, nous qui sommes nés ici, sur ce sol ingrat, austère, peuplé de mirages? Nous, les fils et descendants de ceux qui ont trimé durs durant ces trois siècles pour rendre ce sol vivable, cultivé, nourissier, habitable été comme hiver, et qui reçoivent ces nouveaux arrivants sans contraintes et autorisés d'accès à nos services sociaux administrés par l’État. Ces régénérateurs de la morale sociale de ces décadents, que nous sommes, qu'ont-ils endurés pour mériter ce privilège de nous donner des leçons? Ont-ils eu besoin de traverser l'océan sur de rafiots rongés par la moisissure et la vermine pour arriver jusqu'ici, ce qui rend les containers interlopes de véritables petits transat? Ont-ils eu besoin de défricher le sol à la sueur de leur front, essoucher les arbres, construire de frêles maisons de bois mal chauffées pour survivre à des hivers de -20º C? Ont-ils eu à sans cesse réclamer des compagnies et du gouvernement colonial les instruments aratoires pour parfaire la colonisation du territoire? Ont-ils été victimes des Autochtones souvent cruels et peu amènes envers les étrangers? Sont-ils morts de faim, de soif ou de maladie en se rendant chez un médecin ou le curé? Pour peu, on croirait que ce sont les Québécois qui sont étrangers sur leur propre terre!

Certes, ils sont en droit, comme tous Québécois d'ailleurs, de se plaindre de l'État provincial. Un État sans doute byzantin comme le sont tous les États. Un État submergé par sa quantité de formulaires, de paperasses, de policiers brutaux et insolents, mais dans quel pays trouveraient-ils meilleur accueil?  «Nous sommes tolérants jusqu’à la bêtise» disait Pierre Bourgault, et c’est vrai. La réaction naturelle de ces immigrants, c’est que nous sommes plus colonisés qu’eux encore. Des larves paresseuses et immorales qui ne survivraient pas sans tous ces dévots de Ganesha, de YHWH, d’Allah, d’un Jésus tantôt Christ-Roi, tantôt tit-pâtira de plâtre sur sa croix de bois? Persécution haineuse nazie qui interdirait de brandir ces «signes ostentatoires» dans un bureau de Loto-Québec où la foi du charbonnier se joint au financement légal des services publics que tous ces immigrants ont vite repérés en arrivant, avant même de savoir parler français et de savoir qui même nous étions? Voltaire, celui qui nous a méprisé avec ses «quelques arpents de neige», verrait sans doute cela avec son œil ironique et malicieux. «Je vous l’avais dit qu’il n’avait rien de bon à tirer de ces vastes et mornes contrées sinon que des troupeaux de bigots et de sauvages». Cette marche du 29 septembre lui donnerait parfaitement raison.

Disons-le carrément. Tous ces joyeux inclusifs partagent une chose en commun et dont ils n’ont pas parfaitement conscience : la crainte devant la naissance de l’Être existant pour soi et par soi au Québec. Ce qui existe partout ailleurs et les confronte – en Angleterre, en France, aux États-Unis, en Allemagne, etc. – et qui n’existe ici que sous le mode colonisé et aliéné à l’Autre. À tout Autre : À l’Autre français d’abord. Puis à l’Autre britannique. À l’Autre canadien. À l’Autre romain. Maintenant que l’Autre migrant se lève et s’arme de sa croisade superstitieuse, voulant ne pas être laissé pour compte devant les manifestations de ce réveil identitaire, il se braque, instinctivement. Entrer au Canada, ça ne cause aucun problème puisque la nation canadienne est constituée d’électrons libres qui ne parviennent à former un tissu réel, organique. Elle se fondrait en moins d’une génération si elle était absorbée par sa voisine américaine. Entrer au Québec, c’est autre chose. Il y a là un tissu organique longtemps tricoté serré et dont les mailles tendent rapidement à se défaire. Chaque trouée est vite pénétrée par les partisans du fédéralisme dont les immigrants servent de bélier pour imposer la norme du Non-Être canadien que favorise l’économie néo-libérale. L’isolisme du chacun pour soi contre tous.

Mais il arrive parfois, comme un orage inattendu, qu’un courant de choc non voulu traverse le ciel serein du mouroir québécois. Pendant trois siècles, nous n’avons été qu’un Étant sans existence autrement que subie. Autant dire, un «étang». Le Québec? Une immense swamp peuplée d’insectes marécageux, bouillon de «cultures» malpropres, contagieuses, transmettant le scorbut, le typhus, les fièvres malignes de toutes sortes soignés au sirop Lambert, à la petite politique des corrompus et à la bondieuserie catholique. De ces remèdes qui nous ont maintenu dans la «pose cadavérique» pendant tout ce temps, nous réagissons, comme un sursaut devant la phase finale de l’agonie : la disparition du français devant l’anglais; la coagulation immigrante autour de la métropole, Montréal; la dépopulation des régions et surtout la désertion des jeunes… Québécois «de souche», nous saisissons que nous sommes devant ce que mon ami, Michel Bélisle, retient sous la formule : «Le néant nous rejoint tous de l’intérieur». Face à cette révélation existentielle horrifiante, deux choix s’offrent à nous. Régresser dans les voies traditionnelles (le «splendide isolement» québécois, le culte fétiche des valeurs du passé, l’intolérance face à ceux qui dérogent aux règles morales strictes basées sur le droit naturel prêché à la fois par l’Église et par l’État baroque; régresser dans le religieux surtout, se vautrer dans une haine de soi masochiste, orgueilleuse, vaniteuse, entretenue sournoisement depuis toujours par les vieux maîtres), ou participer à une maïeutique de l'Existence qui serait pratiquée par un Socrate, meilleur philosophe que ne l’est M. Taylor. En tout cas, ce ne sont pas ces immigrants qui peuvent nous libérer de notre haine de soi, tant qu’ils contribuent à l’alimenter directement (par les accusations vicieuses et indécentes proférées par ces «Québécois ouverts») qu’indirectement (par le fantasme de culpabilité propre à ce que Pascal Bruckner appelle les sanglots de l’homme blanc et que nous nous approprions, face à la problématique amérindienne par exemple). Nous ne devons. Nous ne pouvons demander aux autres ce que nous devons et pouvons faire que par nous-mêmes et pour nous-mêmes.

La charte des valeurs québécoises n’est qu’un document administratif mis de l’avant par un gouvernement timoré et lui-même inquiet depuis le printemps québécois, qu’un Être nouveau naisse sous les cendres de l’étant brûlé par ses propres émanations de méthane. Feux follets. Il est temps de refuser et non plus de refouler les insultes, les injures, les mépris, même ceux que nous nous portons à nous-mêmes. Voilà à quoi servent ces démonstrations pitoyables, tant d’un côté que de l’autre. Du mal peut naître le bien, et le bien commence par se faire respecter de ceux qui sont d’abord nos invités, puis nos concitoyens.

Une véritable Charte de la citoyenneté québécoise veillerait à faire respecter non pas des clauses, des applications partielles (égalité hommes-femmes), mais des principes de base auxquels tous citoyens nouvellement arrivés devrait se soumettre.

1e La reconnaissance spécifique du droit civil français, avec toutes ses clauses qui sont la base des lois de la Province de Québec.

2e L’apprentissage obligatoire et suivi, pour ceux qui ne l’ont pas, de la langue française.

3e Le respect appliqué, sous peine de sanctions, du français langue de travail.

4e L’apprentissage obligatoire et suivi de cours sur la géographie, l’histoire et les cultures au Québec.

5e La reconnaissance du droit criminel britannique.

6e La sanction d’expulsion du Québec si ces préceptes ne sont pas suivis, s’ils sont bafoués, méprisés ou contournés d’une manière ou d’une autre.
7eLa rétroaction de ces mesures pour tous les immigrants au Québec depuis 1990.

Si la Charte des droits et libertés est octroyée à toutes personnes résident au Québec, il y a des devoirs que cette Charte devrait imposer, comme elle le fait si généreusement pour les demandeurs d'aide sociale. Jusqu’à présent, ces devoirs se limitaient au stricte minimum par rapport aux avantages sociaux que procurent le fait d’être résident et citoyen. Bien des pays ne donnent pas le tiers de ce que nous offrons, et nous devons en être fier. Ne pas rogner la Charte des droits et libertés (y compris en matière religieuse), mais revendiquer, demander et exiger des devoirs qui sont à la base d’une égalité commune de respect entre les individus et les groupes culturels. Ces gens qui ont quitté leurs pays respectifs vivent dans un nouveau pays auquel ils doivent participer. Ce ne sont pas des Algériens vivant au Québec, des Marocains vivant au Québec, des Haïtiens vivant au Québec, des Chinois vivant au Québec. Ce sont des Québécois, peu importe leurs origines, et ce fait doit désormais passer avant tout autre. Ce n'est pas à nous à passer des examens d'histoire de l'Algérie, du Maroc, de Haïti ou de Chine pour être en état d'accueillir les immigrants! Si cette réalité ne leur convient pas, il y a d'autres provinces au Canada qui seraient heureuses de les accueillir (je pense aux Maritimes, par exemple). Sinon, le reste de la planète leurs appartient tout autant.

Le multiculturalisme, c’est le rêve du Salade bowl, dans lequel chacun vit isolé sur son quant-à-soi. L’interculturalisme n’est qu’un autre nom donné au melting pot américain où les «tribus» co-habitent ensemble sans se toucher, autrement que lors des confrontations pour le Mundial. Ce ne sont-là qu'utopies pour des anges vivant dans des tours d'ivoire universitaires. Et les hommes, si religieux soient-ils, ne sont pas des anges. Ce sont de mauvais modes d’adaptation à la modernité migrante. Nous devons donc imposer ce respect qui nous est dû et qui nous est refusé par un grand nombre d’immigrants que nous avons reçus dans notre sein. Contre une charte moumoune de valeurs québécoises – qui sont en fait les valeurs occidentales actuelles -, il faut une charte qui aura des dents et qui obligera les mal-pensants à y penser deux fois avant de nous cracher à la figure. Le temps de se laisser-faire est passé.

Montréal
30 septembre 2013

Entre Bainville et Thoreau, Alain Soral et le Jell-O culturel

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Alain Soral

ENTRE BAINVILLE ET THOREAU, ALAIN SORAL ET LE JELL-O CULTUREL

Ah là là! Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour satisfaire son lectorat! On me demande qu’est-ce que je pense d’Alain Soral. Pour dire simplement les choses. Rien. Les télévisions francophones sont remplies de commentateurs, d’animateurs, de spécialistes de toutes sortes de choses, de porteurs d’opinions, tantôt de droite, tantôt de gauche. Et, dans l'ensemble, ils n’apportent rien que je ne sâches déjà. On parle beaucoup dans le vide alors qu’on devrait parler du vide, et ça, c’est une autre histoire. Mais lorsqu’on m’a dit qu’il avait un commentaire de Soral sur Jacques Bainville et son Histoire de France, je m’y suis dit : allons-y voir (http://www.egaliteetreconciliation.fr/La-video-de-vacances-d-Alain-Soral-13141.html).

Soral est incontestablement un grand communicateur. Il a compris ce que voulait dire Marilyn Monroe lorsqu’elle disait qu’il fallait être devant la caméra comme si on lui faisait l’amour.  Aussi, Soral est-il un grand baiseur médiatique. Ce communicateur, malgré sa dénonciation des grands réseaux voués aux socialistes et à l’Empire américain, reprend entièrement la recette qu'il dénonce à son compte. Durant toute son entrevue, il ne fait que nous vendre les produits Soral, sans doute comme Mme Bettencourt et Sarkozy auraient vendu ensemble des produits L’Oréal dans une pub télé.

Les produits Soral commencent par lui-même. Dans une «vidéo de vacances», il commence par nous embêter avec ses démêlés judiciaires, assénant insultes et mépris à ceux qui lui font noise. Cela ne me dérange pas tant qu’il y a une touche humoristique, mais M. Soral dramatise tellement les poursuites qu’il en vient presque à nous quêter notre sympathie. Élargissant son univers, il nous parle de «Vérité et réconciliation» qu’il rattachera bientôt au Cercle Proudhon. Le Cercle Proudhon était une invention des monarchistes de l’Action Française dans une volonté de rencontrer - et de puiser dans - la classe ouvrière au moment où elle était en conflit avec la République. De 1911 à 1914, avec la publication des Cahiers du Cercle Proudhon, les monarchistes tentèrent de créer une jonction avec les syndicalistes révolutionnaires. Ceux qui étaient sortis de l’activité coopérative d’un Fernand Pelloutier, qui méditaient les écrits de Georges Sorel et qui se sentaient frustrés par la CGT liée au socialisme de Jean Jaurès, apportaient leur goût de la violence sociale et politique à l’Action Française, journal et regroupement qui faisaient de la monarchie la solution à la dérive républicaine noyée depuis son apparition en 1870 par les scandales, les actions terroristes et les pamphlets haineux. La guerre et la crise qui suivit durant «les années folles» firent jaillir de cette rencontre le protofascisme français dont les discours idéologiques allaient se diffuser en Italie, en Allemagne et à peu près dans toutes les nationalités européennes qui venaient d’hériter d’un État par la bonne volonté inconsciente du Président Wilson.

Une fois que Soral nous a vendu son groupe de «Vérité et réconciliation» comme un moyen de sortir de la crise de la pensée unique où se fondent la droite et la gauche dans un marais plutôt sirupeux, il nous présente son idéologie du «trans-courants», c’est-à-dire une «culture» qui traverserait l’ensemble des courants idéologiques afin d'en dégager - d'en libérer en fait - une «France» ressourcée, reconquise de son esprit national. Les pointes antisémites fusent ici et là. Une jambette en passant au Grand Orient (la Franc-Maçonnerie) et un avertissement amical aux musulmans. Bref, ceux à qui s'adressent les baffes lancées par Soral sont les quatre ordres que Charles Maurras  - son maître spirituel - désignait comme les torpilleurs de la France : les Juifs, les Franc-Maçons, les Protestants (à travers son anti-impérialisme américain) et les métèques (les immigrants). À bien les regarder, Soral n’a même pas pris la peine de les dépoussiérer. Ils sont là comme les avait laissé Maurras aux belles années de l’Action Française. Tout ça est mené par Soral avec une maîtrise médiatique que je dois reconnaître accrocheuse, fascinante.

Bien entendu, tout cela n’est que de la télé. À l’écouter, on se sent devant un «maître», un «homme savant», «curieux», «intellectuel». Non pas l’un de ces démagogues habitués des trash radios. Ses gifles sont envoyées avec une telle souplesse qu’on les reçoit sans même s’en apercevoir, ce qui doit enrager les victimes qui ne les ont pas vues venir. Comme de telles gifles ne conduisent plus, à l’aube, au terrain de rencontre, Soral peut donc y aller sans crainte d’être convoqué en duel, comme du temps où Déroulède et Clemenceau s’affrontaient aux pistolets. Mais notre vendeur n’est qu’un brocanteur de camelotes. Une fois son système idéologique vendu (avec toute la vertu qu’il suppose, c’est-à-dire son «sens commun» dont Descartes disait que c’était la chose la mieux partagée au monde), et son club de fidèles (il rappelle au caméraman qu’il lui doit son emploi!) de «Vérité et réconciliation», on passe aux bouquins de sa maison d’Édition : Kontre-Kulture. Notre ancien instructeur de boxe se fait pédagogue de la «grande» culture. Finies l’ignorance et la bêtise, le savoir est le meilleur instrument pour dépasser la pensée unique.

Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, Soral commence par nous présenter la traduction russe de l’un de ses bouquins, Comprendre l’Empire. Un tantinet déçu par le format qu’il trouve ressemblant «aux manuels de mécaniques appliquées des années cinquante», il n’hésite pas à comparer sa photo de quatrième de couverture avec un portrait de Dostoïevski, pour nous dire, finalement, qu’il n’aime pas tellement la photo choisie (alors que c’est probablement lui qui l’a fait parvenir au traducteur ou à l’éditeur). Puis, il nous fait défiler, l’une après l’autre, les dernières parutions de Kontre-Kulture (dont le second terme est visiblement allemand). Les deux éléments de vente sont, comme dans toutes bonnes pub télévisées, la jaquette soignée et le bas prix. Soral parle de la réédition de ses «classiques» selon le modèle des célèbres Que sais-je? Chaque bouquin est exposé sur toutes ses faces comme un mannequin qui défilerait sur le plancher afin que nous le voyons de face, de dos, du côté droit et du côté gauche. Avec son discours de trans-courants, Soral nous invite à dépasser les catégories traditionnelles de la politique française. Comme les protofascistes de l’Entre-deux-Guerres, il nous lance Ni droite, ni gauche.

Il entend se situer au-delà de la partisannerie vulgaire et des procédures byzantines. Pour équilibrer les nourritures terrestres avec les nourritures spirituelles, il nous propose d’abord la célèbre conférence d’Ernest Renan«Qu’est-ce que la nation?» (6 €), publiée en 1887, cinq ans après la première audition. Soral nous dit que la définition que Renan donne de la nation est celle à laquelle «Vérité et réconciliation» adhère. C’est-à-dire le fameux «plébiscite quotidien» accordé par chaque citoyen au-delà des particularités de la langue, de la race et de la religion, pour vivre sous la même souveraineté française. Soral se sert ensuite de son édition de Marx, La question juive pour y aller de deux droites une gauche sur l’édition du même livre par les Éditions de La Fabrique. Enfin, on arrive au plat de résistance, deux livres qu’il présente côte à côte, comme l’un de droite (l’Histoire de France de Bainville) et l’autre de gauche (Walden ou la vie dans les bois de Henry David Thoreau). Soral reviendra plusieurs fois sur la qualité de la jaquette des deux volumes et surtout leur faible coût de marché par rapport à l’épaisseur du volume : le Bainville, 550 pages, est à 20 €; le Thoreau, 400 pages, à 12 €. Or, la même Histoire de France de Bainville a été rééditée encore récemment chez Tempus (Perrin) et offert gratuitement toute l’année à l’achat de deux autres volumes de la collection (2011), tandis que le Walden de Thoreau est disponible pour 11 € 90 chez Gallimard dans la collection L’Imaginaire. Cette fausse publicité est celle d’un baratin de vendeur d’autos d’occasion. Il en va de même du discours que Soral porte sur les deux livres. Ne reste qu’à rire lorsque Soral invite les penseurs de gauche à lire l’historien de droite…

Soral prétend inviter les jeunes intellectuels - car c’est surtout aux jeunes qu’il s’adresse - en reprenant la manière dont Maurras avait un temps cru rallier la classe ouvrière au mouvement d’Action Française. Il avait même fondé un groupe d’activistes, les Camelots du roi, pour se confronter aux socialistes et aux communistes. Georges Bernanos et Robert Rumilly en firent partis. Le cercle Proudhon est également issu de cette volonté d’en appeler aux travailleurs pour restaurer les privilèges de la monarchie et de ses cadres aristocratiques. Évidemment, la jonction ne parvint jamais à se faire et le mouvement d’Action Française resta un mouvement essentiellement de petits bourgeois conservateurs et chargés de ressentiments. Il n’atteignit même pas le niveau réactionnaire (la droite révolutionnaire de Sternhell) qui fut le fait des Ligues des années 20 et 30 et commandées par des Mussolinis d’opérette. Il faudra attendre la défaite de 1940 et le régime de Vichy pour voir Maurras, rentré dans les fourgons de Pétain, accéder à l'antichambre du pouvoir …et y rester.

Et Bainville dans tout ça? Bainville était une intelligence, il faut le reconnaître. Soral a raison de dire qu’il reste toujours captivant à lire. Journaliste, d’un esprit diversifié - il tenait des chroniques variées, aussi bien sur le théâtre que sur l’économie -, ses textes étaient repris par toute une série de  revues ou de journaux de provinces. À côté de l’intelligence de Bainville, celle de Maurras apparaît de la dimension d’un petit pois. Ce poète, que plus personne ne lit alors que Claudel peut encore émouvoir et Barrès enthousiasmer, était aussi toqué que sourd. Et probablement toqué parce que sourd. Comme jeune journaliste, il avait couvert les premiers Jeux Olympiques de l’ère moderne tenus en Grèce en 1896. C'est là que, frappé d'une «illumination», il aurait découvert la perfection de l’idéal classique. De là à passer au «siècle de Louis XIV», triomphe du classicisme français avec Boileau, Racine, Perrault, Rigaud, Hardouin-Mansart, il n’y avait qu’un pas à franchir. Maurras en fit un second en identifiant la monarchie comme étant le régime «naturel» de la France. Cette idée, c’est celle que s’employa à démontrer Bainville avec son Histoire de France(1924). Ce livre fut édité à l’origine par Arthème Fayard dans une nouvelle collection, «Les Grandes Études historiques». De cette collection devaient être publiés une série de livres historiques écrits dans la même veine que celle de Bainville, d’où l’existence d’une véritable école historiographique bainvillienne, déconsidérée ou tout simplement niée par les historiens universitaires, mais encensée par les académiciens littéraires. L’Histoire de France fut l’un des premiers ouvrages réédités en format de poche dans la collection historique du Livre de poche dans les années 50 alors que l’édition originale était toujours disponible. Puis, depuis les années 1990, Bainville est ressurgi du purgatoire. Gallimard a publié son essai célèbre contre le traité de Versailles, Les conséquences politiques de la paix, dans le même livre où l'on retrouve l'avertissement de Keynes, Les conséquences économiques de la paix. La même collection, «Tel», a réédité son Napoléon qui n’est pas de la meilleure eau. La Collection Bouquins, de Robert Laffont, a publié un gros volumes contenant nombre des Lectures et autres critiques journalistiques de l’auteur. Bainville était un diplomate frustré - «J’étais fais pour occuper le fauteuil de Vergennes», aimait-il déclarer non sans mélancolie -, et son intense activité littéraire était faite pour combler cette frustration.

Pour Soral, c’est l’«esprit français» qui se dégage de la lecture de Bainville. Contre ceux qu’il appelle les «identitaires» dont le nationalisme est subjectif, Soral oppose le nationalisme objectif, dans la pure tradition d’avant-guerre du «nationalisme intégral» de Maurras. Les individus sont soumis à un principe transcendant incarné dans la monarchie. Celui de l’ordre. Maurras et Bainville étaient des élèves d’Auguste Comte. C’étaient des positivistes et jamais ils ne s’intéressèrent au catholicisme autrement que par leur goût de la hiérarchie pontificale et curiale. Léon Daudet, le fils d’Alphonse, journaliste dont les traits d’humeur et les perpétuelles poursuites en diffamation le font ressembler le plus à Soral, parlait de Jésus comme d’un bolchevique de l’Antiquité. Le catholicisme de l’Action Française était l’Église sans le Christ ce qui finit par convaincre Pie XI d’excommunier l’organisme en 1926. Dix ans plus tard, sous la poussée du cardinal Villeneuve de Québec, le nouveau pontife, Pie XII réinstaura l’Action Française au sein de l’Église.

Si le sarkozysme baigne dans le parfum L’Oréal, c’était le parfumeur Coty qui se montra l’un des principaux bailleurs de fonds de l’Action Française durant les années 20. Cet autre forcené travailla toutefois à vider l’Action Française, trop politiquement timorée à son goût, pour alimenter les Ligues fascistes qui organisèrent la célèbre journée du 6 février 1934 où Paris fut à un doigt de la guerre civile et de voir son régime politique renversé. Deux ans plus tard, l’élection du Front Populaire avec le juif Léon Blum au Conseil apparu comme la revanche de la gauche sur le coup de droite. C’est cette année-là que Bainville, dévoré par un cancer, meurt. Son cortège funèbre, escorté par les Camelots du roi, croise la voiture de Léon Blum qui est prise à parti, blessant légèrement le Président du Conseil.

Bainville avait commencé sa carrière d’historien par une biographie médiocre de Louis II de Bavière, sujet romantique et romanesque pour l’époque. Son Histoire de France n’est pas aussi originale qu’on le prétend. Sa Poétique est assez simpliste en fin de compte. Sans être un volume pour élèves sages, c’est un contrappostó du manuel scolaire de la République, le Petit Lavisse, du nom d’Ernest Lavisse, historien officiel. Dans ce manuel, toute la période qui va des origines à la Révolution est présentée comme une série de désordres violents, de guerres dynastiques, de mépris de la plèbe et des paysans, de l’insolence des rois et de l’arbitrarité de la justice. Avec la Révolution, tout commence à prendre un ordre logique. À l’anarchie de la période royaliste, répond la loi et le gouvernement responsable des républicains, les efforts des révolutionnaires libéraux pour abolir les inégalités de droits, la libération des petits producteurs, tant au niveau agricole qu’urbain. La démocratie vient coiffer la nouvelle légitimité qui ne provient plus de Dieu (donc d’en-haut), mais de la participation des citoyens libres et égaux en droits (donc d’en-bas). Le Poétique de lHistoire de France renverse ce schéma. La période monarchique est celle de l’ordre, des libertés communales, de la discipline des nobles et du rayonnement de la culture classique dont le parangon est le siècle  de Louis XIV - le Grand Siècle. Reprenant la vision de la fin de l’Ancien Régime incluse dans la Révolution par Taine, Bainville soutien que l’ère des désordres commence avec la désobéissance des nobles, la résistance du Tiers-État à Louis XVI, puis la guerre civile, les guerres napoléoniennes qui conduisent à l’invasion du territoire national par les armées ennemies. Depuis, rien ne va plus. Tout n’est que désordres, crises, instabilités, invasions. Ces deux diptyques doivent être vus l’un comme le négatif de l’autre.

Si Soral peut écorcher Michelet au passage, Bainville n’est pas plus «professionnel» que son illustre prédécesseur libéral. Il ne travaille pas sur les sources premières. Son Histoire contient des erreurs d’information notables, sur la loi salique par exemple, que les médiévistes de son temps avaient déjà identifiées. N’importe. Le travail de Bainville consiste à livrer une démonstration d’une idéologie partisane. En tant que comtien et agnostique (sinon athée), Bainville, comme ses vis-à-vis marxistes, fonctionne sur une conception moniste de l’Histoire : la transcendance du principe national. Il ne contredit pas Michelet qui affirmait que la France était un peuple creuset d’ethnies de différentes provenances. Nulle trace de complots juifs dans les heurs et malheurs de la modernité. Voilà pourquoi il est plus intelligent que Maurras. Il n’a pas besoin de recourir à des arguments saugrenus racistes ou antisémites. Tout philosophe qu’il est, Bainville érige un familienroman transcendant où l’on retrouve un Enfant-Peuple toujours à la limite de la turbulence,  (bien) dirigé par un Père-Roi ou (mal) par un Parlement et un Président «inaugurateur de chrysanthèmes», pour reprendre le méchant mot du général De Gaulle et une Mère-Nation heureuse et prolifique (sous la monarchie); malheureuse et hystérique (sous la République). Il faudra donc 550 pages pour développer exemplairement ce schéma à la symbolique simpliste mais efficace. Contre la Marianne, la Gueuse; la Monarchie, le principe de l’ordre.

Cet Imaginaire de l’Histoire est posé par Bainville, mais il sera repris et développé par d’autres. Déjà, en 1923, la collection avait publié unLouis XIV de Louis Bertrand, autre académicien. Un élève de Bainville, Pierre Gaxotte, après avoir publié un Siècle de Louis XV, présente une Révolution française où résonne l’écho du traumatisme de la Révolution russe. Ainsi, l’auteur parle-t-il de la «Terreur communiste» pour qualifier la Grande Terreur de 93-94. Le vieil historien Pierre de Vaissière offre un Henri IV (1925) qui demeure toujours, même aujourd’hui selon Jean-Pierre Babelon, un ouvrage de référence. Louis Bertrand récidivera avec son Histoire d’Espagne, Charles Bonnefon donne une Histoire d’Allemagne, toutes deux conformes au diptyque bainvillien. Frantz Funck-Brentano, autre historien établi, donnera un bon livre sur L’Ancien Régime. L’Histoire de Russie de Brian-Chaninov et l’Histoire des États-Unis de Firmin Roz sont des ouvrages médiocres. Le vieux journaliste Mermeix, dont le rôle dans l’affaire Boulanger avait été plutôt ambiguë, donne une Histoire romaine. Plus tard, le marquis de Roux donnera une Restauration, Jean Lucas-Dubreton un Louis-Philippe, Octave Aubry un Second Empire, enfin, Bainville livrera une Troisième République. Côté relations internationales, seuls les rapports de la France avec l’Allemagne - une France nourricière et une Allemagne traitresse - suffisent à satisfaire la collection avec une Histoire de deux peuples de Bainville et un Français et Allemands de Louis Reynaud. La thèse générale est que le romantisme, produit détourné de Rousseau, a donné naissance au romantisme allemand, puis par la philosophie de Fichte et de Hegel au nationalisme porteur d’une agressivité dont l’objectif est la destruction ou la réduction de la nation française. Ce qui fait dire que Bainville aurait été prophète de la Seconde Guerre mondiale et de l'Occupation allemande. On comprend que, dans le contexte français de l’Entre-deux-Guerres, ce type de philosophie de l’histoire a nourri le glaive et le bouclier, c’est-à-dire le Général De Gaulle et le Maréchal Pétain. En ce sens les rhétoriques de l’Idéologique sont claires et nettes. Nationaliste, militariste, cléricaliste et surtout monarchiste, comme le résultat d’une démarche positiviste, Bainville et les lecteurs de l’Action Française considéraient que tous les maux partaient de la même source, maux intérieurs comme maux extérieurs. Jean-Jacques Rousseau. Et si M. Soral déplore le jugement exécutoire de Bainville sur le vicaire Savoyard, c’est qu’il ne comprend pas la dynamique que soutient Bainville. Rousseau est à la fois la racine de la Révolution française et celle du romantisme allemand; et que ces deux plantes ont miné la santé de l’équilibre de la nation, entraîné sa décadence, puis la condamnent à plus ou moins brève échéance à mourir de son désordre intérieur lié à l’agressivité germanique menaçante.

L’opposition entre le nationalisme et le patriotisme a toujours mis face à face la droite réactionnaire et la gauche progressiste. Il en sera de même encore entre la Collaboration et la Résistance. Le discours de la tradition n’est qu’un écran auquel jamais l’Action Française ni Jacques Bainville n’eurent véritablement recours. Ce n’est pas par nostalgie autant que par conception historiciste que Bainville en appelle à la monarchie. Celle-ci est un principe complémentaire à celle de la Nation. Monarchie et Nation vont ensemble comme République et Patrie pour les républicains démocrates. L’excès du discours bainvillien est de passer imperceptiblement de la nation à la monarchie sans crier gare Qui parle nation pense monarchie. Si Robespierre, lors du jugement du roi, pouvait s’exclamer : «Louis doit mourir pour que la patrie vive», Bainville et les siens affirment sans détour que la «Nation doit mourir pour que le roi vive». Et c’est dans ce sens que l’on verra Maurras végéter auprès de Pétain. C’est moins la restauration des traditions et le principe national qui sont les objets indépassables des monarchistes, mais le principe du tout incarné par l’État, ou plus précisément le Père-État. Non plus l’État fonctionnaire des ronds-de-cuir de la République, mais l’État des grands commis rassemblés autour du roi. Auguste Bailly, auteur d’un Richelieu pour la collection des «Grandes Études historiques» finit par déclarer que Mussolini est une sorte de Richelieu auprès du roi Victor-Emmanuel comme l’original l’était auprès de Louis XIII. Et cette figure symbolique collective du Père est liée à la virilité. C’est le roi Charles VIII qui emmène la France dans l’aventure italienne et qui en rapportera les fruits de la Renaissance comme son successeur, Louis XII, sera désigné comme «le père de la France» pour être retourné en Italie et affirmé l’alliance avec Milan. Il n’y a d’Éros qu’entre la France et ses Rois. Et à choisir entre les deux, l’Enfant-Peuple doit préférer le Père-Roi, premier porteur du principe unificateur et d'ordre social et national. Le complexe œdipien classique, traditionaliste ou réactionnaire dissimule ici un complexe ganymédien. C’est le Père pris comme objet d’investissement érotique qui fait décrire la statue du Roi-Soleil sur la terrasse du Peyrouà Montpellier par Louis Bertrand : «À l’extrémité de l’ancienne rue Royale à travers le cintre d’un arc de triomphe, - une silhouette équestre, - qui, avec un grand geste dominateur, semblait s’emparer de tout l’espace. En sa marche aérienne, le Cavalier de bronze s’enlevait d’un tel élan d’apothéose que tout s’abaissait autour de lui. Les jambes nues, collées au ventre du cheval, la casaque militaire serrée aux flancs, avec ses lanières lamées de cuivre et ourlées de frisures en basane, les pectoraux énormes en saillie sous la cuirasse de parade, toute bosselée de reliefs comme celle de l’Auguste du Vatican, la crinière apollinienne rejetée en arrière et ceinte du bandeau de lauriers, il brandissait, par-dessus les plaines, le bâton de commandement… Pas d’inscription, pas même un nom sur le socle, comme si la ville moderne était honteuse d’une telle gloire» (L. Bertrand. Louis XIV, Fayard, réed. Livre de poche col. Historique, 1923, p. 7). Qu’est-ce à dire? Louis Bertrand se met dans la position de Ganymède soudain soulevé de terre par Zeus qui a pris la forme d’un aigle. La ville est honteuse d’une gloire qui ne dit pas son nom.

Et comme l’inconscient s’adresse aux autres inconscients par la voie du Symbolique, l’ancien éducateur de boxe Soral comprend intuitivement la symbolique de l’État dans le discours bainvillien. Par deux fois, il rappelle la «virilité» de la France monarchique, virilité qui repose moins dans la France que dans le monarque. Napoléon fut une mauvaise figure de Père pour Bainville qui écrit tout de go : «…il n’eût probablement mieux valu qu’il n’eût pas existé» (J. Bainville. Napoléon, Paris, Fayard, rééed. Livre de poche, Col. Historique, 1931, p. 496), ce qui est peu amène de dire cela de son modèle pour un biographe! C’est que la bonne figure de Père est venue après la mort de Bainville. Comme dans une continuité historique qui serait oxymoron baroque, la bonne figure de Père s’est incarnée dans le Maréchal Pétain - qui reprochait à ses enfants, le peuple, d’être victime de l’esprit de jouissance - et du général De Gaulle, qui, à travers la constitution de 1958 qui fonda la Ve République, a redonné à la France une véritable figure de Père-État avec le nouveau statut du Président de la République. Comme je l’ai dit, Pétain et De Gaulle étaient deux grands lecteurs de Bainville et partageaient sa même vision de l’Histoire de la France.

Soral est en deçà de bien réaliser ce qui l’attire consciemment et inconsciemment à ce retour à la rhétorique maurrassienne ou bainvillienne. Ce communicateur profite moins de son manque d’érudition que de la pauvreté intellectuelle d’une jeunesse sortie des classes de la République qui a été victime, en France comme ailleurs, des réformes pédagogiques inefficaces ou dont les choix de spécialisation ont été orientés en fonction de la production économique. La pauvreté de la culture signifie la pauvreté de l’esprit et un communicateur de talent comme Alain Soral profite d’un exercice facile pour convaincre un auditoire qui ne cherche qu’à se laisser convaincre …de n’importe quoi qui catalyse ses rancunes, ses frustrations et son manque d’espérance dans la venue d’une solution «messianique». Voilà pourquoi il complète le tour avec le livre de Thoreau, Walden. Le monde de Thoreau est pour lui l’équivalent de l’esprit français… en Amérique. Contre les fricoteurs de Wall Street et les gays de San Francisco, c’est l’esprit américain sain, libre, autonome que représente l'auteur de Walden. Thoreau, c’est le promoteur de la désobéissance civile qui est la stratégie de «Vérité et réconciliation» contre la République bourgeoise «enjuivée», comme on aurait dit à l’époque de Bainville. Mais Soral en a encore moins à dire sur ce «classique» qu’il pouvait s’épancher sur les leçons offertes par l’Histoire de France de Bainville.

Le livre de Thoreau apparaît comme l’un de ces bûcherons errant dans l’épaisse forêt telle que décrite dans Walden. C’est une œuvre sortie de nulle part et qui reflète une idée convenue de l’esprit américain. Comme si une philosophie, même anarchisante, pouvait jaillir d’une tabula rasa. Le Thoreau présenté par Soral naît davantage de son imaginaire personnel et se trouve érigé comme antithèse de «l'Empire»; voilà ce qui en fait un Thoreau assez pauvre en soi. Soral ignore visiblement que derrière Thoreau, il y a Emerson et sa philosophie spiritualiste qui essaie de réinventer les rapports entre l’individu et la société afin de résoudre cette grande contradiction qu’est le rêve et l’histoire dans la durée américaine. Une femme comme Margaret Fuller et le mouvement transcendantaliste qui balayait progressivement l’ancien puritanisme qui avait fait la Nouvelle-Angleterre à l’époque du colonialisme pré-révolutionnaire. Enfin son exact contemporain et proche voisin Walt Whitman dont Les Feuilles d’herbe baignent dans une atmosphère onirique et homoérotique que la censure ne parvient plus à dissimuler. Thoreau en vient à développer un individualisme assez monté contre la société de son époque. C'est le révolté «à la fois violent et d'un heureux naturel» (dixit H. W. Schneider. Histoire de la philosophie américaine, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des Idées, 1955, p. 234) que célèbre Soral, et non ce besoin de solitude méditative, «pieuse» mais sensuelle qui finira tournée vers la Bhagavadgîtâ. Emerson, Fuller, Thoreau et Whitman sont des non-conformistes qui ne vont pas avec l’historicisme de Bainville au niveau idéologique, mais qui se rejoignent étrangement, via l’inventaire de Soral, au niveau symbolique.

Quelles motivations peuvent se cacher derrière la pédagogie archaïsante d’Alain Soral? Une communication transparente et riche ou une rhétorique de séduction sectaire et potentiellement dépravante? Les maîtres de vertu sont rarement animés par des intentions vertueuses et lorsqu’on s’en aperçoit, le mal est souvent fait. En tout cas, de lui rien ne sort qui puisse transcender les cul-de-sac qui sont ceux de la civilisation occidentale actuelle. Sa grande culture est faite de résumés d’attachés littéraires, son érudition est quasi nulle, son art de l’interprétation mène sa raison plus que sa raison son interprétation et sa pédagogie se limite à une praxis idéologique où la confusion des classiques «de droite» et «de gauche» donne une fausse impression de neutralité objective par delà bien et mal. La pensée d'Alain Soral? Du Jell-O, cette poudre mélangée à de l’eau bouillante et des glaçons qui donne une forme inconsistante mais suffisamment substantielle pour y plonger sa cuiller. À côté de lui, Bainville était un grand intellectuel, substantiel même lorsque l’idéologie asservissait son professionnalisme dans sa volonté de restaurer la cellule organisée autour de la monarchie, de la nation et du peuple soumis à travers un sens de l’unité que reprend M. Soral, mais sans les compétences et les stratégies politiques qui pourraient reprendre le vieux projet  avorté de Maurras. De Maurras, M. Soral a hérité un narcissisme frondeur jumelé à un caractère indécis, apeuré des conséquences s'il devait aller trop loin. Ce verbomoteur qui nous prêche à l’écran son Évangile sans verset cache un homme mal formé, peu cultivé, brutal et méprisant, méprisable parce que suffisant dans ses insuffisances. Bref, un radis immature recouvert d’un vernis de culture. La Civilisation n’a rien à attendre d’un tel homme⌛

Montréal
12 octobre 2013

Les métamorphoses d'un cloporte

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Paul Desmarais Senior (1927-2013)
LES MÉTAMORPHOSES D’UN CLOPORTE

«Le cloporte, nous dit Wikipedia, est le seul crustacé entièrement terrestre. Il est muni d'un exosquelette rigide, segmenté, de couleur jaunâtre-brun pâle (plutôt chez les jeunes) à noirâtre en passant par le gris ardoise. Sa carapace est parfois presque transparente. Elle est composée de calcaire, phosphate de calcium et de chitine. Le cloporte vit entre 2 et 3 ans en effectuant des mues mensuelles. Il atteint la maturité sexuelle à l'âge de 3 mois à 1 an selon les espèces. Certaines espèces de cloportes peuvent se rouler en boule quand ils se sentent menacés, ne laissant que leur dos blindé exposé (volvation). Ils se distinguent des gloméris (mille-pattes) par le nombre plus important de plaques tergales, lorsqu'ils sont en boule».

l.  Paul Desmarais Sr.

Il est intéressant de parcourir ce que les journaux ont publié depuis la mort de Paul Desmarais Senior, le 8 octobre 2013. Des hommages dithyrambiques jusqu’aux blasphèmes les plus ressentis, la personnalité de Desmarais était déjà semi-mythique du vivant même de l’individu. Avec sa mort, le mythe commence à se former et tout le monde y contribue de ses vindictes ou de ses admirations. Or, c’était un homme peu visible, peu connu. Il ne défrayait plus la manchette depuis longtemps et on ne sait trop si son rôle ésotérique était réel ou imaginé par les songes creux des affaires. Sorte de Jean Rivard sorti tout droit de l’imagination d’un Antoine Gérin-Lajoie du XXIe siècle, il donne l’impression d’appartenir à un autre monde. Son capitalisme était archaïque, perdu dans l’admiration qu’il avait, étant jeune, pour des magnats américains du genre Rockefeller ou Morgan. Comme Vanderbilt, il s’est fait construire (en partie) un château baroque en Europe et déménagé dans le comté de Charlevoix. Desmarais était le parfait représentant de ce que Jean Bouthillette appelait le Canadien Français et son double, c’est-à-dire une personnalité schizophrénique qui porterait à la fois le chapeau du colonisateur et le fardeau du colonisé. Et c’est ce qui est formidable. Toute la fortune extraordinaire empilée par ce Citizen Kane canadien-français n’a pas suffit à extirper de lui la culture de la pauvreté qui, comme chez les Lavigueur devenus soudainement millionnaires, s’est campée dans des œuvres caritatives et la construction d’un «tombeau vivant», une sorte d’Escurial kitsch, semi-Renaissance, semi-Baroque, qui aurait dérivé, dans les pires conditions, de la Loire jusqu’à la Malbaie.

La mythologie était donc déjà amorcée bien avant sa mort, et celle-ci n’ajoute rien au portrait général du personnage sinon qu'une amplification rhétorique démesurée. Les fantaisies, pour ne pas dire les fantasmes sortis tout droit du monde des affaires, de la politique, des arts, de l’éducation et de la philanthropie sont tout simplement délirants, pour ne pas dire totalement hystériques. Un saint n’aurait pas eu d’éloges funèbres aussi nourris. À côté, les borborygmes lancés à la mort de Mère Térèsa ou de Jean-Paul II sont rien à côté des élans superfétatoires inventés pour décrire l’idole du jour.

D’abord, qui était ce Paul Desmarais senior? Un affairiste. Né le 4 janvier 1927, il est le fils d’un chauffeur d’autobus de la région francophone d’Ontario, Sudbury. Très jeune il se lance en affaires. Diplômé des Universités d’Ottawa et de McGill (Montréal), il commence sa carrière dans le cabinet d’expertise comptable Courtois, Fredette & Cie à Montréal. À 24 ans, il retourne à Sudbury - en 1951 - et achète l'entreprise de transport par autobus de son père, Sudbury Bus Lines, alors en quasi-faillite et qu'il paie symboliquement $ 1.00. Il étendra son premier empire en achetant des voies d’autobus interurbaines en Ontario et au Québec tout aussi déficitaires. Desmarais les rassemble toutes sous sa main, jouant sur les déplacements financiers pour consolider les lignes profitables et abandonner les lignes déficitaires. De cette concentration naîtra la célèbre compagnie des autobus Voyageur. En tant que comptable, à l’exemple de J. D. Rockefeller, son modèle, il profite de ses talents pour amasser une fortune sans trop risquer une mise en capital qui l’entraînerait vers la ruine. C’est ainsi qu’en 1965, il acquiert la société holding Trans-Canada Corporation Fund (TCCF). Trois ans plus tard, en 1968, Desmarais fait une offre d'échange des actions de celle-ci avec celles de Power Corporation du Canada (PCCP), dont le siège social est à Montréal. En 1970, Paul Desmarais en devient l'unique président et chef de la direction, en tant qu'actionnaire majoritaire. Il s'associe, également en 1968, à Claude Pratte, beau-fils d'Onésime Gagnon (ancien ministre de l’Union Nationale, sous Duplessis) pour former Prades.

Au moment où Desmarais met la main sur Power Corp., c’est une compagnie en mauvaise position financière. Fondée en 1925, quarante ans plus tard, c’est une entreprise, un holding, en mauvaise posture, soit à cause de la dégradation de la conjoncture économique, soit pour de grossières erreurs d’administration. Desmarais va donc reproduire avec le holding ce qu’il s’est pratiqué à faire avec sa toile de réseaux d’autobus interurbains. Cela commence avec la valeur de la Consolidated-Bathurst, née en 1966 de la fusion de deux principales participations de Power dans les pâtes et papiers qui est emportée, comme toutes les autres entreprises de ce secteur au Canada, par la surproduction et les difficultés d’écoulement. Puis vient la Dominion Glass, fabricant de contenants en verre, en état de crise également. La célèbre Canada Steamship Lines, un groupe de transport maritime et de constructions navales qui croule sous les conflits syndicaux. Le redressement de cette compagnie passera par la nomination de Paul Martin Jr - autre franco-ontarien venu du monde des affaires et de la politique - à la tête de l’entreprise. Puis, encore, Inspiration Limited, une filiale de construction, qui subit un ralentissement de la demande et essuie des pertes sur deux importants contrats. Et si la Financière Laurentide parvient à surmonter la crise de confiance envers le secteur financier canadien, causée par la faillite d’Atlantic Acceptance au milieu des années 1960, elle doit omettre les dividendes de ses actions privilégiées et ordinaires. La brusque chute du bénéfice de Power n’est alors compensée que par la vente à profit de certains actifs, notamment la participation dans Congoleum-Nairn et les actions de la Banque Royale, de British Newfoundland Corporation et d’International Utilities.

Ce contexte précaire, Desmarais va en profiter. Peter Thomson et son conseil d’administration acceptent, au début de 1968, l’échange d’actions avec la Corporation de Valeurs Trans-Canada, un holding de $ 75 millions déjà contrôlé par Desmarais qui assume aussitôt la direction de Power. Le portefeuille de Trans-Canada comprend la totalité des actions de Transport Provincial, la compagnie d’autobus de Desmarais. Ce dernier participe majoritairement à L’Impériale, Compagnie d’Assurance-Vie de Toronto, position récemment acquise de 25% dans le Groupe Investors, une société de fonds communs de placement de Winnipeg (qui détient environ 25% du capital du Montreal Trust), de Placements Mackenzie et de la société américaine Putnam Investments et un champ de course, une station de radio et des immeubles.

Ce goût de l’investissement dans les communications le conduit à contrôler Gesca Ltd, détentrice en toute propriété du quotidien La Presse, le plus important quotidien montréalais de langue française. À cela s’ajoute 62% de trois quotidiens et 10 hebdomadaires québécois, les Journaux Trans-Canada. Gesca ne sera cédée à Power qu’en 1970. S’établit ainsi un premier contrôle politique par la concentration de la presse et des média.

Desmarais est un «fin renard» dans la mesure où il profite du morcellement des actions de ses holdings pour devenir un actionnaire minoritaire mais puissant. Conformément à l’entente, il est nommé président du Conseil et chef de la direction de la Société alors que Peter Thomson est président délégué du conseil. Comme chacun détient environ 30% des droits de vote, ils ont ensemble le contrôle de Power Corp. La convention de vote qu’ils ont passée entre eux restera en vigueur jusqu’à ce que Desmarais rachète la part de Thomson en 1970, la plupart des actions privilégiées participantes conférant dix voix que M. Thomson détenait encore (source: Power Corporation du Canada. Soixante-quinze années de croissance, 1925-2000).

Le milieu des média (presse écrite et radio-télé - il échoue à prendre le contrôle de Télé-Métropole) et celui des Assurances vont faire la force de l'empire Desmarais. Il détient ainsi, par l'entremise de Corporation Financière Power, trois poids lourds du secteur de l'assurance : la Great West, la London Life et Canada Vie. L'empire Desmarais est par ailleurs très présent en Europe, grâce à son association avec le milliardaire belge Albert Frère. Par l'entremise de Pargesa Holding S.A., une société de portefeuille d'envergure internationale qui a son siège à Genève, l'empire détient ainsi une participation dans plusieurs groupes industriels européens, comme Lafarge, la pétrolière Total et le géant des spiritueux Pernod-Ricard. Power Corporation détient par ailleurs près de 5 % de la société chinoise CITIC Pacific.


S’il n’a pas un créneau spécifique, comme le pétrole pour Rockefeller ou la presse pour Hearst, ses habiletés comptables lui permettent de faire fructifier des entreprises strictement financières. S’associant à des partenaires américains, français et autres, il devient ainsi un «impérialiste» de la Finance qui, sans toutefois égaler les fortunes américaines et européennes, parvient à devenir l’une des plus grosses fortunes du Canada au tournant du XXIe siècle. Ce qui est extraordinaire, précisément, c’est comment un travail aussi minutieux de comptabilité et de gestion, réalisé sans tambour ni trompette, atteignant une fortune colossale sans jamais faire la une des manchettes, parvient-elle à déclencher un flot de louanges ou de haines inouïes à la mort du comptable de Sudbury?

2.  La métamorphose d’un homme d’affaire en financier

Évidemment, les premiers hommages jaillissent du Conseil du Patronat du Québec, par la bouche de Yves-Thomas Dorval : «Si son départ constitue certainement une immense perte pour le milieu des affaires et pour l'ensemble de la société québécoise et canadienne, sa contribution et son exemple resteront des modèles pour les futures générations d'entrepreneurs qui lui succéderont». Le même personnage célèbre la contribution «inestimable de Paul Desmarais à la prospérité du Québec et du Canada». Nous baignons ici dans la confusion entre les intérêts privés et l’intérêt général. Depuis quand une fortune amassée par un milliardaire représente-t-elle la «prospérité» pour l’ensemble de la collectivité? Ne pensons seulement qu'à Haïti. C’est donc là un pur sophisme. Et les mythes commencent souvent par un raisonement sophiste.

«La communauté d'affaires a aussi tenu à rendre hommage à l'influent homme d'affaires. "M. Desmarais a sans nul doute été le plus grand entrepreneur francophone de l'histoire canadienne. Il a démontré qu'il est possible pour les francophones de réussir en affaires de brillante façon. Il va ainsi rester une source d'inspiration importante pour les prochaines générations d'entrepreneurs" a dit le président et chef de la direction de la Banque Nationale du Canada, Louis Vachon», poursuit La Presse, le journal de Power Corp. Cet aveu latent dans la déclaration montre la persistance de l’idée de «l’infériorité économique» des Canadiens Français dans l’esprit des «entrepreneurs», car tout entrepreneur n’est pas nécessairement un industriel, ce que n’a visiblement jamais été Paul Desmarais. Le manque de distinction entre les deux activités dénote l’incurie à discerner l’économie de la finance. Il faudra retenir ceci lorsque nous reviendrons sur l’archaïsme qui hante l’esprit Desmarais.

Le principal concurrant des Desmarais dans le secteur des média, ce sont les entreprises gérées par Pier-Karl Péladeau. De Desmarais, Péladeau a appris le type de gestion, fort contrastant avec celui de son père, fondateur du Journal de Montréal, et son goût d’intervenir dans les affaires publiques et politiques. Desmarais était un fédéraliste enragé; Péladeau folâtre avec le Parti Québécois. Mais, (est-ce ironie?), c’est le «philanthrope» que tient avant tout à saluer M. Péladeau. Même allusion de Michaël Sabia qui le décrit comme «un homme généreux». Le pharmacien Jean Coutu lui aussi le présente comme modèle : «J'ai eu le plaisir de le rencontrer à quelques reprises et chaque fois, les entretiens que nous avions m'éclairaient sur des situations complexes ou délicates». Ici, Senior Desmarais apparaît comme le Pater Familias du monde des affaires québécois. Le Parrain du Québec Inc. Le chef de la direction de Bombardier, Laurent Beaudoin, célèbre chez lui les vertus cardinales de l’entreprenariat : «Lorsqu'on regarde d'où il est parti et ce qu'il a fait avec Power Corp., c'est un exemple qui montre ce qu'on peut faire quand on a de l'ambition, qu'on a du jugement et qu'on n'a pas peur du travail». Ici, nous entrons carrément dans la fable : travaille et tu seras récompensé. Pour quelqu’un qui, en 1999, présidait la collecte du Diocèse de Montréal, c’est équivalent à la notice du révérand Malthus sur le danger d’être 13 à la table quand il y a à manger que pour 12!

Et ça continue, le président et chef de direction des dépanneurs Couche-Tard considère Paul Desmarais comme une «référence incontournable». Il est le seul pourtant qui souligne la discrétion de Desmarais. Lui aussi, comme Louis Vachon insiste sur le combat «héroïque» dirions-nous de l’ambition de Desmarais contre la «frilosité» des Québécois en matière économique : «Avec le décès de Paul Desmarais, le Canada et le Québec perdent un grand entrepreneur qui a choisi de s'établir au Québec avec sa famille et ce, malgré l'adversité parfois et la frilosité des Québécois devant la réussite et la richesse en général». Comme dans le western où le bon shériff doit protéger la population peureuse d’une ville contre elle-même, la figure de Desmarais prend des proportions hors-normes.

«Guy Savard, qui a été président-directeur-général de la Caisse de dépôt et placement du Québec de Merrill Lynch pour le Québec» - autre phrase mal formulée propre aux journalistes de La Presse -, pour sa part, croit que le Canada a perdu un ambassadeur : «Le Canada tout entier a perdu un grand ambassadeur et un homme d'affaires remarquable. C'est une très lourde perte pour sa famille et pour ses nombreux amis. Monsieur Desmarais Sr a su cultiver des relations de premiers plans avec les grands de ce monde et bâtir des amitiés solides sur le plan national et international.  À son mérite, il a su avant tout transmettre à ses successeurs tous ses attributs laissant derrière lui un héritage exceptionnel». Outre le superlatif, Savard a raison toutefois de noter une chose : la méthode administrative de Desmarais avait ceci de particulièrement nouveau : le sens du réseautage. Depuis que Desmarais Jr avait pris le contrôle des entreprises familiales, le père jouait de la diplomatie, négociait des ententes, bref, agissait via les réseaux financiers et politiques dont il était un nœud important.

«Le Canada perd un grand homme», affirme Lino Saputo père, l’homme des fromages et du soccer à Montréal. Raymond Royer, membre du conseil d’administration de la Corporation Financière Power, s’inscrit également dans la persistance de l’infériorité québécoise en affaires : «C'est un grand Canadien qui a toujours eu à coeur les intérêts du Canada. C'est le Canadien français qui a le mieux réussi dans le secteur de la finance, qui était davantage réservé aux anglophones à l'époque. C'est un grand visionnaire et un grand mécène. Nous perdons quelqu'un de très bien». Tout cela relève d’un esprit qui est davantage celui des années soixante que celui en ce début de XXIe siècle. La Chambre de Commerce de Montréal se dit pour sa part «en deuil d’un grand Montréalais», célèbre sa vision et «ses grands talents de gestionnaire». Le rappel du retard économique est réactivé par son entreprise, Power Corporation, qui «rappelle à tous les Québécois que nous pouvons réussir ici et sur la scène internationale».

Bernard Mooney (et non Money), dans le journal spécialisé Les Affaires, définit Desmarais comme «un grand bâtisseur». Ici, ce sont les milliards qui rutilent aux yeux du journaliste. On ne bâtit que sur de l’argent. D’abord, «il a fait de Power Corporation un conglomérat international avec une valeur boursière de près de 14 milliards de dollars […] Parmi ses plus grands coups, on ne peut oublier la vente de Consolidated Bathurst en 1989 […], juste avant la récession de 1990 et juste au début du long déclin de l’industrie des pâtes et papiers». C’est là que nous voyons le mieux les talents de Desmarais. Fin financier, il voit que les pâtes et papiers sont sans avenir. Il ferme moulins et entrepôts. Il encaisse les millions et laisse les régions sans ressources de remplacement. À ce titre, les décisions d'affaires de Desmarais ont été parmi les sources du dépeuplement de bien des régions au Québec, d’où la critique acerbe de Jacques Parizeau, que M. Desmarais n’avait jamais investit son argent au Québec. Ce que le délirant Bernard Landry, péquiste d’opérette, évite de mentionner dans son éloge à Tout le monde en parle. Mais si nous revenons à Mooney, ce dernier est hypnotisé par les informations du magazine Forbes qui évalue la fortune de Desmarais à $4,5 milliards en date de mars 2013, ce qui le plaçait au quatrième rang des grosses fortunes du Canada et au 276e aux États-Unis. Voilà pourquoi le même hurluberlu considère que «M. Desmarais a été un bâtisseur de classe mondiale». C’est la seule question qu’il est en mesure de tirer de sa réflexion : «Comment peut-on créer autant de richesse dans une seule vie? me suis-je demandé. Pourtant, la réponse est assez simple. En travaillant, en dépensant moins que ses revenus, en bâtissant, en investissant et en réinvestissant, année après année pendant des décennies. C’est la seule façon de créer de la richesse durable». Nous voilà ramenés à la morale du «travaille et économise», la morale que Max Weber établissait dans la constitution du capitalisme calviniste au XVIe siècle. Travailler et économiser. Dépenser moins que ses revenus (consensus avec les obsédés de la dette). Bâtir, investir et réinvestir comme un forçat cassant des cailloux. Morale de la petite école qui a peu avoir avec l’édification réelle des richesses. C’est du niveau de l’infantilisme économique d’un Alain Dubuc.

Lorsque nous passons à Radio-Canada, le mythe du «bâtisseur en opposition avec la frilosité» de la société québécoise se nourrit de commentaires fédéralistes. Ici, on parle «de l’ascension d’un Canadien Français» comme on parlait jadis de l’ascension du Christ. On ne parle pas du financier, du magouilleur politique ni du mécène ou du philanthrope, mais du Canadien Français, espèce que l’on croyait disparue depuis que nous nous appelions «Québécois», et c’est en tant que Québécois que Desmarais a poussé son dernier soupir. Donc, une dimension religieuse sous-entendue dans la perception «catholique», «cosmopolitique» de Desmarais Senior. «On le voyait peu devant les caméras, pourtant, l'homme était un géant du monde des affaires. Assurances, énergie, services financiers, médias, Paul Desmarais était présent dans presque tous les secteurs, sur presque tous les continents. Un magnat qui est parti de presque rien, doté d'un flair hors du commun, Paul Desmarais a légué à ses fils le plus grand empire financier du Québec. Avec le décès de Paul Desmarais vient aussi de disparaître l'un des principaux symboles de la promotion économique des francophones durant la Révolution tranquille». On constate la pauvreté de l'argumentaire économique de cet éditorialiste. Si l’économie d’une nation se fondait sur les assurances, l’énergie, les services financiers et les médias, cette économie nationale s’effondrerait en assez peu de temps. Certes les mots ont leurs poids en monnaie sonnante et trébuchante, mais face à la production industrielle, ce ne sont que des ressources naturelles et des services. Une industrie a certes besoin d’assurance, mais les assurances n’ont pas besoin d’industries. Là réside la grande mutation de l’économie du Québec au cours du dernier demi-siècle. D’une société de production, nous sommes passés à une société de consommation et de services. Desmarais n’a donc pas participé à la création de richesses tangibles au Québec. Il a profité de l’énergie hydroélectrique comme l’ensemble de la province, une énergie financée à même les fonds publiques. La panégyrique ne dit pas tout. Le reste relève de la mythologie américaine du self-made man que l’on cultive depuis Jean Rivard défricheur. Mais Jean Rivard défricheur ne pouvait vivre Jean Rivard rentier, ce dont s’accommoda fort confortablement Paul Desmarais avec ses rêves de châteaux en Charlevoix.

Puis, on passe au compte de fées : «Le "p'tit gars" de Sudbury, en Ontario, est parti de zéro. En 1951, à l'âge de 24 ans, il rachète de son père pour 10 $ une quinzaine d'autobus en piteux état de la Sudbury Bus Lines. Il doit sauver la compagnie de la faillite et est contraint de payer certains de ses employés avec des billets d'autobus». Cette démagogie a aussi son revers : en effet, Desmarais paiera toujours ses salariés au minimum. Ce qui devait entraîner des grèves houleuses et célèbres que notre conteur idyllique préfère plutôt taire.

3. La métamorphose d’un Fédéraliste en Nationaliste

Les hommes politiques ont sans doute dépassé les bornes de la reconnaissance tant ils ont été des clients satisfaits de l’empire Desmarais. On a pu voir - et mesurer - l’onctuosité baroque avec laquelle ils ont badigeonné le cadavre non encore refroidi du macchabée. Avec les affairistes, ils partagent l’image du «grand bâtisseur». Chéops ou l’empereur moghol Shâh Jahân. Pauline Marois, la Première Ministre du Parti Québécois, la seule, reste laconique : «Le Québec perd l'un de ses plus grands bâtisseurs». Son vis-à-vis fédéral, le Conservateur Stephen Harper ne parle que du «leadership et de l’intégrité de l’homme d’affaires». C’est lui qui souligne le premier «sa vision d'envergure internationale et son profond attachement à son pays. Il participait aussi activement au milieu des services communautaires, ainsi qu'à ceux de l'éducation et des arts», ce qui nourrira les oraisons ultérieures publiées dans les journaux, n’hésitant pas à ajouter au portrait du saint : «On se souviendra de M. Desmarais comme d'un chef d'entreprise unique, qui a amélioré la vie des Canadiens, par les emplois qu'il a créés et par son travail caritatif». L’ex-Premier Ministre du Canada, Jean Chrétien, avec qui les liens familiaux sont tissés serrés avec le clan Desmarais, est dit, par le journal La Presse, «ébranlé» par la perte du beau-papa. «C'était un homme extraordinaire, un francophone de Sudbury qui est devenu probablement l'homme d'affaires francophone le plus éminent qu'on ait connu dans l'histoire du Canada. Je le connaissais depuis très longtemps. Évidemment, nos familles sont réunies. Nous partageons quatre petits-enfants», a affirmé l'ancien premier ministre, joint par La Presse en Italie. «C'était un homme très gentil, un très bon homme d'affaires et très cultivé aussi. Il était très fier de ses origines françaises. Il était aussi très généreux au Canada, au Québec et même en France. Il a fait des contributions importantes. Ce n'était pas toujours connu, mais cela lui faisait toujours plaisir de le faire. C'était un sacré bon homme, comme on dit». Jean Chrétien, qui n’a jamais fait dans la dentelle et à plus forte raison distingué ses rêves de la réalité, ajoute que le parcours de M. Desmarais représente «une histoire fantastique». Certains diraient plutôt une «histoire extraordinaire», …à la Edgar Poe.

Bob Rae, ancien Premier Ministre néo-démocrate d’Ontario et chef transitoire du Parti Libéral du Canada ajoute : «Pour beaucoup de monde, c'était un représentant d'une certaine classe. Mais pour moi, c'était un homme qui aimait la vie, qui était très généreux avec son amitié et ses conseils et c'est avant tout le souvenir que j'aurai». Il faut ajouter que le frère de Bob, John, travaille pour Power Corp depuis plusieurs années. Justin Trudeau - Mini-PET - a communiqué sur twitter : «Triste d'apprendre le décès de Paul Desmarais - un bon ami de mon père, un entrepreneur canadien exceptionnel et un généreux philanthrope». On le voit, l’entrepreneur d’affaires et le philanthrope ne cessent de se renvoyer l'un à l'autre. Pour le Néo-démocrate libéral Thomas Mulcair, «le Canada perd aujourd’hui un grand homme». On ne douterait pas qu’il eût dit cela à la mort de Michel Chartrand, mais, enfin… Et le toujours aussi subtile et versatile Daniel Paillé, chef du Bloc Québécois affirme: «Dans un Québec dont les divisions socio-économiques s'entendaient à la langue parlée, il a démontré que les plus hauts sommets étaient aussi à la portée d'un francophone».

La servilité du milieu politique est confirmée par ce que rappelle le sénateur Jean-Claude Rivest. Se souvenant d’une conversation téléphonique avec l’ancien Premier Ministre du Québec, Robert Bourassa : «Une fois, je lui avais dit : "Pourquoi tu parles à Paul Desmarais? Il est toujours en désaccord avec toi!" Il m'avait répondu: "Paul Desmarais, ça vaut 15 délégués du Québec à l'étranger"». Et Rivest d’ajouter : «Le Québec opère bien sûr auprès des grands banquiers sur le plan de ses investissements, de ses emprunts, du financement de ses grands projets. Paul Desmarais était très familier avec eux et il n'a jamais hésité à aider le Québec et le gouvernement du Québec». Jean Charest, ami du duo Desmarais/Sarkozy reprend la même antienne : Desmarais était un «réel ambassadeur du Québec et du Canada». «Son histoire et son cheminement font de lui un leader de son siècle et de sa génération», a dit par voie de communiqué, M. Charest, aujourd'hui associé au cabinet McCarthy Tétrault. M. Charest a tenu à rendre hommage à M. Desmarais bien qu'il soit en déplacement vers Hong Kong pour un voyage d'affaires», tient à rappeler le journaliste de La Presse. Parmi les relations mondiales de Desmarais on retiendra l'ancien chancelier allemand Helmut Schmidt, Paul Volker, ancien président de la Réserve fédérale américaine, les présidents Reagan, Bush père et …Clinton, de même que le cheik Ahmed Zaki Yamani, ancien ministre du Pétrole de l'Arabie Saoudite.

De même, deux candidats à la mairie de Montréal affiliés au Parti Libéral, Denis Coderre et Marcel Côté, chantent les louanges du disparu : «Paul Desmarais est un grand pionnier du monde des affaires et un grand Montréalais. Il a beaucoup fait pour le Canada, pour son rayonnement international. Pour plusieurs entrepreneurs, c'est un exemple qu'on peut aller loin quand on a une vision et une passion», radote le premier, Denis Coderre, alors que «C'est un grand Montréalais et un grand homme d'affaires. Il savait quand acheter mais aussi quand vendre une entreprise. Chez Power Corporation du Canada, il a instauré une structure exceptionnelle de gestion et de gouvernance. Il fut aussi de loin le plus grand philanthrope à Montréal. Il était très discret, mais il a donné plus d'argent que quiconque», déclare le second, Marcel Côté. Paul Desmarais, montréalais? Pourquoi pas. Ce que nous dit Côté, c'est que Paul Desmarais serait à l'origine d'une «culture d'entrepreneurship francophone» qui n'existait pas avant lui, ce qui n'est pas loin de la vérité.

Les Indépendantistes et les syndicalistes ne sont pas moins lèche-bottes de l’homme d’affaires. Lucien Bouchard est un habitué de Sagard. Le biographe de Jacques Parizeau et maintenant ministre de l’Éducation supérieur dans le cabinet péquiste, Pierre Duchesne, va plus loin que Pauline Marois : «Le ministre de l'Enseignement supérieur, Pierre Duchesne, a salué la mémoire de cet “homme d'influence important au Québec, au Canada et dans le reste du monde”. “Il avait une finesse d'esprit dans la façon de faire des choix économiques importants. Il a été longtemps dans les pâtes et papiers. Il a vu venir les cycles défavorables, il s'est retiré, il est allé dans d'autres domaines énergétiques. Il a vu le marché chinois avant bien d'autres”. Le ministre Duchesne a aussi rappelé le mécénat de M. Desmarais dans le domaine des arts. “Il en a fait profiter tout le Québec, a-t-il souligné. Son siège social est toujours demeuré à Montréal. Il a toujours cru au Québec. Il y a eu toutes sortes de débats économiques et politiques, mais il a toujours cru au Québec”». Un bon vieux libéral n’aurait pas dit mieux. Claude Lamoureux de Teachers (le régime de retraite des enseignants ontariens, devenu fonds d’investissement à l’image du Fonds de Solidarité) célèbre cet «homme qui avait du flair», et ce «qu’il a fait, c’est pas mal fantastique». Enfin, il en vient à souhaiter pour l'avenir «plusieurs Paul Desmarais».

Sur le front international, Gérard Mestrallet, président-directeur général de GDF Suez, réagit depuis Paris : «C'était bien sûr une grande figure des affaires, une figure rare, mais avant tout un industriel [sic!]  et un homme de vision, un grand bâtisseur. Il avait l'entreprise dans le sang. C'était une personnalité très attachante, d'une grande simplicité, fidèle à des valeurs, à un territoire et ouvert sur le monde, un humaniste. Notre Groupe lui doit beaucoup. Aux côtés d'Albert Frère, avec ses fils, il a accompagné, comme actionnaire, pendant près de 20 ans, tous les grands moments de l'histoire de notre Groupe : la mutation de Suez en un groupe industriel, les différentes fusions et mouvements (Lyonnaise des Eaux, Société Générale de Belgique, Tractebel, Electrabel) jusqu'à la création de GDF SUEZ. J'avais à coeur chaque année de participer à la Conférence de Montréal, qu'il avait inspirée avec son fils Paul Junior pour réunir des décideurs du monde entier sur les grands enjeux internationaux. Il était en effet toujours très attentif à anticiper, mais aussi à lutter contre les déséquilibres, les inégalités. Il était attaché à l'idée d'un progrès partagé», a-t-il déclaré à La Presse. Paul Desmarais, humaniste. L'un parmi Pétrarque, Érasme et Montaigne.

Pour la presse régionale, les édiles de Charlevoix projette la figure du bon Père sur le financier : «C'est quasiment un père pour moi. Quand je le rencontrais, c'était comme père et fils», a affirmé M. Asselin, qui précise que cette relation, de type familial, s'est poursuivie lors de son passage à la mairie et comme préfet. Paul Desmarais et sa famille ont fait des donations de plusieurs millions de dollars à des organisations régionales comme l'hôpital de La Malbaie, le Musée de Charlevoix et le Domaine Forget. Le Domaine Laforest (du nom du patronyme maternel de Desmarais) de Sagard, évalué à $ 50 millions, est une entreprise majeure dans Charlevoix. Durant la saison estivale, près de 200 personnes travaillent à l'entretien de ses vastes terrains, incluant un terrain de golf classé comme étant l'un des plus beaux du Québec». Bref, Desmarais, dans l’esprit d’un féodalisme anachronique, est le suzerain d’un troupeau de serfs salariés entretenus par ses rêves mégalomanes.

Radio-Canada présente les liens politiques sur un aspect plus général, moins personnalisé. Même si Desmarais était fédéraliste et conservateur, il jouait de ses influences autant sur les Premiers Ministres du Canada que du Québec, toutes tendances confondues. Sagard est devenu une antichambre des milieux politiques : «Dans son domaine de Sagard, Paul Desmarais a reçu des personnalités parmi les plus haut placées du monde : les ex-présidents Bill Clinton et George Bush père, le roi d'Espagne Juan Carlos, le cheikh Yamani, ex-ministre saoudien du pétrole, les richissimes industriels français Serge Dassault et Bernard Arnault, ainsi que des artistes comme Luc Plamondon ou Robert Charlebois. Son fils André Desmarais est marié à France Chrétien, la fille de l'ex-premier ministre du Canada Jean Chrétien. Leur fille Jacqueline-Ariadne Desmarais, 23 ans, s'est mariée avec un membre de la famille royale belge, Hadrien de Croÿ-Roeulx». Bailleur de fonds de Sarkozy, ex-président de la République comme il l’a été de Charest au Québec.

Ces fréquentations tournent très souvent autour de réceptions d'hommages, de médailles et de rubans. «En 2008, il a reçu la grand-croix de la Légion d'honneur, la plus haute distinction qu'accorde la France, en présence de sa famille, mais aussi d'invités de marque, tels que le PDG de LVMH et première fortune de France, Bernard Arnault, l'homme d'affaires Martin Bouygues et l'industriel et sénateur Serge Dassault. “Si je suis aujourd'hui président de la République, je le dois en partie aux conseils, à l'amitié et à la fidélité de Paul Desmarais”, avait alors déclaré Nicolas Sarkozy. Paul Desmarais a souvent dû se défendre d'avoir une trop grande proximité avec certains hommes politiques. Il a également nié avoir la capacité de tirer les ficelles, comme le prétendaient notamment des manifestants qui, lors de la grève étudiante du printemps 2012, ont manifesté devant l'hôtel où avait lieu l'assemblée annuelle des actionnaires de Power Corporation».

Plus officiellement, l’Assemblée nationale du Québec discoure sur l’héritage de Desmarais. À commencer par le chef de l’opposition officielle, le Libéral Jean-Marc Fournier qui rappelle que «né Franco-Ontarien, il avait fait le choix du Québec en installant à Montréal le siège social de Power Corporation», comme s’il avait eu le choix de l’établir à Sudbury… Comme les affairistes, Fournier perpétue l’idée de «l’histoire exceptionnelle de réussite» d’un francophone à une époque où peu de Canadiens français s’illustraient dans le monde des affaires. Qu’est-ce que ça veut dire implicitement. Que si on est francophone en Amérique du Nord, vaut mieux rester dans le Canada pour devenir millionnaire. Pour Pauline Marois, on l’a dit, si Desmarais conserve sa figure de «grand bâtisseur», il n’est qu’un parmi d’autres. Pour le chef de la Coalition Avenir Québec (C.A.Q.), François Legault, «Paul Desmarais a été pour moi une inspiration». «Il a marqué le monde des Affaires au Québec et ailleurs dans le monde, et su faire profiter les entrepreneurs d'ici de ces contacts internationaux établis au fil des ans. […]  Sa réussite exceptionnelle dans le monde des affaires offre un exemple à tous les jeunes et moins jeunes Québécois qu'à force de travail, de détermination, de savoir-faire et d'audace on peut réussir au Québec». Puis Legault reprend l’antienne libérale en prêtant à Desmarais qu’il a «ouvert la voie aux francophones du Québec et du Canada qui voulaient se lancer en affaires». Cette vision qui nous ramène au retard économique du Québec est reprise également par le chef du Parti Libéral, Philippe Couillard. Bref, sans Desmarais, pas de Québec économiquement moderne.

Jean Charest, on l’a vu, reprend le thème du «modèle d’inspiration pour les gens d’affaires»; c’est l’image de «l’ambassadeur du Québec et du Canada» : «Son histoire et son cheminement font de lui un leader de son siècle et de sa génération». On a parlé de Jean Chrétien pour qui «c'était un bon ami à moi et à ma famille et c'est une très très lourde perte pour tout le monde». Paul Martin, pour sa part : «C'est un homme qui avait une vision très optimiste de son pays». Pour Bernard Landry, c'est à une secrète humiliation qu'il s'en réfère : «Lors d’une mission en Chine, les dignitaires chinois m’ont dit que lorsque Paul Desmarais allait en Chine, il était reçu comme un chef d’État», ce qui n’était pas son cas. Brian Mulroney, pour sa part, évoque des souvenirs personnels, comme toujours : «Je conserverai toujours de lui le souvenir d'un grand homme, d'un homme d'État» a affirmé l'ancien leader conservateur. «Comme il me disait souvent […] si moi, je peux arriver, jeune Canadien-français d'un petit village dans le nord de l'Ontario avec rien, puis j'arrive au Québec et je peux bâtir une affaire comme ça, tous les jeunes québécois sont en mesure de le faire». Bref, la démagogie politique du «P’tit gars de Baie-Comeau» répondait la réussite financière du «P’tit gars de Sudbury»; inutile de préciser qu’il n’y a ici aucune équivalence.

Mais que sait-on exactement de ce que Paul Desmarais pensait de la politique? Son opinion du P.Q. en 1979 dans La Presse? «Le PQ semble un bon gouvernement du point de vue administratif et social. C'est un désastre en économie parce qu'ils ont envoyé tout le monde chez le diable. Ils ne sont pas intéressés». Au sujet d’un oui au référendum de 1980? «Power serait davantage protégée par les lois puisque le Québec prendrait garde à sa seule multinationale». L’opinion de Desmarais était donc plus opportuniste que fondamentalement idéologique. Au sujet du projet souverainiste : «Je n'ai pas reçu ni trouvé de réponses adéquates à ces questions qui seraient susceptibles de modifier ma profonde conviction que l'expérience canadienne doit continuer». Cette déclaration était faite devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain en février 1991, et reprise dans Le Devoir. Desmarais est toujours resté un fédéraliste, lorgnant seulement du côté de l'indépendance du Québec si les choses venaient à tourner mal pour ses entreprises. Quand on a les Premiers Ministres du Canada dans sa poche et une certaine influence auprès de chefs d'État étrangers, pourquoi aurait-il eu besoin de la souveraineté du Québec en matière d'État libre et indépendant?

4. La métamorphose d’un mécène en Mozart

Il fallait s’y attendre que les invités de Sagard, Robert Charlebois, Marc Hervieux, le directeur d’orchestre Yanick Nézet-Séguin et le pianiste Alain Lefebvre rendent hommages à la mémoire de leur mécène. Était-il nécessaire toutefois de pousser aussi loin? «Je suis effondré», dit Charlebois, comme surenchérissant le «Je suis ébranlé» de Jean Chrétien. «Il est trop tôt pour raconter comment j'ai pu rire avec cet homme-là […] La première chose qu'il m'a donnée, c'était une veste en jeans avec Fucking Frogs derrière. Il y avait deux grenouilles qui baisaient. […] J'en aurais tellement des choses à vous dire. Et curieu-sement, c'est toujours des éclats de rire, et je pense que la journée n'est pas propice à ça», a-t-il laissé tomber en entrevue au Réseau de l'information. «Il me sortait. On allait à Broadway, on allait écouter de la musique... Vraiment, il m'a donné des cadeaux bien au-delà de l'argent», a-t-il dit, en soulignant que Paul Desmarais était un «génie absolu» et un «poète», «très au-dessus de l'argent et de la finance». «Quand il me disait : "Robert, chante-moi donc cette chanson-là" dans son salon, c'est toujours un immense plaisir. On a toujours fait des choses extrêmement gratuites», a souligné Robert Charlebois, en précisant qu'il n'a jamais eu d'appui financier de sa part. Possible, mais comme un pantin, Charlebois ne refusait pas de s’exhiber au bon plaisir du roi.

Mais un mécène qui ne dépense pas d’argent n’est pas un véritable mécène. Or, la réputation de mécène de Desmarais est bien fondée. Pour le pianiste Alain Lefebvre, Desmarais était un homme «affectueux», doté d’«une vision incroyable» : «Tout ça m'a rendu heureux parce que vous savez, la cause de l'art, de par l'histoire, a toujours été intimement liée au pouvoir financier et politique. Qu'on le veuille ou qu'on le veuille pas, c'est une réalité […] Je connais des hommes d'affaires qui ont des capacités de tueurs. Et lui, je ne pense pas qu'il l'avait. [...] Il avait toujours, d'abord et avant tout, à cœur [d']aider la communauté, la collectivité. C'est comme ça que je l'ai perçu». Paul et Jacqueline sont de même adulé par le ténor de fantaisies Marc Hervieux : «Moi, ce que j'ai vu qui m'a le plus impressionné, autant de monsieur que de madame, c'est le respect qu'ils avaient pour les artistes qui venaient sur place ou qu'ils aidaient» De même, il souligne la «grande simplicité» et la «gentillesse extrême» de Paul Desmarais. «Je suis allé plusieurs fois en Grèce entre autres à cause de M. Desmarais. Je suis allé un peu partout en fait, à New York, à cause de M. et Mme Desmarais. Ça a vraiment été un support incroyable». Si Charlebois peut revendiquer le fait qu’il n’a pas reçu d’argent de Desmarais, Hervieux, lui, ne le nie pas : «Les premières fois, on est très très très intimidé. Après, finalement, on discute de tout. C'est un passionné de photos, entre autres. Donc, les fois où je suis allé chanter, entre autres à Sagard, on est parti ensemble dans son Suburban faire de la photo de paysages, de fleurs et tout ça». La naïveté du ténor est à tirer les larmes.

Quand Charlebois parle d’un «devoir de mémoire», on croirait entendre un rescapé de la Shoah. «Robert Charlebois reconnaît qu'il ne partageait pas l'option fédéraliste qu'a toujours défendue Paul Desmarais. Il souligne cependant à quel point l'homme d'affaires était fier de sa langue, et qu'il pensait souvent aux franco-phones d'Amérique en général, et aux Franco-Ontariens en particulier. Selon lui, les épreuves qu'a subies Paul Desmarais en tant que francophone issu d'un milieu minoritaire ne sont pas étrangères à sa réussite. «S'il n'était pas né à Sudbury, je pense qu'on n'aurait pas connu le grand homme qu'il est devenu». C’est l’optique d’une morale où la force des contraintes stimule la combativité des individus. Ce qui est loin d’être évident. Alain Lefebvre, pour revenir à lui, affirme : «Je pense que pour nous, au Québec, il faudra, il faut aller vers la maturité d'un peuple, c'est-à-dire d'accepter, de rendre hommage à l'homme qui a fait quand même que le Québec devienne ce qu'il est. C'est très très important. C'est une grande perte et on ne soupçonne pas à quel point elle aura des répercussions». Desmarais pouvait bien promener ses vedettes en Suburban, les inviter à Broadway, mais de là à écouter ce qu'ils avaient à dire, ce n'était pas suffisamment sérieux pour en tenir compte.

Voilà pourquoi il est facile de laisser tomber des déclarations ridicules. Décrit comme un «empereur», un «titan» du monde des affaires, «éminence grise» des chefs d’État, mécène discret et généreux, il ne restait plus qu’un pas à faire pour verser dans l’amplification délirante. Avec le directeur Yannick Nézet-Séguin, nous sommes encore en bordure : «Je n'oublierai jamais les moments passés en sa compagnie: sa grande culture, son humour, son intelligence, son émerveillement... À travers ses yeux bleu vif, on voyait une grande bonté, une envie de mieux vous connaître et une curiosité insatiable. Surtout, je n'oublierai jamais sa confiance, ses mots d'encouragement. C'est avec gratitude et émotion que je me souviendrai toujours de ce grand homme qu'on appelait affectueusement Monsieur». Pour le directeur artistique de l’Opéra de Montréal, Michel Beaulac : «La famille Desmarais constitue un véritable modèle d'engagement dans le milieu des arts et de la culture. M. Paul Desmarais lui-même, et à travers sa très noble ambassadrice Jacqueline Desmarais, aura participé fondamentalement au rayonnement de l'art lyrique au pays et à l'étranger. L'Opéra de Montréal et la multitude de jeunes chanteurs qui ont bénéficié de la générosité indéfectible de la famille Desmarais pleurent aujourd'hui le départ de ce grand Canadien». Avec Alain Lefèvre, son regard se dessille : «Un grand homme vient de partir... Le moment est venu pour la société québécoise d'accéder à la maturité de reconnaître ce que ses bâtisseurs nous lèguent en héritage. Sur une note plus personnelle, toutes les fois où j'ai rencontré M. Paul Desmarais, il est évident que j'étais devant un être d'une intelligence supérieure, perspicace et aussi très sensible à ce que les autres avaient à lui dire». Après avoir éveillé les Canadiens Français au monde des affaires, le voici qui l'éveille au monde de l'art, et surtout de la «grande culture», mais surtout d'une conception académique de la «beauté». Tout ça, comme si on avait attendu après les Desmarais pour ce faire?

«J'ai rencontré Paul Desmarais et son épouse Jackie en 1978, peu après mon arrivée à Montréal. Ils étaient souvent accompagnés par Pierre Béique [alors directeur général de l'OSM] et nous entretenions déjà une relation très amicale. D'une célébrité, Paul devint très vite une légende... À lui, ainsi qu'à toute sa famille, nous devons une part importante de l'essor artistique de Montréal durant ces dernières décennies. C'est avec une profonde émotion que nous voyons ainsi se tourner une page indélébile de la vie du Québec et du Canada tout entier», déclare pour sa part Charles Dutoit, l’ancien chef de l'OSM, ce à quoi fait écho la déclaration de Peter Gelb, directeur général du Metropolitan Opera de New York : «De mon point de vue, à New York, Paul Desmarais était le plus grand mécène des arts et de l'éducation au Canada. Avec sa femme Jacqueline, qui siège au conseil d'administration du Met, Paul donnait l'impression de s'impliquer avec autant de passion dans les arts que dans les affaires. Peut-être était-ce parce qu'il aimait vraiment la musique et l'opéra et qu'il les appuyait avec un enthousiasme sans limite. Grâce en grande partie au mécénat des Desmarais, le Met peut être vu dans des salles de cinéma partout au Canada, rendant ainsi l'opéra plus accessible à tous les Canadiens qui aiment l'art lyrique».

Plus loufoque : «Un Mozart dans son domaine. Il a bâti un empire financier aux ramifications mondiales avec des réseaux de confiance partout sur la planète. En parallèle, c'était un homme d'une grande culture, un passionné et un grand connaisseur d'art et d'architecture. Parce que je connais la famille, je trouve que sa femme et lui ont transmis des valeurs et des principes exceptionnels à leurs enfants. Tous ceux qui connaissent la famille Desmarais sont impressionnés par leur qualité d'écoute, leur capacité à poser des questions, leur curiosité, leur sens de l'amitié et de la loyauté. Ils ne jugent pas, ils t'acceptent tel que tu es». Humoriste, conservateur néo-libéral, créateur de l’empire Juste pour rire et peloteuse de petite bonne, Gilbert Rozon s'y connaît en Mozart de la finance! La pluie de fleurs continue à tomber comme un orage en août : «Un homme d'une grande humanité et un altruiste. Quand il a commencé dans le milieu des affaires, il y avait toujours des gens qui voulaient lui dire quoi faire. Il m'a dit: «Moi, je ne suis pas ici pour ça. Continue dans ta voie et on va t'appuyer». Quand Mme Desmarais et lui m'ont donné le Stradivarius [de] la Comtesse de Stainlein, il était présent pour m'entendre en jouer pour la toute première fois devant quelques personnes seulement, dont le luthier venu de Boston. On sentait toujours qu'il s'intéressait au plus haut point à ce qu'on disait et si on avait un problème, il essayait toujours de le résoudre. Ça devenait sa priorité, pas juste la nôtre», affirme Stéphane Tétreault, violoncelliste. Enfin, une autre niaiserie du gros Hervieux : «C'était un homme sympathique, très humain, un conteur exceptionnel doté d'une mémoire phénoménale. Il connaissait à peu près tout le monde qui travaillait à Sagard par son petit nom. Il aimait l'art lyrique, mais il voulait surtout faire plaisir à sa femme Jacqueline. Ce qui m'impressionnait le plus, c'était de voir combien ils étaient amoureux après toutes ces années».

Dans ce florilège, les arts plastiques ne sont pas oubliés : «Un des premiers grands mécènes francophones, le premier qui a donné son nom à un pavillon dans notre complexe muséal. Le nom du pavillon Jean-Noël Desmarais, c'est celui de son père, parce que c'était vraiment important pour lui de rendre hommage à sa lignée. M. Desmarais et Power Corporation nous ont fait des dons d'oeuvres de Riopelle et de Pellan, des prêts en art canadien et en art québécois. Il a beaucoup contribué non seulement à la reconnaissance de certains talents québécois, mais aussi à la démocratisation des arts. C'était un homme des Lumières, qui aimait l'art néo-classique, notamment la période Empire, et un passionné d'architecture, ce qui correspond à son destin de bâtisseur. En visitant avec lui l'expo sur Catherine la Grande, j'ai remarqué sa grande culture et son grand intérêt pour l'histoire. Les gens comme lui sont plus grands que nature et ils ont des destins totalement hors normes à l'échelle de la planète», déclare la «péteuse» Nathalie Bondil, directrice du Musée des beaux-arts de Montréal.

Enfin, dans la même voie que la déclaration farfelue de Rozon, celle du «clown de l’espace», le créateur du Cirque du Soleil, Guy Laliberté, qui ne peut s'empêcher de voir Desmarais comme l'un de ses trapézistes :
«Paul Desmarais était un artiste. Son art était l’entrepreneuriat. Il a développé son art pour atteindre les plus hauts sommets. Cette réussite mérite nos applaudissements et notre reconnaissance puisqu’il nous a donné la possibilité à nous, les autres, d’avoir une référence, un guide artistique pour nous développer à notre tour.

Aujourd’hui, je joins ma voix à celles des autres entrepreneurs pour le remercier d’avoir tracé la voie du développement international aux entreprises d’ici.

Paul Desmarais aimait les artistes. C’était un mécène hors du commun qui a permis à des artistes et à des artisans de vivre leur passion.

Aujourd’hui, je joins ma voix à celles de tous ces artistes pour le remercier de ces gestes généreux.

Paul Desmarais souhaitait que nos communautés puissent se développer. En soutenant les nombreuses institutions du savoir et de la santé, il a contribué à notre mieux-être collectif.

Paul Desmarais était un philanthrope. Souvent faits dans l’ombre, ses dons importants ont contribué à créer un monde meilleur.

Aujourd’hui, je joins ma voix et celle de ONE DROP à celles des nombreuses causes et organisations, toutes vouées à bâtir un monde meilleur, qui ont bénéficié de sa grande générosité.

Paul Desmarais a connu des débuts modestes. Sa persévérance et sa passion entrepreneuriale lui ont permis de fonder une entreprise forte, devenue un fleuron à l’échelle internationale. Nous devons être fiers qu’il n’ait jamais oublié le Québec et le Canada et qu’il en était un ambassadeur extraordinaire.

Je remercie Paul Desmarais de sa grande générosité à partager son savoir et ses connaissances, et d’avoir démontré une grande sagesse.

N’oublions pas que nous avons des gens de talent, de grands entrepreneurs, des mécènes, des philanthropes et des mentors que nous devons saluer vivement, car ils tracent la voie aux générations futures que nous souhaitons tout aussi généreuses à leur tour».
C’est ainsi que le vice rend hommage à la vertu.

Ce qui est moins le cas d’un Roger D. Landry, vedette du Temps des bouffons, le film-pamphlet de Pierre Falardeau. Landry parle de Desmarais comme d’un «être d’exception» et de porteur de «vision». Pour lui, Desmarais était «affable, généreux : un homme de cœur plus qu'autre chose. «J'ai eu les meilleures années de ma vie à La Presse», affirme Landry, qui souligne que jamais M. Desmarais n'interférait dans ses décisions, lui déléguant sans concession toute autorité pour mener le quotidien comme il l'entendait». Il reste étrange, toutefois, que la position éditoriale de La Presse a toujours été dans le même sens que celle de Desmarais. Ici, nous sommes en plein dans le mythe de la liberté de la presse et de la liberté d’expression. Ce qui était possible avec des artistes ne l’était pas avec les quotidiens, preuve que Desmarais ne tenait pas pour aussi importante l’implication des artistes que celle des journalistes. Desmarais avait choisi Landry comme il avait choisi Roger Lemelin avant lui; c'est-à-dire comme une paire de chaussures. Il n'y a pas état de s'en plaindre après.

Gilles Loiselle, conseiller personnel de Desmarais, ramène l’image du Pater Familias dans l’apologétique : «De Paul Desmarais, Gilles Loiselle retient avant tout son sens aigu de la famille, son attachement à ses enfants et son amour pour son épouse, Jacqueline. “Sa fameuse Jacqueline! Belle et pétillante blonde de sa jeunesse, qui est devenue sa femme et qui l'a beaucoup aidé. M. Desmarais était un homme un peu timide, audacieux, mais réservé. Jacqueline organisait sans cesse des réceptions et des diners pour lui faire rencontrer des gens d'affaires et ça l'a beaucoup aidé dans sa carrière. Elle était toujours là quand il y avait une décision à prendre. Et, pour lui, Jacqueline, c'était sacré”». «Sa Jacqueline, c’était sacré!» insiste Loiselle. Jacqueline, c’est Jacky. Pour eux, il «avait son rêve : Sagard». Pendant vingt années, Desmarais aspirant architecte avait dessiné l’esquisse d’une house on the hill. Ce n’était encore qu’une vision buccolique de la résidence familiale. Moins organisée que sa vie d’affairiste, le goût de l’art chez Desmarais relève de l’éclectisme, un peu comme Thomas Jefferson. Le domaine de Charlevoix, tout comme la maison en Floride, dont les plans ont été esquissés également de la main de Paul Desmarais, étaient de hauts lieux de négociations d'affaires. Gilles Loiselle rapelle qu’il y venait des gens qu’il rencontrait. C'était «un homme qui tient à être informé. Il était très curieux et mon rôle consistait justement à le conseiller : les biographies, l'évolution des présidences dans certaines compagnies etc. Il a fait réformer un comité multidisciplinaire de chefs d'entreprises et il a échangé avec eux parce que c'était un homme de vision. Il fallait qu'il voit très loin». L'ex-ministre conservateur parle de l'analyse "fulgurante' dont M. Desmarais était capable lorsqu'il se penchait sur des dossiers, des transactions, des acquisitions. «Il pouvait im-
médiatement déceler faiblesses et opportunités, tout de suite il voyait cela. Un génie des affaires et un homme d'une simplicité désarmante et gentille. Plein d'humour». Gilles Loiselle, qui a côtoyé Paul Desmarais sur une période de 60 ans et qui fut pendant les vingt dernières années le conseiller spécial de ce dernier Patron exigeant, M. Desmarais voulait que les choses arrivent à temps, tout en sachant faire preuve de tolérance, explique Gilles Loiselle qui insiste aussi sur la capacité qu'avait son patron de s'intéresser aux gens d'une manière attentionnée. "Je venais de me casser l'épaule sur la glace et lui venait d'être opéré pour le cœur, se souvient M. Loiselle. Quand il est revenu, je pensais qu'il avait failli mourir. Or, la première chose qu'il m'a dite c'est : 'comment va ton épaule? '"...» On le voit, les petites attentions personnelles sont hissées à la hauteur d’une générosité édifiante, un peu comme le camarade Enver Hoxha quand il rappelait comment, en arrivant au Kremlin, la première indication que lui donna Staline fut de lui désigner l’endroit des w.c.

5. Métamorphose d’un affairiste en docte

On ne s’arrête pas sur une si belle lancée. Après la philanthropie, les arts, c’est au tour de l’éducation a perdre un grand protecteur. Philippe Teisceira-Lessard, dans La Presse, parle «d’une grande perte pour le monde de l’éducation au Canada». C’est l’alma mater de Desmarais, l’Université d’Ottawa, qui, par la bouche de son recteur, l’ex-ministre libéral Allan Rock, rend le premier les hommages dus à «l’un de nos plus illustres diplômés». L’un des plus importants pavillon de l’institution, au cœur d’Ottawa, porte déjà son nom. L’infame Guy Breton, recteur de l’Université de Montréal, y va à son tour de sa servilité : «M. Desmarais et sa famille ont été aux côtés de l'Université de Montréal depuis des décennies, a-t-il affirmé par voie de communiqué. Ils ont été des pionniers de la philanthropie au Québec et ont bien compris le rôle transformateur que peut jouer un partenaire de nos établissements. Sensible à la culture, à la science et au pouvoir de l'éducation pour l'avancement de toute la société, M. Desmarais n'a jamais ménagé ses efforts pour soutenir notre université». À McGill, les drapeaux seront mis en berne le jour des funérailles. En 1992, Desmarais y avait reçu un doctorat honorifique. De fait, comme les médailles, Paul Desmarais Sr. collectionnait les diplômes honoris causæ.

L’importance de l’événement, pour ajouter quelques statistiques d’occasion, nous est signifiée par le fait que le nom de Paul Desmarais a été mentionné dans 155 articles dans les journaux du Québec, le jour de son décès, plus que durant toute l’année qui a précédé (104 articles). De même, son nom est apparu trois fois plus souvent que celui de Pauline Marois, au second rang. Pour sa part, Power Corporation est l’entreprise dont il a été le plus question dans les journaux, ce même jour. Son nom est cité dans 86 articles. En temps normal, elle fait l’objet d’environ une mention tous les deux jours. Façon gratuite de se faire de la publicité sur le dos d'un cadavre exquis. Ce que cela nous dit, c’est qu’il y a là une frénésie pour la personne du disparu qui, dans quelques semaines, retournera à l’anonymat.

6. La métamorphose du poète et du philanthrope en cloporte.

Bien entendu, il y a des esprits chagrins peu sensibles aux louanges concernant Paul Desmarais. Ceux-ci trouveront dans le livre publié par le journaliste Robin Philpot le côté sombre du héros du jour. Le quotidien Le Devoir, après le temps de l’apologie passe au bilan, le 15 octobre 2013. Et ce bilan commence par un paragraphe frontal : «Les éloges à l’endroit de Paul Desmarais convergent sur ce que l’homme d’affaires aurait donné au Québec. Mais peu s’attardent sur ce que le Québec et son État ont donné à M. Desmarais. Il y a une réponse courte à cette question : tout!». Desmarais doit bien plus au dynamisme du Québec à s’émanciper de ses liens coloniaux avec le Canada que le Québec a profité de l’immense fortune du magnat. C’est en tant que refuge pour les Canadiens Français hors-Québec menacés dans leurs entreprises par l’influence anglo-saxonne que Paul Desmarais a pu consolider ses activités. Les biographes Peter C. Newman et Diane Francis attribuent l’ascension de Desmarais au fait qu’il était «French Canadian and politically correct». Fédéraliste canadien-français, le Québec restait son refuge ultime au cas où l’establishment de Toronto avait décidé d’avoir sa tête. Ceci explique l’ambiguïté des déclarations de Desmarais concernant l’indépendance du Québec en 1979.

Autre anti-mythe, Desmarais ne fut pas l’entrepreneur qu’on a dit qu’il était. C’était un «bâtisseur d’empire», mais d’un empire financier et non industriel comme il a déjà été proclamé. C’est dans une quête constante de liquidités permettant d’accroître sa fortune personnelle qu’il était engagé. Il n’hésitait pas à utiliser l’État et ses services pour obtenir les liquidités d’une ampleur importante pour acquérir des entreprises déficitaires qu’il remontait en conservant les bénéfices. Yves Michaud, la «robin des banques» et plus tard les Premiers Ministres Lévesque et Parizeau ont dédaigné servir de bailleur de fonds comme le faisaient leurs adversaires libéraux. On ne sache pas que Desmarais en ait particulièrement souffert.

Ses ingérences politiques sont loin d’être toujours honorables. «On parle de la fausse fuite des capitaux en 1967 à laquelle Paul Desmarais a participé pour amener Daniel Johnson à effectuer une volte-face sur l’indépendance après pourtant avoir été élu sur le slogan “Égalité ou indépendance”. Mais on parle moins de la vraie fuite de capitaux du début des années 1990 dont il a été l’architecte, mais cette fois en douceur et sous le nez de son fidèle ami Robert Bourassa. Début 1989, dans la plus importante transaction financière de l’histoire du Canada, Desmarais vend à des Américains pour plus de 2,6 milliards de dollars la Consolidated-Bathurst, joyau de l’industrie papetière québécoise qui avait profité depuis des dizaines d’années des largesses du gouvernement du Québec. Suit la vente de Montréal Trust pour 550 millions. Voilà un pactole de 3 milliards arrachés aux ressources naturelles et à la sueur des travailleurs et travailleuses du Québec». Ce bilan est le plus lourd car il ne fait pas que déstructurer une industrie importante du Québec, il laisse un vide, une tabula rasa en régions, là surtout où les papetières étaient importantes, dans presque toutes les régions forestières du Québec. D’où que le succès financier n’est aucunement une garantie de l’enrichissement économique et qui fait que c’est le Québec, finalement, qui a payé une partie des rêves mégalomanes du si gentil financier. Cette âme pleine de compassion pour les sans-abris. Après 1990, Desmarais n’a plus rien investi au Québec, et s’il se montra si philanthrope et si mécène, ce n’était, comme dit Le Devoir, que «pour amadouer la basse-cour».

Comme il a été dit également, l’art de la gestion chez Desmarais consistait à se protéger tout en risquant des mises audacieuses. «Il a choisi le rôle de minoritaire prospère, comme il l’a expliqué à Peter C. Newman : un modèle oui, mais un modèle sévère avec ses co-minoritaires. Or, lorsque l’establishment canadien lui assénait des camouflets successifs (Argus 1975, Canadien Pacifique 1982), il avait deux options : accepter son statut ou embrasser le credo collectif québécois incarné par les souverainistes - le gouvernement Lévesque a fait des appels en ce sens, notamment sur la propriété du Canadien Pacifique via la Caisse de dépôt en 1982. Son choix a été de rester le minoritaire prospère, probablement par crainte pour sa fortune personnelle mais aussi parce que le projet collectif québécois était foncièrement social-démocrate tandis que lui se disait “résolument conser-vateur” - Ronald Reagan “était le meilleur”, selon lui». Car l’esta-blishment anglophone ne lui a pas été aussi favorable que Desmarais lui-même l’a vanté. Il lui a mis des bâtons dans les roues - c’est le cas de le dire - dans sa tentative d’acquérir le Canadien Pacifique et le C.R.T.C. lui a refusé la prise de contrôle de Télé-Métropole. En retour, c’est avec vigueur qu’il mena la guerre aux grévistes de La Presse en 1971. L’année précédente, le fameux Manifeste du F.L.Q. lu sur les ondes de Radio-Canada le nommait parmi ceux que les «révolutionnaires» qualifiaient d’«exploiteurs» des Québécois. Le conflit syndical à La Presse fut une occasion de justifier l'accusation des «terroristes». Frappé d'un lock-out, le 29 octobre 1971, plus de 10 000 manifestant dénoncèrent Power Corps au journal La Presse. La Confédération des syndicats nationaux (C.S.N.), la Fédération des travailleurs du Québec (F.T.Q.) et la Corporation des enseignants du Québec (C.E.Q.) - le fameux front commun des salariés de l'État -, organisèrent cette manifestation de solidarité qui se solda par près de 200 arrestations. Les affrontements furent d'une rare violence entre policiers de la ville du citoyen Desmarais et les manifestants.

Voilà comment Paul Desmarais en arrive à illustrer la thèse de Jean Bouthillette sur Le Canadien Français et son double, cette personnalité collective schizophrénique, à la fois nationaliste (comme le sont les Libéraux du Québec) et collaboratrice (asservi au fédéralisme «rentable», c’est-à-dire à l'appartenance opportuniste au Canada). D’un côté, le chapeau du colonisateur, de l’autre le fardeau du colonisé. En ce sens, la métamorphose de l’affairiste en cloporte donne bien ce que Wikipedia nous dit du cloporte. Exosquelette à la carapace dure, mais totalement dénué de squelette interne, il se roule sur lui-même lorsqu'il se sent menacé. Ce n'est donc pas une identité fixée capable de mener à toutes ces «créations» artistiques qu'on lui prête. Sagard était sa carapace érigée pour contenir sa mort; son tombeau vivant autour duquel grouillait sa cour de politiciens huppés, d’affairistes besogneux, d’artistes chics et bon genre. À l’inverse, la culpabilité catholique le saisissait et une obole aux sans-abris (c’est-à-dire sans Sagard), pour y trouver leur confort bourgeois, faisait jouer aux pauvres le rôle traditionnel du rachat de l’âme du riche coupable. Là s’arrête le conte de fées et commence la tragédie personnelle.

7. Les métamorphoses aux yeux des quidams.

Le vox pop de La Presse permet de mieux mesurer comment les métamorphoses sont perçus par l’opinion publique. Venant du journal même de Power Corp, on ne peut pas dire qu’une pré-sélection orientée émerge de la chaîne des témoignages apportés par les correspondants du quotidien.

Si on considère les valeurs positives rattachées à la figure de Paul Desmarais Sr, c’est celle du Pater Familias qui émerge en premier. Une lectrice de Thurso (la ville natale de Guy Lafleur, le hockeyeur) : «Les Desmarais véhiculent de vrais valeurs que nos jeunes n'ont pas connu[es]. Celle[s] d'avoir une femme dans sa vie, que les 2 s’unissent pour la vie et former une famille, par le travail ils ont réussi dans la vie. Un vrai contraste avec toues les familles de divorces, de familles reconstitués, de jeunes qui ont perdu le sens réel du vrai amour. Quand dans la vie tu travailles et que tu as des principes et des valeurs et bien le succès est la [sic!]». Nous retombons en plein dans le vieux mythe de la réussite par la fidélité aux valeurs traditionnelles du couple, de la famille et du travail. D'autres débats s’engagent où mythes et contre-mythes s’affrontent parmi les lecteurs.

Une dame, Nicole Langlois de Senneterre écrit, le 9 octobre 2013 : «C'est un deuil, c'est sûr, mais à ma souvenance, les Desmarais ne payaient pas d'impôts ici, leurs actifs étant aux Bahamas! Moi, je paye mes impôts soit 45% de ma paye, et j'aurai bientôt 65 ans, à ma retraite, je n'aurai pas les moyens de payer mes médicaments ni les soins que je pourrais nécessiter. Donc, les riches.....hum». Face à elle, Denis Vincent, de Laval, réplique : «Plus de 30 compagnies, $ 500 milliards d'actifs, plus de 18,000 employés et vous pensez que cela ne rapporte aucun impôt? Vous êtes totalement déconnecté [sic!] ou quoi?» En retour, Sandra Lefebvre d’Anjou réplique «Mme Lamglois parle du holding de M. Desmarais, pas des employés. Ne mélangez pas les choses, vous, non, plus».

Josée Bouchard, de Pointe-Claire aime taquiner le cloporte. «Paul Desmarais a fait construire sa réplique de Versailles à Sagard, situé à St-Simeon comme l'autre magnat de la presse Hearst a fait construire sa réplique de chateau italien à San Simeon en Californie... drôle de hasard. 2 magnats de la presse, 2 châteaux, 2 Saint Simeon». L’archaïsme de Desmarais n’échappe pas à ceux qui savent observer. «Cet homme était plus puissant que le premier ministre du Canada... Le roi est mort - Vive le roi! Mais qui sera donc le prochain roi?» Ce à quoi Raymonde Dupuis, de Québec, rétorque : «L'héritier!». Les Desmarais, comme les Buddenbrook de Thomas Mann n’en sont qu’à la seconde génération, mais déjà la troisième pointe à l’horizon et on peut se demander si la ferveur des affaires la tiendra tout autant. Un anonyme (608675) répond à Mme Bouchard de Pointe-Claire : «Merci Josée, tu me rassure[s] je n'étais plus capable de vivre seul au royaume des taupes!» Sonia Djenandji de Saint-Laurent s'oppose à ce concert négatif : «Hélas, le temps des bouffons n’est pas terminé…» Georges Desmarteaux de Montréal rigole en demandant : «Avait-il un traîneau d’enfant nommé Rosebud ou MonMinou?», plaisanterie coquine en relation avec le film de Orson Welles, Citizen Kane, inspiré de la mégalomanie du magnat de la presse américaine W. R. Hearst. «Citizen Can?Ada? Sonia Djenandji reprend sa critique des impolis : «Ça s'appelle la fidélité dans l'amour! Chapeau Mr. Desmarais! Vous aviez des principes solides qui vous ont aidé à avoir plus confiance en vous et en votre Dieu!» Ce à quoi Raiko Alexandrov Todorov de Saint-Jean-sur-Richelieu réplique : «Je ne vois pas ce que dieu vient faire dans cette histoire». Et Louis Cantin de Eastman de l’appuyer : «Les Québécois voient du bon dieu partout...Un peuple religieux s'il en est... Il y a eu beaucoup de Saint et Sainte au Québec comme en font foie [sic!] tous ces villages (St-Simeon-St-Jean-St-Paul-St-Denis-Ste-Jaqueline-St-Gilles-St-Etc». Le ton gouailleur ici est de mise. Et Georges Desmarteaux revient : «Chameau... riche... chas d'une aiguille... Marc 10, 23. Voilà pourquoi, moi qui aspire à être riche, suis sans dieu, parce que je ne suis pas contortionniste». Comme tous les débats populaires, la dérive finit par conduire n'importe où.

Conclusion

Qui était Paul Desmarais? Un homme d’affaires parmi tant d’autres, dont l’habileté à déplacer les fonds de placement et les capacités comptables avaient permis d’édifier une fortune peu commune au Canada Français. Il n’est représentatif en rien d’une habileté canadienne-française ou québécoise à faire de l’argent mieux ou moins bien que ses voisins anglo-saxons. Il a joué le jeu du capitalisme et il a gagné. Inspiré par les tycoons américains du tournant du XXe siècle : John D. Rockefeller, William Randolf Hearst, Cornelius Vanderbilt et tant d’autres, il a érigé une fortune en jouant «fessier» comme on disait autrefois lorsqu’on jouait au 500. Aventureux mais jamais assez audacieux pour miser tout sur un coup de dé, son capitalisme était bien celui des vieux Français. Il préférait être le plus gros des minoritaires et dominer ses partenaires pour se faire confier des postes de direction. Pingre avec ses employés, il a misé, comme les protestants de Max Weber, sur la philanthropie et le mécénat pour se donner un vernis d’altruisme et de sensibilité artistique. Tous ceux qui gravitaient autour de lui le prirent au sérieux, ignorants qu’il se servait d’eux pour se construire une légende. Ce à quoi ils ont participé avec enthousiasme, le corps à peine refroidi.

À l’inverse, le regard critique posé par l’analyste montre la fausseté du mythe. L’enrichissement par la voie de la finance ne coïncide pas nécessairement avec l’enrichissement collectif; jouer les éminences grises auprès des politiciens au caractère faible et manipulable à volonté conduit à faire voter des lois publiques pour complaire aux intérêts privés; le nationalisme et le fédéralisme sont incom-patibles autrement que par opportunisme avec un coût identitaire élevé; l’archaïsme est une voie stérile lorsqu’il s’agit d’élever la création artistique au rang de l’authenticité et de l’originalité. Sagard, érigé comme un substitut au ventre maternel (mamie Laforest) est aussi un tombeau, comme le symbolisme égyptien nous le rappelle. Tel Edgar Poe, Paul Desmarais s’est aménagé un tombeau à son goût : grandiose, prétentieux, copié/collé d’un modèle étranger, européen, anachronique, kitsch. En ce sens, il perpétue la tentation coloniale que les Canadiens-français manifestaient tout au long du XIXe siècle, en reproduisant ici des modèles réduits de monuments européens : la colonne Nelson de Trafalgar Square, la Cathédrale Marie-Reine-du-Monde sur le modèle du Vatican, l'Hôtel de Ville de Montréal sur le modèle de celui de Bordeaux, ou quoi encore. Tout cela va finir probablement en une sorte de Résidence Soleil pour retraités millionnaires aux goûts de philistins. Comme le roi d’Espagne Philippe II, ce château perdu dans un site enchanteur, où la bibliothèque serait le centre principal, a servi de contemptus mundi afin d’apporter la sérénité à quelqu’un qui l’avait vendue, jadis, pour la modique somme de $1.00⌛

Montréal
15 octobre 2013

Réflexions sur «L'éclipse du savoir» de Lyndsay Waters

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Lyndsay Waters

RÉFLEXIONS SUR «L’ÉCLIPSE DU SAVOIR» DE LYNDSAY WATERS

Publié par un éditeur universitaire, Lyndsay Waters, le pamphlet L’Éclipse du savoir est un regard critique posé par un maître de Harvard sur la crise actuelle de la connaissance générale. Mieux que le numéro de la revue Arguments, dont j’ai déjà fait la critique ailleurs, ce livre pose les vrais problèmes de la culture générale sans se perdre dans les particuliers qui aujourd’hui la constituent.

D’abord, qui est Lyndsay Waters? Médiéviste de formation  (University of Chicago), il est présentement l’éditeur exécutif pour les Humanités à la prestigieuse Harvard University Press. Humaniste dans l’âme – sa thèse portait sur le poète du XVe siècle Luigi Pulci [1432-1484] -, il a également travaillé sur la théorie déconstructiviste de Paul de Man. Auteur de Against Authoritarian Aesthetics : Towards a Poetics of Experience, traduit même en Chine, il s’est depuis longtemps attaqué à ces ouvrages universitaires écrits dans un langage incompréhensible. En ce sens, il s’est confronté à ce courant de la French Theorie fort prisée auprès des universitaires américains. Waters considère que les Humanités sont profondément enfoncées dans un marasme duquel il n’y a pas moyen de sortir. Pour lui, nous assistons à la perte du sens de ce qui touche les gens à travers les arts. «We need to look at affect» et non seulement s'employer à déconstruire des jeux d’effets que le langage, qu’il soit pictural, littéraire ou musical, peut produire sur les récepteurs. Il croit que le moment présent décidera du sort des Humanités, surtout si les jeunes chercheurs commencent à s’opposer aux tendances dominantes depuis des décennies, tendances qui évacuent tout sens critique. Selon Waters, ces jeunes chercheurs sont plus attentifs aux contenus et à l’impression que leurs lectures peuvent exercer sur leur corps et sur leur âme. Contre l’ancien positivisme et le positivisme logique issu de l’École de Vienne, Waters veut réintroduire l’affect comme moyen d’apprentissage de la connaissance, et non seulement dans les Humanités.

De ces réflexions est né ce pamphlet critique de l’enseignement universitaire et de la tyrannie de la publication (Publish or perish) qu’est L’éclipse du savoir (titre original, Enemies of Promise)publié aux Éditions Allia en 2008. Dans cet opuscule, Waters en arrive à conclure que l’enseignement universitaire est devenu le pire ennemi du savoir, à cause de sa stagnation, ses privilèges acquis, l’établissement d’une gérontocratie administrative dont le modèle, qui sert de tête de Turc à Waters, le doyen Stanley Fish, est l’archétype le plus représentatif de l'esprit utilitariste et borné. Fish, auteur d’une thèse sur le poète anglais Milton, est, pour Waters, l’exemple même de la pratique déconstructiviste qui au lieu de rendre Milton accessible aux lecteurs, le détruit à la pièce, le rend méconnaissable même aux initiés et finit par tuer la poésie même du maître aveugle. Il n’est donc pas étonnant que Fish devienne l’archétype de tout ce qui détruit le savoir et la culture en milieu universitaire.

Le premier constat que nous devons retenir ici, c’est que le passage de l’orbite du religieux à celui du commerce a été fatal à l’esprit cosmopolitique de l’université. Waters écrit ainsi :
«Je pense que nous tous, universitaires et éditeurs, avons laissé les marchands pénétrer dans le temple. Nous devons restreindre leurs activités, car nous ne pouvons les mettre à la porte, comme Jésus le fit jadis. Bien sûr, bien des universités sont, pour une bonne part, des entreprises commer-ciales. Il n’y a là rien de choquant. C’est également le cas de beaucoup de nos églises! Elles disposent cependant de moyens financiers qui doivent être bien gérés, ce qui nous incombe. Mais nous avons d’autres obligations – spirituelles celles-là, et non pas financières – qui demandent aussi à être respectées. Ma grande inquiétude, qui découle de la reprise en main de l’université par l’entreprise, naît de la conviction suivante : en laissant les marchands prendre le contrôle du temple, nous avons permis à ceux qui veulent vider de leur sens et par là même profaner ce qu’il y a de bon dans nos livres et nos publications, d’occuper des positions de force dans un certain nombre de domaines, plus particulièrement dans celui des humanités. Je crois que la commercialisation de l’enseignement supérieur a provoqué un arrêt de l’innovation dans les départements où l’on enseigne les humanités à l’université» (pp. 13-14).
Pour Waters, le besoin de publier frôle la pathologie. De publier tout, de tout mais sur rien. De publier au-delà des capacités de lire des récepteurs, de publier jusqu’à la boulimie comme nécrose centrale de la décadence universitaire. Cette nécessité de publier ne repose plus tant sur les livres ou même les thèses que sur les articles  (abstracts) de revues, les conférences et souvent un fast food universitaire indigeste quand il n’est pas carrément corrompu. En fait, même les secteurs durs de l’université (les sciences pures et les techniques) ne publient pas autant que les Humanités. Publier quand on a rien à dire, et surtout quand on prétend à redécouvrir la fabrication de l’eau tiède, est un excès qui ruine les résultats de qualités, autant, selon la loi de Gresham, la fausse monnaie dévalue la vraie.

Venant de la part d’un éditeur de publications universitaires et de l’une des institutions les plus renommées au monde, Harvard, la critique paraît assez étonnante. Du moins, Waters est-il un homme «de l’intérieur» de la machine. On ne peut donc lui reprocher de ne pas la connaître. De plus, c’est avec un regard d’humaniste qu’il scrute les travers non seulement du processus de dévaluation, mais aussi de la gestion de cette dévaluation par l’esprit des gestionnaires des universités actuelles. À travers cette fureur de comptabiliser les publications, Waters n’y va pas avec le dos de la cuiller lorsqu’il affirme que «la tendance à la bureaucratisation de l’université a été mortelle pour les humanités au cours des trois dernières décennies. La bataille contre le livre en Occident est semblable au dégradation des statues de Bouddha à Bâmiyân en Asie Centrale, un geste violent perpétré au nom des valeurs soi-disant supérieures. Il nous faut revenir à la case départ, et nous demander comment naît le désir de s’exprimer, d’écrire ou de publier. Il nous faut nous rediriger vers ce qui compte le plus. Il nous faut oser poser des questions fondamentales, parce que beaucoup de ce qui nous est cher est exposé à un péril mortel» (pp. 14-15). Et Waters n’est pas sans ignorer que l’attaque du 11 septembre 2001 a été commis par les mêmes Talibans qui un mois plus tôt, malgré les suppliques de l’UNESCO, bombardaient les statues de Bâmiyân. La brutalité envers les œuvres de civilisations finissent toujours par se retourner contre ceux qui y accordent le moindre prix.

Au-delà de la crise universitaire ou celle qui frappe plus particulièrement les Humanités, Waters élargit la critique jusqu’à s’en prendre aux notions sacrées de la mesure (lord Kelvin), du libre-marché (des idées) (R. H. Coasse) et à la «machine sociale» (P. Goodman) au nom desquels se sont construites les règles de la gestion universitaire actuelle. Waters rappelle ici la phrase de Stanley Cavell : «un élément de transcendance est indispensable à la motivation d’une existence morale», et d’ajouter Waters, «plus particulièrement pour les chercheurs. L’université a aujourd’hui perdu toute transcendance, et nous sommes en train d’en mesurer les conséquences» (pp. 22-23). En suivant ces règles administratives, Waters démontre que l’Université devient de plus en plus cette tour d’ivoire qu’on était trop souvent habitué à la qualifier. Ses gestionnaires la rendent hostile à l’opinion publique qui la fait vivre de ses subventions par ses taxes et ses impôts, et l’isole de la vie «communautaire» pour la réduire dans des espaces étroits de la production économique. Dans ce contexte, les Humanités ont servi d’âne de la fable et ont subi les contre-coups des mesures budgétaires qui les obligent à entrer dans le jeu d’une production effrénée et d’une compétition inter-universitaire qui ne profite à personne. Les Humanités sont donc menacées en tant que discipline autonome et responsable. Une «production sans souci de réception», ce qui la distingue des productions dans les autres domaines où il y aura toujours des forces armées, des entreprises industrielles, des secteurs de l’ingénérie, de la médecine ou des techniques pour recueillir les résultats des données de la recherche. Le fait de focaliser les publications sur des articles, souvent redondants, plutôt que sur une œuvre majeure qui interpelle l’intelligence à fouiller une pensée plutôt que d’obtenir un résultat «prêt à porter», est le dommage collatéral de cette fièvre de publications journalistiques.
«Le travail de recherche ne devient-il pas une contribution au savoir quand quelqu’un d’autre le lit et s’en empare. Pourquoi, alors, cette hésitation? Parce qu’il pourrait se passer des dizaines d’années avant qu’on en vienne à lire cette thèse en latin soutenue par un certain James Henry Breastedà l’Université de Berlin en 1894, mais, qu’une fois lu, ce travail puisse conduire à la découverte du monde perdu d’Akhénaton. L’effet de savoir se mesure en unités de profondeur, pas de dispersion, de la propagation des ondes que le travail déclenche. La célébrité éphémère est un bien mauvais guide» (p. 36).
Qu’est-ce à dire? Que le résultat des recherches, voire même des publications ne compte plus dans la sélection du personnel enseignant des universités, voire même leurs administrateurs. Seules les réputations surfaites par des listes impressionnantes de titres publiés dans des revues diverses épatent la galerie. En ce sens, et Waters utilise le mot, l’Université est entrée dans une nouvelle période de scolastique stérile où nous ne pouvons qu’espérer, comme durant la Renaissance, voire naître de nouveaux type d’institutions du savoir.

En effet, pour lutter contre la sclérose qui paralysait les universités européennes à la fin du Moyen Âge, de nouveaux types d’écoles, patronnés par des mécènes des grandes cités italiennes et animées par des pédagogues inspirés de la païdeia socratique, ont fleuri dans l’Italie de la Renaissance. Pensons à la Ca’ Zolosa – la Maison Joyeuse – de Vittorino da Feltre (1378-1446) qui considérait que le «but le plus élevé de son existence» consistait à éduquer les jeunes gens pauvres mais doués à l’égal des nobles, de même que les garçons côte à côte avec les fillettes.  Son contemporain, Guarino de Vérone (1370-1460) reprit le programme de Vittorino d’une école «familiale et gaie» où «les étudiants étaient des amis». Lui aussi asseya, sur les mêmes banquettes, côte à côte, des élèves de familles riches et d’autres de familles pauvres. Sa «volonté précisé reste au premier plan; celle de fonder toute préparation spécialisée sur une formation humaine commune. L’Université est une école vouée à la préparation de spécialistes : médecins, juristes, théologiens. Le collège humaniste veut au contraire éveiller l’humanité chez tous les hommes (homnibus humanitatem – pour reprendre les termes mêmes de Guarino)» (E. Garin. La Renaissance, Verviers, Marabout-Gérard, Col. MU # 202, 1970, pp. 114 et 117). C’est à cette transcendance qu’en appelle Waters, mais le grand défaut de son opuscule, c’est qu’il oublie que toutes les institutions scolaires préparatoires à l’université, depuis les premiers écoles, sont déjà toutes ouvertes à la marchandise et à l’esprit de production capitaliste. Dans ce cadre, il est très difficile à l’université d’échapper à une voie déjà inscrite dans la «machine sociale».

Les défauts inhérents à cette option productiviste sont le manque de jugement des administrateurs aussi bien que du personnel universitaire. Si les plus hautes instances du savoir et de la critique en viennent à manquer de jugement sur ce que sont leurs buts précis et les moyens qu’ils emploient pour y parvenir, on ne peut alors que douter de la formation éthique qui y sera donnée. Cela explique beaucoup de choses. Parce que nous vivons dans un monde où les valeurs sont relatives, il est important d’avoir un jugement critique solide qui s’appuie sur des données complémentaires pour accéder à une vision du «tout» harmonieuse et cohérente. La peur du jugement critique se transforme vite en doute perpétuel et en déresponsabilisation des consciences. L’accroissement de l'usage des sophismes dans les professions médicales, juridiques ou de l’ingénérie montre suffisamment comment, d’une part, la déresponsabilité des professionnels renvoie à l’individu qui est souvent inapte à prendre un jugement sain dans des conditions de crises; d’autre part à fermer les yeux sur l’incompétence et la mauvaise formation des recrues. La corruption (légale ou non) sert ici de compensation à des défauts de fonctionnement, voire même de fabrication. C’est dans «la responsabilité universitaire en crise» que Waters voit l’origine d’une diffusion de la déresponsabilité sociale. De ce constat jaillit toute la différence qui peut exister entre le «ventre mou» universitaire (les Humanités) et le «ventre dur» (les sciences pures et les techniques) :
«La quête de ce qui est unique dans le domaine du savoir n’a rien à voir avec la poursuite administrative de “l’excellence”. Quand l’université marche au rythme d’une production taylorisée, il n’y a pas lieu de s’étonner que la prise de décision soit devenue totalement étrangère aux fines particules de la réalité, à cette activité de chiffonnier du chercheur qui fouille la substance matérielle de ce sur quoi repose sa discipline. Et quand toute trace de cette rencontre complexe entre le chercheur et son matériau aura été effacée, alors, dans les délibérations concluant l’évaluation de nos collègues, ce seront les êtres humains eux-mêmes – pas seulement les humanités – qui auront été expulsés du processus cognitif, car seules les solutions techniques seront alors retenues comme solutions sérieuses aux problèmes que rencontrent les individus aussi bien que la société. Ainsi que l’écrit Heidegger, “quand la pensée s’interrompt en glissant hors de son élément, elle compense cette perte en se validant comme techné”» (pp. 68-69).
Ce qui apparaissait, en 2008, comme une voie dérivante de l’université, cinq ans plus tard, est pratiquement accomplie. Voilà pourquoi Waters constate que «les barbares sont à nos portes». Moi, je constate qu’ils sont déjà entrés et bien installés.

Face aux dénis des administrateurs universitaires et à cette sorte de censure qui vise précisément à conserver le statu quo afin qu’aucune recherche avancée ne dépasse les acquis reçus, Waters en appelle à une nouvelle génération de chercheurs, indépendante si possible, qui débloque le goulot d’étranglement dans lequel l’université s’est sclérosée. Bref, il s’agit d’ouvrir les fenêtres : se lancer dans des recherches nouvelles, inusitées, loin des sentiers battus. Retrouver la vocation de synthèse qui justifie pleinement le terme de «docteur», à la différence de celui de «maître» qui en appelle à la spécialisation. Élever toujours le niveau intellectuel et moral de la quête du savoir dont nous subissons actuellement l’éclipse. Il faut de l’audace là où les départements se montrent timorés; de la prudence là où ils se montrent débonnaires. Ces enseignants, ces administrateurs protégés et grassement payés sont devenus les assassins de la conscienceet derrière leur logos ratiocinant, ils étouffent la curiosité et l’enthousiasme de la jeunesse engagée dans la quête du savoir. Tout n’étant plus qu’une affaire de job, de bons salaires, de protections, de réputations. Bref, des choses qui n’ont plus aucune valeur sociale, tant nous savons que les experts qui défilent devant les caméras de télévision pour commenter la politique et le sport sont sur un payrollautomatique des grands réseaux et ne sont souvent pas plus experts dans le domaine que  nous le sommes à les écouter plastronner devant la caméra.
«L’université moderne considère l’organisation actuelle du savoir en disciplines séparées – toutes ces petites résidences renfermées sur elles-mêmes - comme tout aussi inévitable mêmes et naturelle que les catégories du marketing de niche. Le profes-sionnel à œillères qui y est devenu la norme n’a rien à voir avec l’intellectuel avide de lectures qui espère tomber sur un livre qui pourrait changer sa vie. Dans ses pratiques de lecture et d’écriture, le chercheur moderne sait bien qu’il vaut mieux – comme l’éditeur William Germano en a averti ceux qui écrivent des livres dans un essai paru dans The Chronicle of Higher Education– “penser à l’intérieur de la boîte”. Douchez votre enthousiasme!» (p. 115).
Voilà pourquoi les jeunes esprits qui entrent à l’université autrement que pour son miroir aux alouettes, c’est-à-dire assoiffés du haut-savoir, de la connaissance «pure», de la spéculation sur le monde, doivent vite «doucher leur enthousiasme», car ils se verront inscrits dans un processus de traite des diplômes – traite pas toujours honnête et jamais valorisante en tout cas -, où les médiocres ont souvent plus de chances que ceux dont l’esprit est effervescent. Au bout d’une session, la déprime s’installe parmi la «clientèle» étudiante, et pour l’establishment, c’est très bien comme ça. «Après nous, le déluge».

Car il y va beaucoup de l’égoïsme d’une génération qui s’est facilement installée aux postes de commande des universités au cours des années 1970-1980. Ce conflit générationnel auquel fait référence Waters rappelle celui des années 1950-1960. En 1987 paraissait le livre à succès de Alain Finkielkraut– avant qu’il ne devienne une catin de la télé – La défaite de la pensée. C’était déjà un manifeste contre la culture de masse à laquelle l’auteur participe aujourd’hui, non sans enthousiasme. Dénonçant les préjugés, les stéréotypes, les idées reçues et toutes faites, mais surtout la fragmentation du monde, l’auteur y écrivait ceci :
«Autre caractéristique des Temps modernes européens : la priorité de l’individu sur la société dont il est membre. Les collectivités humaines ne sont plus conçues comme des totalités qui assignent aux êtres une identité immuable, mais comme des associations de personnes indépendantes. Ce grand renversement n’annule pas les hiérarchies sociales, il modifie en profondeur le regard que nous portons sur l’inégalité. La société individualiste reste composée de riches et de pauvres, de maîtres et de serviteurs, mais – et cette mutation est en soi révolutionnaire – il n’y a plus de différence de nature entre eux : “Que l’un commande soit, mais qu’il soit clair qu’aussi bien ce pourrait être l’autre, qu’il soit entendu et marqué que ce n’est, en aucune manière, au nom d’une supériorité intrinsèque et incarnée que s’exerce l’autorité” [Marcel Gauchet]». A. Finkielkraut. La défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987, pp. 126-127).
Cette contradiction [l’alternative est simple : ou les hommes ont des droits, ou ils ont une livrée; ou bien ils peuvent légitimement se libérer d’une oppression même et surtout si leurs ancêtres en subissaient déjà le joug, ou bien c’est leur culture qui a le dernier mot] est intéressante lorsqu'on pense en profondeur notre actuel débat autour de la soi-disant Charte des valeurs québécoises. Était déjà posée, comme une intrusion de la barbarie dans la civilisation, la problématique de la valeur des cultures à l’époque où Finkielkraut analysait la défaite de la pensée :
«De nos jours, cette opposition s’est brouillée : les partisans de la société multiculturelle réclament pour tous les hommes le droit à la livrée. Dans leur louable désir de rendre à chacun son identité perdue, ils télescopent deux écoles de pensée antago-nistes : celle du droit naturel et celle du droit historique, et – prouesse singulière – ils présentent comme l’ultime liberté individuelle le primat absolu de la collectivité : “Aider les immigrés, c’est d’abord les respecter tels qu’ils sont, tels qu’ils se veulent dans leur identité nationale, leur spécificité culturelle, leurs enracinements spirituels et religieux” [Père M. Lelong]. Existe-t-il une culture où l’on inflige aux délinquants des châtiments corporels, où la femme stérile est répudiée et la femme adultère punie de mort, où le témoignage d’un homme vaut celui de deux femmes, où une sœur n’obtient que la moitié des droits de succession dévolus à son frère, où l’on pratique l’excision, où les mariages mixtes sont interdits et la polygamie autorisée? L’amour du  prochain commande expressément le respect de ces coutumes» (pp. 128-129).
En quoi cela relève-t-il de la barbarie? En ce sens que ce n’est que du colonialisme inversé, comme l’avait démontré Pascal Bruckner dans son essai Les sanglots de l’homme blanc. Mais, si nous nous arrêtons au cas actuel qui divise les Québécois, nous devons reconnaître la spécificité avec laquelle se présente le problème soulevé par Finkielkraut. La confusion du droit naturel (l’individu prime) et du droit historique (la collectivité prime) se déroule dans un contexte historique ambiguë. Comment refuser le droit historique des immigrants quand nous-mêmes proclamons le droit historique des Québécois à s’auto-déterminer? Accepter le droit historique «à s’émanciper du statut colonial du Québec dans la confédération canadienne» doit-il nécessairement entraîner la négation du droit historique «à bénéficier du knout» dans les cultures migrantes?

Où réside la confusion? «Bénéficier du knout» relève du droit naturel télescopé en droit historique, tandis que s’émanciper du statut colonial canadien relève du droit historique télescopé en droit naturel par la stratégie référendaire. En toute logique, si nous refusons l’assimilation des immigrants (ce qui équivaut à respecter leur droit «naturel») c’est parce que nous avons lutté contre l’assimi-lation à l’anglo-protes-tantisme canadien et craignons de transposer contre nous-
mêmes la légitimité des luttes que nous avons livrés jadis à l’intérieur du Canada au nom du droit historique qui était celui de notre ethnie. Puisque nous voulons une indépendance par voie référendaire, donc en s’adressant aux individus et non à la collectivité, nous faisons de cette indépendance un droit naturel (plutôt qu’un droit historique, ce qu’elle est dans les faits). Alors, nous devrions accepter le «bénéfice du knout» non pas comme un droit naturel mais un droit historique à respecter. Mais puisque deux droits historiques ne peuvent objectivement co-habiter sans créer une structure schizophrénique, ce qui est déjà le cas du Canada qui, lui aussi, revendique le droit historique comme fondement de son existence, le droit naturel à décider de la souveraineté suppose l'abolition du droit historique (présenté par certains comme «naturel») derrière lequel se cachent les cultures migrantes. En ce sens, lutter contre la Charte des valeurs québécoises, c’est lutter pour un droit historique camouflé en droit naturel, tandis qu’approuver la Charte, c’est lutter pour un droit naturel camouflant un droit historique.

En définitive, de deux, nous passons à un nombre incalculable de solitudes. Si, dans l’optique multiculturaliste, nous ne voyons que des droits individuels partout, c’est condamner les immigrants à continuer à «bénéficier du knout» et les Québécois à «bénéficier du statut colonial dans le Canada». Si nous acceptons la position mitoyenne de l’interculturalisme, et ne voyons que des droits historiques cohabitants sur un même territoire sans jamais s’inter-pénétrer, vivant en ghettos indif-férents, sinon hostiles les uns aux autres, c’est toute l’Amérique du Nord britannique qui devient une mosaïque de cultures aux identités diluées. Accepter que le droit historique de la majorité au Québec (par son héritage ethno-linguistique) définisse le droit naturel par son code civil, c’est précisément accepter l’assimilation des minorités ethno-linguistiques à l’intérieur de la société québécoise. Si ces minorités ethno-linguistiques préfèrent le bénéfice du knout, ils iront le chercher ailleurs.

On le voit, la défaite de la pensée annonçait l’éclipse du savoir. Car la pensée se nourrit de savoir et le savoir nécessite une pensée qui creuse, qui approfondit les problèmes humains les plus complexes. Le rejet du projet québécois, qu’importe sa valeur réelle, est le pendant du refus de l’Occidentalisation de la part des immigrants qui veulent bénéficier des mêmes avantages sans souscrire aux mêmes droits ni aux mêmes devoirs qui sont à la source de ces avantages. Devant ces accords entièrement déraisonnables, nous retrouvons une ligne de défense, les journalistes, toutes tendances politiques confondues, qui servent, comme dit Serge Halimi, de nouveaux chiens de garde des minorités dominantes.

Que des journalistes du Journal de Montréalcomme Jean-Jacques Samson ou Lise Ravary expriment la barbarie à l’état pure, faite d’ignorance, d’absence de pensées honnêtes et cultivées, d’arrogance méprisante et autres qualités propres au genre, montrent que l’éclipse de la pensée laisse place à toute une faune de dégénérés intellectuels qui se font des cotes auprès d’un auditoire qui les prennent pour de nouveaux prophètes parce qu’ils exultent leurs ressentiments intérieurs. Contrairement à Julien Benda, nous ne pouvons pas les accuser de la trahison des clercs, puisque ce ne sont pas des clercs. Ce sont des mufles ou des délirantes qui, après avoir appris l’ordre alphabétique par cœur et quelques rudiments de règles de grammaire se sont trouvés, pour pas trop chers, attachés à un pupitre de salle de rédaction. Les clercs qui trahissent, Waters les a bien désigné à travers la nouvelle administration technocratique des universités et des maisons d’éditions. Eux, ce sont les ronces qui poussent dans les champs dévastés.

En tant que «chiens de garde» pour reprendre l’épithète classique de Paul Nizan, ils vont «s’occuper davantage d’encourager l’ardeur des combattants» plutôt que d’oser critiquer les buts et les profiteurs de la guerre. Ils vont mousser le terrorisme d’État en amplifiant les menaces hystériques de «complots étrangers». Ils vont fournir des informations biaisées, confondre leurs propres jugements de valeurs avec les commentaires des «experts». Ces «faux prophètes» évangéliques sont assoiffés de pouvoir, croient en effet que le quatrième pouvoir, celui des média, est le plus fort et peut diriger la masse mieux que les partis politiques mêmes. Se sentant investis de ce pouvoir fantasmatique, ils idolâtrent leur personnalité. Prennent des bains de narcissisme quand on commente, en bien ou en mal, leurs élucubrations publiées dans des journaux à grands tirages ou entendues à des postes de radio dont les ratings sont impressionnants. Un an après avoir craché leur mépris sur les étudiants rebelles pour une bonne cause, on les a vu flatter le macchabée pourrissant de Paul Desmarais à savoir lequel ou laquelle tendrait le plus sa langue pour ramasser les asticots.
«Le journalisme de marché domine à ce point les médias français qu’il est très facile – pour le lecteur, pour l’auditeur et pour le journaliste – de passer d’un titre, d’une station ou d’une chaîne à l’autre. Dans la presse hebdomadaire, cette ressemblance assomme : les couvertures, suppléments et articles sont devenus interchangeables; ce sont souvent les conditions d’abonnement – pour parler clair, la valeur du produit ménager offert avec le journal – qui déterminent le choix du client» (S. Halami.Les nouveaux chiens de garde, Paris, Raisons d’agir, 1997, p. 49).
On le voit, l’éclipse de la pensée universitaire n’est que le stade ultime de l’éclipse de la pensée. Voilà comment aux intellectuels critiques et civilisés – et la civilisation, n’est-elle pas l’adoucissement des mœurs, comme aimait à le répéter Voltaire? – succèdent des chiens enragés portés à la défense des puissances économiques et des autorités politiques qui se cachent derrière ceux qui ont réduit l’université à un Wall-Mart de cours et de produits frelatés.

Ne nous abandonnons pas à la complaisance dans la décrépitude des scoliastes. Waters a raison. Nous ne pouvons espérer qu’en une succession de générations critiques et à des expériences parallèles, authentiques et pour un temps désintéressées. (Ne soyons pas naïfs comme les fondateurs ou les réfor-mateurs d’ordres monas-tiques. Tout finit par décrépir, c’est une loi de la nature). La destruction du savoir a commencé, selon Waters, dès la Seconde Guerre mondiale. Elle a commencé quand les enseignants (à tous les niveaux) ont cédé la vocation pour des conventions collectives bien rémunérées et une protection d’emploi mur à mur. Elle a continué avec la Wallmartisation des universités, avec sa conception bornée et prétentieuse de découper le savoir humain en petites succursales - les spécialisations - qui seraient les franchises exclusives de chacun. Elle s’est diffusée à travers les faux-savoirs que la barbarie journalistique nous assène quotidiennement à travers les journaux, la radio et la télévision. Elle s’accélère avec la mauvaise utilisation des média sociaux qui déstructurent le langage (texto) et vendent les faux prophètes à l’égal des vrais (l’effet Soral). Comme un incendie de forêt, alors qu’il ne reste plus que les tronçons calcinés - la stratégie de la terre brûlée -, les religions importées par les étrangers blottis dans les fourgons du capitalisme n’ont plus qu’à fleurir de leurs fleurs empoisonnées. Je suis d’accord, il faut extraire cette mauvaise herbe avant qu’elle n’empoisonne à nouveau la liberté de conscience, soit par conversion (comme y succombent tant d’esprits désemparés par le manque de spiritualité d’un monde matérialiste inhumain), soit par régression (au retour d’un catholicisme arriéré qui se diffuserait à travers des monseigneurs LaPine ou de nouvelles sectes charismatraques). Reste que le savoir est toujours présent. Présent dans les livres, qui promettent généralement de grandes aventures pour l’esprit. Présent dans les porteurs de cultures qui ont un outillage de penser extraordinaire fournit par la connaissance, par ce savoir auquel l’anti-intellectualisme nord-américain livre une guerre à finir depuis près de trois siècles et qui toujours, comme le Phœnix de la légende, renaît de la cendre des livres brûlés et des paroles censurées⌛
Montréal
22 octobre 2013

Les nouveaux Jetson : P.K.P., Robote et le Parti Québécor

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The Jetsons
LES NOUVEAUX JETSON : P.K.P., ROBOTE ET LE PARTI QUÉBÉCOR


Il est possible que dans un demi-siècle, lorsque
les Québécois se retourneront vers leur passé,
considéreront que les trente années qui suivirent
la date du premier référendum furent les plus tristes,
les plus économiquement pauvres, les plus politique-
ment dégénérées et culturellement les plus grossières de-
puis le temps de Duplessis, et que l’Indépendance
a tout simplement régénéré le peuple québécois.
 
Lorsque j’étais enfant, j’achetais à un dépanneur sur la rue Foch, à Saint-Jean, en face des voies du Canadien-Pacifique, des comic books publiés en France sous l’acronyme S.A.G.E., des éditions qui reprenaient les personnages des dessins animés américains. Parmi eux, il y avait les personnages de Hanna-Barbera, dont les Jetson. C’était les Flinstonesprojetés dans le futur. On y retrouvait la bonne de la maison, pastiché sur le modèle de Hazel (Adèle) en la personne d’un robot femelle. Je sais que dans le dessin animé traduit en France, on l’appelait Rosie, mais dans les comic, elle s’appelait Robote. Dans le premier cadre d’une aventure, Robote recevait un autre robot femelle qui travaillait comme bonne chez les voisins et qui se trouvait prise au dépourvu devant une réception qu’elle devait organiser pour la famille de son patron. Robote lui proposait son aide. Pour la remercier, son amie lui lançait comme ça : «Robote, tu as un cœur en or»; et Robote de lui répondre : «Oh non! Il est en acier inoxidable». Je ne sais pourquoi, mais lorsque je vois Pier-Karl Péladeau s’harnacher au Parti Québécois et manipuler le gouvernement minoritaire de Pauline Marois, j’ai l’impression de revenir dans le monde des Jetson.


I. Les deux options qui se sont présentées aux Québécois pour leur indépendance
Pour comprendre où tout cela peut s’en aller, je rappellerai certains choix qui se sont présentés au cours du dernier demi-siècle où on peut dire que le militantisme indépendantiste a vraiment eu un sens. Entre le R.I.N. qui proposait un choix-choc, une rupture législative et exécutive avec le Canada et le mouvement Souveraineté-Association qui prévoyait le maintien de certains liens «organiques» avec le Canada (souvent on dit «le reste du Canada», ce qui signifie que ce mouvement n’a jamais songé à une véritable «indépendance» d’avec le tuteur confédéral), c’était bien deux options entièrement différentes qui répondaient au manifeste lancé par Daniel Johnson : Égalité ou Indépendance, en 1965. La soumission, puis la digestion du R.I.N. par le mouvement Souveraineté-Association montra assez vite que les deux options ne pouvaient co-exister dans une même formation et le froid établi entre René Lévesque et Pierre Bourgault finit par montrer la porte de sortie au second et avec lui les militants radicaux du R.I.N.. Ce premier schisme devait avoir des effets destructeurs pour l’option indépendantiste.


Une fois exposée l’idée que le Québec souverain partagerait avec «le reste du Canada» de communes institutions (l’armée, la monnaie, les passeports, etc.), la stratégie choisie pour faire avancer le système idéologique fut le scrutin référendaire. Plutôt que l’Assemblée nationale se proclame unanimement, après une élection, gouvernement d’un pays souverain répondant au principe du droit à l’auto-détermination tel qu’exigé par le manifeste de Johnson et reconnu par les nations unies, le gouvernement de ce qui était devenu le Parti Québécois opta pour une démarche «démocratique», c’est-à-dire la voie référendaire, comme si c’était aux citoyens du Québec que revenaient, naturellement, le choix de décider de l’avenir collectif. Personne ne remarqua que c'était mettre la charrue devant les bœufs, sauf peut-être leurs adversaires qui s'en frottèrent les mains. Les individus n’aiment pas décider pour la collectivité, surtout lorsqu’il s’agit de s’affranchir d’un état qui se présente, selon la formule célèbre de Leibniz qui faisait tant rire Voltaire, comme «le meilleur des mondes possibles», au risque de se retrouver pris dans un monde pire. Non seulement la population québécoise pensait cela dans sa sagesse populaire – qui n’en est quand même pas moins frileuse -, mais la plupart des membres du Parti Québécois «itou», et c’est le fin stratège Claude Morin qui influa sur la stratégie dite de «l’étapisme», d’une succession de référendums pour demander, puis pour être bien certains que les Québécois voulaient ce statut de «pays» autonome. De sorte que lorsque le référendum fut présenté en 1980, la majorité se porta pour le Non et laissa derrière elle un parti politique frustré, revanchard et décidé à faire payer à la population ses propres hésitations, ce qu’il fit peu après.

La stratégie référendaire est une stratégie maladroite et inadéquate pour un projet indépendantiste. Première chose, le concept de «souveraineté-association» contient cette insolence qui consiste à affirmer la souveraineté À CONDITION que le reste du Canada consente à une forme ou une autre d’association à laquelle il aura droit de participer (c’était le moindre qu’on pouvait lui offrir!). Évidemment, le chantage affectif (qui relevait du manifeste de 1965 de Johnson) et la prise en otage du «reste du Canada» pour se faire reconnaître légitimement souverain sont des non-sens politiques sans précédent dans l’Histoire. Que les résultats soient condamnés à l’avortement pour la suite des temps devenait incontestable. Même un référendum gagnant (à 50+1%) ne garantit pas que quelques années plus tard la même stratégie serve à ramener le Québec dans le Canada par un référendum fédéraliste humiliant à 50+1%. On ne «se sépare» pas pour se recoller après. Comme l’avait dit le chef du Parti Socialiste français, François Mitterand, au délégué du Québec à Paris, Yves Michaud : on proclame son indépendance puis on signe des ententes avec les pays qu’on veut par après. C’est la politique même du «bon sens».

Pourquoi a-t-on écarté tout autre option pour focaliser le processus de souveraineté à la seule stratégie référendaire? Parce que l’option indépendantiste restait fort minoritaire dans l’ensemble des sondages. On voulait un processus «démocratique» qui viserait à ne bousculer personne au sein de la grande «famille» québécoise. C’était se condamner à une stratégie angélique, mais en politique l’angélisme n’a pas sa place. Il fallait choisir entre une action fondatrice porteuse de mythèmes ou un long processus stérile et plutôt infamant par les résultats qu’il obtiendrait. C’est ce dernier choix qui l’emporta. Obtenir par un référendum la souveraineté, les mains propres.

Il est impossible de passer sous silence le fait que la montée du néo-nationalisme québécois des années 1960 n’était séparée que de vingt ans du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale qui avait été engagée au nom du nationalisme, de l’ethnocentrisme racial et du droit historique. Aussi, les philosophies qui avaient donné naissance aux mouvements fascistes et nazis étaient-elles tenues responsables des produits dégénérés qu’elles avaient engendrés. Le jeune journaliste René Lévesque, qui avait été parmi les premiers occidentaux à pénétrer à l’intérieur des camps de la mort en 1945, était revenu avec une hantise des conséquences terribles qu’un chauvinisme ethnique pouvait engendrer. En ce sens, il partageait la crainte des libéraux de l’époque (les Jacques Hébert, Jean Marchand, Pierre Elliott Trudeau) des effets sociaux d’un nationalisme réactionnaire. Tout le radicalisme que représentait le F.L.Q. et son aile politique, le R.I.N., lui apparaissait dangereux et il ne pouvait qu’œuvrer à l’intérieur d’un parti qui aurait assaini ses rangs de tout aile extrémiste. Là où l’audace était exigée, la hantise panique d’un dérapage vers l’extrémisme versait un venin neutralisant qui explique, non pas à lui seul certes, l’impossibilité de donner un dynamisme social au projet souverainiste. La fixation du système idéologique péquiste sur la nécessaire association avec un Canada dont on ne peut ni ne veut faire le deuil provient également de ce fantôme, non encore refroidi dans la conscience des Québécois, d’un Canada qui n’est plus celui dont on parlait à la petite école. L’incapacité de préciser un contenu, une utopie, à ce projet souverainiste au-delà des réajustements institutionnels, neutralise toutes communications affectives afin que les Québécois votent au référendum d’une manière avant tout rationnelle et froide. Cette hantise panique de voir les affects prendre le dessus sur la stratégie référendaire et conduire à d’autres moyens pour accéder à la souveraineté a été encore plus importante dans l’auto-neutralisation du militantisme québécois pour l’indépendance. Si on considère que René Lévesque trouvait le nom de «Parti Québécois» trop audacieux, on mesure déjà toute la gêne qui allait entraver les deux campagnes référendaires de 1980 et 1995. Parce que les troupes fédéralistes vendaient l’attachement au Canada assorti de la peur de perdre des avantages individuels (pensions de vieillesse comme allocations familiales) et de la crise économique qui devait (supposément) nécessairement s’ensuivre, la force se rangeait du côté des fédéralistes. Contre les affects mutilés, la raison a finalement eut gain de cause et la raisonétait du côté du Non.

II. Des formes d’accessibilité à l’indépendance nationale

On le sait, par le passé, aucun peuple n’a procédé de cette façon pour accéder à la souveraineté. Les Américains n’ont pas voulu la guerre d’Indépendance, il a fallu une minorité créatrice prise en étau entre la fidélité à la métropole britannique et l’incurie du Parlement anglais à lui donner satisfaction pour voir la population américaine, blessée dans son économie et son orgueil, prendre les armes et s’obliger à la démarche indépen-dantiste. Une fois l’indépendance accomplie, on tenta une première forme de gouvernement confédéral, décentralisée certes mais où les États refusaient les responsabilités qui leur incombaient. Aussi organisa-t-on en 1787 une convention à Philadelphie qui accoucha d’un statut fédéral qui entra en vigueur en 1789. La nouvelle Constitution américaine (We the people) est à la fois la plus vieille constitution moderne et, malgré le Bill of Rights ajouté par Jefferson – les amendements -, est restée celle qui est toujours en vigueur.

Le mouvement des nationalités en Europe, en 1848, entraîna une flambée de révoltes inspirées des révolutions françaises : à Vienne, à Budapest, en Pologne, en Allemagne morcelée et dans l'Italie des duchés. L’Allemagne et l’Italie n’étaient pas encore des «nations» dotées d’un État central. Ce «printemps des peuples» conduisit à un échec généralisé à partir duquel les systèmes fédératifs vécurent leur été de la Saint-Martin à travers des constructions bizarres comme l’Empire austro-hongrois ou des ligues comme celle de la Confédération du Rhin. Toutes ces cités-états ou ces principautés gravitaient autour de grandes capitales : Rome, Vienne, Berlin. En Italie, c’était le royaume de Savoie, situé à la frontière de la péninsule et de l’hexagone français, qui décida de tenir tête à la fois à l’empereur d’Autriche et au pape pour former un État italien autonome. On ne demanda pas aux Italiens ce qu’ils en pensaient. On s’appuya sur des groupes libéraux qui, dans les différentes cités de Milan, de Venise, de Naples et de Rome, nourrissaient des mouvements de militance nationale pour mener à bien la réalisation du projet. Un premier essai militaire par le roi Victor-Emmanuel II conduisit à un échec. C’est alors que son ministre, Cavour, décida, à l’exemple d’Archimède, de saisir l’Italie par l’extérieur. À Plombières, Cavour rencontra l’empereur des Français, Napoléon III, et conclut une entente contre l’Autriche. Lorsque la Savoie se confronta à nouveau militairement avec l’Autriche, le jeu diplomatique appuya les forces armées menées par Garibaldi. De là naquit le royaume d’Italie qui, au cours des années suivantes, s’imposaauprès de la population réticente. Comme devait dire si justement un homme d'État, Massimo d' Azeglio : «l'Italie est faite, il reste maintenant à faire les Italiens».

En Allemagne, le processus fut différent. Ici, c’est par une union économique, le Zollverein, que les différentes principautés et villes libres de la zone rhénane s’associèrent au royaume de Prusse. Le roi Guillaume Ier choisit Bismarck comme chancelier. Bismarck, appartenant à la vieille caste des junkers, était loin d’être un romantique bercé par les aspirations nationalistes. Comme Cavour, c’était un homme d’État pragmatique, pratiquant la realpolitik de la Raison d’État à la Richelieu qui fait fi de toutes les aspirations ou les scrupules stratégiques pour parvenir au maximum de puissance de l’État. Une fois le Zollverein implanté, Bismarck fit jouer le rôle naturel de la Prusse qui était celui de l’attraction de l’État le plus fort. Toutes les petites principautés et villes franches furent associées étroitement à l’armée prussienne pour défaire ses ennemis successifs afin de ramener les États de l’Allemagne du Nord dans le giron de la Prusse. Tour à tour, le Danemark, l’Autriche puis la France furent vaincus et mis au pas par la puissance «démoniaque» du chancelier qui offrit le IIe Reich au roi en Prusse sur un plateau d’argent dans la galerie des Glaces de Versailles. L’Allemagne commença sa carrière moderne par un gouvernement ultra conservateur mais qui, inspiré par le socialisme de Lassalle, castra les mouvements socialistes en concédant aux Allemands des politiques sociales qui ne pouvaient que rallier les Allemands suspicieux à l’idée de la nouvelle nation qui venait de leur être offerte par un lion audacieux doublé d’un fin renard.

Dans le cadre de l’empire autrichien, c’est la Hongrie qui, en 1848, fit le plus trembler le gouvernement de Vienne. La campagne de propagande de Louis Kossuth pour l’émancipation des Hongrois, menée à travers le monde, eut pu réussir si les Hongrois n’avaient pas, saisis entre les puissances slaves et les puissances germaniques, reculés au dernier pas pour préférer se réconcilier avec l’empereur. Pendant près de vingt ans, Vienne et Budapest vécurent en se regardant comme chiens de faïence jusqu’à ce qu’on convienne de donner à la Hongrie un statut royal semi-autonome. Il y avait un parlement hongrois, indépendant de celui de Vienne, mais l’empereur d’Autriche devenait roi de Hongrie. C’était la réalisation de ce vaste empire du Danube, regroupant des minorités nationales de toutes ethnies, de la Bohême à la Vénétie, des frontières de la Suisse à celles de la Russie. L’empire d’Autriche-Hongrie était formé …en 1867.

Si j’ai tenu à rappeler ces différents processus d’accès à la souveraineté politique de nations européennes au XIXe siècle, c’est pour que l’on saisisse mieux les différentes approches qui se présentent à nous si les Québécois tiennent sincèrement à accéder à un État de fait d’une population qui a la pleine auto-détermination de son destin. Cesser que les mots restes des formules pour devenir des réalités historiques tangibles.

III. Des dangers d’user la démocratie dans un processus nationalitaire

Dans aucun cas que nous venons de citer la démocratie a joué un rôle quelconque. Bien au contraire, c’est la proclamation des États souverains qui a entraîné le développement de la démocratie. La France avait vu sa démocratie renversée par le coup d’État du 2 décembre 1851 par le prince-président élu Louis-Napoléon Bonaparte qui, en vue de restaurer l’Empire, fit arrêter une partie importante de la députation, entérinant le tout par un plébiscite (truqué) qui lui donna une majorité écrasante. En Angleterre, la démocratie restait censitaire. Il fallait un montant de revenu fixé par le Parlement pour accéder au droit de vote. À l’exemple de la «mère des Parlements», le Canada n’a jamais officialisé le principe de la démocratie au suffrage universel. Ce n’est que par la diminution progressive du taux du cens - jusqu’à ce qu’il ne représente plus rien qu’un montant symbolique -, que le suffrage universel s’est imposé comme mode de gouvernement. Bismarck s’inspira du conservateur Disraeli pour organiser le système démocratique allemand afin d’utiliser l’esprit conservateur du peuple pour asseoir la puissance de la monarchie prussienne sur l’Allemagne.


Or, au Québec, ce n’est pas l’État québécois qui a créé la démocratie, mais la démocratie qui l’a précédé. Les Pères de la Confédération, se constituant en légitimité suite au scrutin du Canada-Uni, pouvaient, sans perdre leur légitimité, proclamer la Confédération unilatéralement, sans passer par une consultation populaire. Ils n’avaient qu’à finaliser l’accord avec Londres, la métropole de l’Empire. Ce qui se fit sans véritable problème. Dans la situation où le Parti Québécois s’est toujours senti placé, le respect de la légitimité démocratique a empêché, invalidé, écarté le principe du «coup d’État» qui était la troisième option stratégique de l’accession à l’indépendance. Le venin, qui neutralise l’action décisionnelle de ce parti lorsqu’il s’agit d’accomplir ce pour quoi il a été fondé, le rend inopérant sur le plan historique. Face à lui, le Parti Libéral n’est qu’un parti qui sélectionne les opportunités pour ses commettants. C’est ainsi que la proclamation d’indépendance unilatérale par le gouvernement Québécois qui s’est offerte à la suite de l’échec des ententes du lac Meech en juin 1990, eut été l’occasion pour le Premier ministre du temps, le libéral Robert Bourassa, de réaliser un coup de force, ce «coup d’État», devant l’affront canadien. Mais son manque de courage et les intérêts financiers qui le manipulaient l’empêchèrent de franchir le Rubicon, éteignant le tout par une oraison rhétorique fort goûtée, mais qui se révélait une abdication complète devant l’impasse constitutionnelle : la signature par le Québec de la Constitution rénovée de 1982. Cela dit, il n’est pas évident que si le Premier ministre de l’époque eût été péquiste qu’il aurait agi autrement. Un Jacques Parizeau sans doute, mais sûrement pas un Bernard Landry. Un Lucien Bouchard? Peut-être, mais il se serait sans doute ravisé assez vite, considérant que la colère est une bien mauvaise conseillère en matière politique.

À cela, ni la déprime post-référendaire de 1995, ni les gouvernements successifs des deux partis durant près de 20 ans ont changé quoi que ce soit. Les dissensions au sein du Parti Québécois ont plutôt révélé la fragilité du leadership une fois les ténor des années 70 disparus de la scène. La seconde génération de péquistes, celles d’administrateurs et d’hommes d’affaires au teint blafard à barnicles et à barbichettes, n’avait rien du charisme des premiers leaders du parti. La troisième génération a amené des faiseurs comme André Boisclair, des délirants comme Bernard Landry et la «comtesse» Pauline Marois qui ont donné à ce parti une allure de Grand Guignol. Dans cette longue chronique interminable d’une mort annoncée, les événements ont joué pour donner un souffle ultime à ce parti qui n’est plus aujourd’hui que l’ombre de ce qu’il a été dans ses meilleures années 1974-1980.

C’est donc dire que la démocratie a toujours joué contre l’affirmation de la souveraineté québécoise. D’abord en ne se manifestant pas lors de la proclamation unilatérale du Canada. Ensuite en se refusant à franchir le Rubicon du Coup d’État parlementaire (et non militaire) qui était offert sur un plateau d’argent par la faillite du long processus d’ententes négociées entre le gouvernement du Canada et le gouvernement du Québec. En s’en remettant toujours à la démocratie, l’impasse constitutionnelle est demeurée au point que c’est par la voie britannique de la traditionplutôt que par la signature de l’acte constitutionnel que l’inclusion du Québec s’inscrit dans la Constitution canadienne alors que cette mesure de laisser aller est pleinement un refusdémocratique de la part de la population. La paralysie de la vie nationale et démocratique du Québec, la stagnation des institutions qui tendent à se corrompre et à perdre leur vitalité, l’émigration des «cerveaux» remplacés par une immigration manuelle et résistante à l’intégration, ajoutent aux problèmes essentiels. Plutôt que travailler à promouvoir et à meubler l’idée d’indépendance du Québec, le gouvernement du Parti Québécois se perd dans des valses hésitations sur une charte qui se limite à un seul élément – l’égalité homme/femme – qui la fait apparaître comme une offensive contre les musulmanes du Québec. On ne peut patronner une entreprise aussi importante d’une façon aussi maladroite et suicidaire. Il faut croire que la servitude sied bien aux Québécois et qu’ils s’en contentent aisément.

IV. Les nouveaux Jetson

On ne peut donc obtenir simultanément le beurre et l’argent du beurre. Ou plus précisément, on ne peut obtenir l’indépendance qu’en plaçant, pour un temps, la démocratie entre parenthèses. Pour sortir de l’impasse calcifiée depuis l’aspiration angélique de la souveraineté-association aux conditions rassemblées pour un référendum gagnant et autres stratégies débiles, il n’y a pas d’autres moyens que de corser le mouvement historique au moment où toutes les conditions semblent les plus favorables, au mieux, s'activer pour organiser leur rencontre.


Présentement, le gouvernement minoritaire du Parti Québécois a trouvé un souteneur en la personne du tycoon millionnaire Pier-Karl Péladeau (né en 1961). Son père, Pierre Péladeau, a monté sa fortune dans le monde des média. Québécor et ses entreprises affiliées concentrent un grand nombre d’entreprises médiatiques : Journaux populistes (Journal de Montréal, Journal de Québec) ou de vedettes; bailleur de fonds du prestigieux journal Le Devoir; propriétaire du réseau TVA érigé sur les fondements de Télé-Métropole, une télévision à grand publique. Enfin, le réseau de cablo-distribution Vidéotron où l’on retrouve la chaîne Illico et d’autres postes, le tout lui rapportant une fortune qui était évaluée, en 2010, à $670 millions. Avec une telle fortune et positionnés dans le quatrième pouvoir, Érik et Pier-Karl Péladeau sont en mesure d’influencer fortement l’avenir du Québec.

Jusqu’où vont les ambitions politiques de Pier-Karl Péladeau? Choisira-t-il, comme les Desmarais qui tirent les ficelles de la politique des Partis Libéraux (aussi bien fédéral que provincial), de rester discret et effacé? Ou bien s’engagera-t-il directement dans la politique active. Son père avait été l’un des seuls hommes d’affaires du Québec à soutenir le référendum en 1980 dans le camp du Oui. En mars 2013, Pier-Karl s’est départi de ses postes de direction des entreprises Québécor pour «offrir ses services» à la Première ministre Pauline Marois. Elle lui a confié la présidence de l’administration du joyau de l’énergie québécoise : Hydro-Québec. Homme d’influence ou femme sous influence?

Pour comprendre un peu mieux le caractère politique de Pier-Karl Péladeau, il vaut de mentionner que l’intérêt pour la chose politique remonte à ses années universitaires. Diplômé en philosophie de l’Université du Québec à Montréal, puis en Droit à l’Université de Montréal, le jeune Pier-Karl, à ses vingt ans, se promenait dans le quartier latin avec sa casquette lénine et s’affichait pour l’un des Partis communistes les plus étroits d’esprit et des plus violents. Du marxisme-léninisme de sa jeunesse, il ne peut ne pas avoir appris le sacro-saint principe du centralisme démocratique, cette forme vicieuse qui consiste à légitimer la parole et les décisions des dirigeants du parti au fait qu’ils représenteraient légalement l’ensemble des membres. Une fois au pouvoir, comme en Russie ou en Chine, le gouvernement étend le centralisme démocratique jusqu’à identifier le citoyen avec le militant du parti, d’où l’aspect totalitaire des régimes communistes qui fait fi des volontés individuelles. Cet esprit centralisateur des anciens cocos qui anime Péladeau se retrouve également chez un autre leader politique néo-nationaliste passé par les partis communistes des années 70, Gilles Duceppe, ex-chef du Bloc Québécois à Ottawa.

Paradoxalement, l’Occident a conservé et jumelé le pire du capitalisme sauvage et du communisme soviétique; c’est-à-dire l’économie néo-libérale et la politique du centralisme démocratique. On les retrouve aussi bien dans les partis politiques que dans les syndicats. La direction décide avant de consulter ses membres et lorsque vient le temps de les consulter, ceux-ci doivent accepter, sans trop les critiquer, les décisions de la direction. La ligne de parti, que ce soit chez les Libéraux, les Conservateurs, le Parti Québécois, Québec Solidaire ou la C.A.Q., repose sur ce même principe. La dissidence des députés ou des membres n’est autorisée parcimonieusement que sur des enjeux sans importance. La plupart du temps, la machine partisane s'accroche après l'engin. Les centrales syndicales fonctionnent de même. La direction syndicale décide et les travailleurs acquiescent. Toute résistance est vaine. Les oppositions, critiques, et reproches, sont difficilement supportés. La direction «démocratique» circule donc dans un sens : du haut vers le bas, comme une nouvelle féodalité post-moderne où la bureaucratie aurait pris la place de la vassalité. Avec le temps, la direction s’érige au-dessus des «masses» qu’elle en vient, naturellement, à mépriser.

Pier-Karl Péladeau dirige Québécor selon ce même principe. L’ancien paternalisme exercé par son père a cédé la place à une direction bornée et méprisante des employés de ses entreprises. Le long conflit inauguré par un lock-outau Journal de Montréal(2010-2011) a montré le style de gestion qui est celui des Péladeau. Répondant aux défis lancés par les nouvelles technologies de l’information, l’informatique et les appareils numériques, la rationalisation des entreprises Péladeau exigeait des coupes sombres dans le personnel et les dépenses. Sa réaction, en apparence, était conforme au coup que Power Corp. assénait au même moment à La Presse. La pensée économique de Pier-Karl Péladeau est aussi entièrement néo-libérale que celle qui fait rouler l’économie de marché en Amérique du Nord. Comme les Bouchard, Landry, Legault, Marois et autres, s’il s’engage directement ou obliquement dans la voie indépendantiste de l’État québécois, ce ne sera pas par amour des Québécois qu’il s’y engagera, mais pour l’amour de l’État du Québec, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Car Pier-Karl Péladeau est un homme intelligent, ambitieux, qui aime exercer sa poigne. Il a combattu sur le terrain financier des entreprises comme Bell ou Radio-Canada pour obtenir la place qu’il voulait dans le marché des télécommunications. Du Télé-Métropole montréalais à TVA qui déborde les frontières du Québec, il tient sa place parmi les câblo-distributeurs avec sa chaîne en diffusion continue, LCN, sur l’ensemble du Canada. C’est ainsi qu’il affronte la chaîne concurrente de RDI. La langue ne pose pas de barrière dans les affaires de Péladeau. En 2007, il se porte acquéreur du groupe Osprey Media, l’un des plus importants éditeurs de la presse anglophone, ce qui fait de lui le plus grand éditeur de journaux au Canada. Il établit parallèlement un LCN anglophone, Sun TV News. Tous ces réseaux font la propagande de l'idéologie libérale néo-conservatrice.

Le néo-conservatisme est donc accepté par Pauline Marois comme étant, mieux qu’une prétention humoristique à une social-démocratie qui ne veut plus rien dire, la doctrine économique du Parti Québécois. La question qui se pose maintenant est la suivante. Jusqu’où les ambitions politiques mèneront Pier-Karl Péladeau aux commandes du Parti Québécois, qui semblerait de plus en plus s’appeler, dans l’esprit des cyniques, le Parti Québécor? Nos nouveaux Jetson, Pier-Karl et sa lumineuse épouse, July Snyder, qui partage également des ambitions populistes en ayant mis sur pied le mouvement des Janettes en vue de se porter à la défense de la Charte des valeurs québécoises proposée par le Parti Québécois, réduiront-ils le pouvoir exécutif du gouvernement en simple robot d’une démarche qui irait vers un accomplissement du programme du Parti Québécois qui est l’Indépendance? À ce titre, nos Jetson seraient à même, une fois parvenus au pouvoir, d’oser faire ce devant quoi Robert Bourassa a reculé d’effroi en 1991 : le coup d’État.

V. Technique du Coup d’État

La chose n’a jamais paru aussi probable que depuis ce temps. L’étiolement de la solution référendaire et l’attente messianique des conditions gagnantes ne font plus rêver personne. Péladeauest un homme qui rassure les milieux d’affaires tout en étant porté à la fois par une ambition de pouvoir, de contrôle, de décision, et l’aspiration qui animait son père, l’indépendance du Québec. Son centralisme démocratique lui permet de briser les reins à toutes ces dissensions qui ne cessent de surgir au sein du Parti Québécois. Assujettir les militants à son aspiration politique et à sa gestion comme il a assujetti les employés du Journal de Montréal en les forçant par la loi là où les négociations de bonne foi ne parvenaient pas à obtenir les résultats voulus, tel serait sans doute le mode de gestion non seulement du Parti mais d’un gouvernement du Parti Québécois décidé pour de bon à faire l’Indépendance.

Les motivations, si ambitieuses soient-elles, ne suffisent toutefois pas à un tycoonpour prendre le pouvoir et surtout s’y maintenir. Outre le fait qu’il est rare que des hommes d’affaires se mettent à l’avant-plan dans les gouvernements, encore faut-il qu’ils se dotent d’une stratégie purement politique. La génération de politiciens qui accompagna Robert Bourassa lors de son retour au pouvoir dans les années 1980, des libéraux influencés par le thatcherisme, voulurent gérer l’État québécois comme un immense Provigo. Leur échec a été aussi cuisant qu’il fut rapide. S’il est possible de réduire le Parti Québécois en Parti Québécor, ce sera une autre affaire avec l’État du Québec. Les États sécrètent généralement une fierté parmi ceux qui l’incarnent qui dépasse et se différencie à la fois de ce qu’une entreprise d’affaires, si grande soit-elle, peut générer chez ses dirigeants exécutifs. Voilà pourquoi, le narcissisme des Péladeau et Snyder les engage volontiers à se mêler d’affaires politiques. La couleur des partis vient en second plan, mais l’aspiration politique elle-même dépasse la partisanerie. Pier-Karl Péladeau ne fera pas de politique autrement que pour décider, ouvertement ou secrètement, des décisions qui marqueront définitivement l’histoire du Québec. C'est en ce sens que s'opérera le renversement de Pauline Marois, qui pour rester chef du parti et accomplir ses ambitions personnelles, devra se livrer à sa propre «robotisation».

Il ne suffit pas de prendre le pouvoir à la suite d’une élection démocratique pour prononcer automatiquement l’accession à l’indépendance. S’il est bon, dans un premier temps, d’écarter l’idée d’élections-référendaires, il faut, dans un deuxième temps, saisir toutes les dispositions du pouvoir qui autorisent l'ouverture à toutes les stratégies disponibles pour accéder au but. Il serait mieux de commencer par disposer nos pions à l’étranger. Non pas en en appelant à des souvenirs lointains en France ou à la quête de la liberté des Pères Fondateurs américains. Ces naïvetés sont d’une autre époque. Il faut entendre question d’argent pour tisser des liens avec des États afin d’obtenir, sinon leur intervention favorable dans la balance internationale, du moins qu’ils n’entravent pas l’affirmation du Québec. En ce sens où, comme en 1837, les États-Unis n’ont pas intérêt à se mêler des questions intérieures du Canada, les liens de confiance qui unissent la clientèle du Nord-Est des États-Unis avec le Québec producteur de matières premières et de ressources naturelles joueront beaucoup plus que les paranoïas qui portent, de toute façon, le gouvernement américain à surveiller ce qui se passe dans la cour des gouvernements étrangers, même alliés. Il faut isoler l’État canadien de tout support étranger dans ses tentatives de subversion du processus indépendantiste. La multiplication des relations commerciales, sous le chapeau même du libre-échange Canada-Europe ou des ententes commerciales Canada-Chine, doit servir à accentuer les échanges plus particuliers entre le Québec et les entreprises européennes ou chinoises. Nous devons leur apprendre que le libre-échange avec le Québec est une chose différente du libre-échange avec le Canada. Et, pour ce faire, il faut un nouveau dynamisme des entreprises québécoises dans différents secteurs de la production agricole et industrielle, quitte à se marginaliser des ententes signées entre Ottawa et Washington ou Bruxelles. Faire comme les Américains : protectionnistes à l'intérieur, libre-échangistes vers l'extérieur. Ce que les ententes canadiennes nous empêchent de réaliser présentement.

L’offensive ou la résistance militaire n’est plus au XXIe siècle ce qu’elle était au XIXe. Si l’armée canadienne a été appelée à résoudre des conflits intérieurs au Québec, que ce soit durant les crises de la conscription, en octobre 1970 ou lors de la crise d’Oka en 1990, il est difficile de confronter de front une armée nationale comme celle du Canada devant un peuple désarmé, surtout un peuple occidental. Le discrédit du Canada serait rapidement suivi d’une condamnation dans le reste du monde. Vient alors la bonne vieille subversion interlope, la levée de groupes terroristes financés et armés par Ottawa (ou même avec la complicité de Washington). L’exaspération de fédéralistes fanatiques, des actions commises par des factions turbulentes clandestines contre les symboles ou les édifices gouvernementaux, ayant recours peut-être même à des attentats de masses pourraient intimider aussi bien qu’outrager la population québécoise, reprenant la guerre civile contre les terroristes eux-mêmes. Mais, on le sait depuis le coup de la Brink’s, c’est par rapport à l’économie québécoise que se jouerait une guerre entre le Canada et le Québec indépendant. C’est donc sur les marchés internationaux que se livrera la guerre d’Indépendance du Québec. Je pense qu’un homme d’affaires de la trempe de Péladeau peut très bien le concevoir.

Il faut donc consolider les milieux d’affaires québécois, miser davantage sur une complémentarité des entrepreneurs moyens et petits, en région comme dans les grands centres urbains, afin de reconstruire une force économique contre les puissances financières qui resteraient inféodées aux intérêts fédéralistes. C’est par la variété d’une bonne harmonisation mieux qu’une concentration de quelques ténors des holdings multinationaux qu’une véritable puissance économique se définit. La richesse commence par la production et non la spéculation. Ce que nous avons à échanger vaut mieux que le fricotage des capitaux en intérêts magiques. L’indépendance du Québec doit se penser, comme au XIXe siècle, comme la création d’un marché québécois intérieur. Le marché québécois de jadis s’est dissous à la fin du XXe siècle. Le Québec est devenu une banlieue de plus en plus pauvre de Toronto et de New York. Il faut donc «repenser le Québec» comme un ensemble de régions à la fois productrices et transformatrices, avec travailleurs ou par automation, capables d'assurer un rendement vers la plus grande auto-suffisance possible, police d'assurance contre les mauvais coups qui lui seraient portés sur les marchés mondiaux par des entraves canadiennes. Les autres pays respecteront le Québec dans la mesure où il peut se montrer un partenaire ou un adversaire sérieux sur le plan mondial de l’économie. Pour le moment, c’est ce qu’il faut reconstruire et sans quoi, toute stratégie d'indépendance est vouée à l’échec.

La politique du centralisme démocratique apparaît, malheureusement, indispensable pour négocier la sécession et imposer le respect de l’autorité québécoise sur la scène internationale. La diplomatie doit se montrer créatrice, rusée parfois, mais toujours déterminée et intraitable. Le gouvernement ne peut en appeler à des consultations populaires sur tout et sur rien comme le fait présentement la veulerie péquiste. En retour, il faut éviter la mauvaise tentation de recourir au terrorisme. Les indépen-dances qui se construisent dans le sang ou la terreur véhiculent longtemps des souvenirs revanchards et des instabilités inutiles sinon nuisibles. Le cas français est bien connu, et je ne parlerai pas de la Russie ni de la Chine. La liberté de penser, la liberté de conscience, la liberté d’expression sont des seuils qui ne doivent pas être franchis et le danger de la presse Québécor à user de démagogie populaire pour défendre le néo-conservatisme est  débilitant; c’est le culte de la barbarie. Or, la barbarie n’est pas nécessaire pour fonder un État québécois mature et dont la culture doit s’élever au-dessus des folklores pervertis en «culture populaire». Si l’indépendance doit user d’une certaine démagogie pour se faire accepter, elle ne doit pas pousser cette démagogie jusqu’à créer ce que les États italiens et allemands ont utilisé pour parfaire leur unification : le fascisme.

La question est essentielle dans le cadre d’une démocratie que l’on met entre parenthèses le temps de proclamer l’indépendance et de l’asseoir sur des bases solides. Si un Pier-Karl Péladeau traite la population québécoise comme il traite ses employés, c’est un bien mauvais départ. C’est une maladie congénitale du Parti Québécois de mieux aimer l’État du Québec que les Québécois, peuple déjà dévoré depuis leur expérience coloniale par une haine de soi pathologique. Autant dire qu’un «dictateur» qui érigerait son État sur cette haine de soi aurait bien de la difficulté à parvenir à ses fins. Le narcissisme positif et sadique d’un individu, si fort soit-il, si riche soit l’individu, ne suffirait pas à vaincre le narcissisme négatif d’un peuple dont le comportement a toujours été motivé par des réactions masochistes.

Les résultats culturels des entreprises Québécor sont plutôt lamentables : des émissions télévisées démagogiques, centrées sur l’appât du gain dans des contextes de vulgaires niaiseries; des télé-réalités de plus en plus trash; des journaux où scribouillent des journalistes barbares, méprisants, réactionnaires, vulgaires mêmes; des journaux à potins qui étalent la pure imbécillité de vedettes trop souvent médiocres, Ce sont les pires côtés de la nature humaine que les produits Québécor exploitent culturellement (Occupation Double, le Banquier, Star Académie) et si l’Indépendance devrait arriver par un quelconque Parti Québécor, elle y arriverait sans noblesse ni dignité. Mais ce ne sont pas là des règles éthiques relevant du politique.

Bref, la substitution de la démocratie par la démagogie est un processus avancé au Québec, il encourage aussi bien la réaction nationaliste que fédéraliste. Le jugement critique ayant foutu le camp, plus rien ne s’oppose, de l’intérieur, à un mouvement d’opinion solide contre une action unilatérale d’un coup d’État. Il suffirait de le vouloir pour le réussir. En ce sens, la suspension de la démocratie serait plus facilement acceptée des masses que la mince frange qui se scandaliserait du coup de force serait condamnée avant même de s’exprimer. Si les clercs restés fidèles à l’éthique d’un Julien Benda oseraient manifester leurs voix, celles-ci se perdraient vite dans le désert de conscience qu’est le Québec. Pour les manifestants de rue, une bonne police exercée sous la gouvernance des Libéraux est toute prête à les masser dans les paniers à salade.

Le Québec, monarchie constitutionnelle ou république? La crise actuelle qui confond laïcité avec valeur québécoise affirme déjà le choix républicain. Dieu ne fait pas partie de la Constitution américaine, ni de la Constitution française. La division de l’Église et de l’État est chose acceptée. Le Québec n’a pas besoin de Sénat, puisqu’il vit depuis un demi-siècle avec une seule Chambre. Le centralisme démocratique d’un Péladeau exigerait un statut présidentiel équivalent à celui de la présidence américaine. Si Sénat il devait y avoir, comme l’avait anticipé le gouvernement de Jacques Parizeau en 1994, avec des députés-représentants des différentes régions, ce serait un Sénat à l’américaine, en vue de compenser les déficits démographiques des régions. En tant que gouvernement néo-conservateur, rien ne changerait dans les dispositions du code civil ni du code criminel anglais. Bref, l’indépendance du Québec accomplie par le Parti Québécor serait un pays néo-libéral, républicain, conservateur. Il est indéniable qu’à l’exemple des nationalités européennes, le coût de sa naissance serait entièrement assumé par ses citoyens. Et ceux qui en tireraient les avantages appartiendraient à une élite en quête de décolonisation, à l’image de leur chef spirituel et militant.

Conclusion

Doit-on espérer en ce coup d’État? Oui. Doit-on le laisser accomplir par un Pier-Karl Péladeau? Si ce n’est pas possible de faire autrement : et dans les conditions actuelles du Québec, il semblerait que ce ne soit pas possible, alors le choix n'en sera que plus déchirant. On ne peut certes attendre cette action d'un parti comme Québec-Solidaire avec son oxymoron de «L'indépendance si nécessaire, mais pas nécessairement l'indépendance», ce qui témoigne d'une autre veulerie de la gauche québécoise. Pier-Karl et Julie, les Jetson, ont leur Robote en Pauline Marois, ambitieuse mais sans habiletés politiques qui en ferait une véritable chef d'État. Elle ne possède pas le sens de l’État, seulement ses apparences de «bon gestionnaire» et ses goûts précieux. Elle ne sait pas quelle politique économique choisir. Avance et recule comme une automobiliste qui ne sait pas où elle s’en va. Ses idées sont obscurément claires. Ses actes politiques d’une vision aveugle. Pour le moment, derrière une petite femme se cache un grand homme, un grand homme qui me déplaît souverainement. Qui porte en lui tout ce que je hais le plus au monde. Mais c’est lui que Robote risque de servir par ses valses hésitations politiques. Décidément, comme aurait dit – mais qu’elle n’a pas dit – la Vierge de Fatima : «Pôôôvre Québec!»⌛

Montréal
27 octobre 2013

Le monde, y aime Denis

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Le maire de Montréal, Coderre s'inspire du maire de Springfield, M. Quimby

LE MONDE, Y AIME DENIS

Les résultats de l’élection municipale de Montréal du 3 novembre 2013 ne devraient pas étonner personne. Dès sa mise en candidature, il était clair que Denis Coderre serait élu. Pourquoi? Parce que le monde, le petit peuple, «aime Denis», même s’il sait qu’il est magouilleur, corrompu, lèche-botte des riches et colonisé jusqu’au trognon. En cela, il est le démagogue héritier des Camilien Houde et Jean Drapeau. Son enflure verbale qui correspond à sa silhouette gélatineuse le place entre le maire Ford de Toronto, fourbe, arrogant et menteur et le maire Labeaume de Québec, mégalomane, méprisant et complexé. Aussi, le scénario auquel nous venons d’assister est celui de toutes les élections municipales du Canada, voire de l'Amérique du Nord. Malgré toutes les preuves qui s’accumulent sur lui, Ford reçoit toujours un appui populaire inconditionnel tandis que Labeaume veut modifier les lois du travail afin de négocier à la baisse les avantages obtenus jadis par les employés municipaux. Chicago n’était pas mieux «administré» du temps d’Al Capone que Toronto, Montréal et Québec présentement.

Montréal, une ville de 1,886,481 habitants (dernier recensement de 2011), son budget frôle les 5 milliards de dollars par année. C’est un petit État à lui seul qui compétionnerait en étendu à certains pays qui ont un siège à l’O.N.U.. Et comme toutes les villes, elle est une proie facile pour les petites fraudes, les collusions, les renvois d’ascenseur, etc. Bref, dans l’ensemble de l’Amérique du Nord, la corruption est une culture, une structure de fonctionnement des rouages administratifs qui gangrène la plupart des pays capitalistes. Les révélations sensationnalistes auxquelles nous assistons, ici et là; des villes de l’ampleur de Détroit qui font faillites, les arrestations de maires de petites localités ou de vastes systèmes, comme celui établit et mené d'une main experte par le maire Vaillancourtà Laval, ville voisine de Montréal sont de lointaines réminiscences des grands systèmes qui dévoraient déjà New York à la fin du XIXe siècle, le Tammany Hall. Le célèbre Corruptus in extremisde Springfield dans la série télévisée des Simpson est moins une caricature qu’un portrait sans concession aux mœurs municipales, certains diraient politiques, de l’Amérique du Nord. Mais ce serait oublier les magouilles de l’ex-maire et ex-président de la République Jacques Chirac à Paris. Chaque pays, chaque ville a son propre système de corruption et la première victime en est la démocratie elle-même.

Ce fut encore le cas, le 3 novembre, lorsque le taux de participation aux élections de Montréal s’est élevé à 40%, en légère hausse d’avec le taux des dernières municipales en 2009. La journée était belle, quoique frisquet, et l’on doit se demander si un référendum nécessite un 50 + 1% pour être valide, ce que vaut alors un 40% de participation à une élection, tous partis confondus. Le parti vainqueur demeure donc celui des abstentionnistes : non politisés, ignorants de la politique municipale, cyniques et désabusés, ceux qui refusent le processus démocratique libéral bourgeois, etc. À ce titre, en tant que praxis de la démocratie, la légalité douteuse s'accompagne de plus en plus d'une légitimité «introuvable». En tout cas, il n’y a pas eu d’enthousiasme majeur durant la campagne électorale. La médiocrité du personnel politique, comme à tous les paliers de gouvernement, reflète la médiocrité des attentes de la population. Plus qu’une perte de confiance dans les institutions, c’est l’absence d’aspirations à une amélioration de la condition politique de notre vie civile que l'on doit souligner. Plus d’un an après l’exceptionnelle sortie dans les rues de la population à la suite de la crise étudiante, il est clair que les régimes politiques sont déconnectés d’une population dont il suffit d’entretenir la morosité pour continuer à magouiller et à s’emplir les poches à partir des taxes et des impôts perçus parmi les citoyens. La résilience tant vantée par nos médias, en recourant à des catastrophes, comme celle de Lac Mégantic, et en gavant la population passive de cérémonials de human interests et de calinours parvient à faire oublier l’essentiel, le moins glamour : les responsabilités citoyennes exigées par le principe démocratique. La dépolitisation des masses sert les intérêts des corrupteurs.

La quantité de politiciens ignobles – dans le sens du manque total à la fois de noblesse, d’émulation, de courage et de détermination – se retrouve à 15 à la douzaine. Amassez-les, tous partis confondus, dans une même main : les Dutil, les Coderre, les Bernier, les Applebaum, les Bouchard, les Duchesne, le quatuor de femmes du cabinet Charest (Normandeau, Courchesne, Beauchamp, Saint-Pierre) sans oublier Charest au premier chef, les Lebel, les Tremblay (de Montréal comme de Saguenay) etc. et si vous n’avez pas la nausée, c’est que vous n’avez tout simplement pas de cœur. Que de charognards dans ces politiciens mal élevés, grossiers, barbares et inaccessibles à la moindre décence. Certains se présentent comme des précieux ridicules (le ministre Duchesne, le petit Trudeau…) mais surtout comme des voyous de la pire espèce (Dutil, Charest, Lebel et Harper, évidemment). Ils ont la bouche remplis de mots suaves comme «éthique», «honnêteté», «dévouement», «bien commun», «respect des lois», «ordre social», «sécurité», et ne demandent qu’à diriger la société à eux seuls et pour leurs fins personnelles, comme autant de Gilles de Rais dans une garderie. Ils quêtent le vote à chaque élection, usant davantage de séduction, de mines compassées appelant à la confiance en soi, et si ce n'est pas suffisant, ils n'hésitent pas à recourir aux menaces ou au chantage affectif  afin de s’assurer moins la légitimité de leur pouvoir que sa légalité, permettant d'opérer à discrétion lorsqu’il s’agit de nouer le monde interlope avec les institutions officielles, car au-delà de la corruption des individus, ce sont toutes nos institutions «sacrées» qui sombrent dans la déchéance. Le quatrième pouvoir ne leur fait plus peur tant les média sont sous la coupe des mêmes financiers qui patronnent les campagnes électorales, et ne parlons pas des syndicats qui, avec la bande à Dupuis et à Arsenault de la F.T.Q., distribuent l’argent des travailleurs à des entrepreneurs véreux qui les invitent sur leur yacht ou à faire des voyages au pays des mafieux : l’Italie. Aucun empereur romain n’a disposé d’autant de pouvoir que nos élus pour s’abandonner à leurs turpitudes. Là où aujourd’hui une dénonciation médiatique d’«Enquête» ou d’un reportage corsé n’arrive pas à entamer le cuir du tyran, au moins une dague bien aiguisée envoyait l’empereur rejoindre les dieux de l’Olympe.

Certes, des empereurs comme Caligula, Néron, Domitien ou Commode ont eu des réputations surfaites à bien des égards parce que les moralistes de l’antique patriciat ou les troublions chrétiens leur ont fait mauvaise réputation. Mais à l’excès impérial a succédé l’excès bourgeois. Là où il y a des banques, il y a des arènes. La transubstantiation du sang en argent est un miracle quotidien (et l'inverse aussi parfois). On ne dira plus tant le sang des ouvriers exploités jusque dans leur chair sans doute; on préféra parler des victimes innocentes des pays «en voie – toujours en voie, depuis des décennies – de développement»; on s’apitoiera sur ceux qui ont succombé devant l’impossible adaptation de leur idéalisme élevé devant la bassesse de la vie démonique quotidienne, l'Ananké. Plus personne n’a de fierté ni même de dignité et tout le monde rêve d’un Moyen Âge nobiliaire idéalisé ou d’une utopie futuriste de gentlemen et de femmes pudiques. Ni progrès ni décadence. Seulement un enfer marqué par un temps figé où la vie s’étiole et l’Être se désintègre. Chaque journée électorale rappelle tout ça. À un changement que nous ne voulons pas malgré sa tentation, nous retournons sous notre gîte de tranquillité, de sécurité illusoire et de confort qui conduit, comme le cinéaste Denys Arcand l’avait filmé aux lendemains du référendum de 1980, à l’indifférence.

Bien sûr, à l’ère du fragmentaire, c’est l’isolisme de Sade qui triomphe contre la communauté humaine. La mécanisation des hommes, comme celle des pouvoirs, conduit à l’étude du comportement afin de mieux le codifier. À l’heure où l’on s’arrache la chemise contre le profilage ethnique, le profilage comportementale est plus dangereux car il prépare les modes de conditionnement qui sauront équilibrer les référents symboliques moteurs avec les contraintes idéologiques imposées par les fantasmes de l’ordre et des pouvoirs sociaux. Le zombie, figure métaphorique de ces centaines d’individus de tous âges happés par les textos et les mp3 qui leur dévorent le cerveaux tout en continuant à les faire fonctionner socialement, pour la consommation beaucoup plus que la production, a remplacé le vampire qui était la figure démoniaque du capitalisme (on la retrouve chez Marx qui était, m’apparaît-il, un amateur [secret] de littérature gothique. Relisez attentivement le célèbre Manifeste, et vous verrez]. La mécanisation du monde a pour but d’effacer toute figuration organique de la communauté humaine, à l’exemple de l’Être humain qui est un Tout différent de la somme de ses parties. La fragmentation du corps social correspond à la fragmentation du corps physique  de l'individu et son esprit est plongé dans le formol, d’où l’impossibilité de réagir rationnellement devant l’acte politique pour ne s’abandonner qu’aux émois que suscitent les candidats. Le «sympathique» Denis, le «nabot» Labeaume, le «gros pétulant» Ford, le «la la» Tremblay, etc. Le premier avec sa vidéo du Parti Libéral fédéral célébrant l’anniversaire d’un tycoon au nom du Canada; le second avec son armée de Hobitsà pelles bleues; le quatrième avec son signe de croix sur les bords du fjords. À Henri Bourassa qui voulait faire du journalisme politique honnête, dans son nationalisme canadien et sa bondieuserie catholique, Laurier avait déjà répondu que «les Canadiens Français n’avaient pas d’opinion, ils n’avaient que des sentiments». Et à ceux qui en ont, des opinions, ils préfèrent les ranger soigneusement sous le manteau de peur de passer pour des extra-terrestres. Je ne dirai pas que c’est la majorité des 60% qui n’ont pas été voté, mais c’est sûrement la minorité des 40% qui y ont été.

Nous attendons tous une apocalypse annoncée régulièrement par des faux prophètes, des marchands d’illusions, desPhilippulus revenant d’un marxisme folklorique ou d’un anarchisme hédoniste qui sent «la fin» venir. Reste le pari d’en rire, et le rire est un excellent remède contre la déprime et la morosité. Si les humoristes étaient vraiment drôles, nous serions en meilleur santé psychologique devant tant de dégoût. Les Cyniques et les Yvan Deschamps éveillaient l’esprit; les Mike Ward et les Peter McLeod nous assassinent. Alors rions avec Denis. Corruptus in extremis. Cela nous va à tous. Merci⌛

Montréal 
4 novembre 2013

Quelle est la grosseur de la tête qui se tient derrière le volant?

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QUELLE EST LA GROSSEUR DE LA TÊTE QUI SE TIENT DERRIÈRE LE VOLANT?

Depuis qu’Infoman a fait rire la province avec les jeux de mots «poches» autour du candidat Mabit à Magog durant la campagne électorale municipale de novembre 2013, il est tout à fait loisible de se demander qu'elle tête se tient derrière le volant de la politique occidentale. La parodie est une façon de confirmer la thèse de Freud sur l’usage du mot d’esprit pour soulager la tension en de grands moments d’anxiété. Certes, Magog n’était pas sur le point de disparaître de la carte pour se trouver un candidat doté d’un tel nom qui, dans la phonétique québécoise – qui n’est pas celle des Français –, donne un tour légèrement obscène à la publicité électorale. Mais si l’on se souvient que Jean Charest a fait une campagne, victorieuse, pour le poste de Premier ministre à la tête d’un gouvernement majoritaire québécois en affirmant qu’il aurait les deux mains sur le volant, là encore, et même après, tout le monde se demandait bien d’abord s’il y avait un volant, et ensuite la qualité des mains qui étaient sensées le diriger. Tout ça a fini dans le fossé, comme on sait.

Le problème n’est donc pas tant dans les mains qui tiennent le volant que la tête qui contrôle les deux mains. Et là, on est encore plus effrayé lorsqu’on regarde la vitesse de dérapage qui ne cesse de s’accentuer décennie après décennie, année après année. La démocratie descend une pente sans frein ni contrôle de direction. Et la multiplication des mots d’esprit témoigne de cette inquiétude généralisée, en Occident, devant le précipice ou le muret qui vont, un jour où l’autre, se dresser devant la démocratie en folie. Libre à chacun de constater dans son propre pays la folle accélération prise par la direction politique qui s’en va vers son échéance inéluctable.

Je ne m’en tiendrai ici qu’aux récents événements qui ont marqué la politique canadienne et québécoise au cours des semaines passées. C’est déjà suffisant pour s’inquiéter de la nature de la tête qui se dresse derrière le volant. Le choix est tellement touffu que je ne sais par où commencer. La crise au Sénat? Les déclarations de Justin Trudeau? La charte des valeurs québécoises? Les turpitudes du maire Ford de Toronto? L’élection de l’équipe, déjà corrompue avant même l’entrée en fonction du nouveau maire, Denis Coderre? Le spectacle navrant de la commission Charbonneau qui, comme tout émission de télévision, est déjà surannée après plus d’un an de déclarations grossières et d’expositions kitsch de corruptions grotesques et burlesques? Comment, pour un esprit sain, survivre à tant de conneries?

Procédons de manière «scientifique», c'est-à-dire, en classifiant ces différents signes de démoralisation politique. Ford se regroupe assez bien avec les sénateurs fraudeurs en autant qu'ils impliquent les conservateurs canadiens; les déclarations de Mini-PETet la Charte des valeurs québécoises ensemble se complètent admirablement bien, enfin, la commission Charbonneau vient coiffer le tout. Voilà ce qui m’apparaît mettre un peu d’ordre intellectuel dans la saoul à cochons.

Voici le maire Rob Ford. Personnalité truculente issue d’une tradition de politiciens municipaux fort en vogue en Amérique du Nord depuis le milieu du XIXe siècle. Obèse, rougeaud, grossier, prédicateur de la bonne morale, défenseur des «honnêtes» gens contre l’élite intellectuelle méprisante, Ford est le représentant de la «Ford nation», c’est-à-dire des arrondissements de Toronto les plus conservateurs, où l’animosité est entretenue par les pleins de ressentiments qui entendent profiter de la majorité des voix pour imposer son diktat à l’ensemble de la population. Jouant sur le principe de la confrontation naturelle entre la culture populaire et la culture des élites, Ford combat les écolos, les partisans de l’usage de la bicyclette en ville, ceux qui en ont contre les gros 4x4 polluants et surtout les gangs de criminels qui ont semé la mort à quelques reprises au centre-ville, etc. Accompagné de son frère comme Moïse d’Aaron, le maire Ford se prend pour Franklin Roosevelt en diffusant, tous les dimanches matins, son sermon à un poste de radio, ce qui l’a fait connaître de la ville au grand complet et l’a conduit au fauteuil du maire. Une semaine avant que le ciel ne lui tombe sur la tête, il était à côté de Stephen Harper qui faisait des déclarations publiques à Toronto. Ford et les conservateurs, contre le banditisme (du menu fretin, va sans dire), contre la délinquance juvénile, contre les turpitudes sexuelles et l’usage de la drogue – Harper a fait ses choux gras de la déclaration du chef du Parti Libéral, Justin Trudeau, qui avouait avoir fumé un «joint de pot» au cours d’un party -, se plantent devant la contradiction la plus manifeste de leurs aspirations à maintenir l’ordre et la sécurité publique.

En effet, le gros Ford, après plusieurs mois d’allégations, a été obligé de reconnaître qu’il avait fumé du crack, cette drogue qui rend «crack-pot» et cela, devant un enregistrement vidéo qui a longtemps été considéré comme inexistant à cause du chantage que son propriétaire voulait exercer sur Ford. On ne sait trop comment, la vidéo avait disparu, ainsi que son propriétaire – qui a dû être payé par le clan Ford pour détruire la pièce compromettante -, mais voilà que les policiers en ont trouvé copie sur un disque dur d’un ordinateur saisi chez un criminel. Voilà donc la censure censurée et la vidéo sur le point de reparaître sur You Tube. Le maire, contrit, n’avait plus qu’à afficher ses excuses dans une mise en scène dont le pathos ne pouvait qu'appâter les gogos, comme l'«ami de la famille», le ministre fédéral des finances, Jim Flaherty. D’autres vidéos, d’autres photos, nous le montre dans un éclat de colère, probablement sous les effets de la drogue mêlée à l’alcool. Agressif, violent, paranoïaque – effets qui accompagnent le «buzz» de l’usage de la «roche», nom donné dans le monde interlope au crack -, Ford s’y montre dans toute sa nature profonde. Et son frère, qui joue habituellement le rôle d’éminence grise derrière les rondeurs joufflues du maire, en est contraint à penser à l'envoyer en cure de désintox. Ce qui ne sera pas facile. Car Ford s’attache au pouvoir. Usant du processus médiatique habituel de transformer un criminel en victime, il a profité des larmes retenues de son ami Flaherty pour faire monter la cote de sympathie à son égard. On voit déjà se mettre en place toute la trame du human interest qui sera servi aux Torontois l’année prochaine, au moment des élections, car Ford s’entend bien s’y présenter à nouveau.

Bref, pendant une semaine, les vidéos et les photos de presse de cette masse adipeuse s’excitant, vociférant, s’étouffant d’invectives, s’agitant de toutes les manières les plus disgracieuses, ont été répandues partout dans le monde et fait de Toronto la risée générale.  Elles ont fait oublier aux Parisiens les magouilles de l’ex-maire Chirac sur les H.L.M. Aux États-Unis, elles ont permis aux citoyens – des milliers – vivant sous la tyrannie de semblables despotes locaux, d’oublier le leur. Depuis le «bras canadien» amarré à la navette spatiale, aucune invention canadienne autant que le maire Ford n’avait été aussi connu dans l’ensemble de la planète! Elles ont même fait passer au second rang les turpitudes de Mike Duffy au Sénat, ce qui n'est pas rien!

Le scandale Ford et ses multiples rebondissements, donne la preuve de l’hypocrisie morale bourgeoise du parti conservateur. La fausseté de mettre de l’ordre et de la sécurité dans la cité en usant de la répression et de l’emprisonnement n'empêche pas les édiles politiques de défier eux-mêmes la loi, assurés qu'ils sont d'une protection privilégiée, ce qu'a démontré le comportement du bureau du Premier ministre dans l'affaire des sénateurs véreux. Une fois de plus, il a fallu un gros cave pour enlever la petite culotte de la putain conservatrice. Deux en moins d'un an, c'est un record! Les prédicateurs américains du temps de Reagan ont tous fini dans le lit de leur secrétaire, pratiquant ainsi l’adultère officiellement honni, ou en train d’exercer leurs talents de conversion auprès de mineurs, répétant l’infâmie que le chansonnier Béranger adressait en son temps aux seuls Jésuites. L’ex-premier ministre libéral du Canada, William Lyon Mackenzie King aussi allait aux prostituées afin de les «convertir» à assainir leurs mœurs après en avoir utilisé les services. On ne sait pas pour les putes, mais on sait que le maire Ford usait du crack, et qu’il n’a sûrement pas commencé par cette drogue dure. C’est là une drogue autrement plus dangereuse (et plus criminelle) que le joint tiré par Mini-PET.

Ford, par sa compromission avec le monde interlope (l’un de ses fournisseurs présumés, lié aux gangs de rue de Toronto qui ont déjà fait plusieurs innocentes victimes dans des mitraillages au centre-ville, a été retrouvé assassiné un peu avant l’éclatement du scandale de la vidéo fantôme), ouvre sur la corruption municipale qui sévit à Montréal, quelle ville vient d’élire le champion toutes catégories de la magouille, Denis Coderre, à la mairie. Mais nous commencerons par la faillite de l’idéal administratif véhiculé par Stephen Harper depuis les dix années qu’il est en poste à Ottawa.

Reconnaissons-le. Harper a emmuré le gouvernement conservateur derrière une muraille d’où ne filtre que les litanies idéologiques du Parti. Il s’est hissé sur les épaules de la lutte au crime organisé et la juste punition aux criminels, et le voilà qui se retrouve à côtoyer un maire consommateur de drogues dures achetées au marché noir. On comprend qu’il n’ait pas sorti autant de commentaires humoristiques sur les déboires de Ford alors qu’il s’en donnait à cœur joie sur les sottes vantardises de Mini-PET. Mais, avec la crise au Sénat, c’est à la fois le voile de son intégrité morale et éthique qui se déchire, autant que transparaît sa propre incompétence à juger de la moralité des gens qu’il plaçait à des postes législatifs d’importance.

Pamela Wallin de Saskatchewan, professionnelle des média tant écrits que télévisuels, portant la voix conservatrice dans les Prairies, a été nommée au Sénat en 2008 par un Stephen Harper qui avait fait campagne avec la promesse d’abolir cette institution désuète, coûteuse et douteuse. Ses dépenses exagérées ont entraîné la tenue d’une enquête qui a forcé le Sénat à la suspendre sans salaire jusqu’à ce que l’enquête soit terminée. Un autre sénateur, plongé dans les mêmes accusations de budget de dépenses frauduleuses est un autre «gros», le sénateur Mike Duffy (Duffyduck) qui, plus aigre que Wallin, a dénoncé publiquement la complicité tacite du bureau du premier ministre dans l’affaire. Harper, en effet, ne pouvait ignorer les budgets de dépenses trafiqués de ce sénateur issu de l’ïle du Prince-Édouard et a tenté de faire porter le chapeau à son ancien chef de cabinet Nigel Wright, homme de Bay Street (la rue des financiers à Toronto), cerveau du think tank des conservateurs depuis le temps de Preston Manning et qui a adressé un chèque personnel de $ 90, 172 afin de permettre à Duffy de rembourser les $ 90 000 qui lui étaient réclamés. L’entente fut dévoilée, Harper s’est débarrassé cavalièrement de Wright et a laissé porter à Duffy l’entière responsabilité de ses malversations. Pour se venger Duffy a témoigné que le Premier ministre lui-même était au courant et qu’il l’avait laissé faire, maculant ainsi le plastron immaculé du maître de l’ordre et de la sécurité du Canada! Passons rapidement sur le cas de l’autochtone du groupe, le sénateur Patrick Brazeau qui s’était fait connaître pour un match de boxe burlesque avec Justin Trudeau – qu’il avait perdu d’ailleurs! -, lui qui passait pour un mâle alpha et un séducteur intempérant de la colline parlementaire. Accusé d’ivrognerie et de violence contre les femmes, il a dû, lui aussi, faire un séjour en désintoxavant que le Sénat vote sa suspension sans salaire.

Bref, la lucidité impitoyable de Stephen Harper dans le choix de son personnel politique en a pris pour son rhume. Plus personne ne croit à ce mythe fabriqué de toutes pièces que Stephen Harper a un jugement solide et indéfectible. Au contraire. Chaque décision prise dans la crise du Sénat l’embourbe davantage dans son incompétence administrative. S’il a, comme je l’ai montré ailleurs, une «vision», une «aspiration» pour le Canada, il a également moins de capacités de jugement et une ignorance du droit procédurier qui permet au chef de l’opposition, Thomas Mulcair, de réduire sa crédibilité à peu de choses. De tels scandales, sans précédents dans l’histoire du Sénat canadien, montre que la collusion partisane dévore les institutions de l’intérieure, les rendant inaptes à coiffer la société et à lui donner des cadres de fonctionnement où dominerait les aspirations de justice et d’équité. Après les scandales libéraux du tournant du siècle, nous assistons à la déconfiture du gouvernement conservateur sur les mêmes bases de la corruption et de l’impossible honnêteté dans l’administration des fonctions représentatives.

Cette gangrène des institutions frappait Montréal depuis une décennie au moins. Je dis au moins, car il est de tradition de voir l’administration municipale de Montréal s'acoquiner avec le monde interlope. Sous Camilien Houde, sous Sarto Fournier, sous Jean Drapeau, puis sous le maire Bourque, enfin sous Gérald Tremblay qui, comme les conservateurs de Harper, avait mené sa première campagne à la mairie en montant le même cheval de bataille de la lutte à la corruption. Or, à mesure que les années, à mesure que les mandats se succédaient, l’administration Tremblay sombrait d’un scandale l’autre. L’affaire des compteurs d’eau est le scandale qui a ouvert l’abcès. Faisant parti du programme électoral de Gérald Tremblay, la tarification des utilisateurs industriels de l’eau de l’aqueduc de Montréal devait apporter des millions au budget de la ville. L’administration Tremblay confia au consortium GÉNleau la responsabilité de l'installation et de l'entretien de 30 000 compteurs d'eau sur l’île de Montréal (23 000 nouveaux compteurs à installer et 7 000 à remplacer). La valeur du contrat était de $ 356 millions sur 25 ans. La ville ajoutait pour sa part, un investissement de $ 67 millions de dollars. C’est entre février 2006 et le mois de mai de la même année que le projet pris une ampleur démesurée. Les journalistes commencèrent à exhumer les relations entretenues avec une compagnie d’ingénieurs, Deseau, qui faisait affaire avec la municipalité. En octroyant le contrat au consortium GÉNleau, formé de Dessau-Soprin et de l’entrepreneur Simard-Beaudry (des créatures du maffioso «Fat» Tony Acurso), la ville se plaçait en conflit d'intérêts. La valeur du contrat aboutissait à la somme faramineuse de $ 335 846 518. Comme le contrat fut résilié par le maire pour cause d’irrégularité, la ville fut placée dans l’obligation de payer $3 000 000 pour la pénalité de la résiliation du contrat. En tout et partout, la ville de Montréal aura payé $ 10 900 000 pour ces compteurs d'eau qui ne furent pas installés.

Ce scandale révéla la collusion entre les firmes d’ingénéries, la mafia, la tête du syndicat FTQ-construction, le Fonds de Solildarité des travailleurs de la FTQ et, bien entendu, les fonctionnaires municipaux. Au-delà d’un scandale de magouilleurs occasionnels, ce sont les mœurs de collusion dans l’administration, tant municipale que provinciale, qui sont étalées au grand jour devant  un public plus informé qu’il n’a prétendu l’être, jouant les vierges offensées devant chaque déclaration odieuse déposée sous serment (mais jusqu'à quel point peut-on les croire) devant les commissaires. Et dans la mesure où les mœurs ne se laissent pas saisir facilement par le droit, la tradition finit par primer sur les intentions.

C’est ce que l’élection de Denis Coderre a démontré contre les militants de l’assainissement des mœurs administratives et politiques lors de la dernière campagne électorale municipale de Montréal. Entre les appels robotisés de l’équipe Côté (résidu de l’ancien parti hyper-corrompu du maire Bourque), le visage innocent et la parole creuse de Mélanie Joly, restait l’équipe de l’urbaniste Richard Bergeron qui aurait été à même, en toute logique, de prendre le pouvoir compte-tenu de sa formation d’urbaniste et de sa longue expérience de la politique municipale. Or, ce sont les moins expérimentés dans le domaine de l’administration municipale, Coderre et Joly, qui sont arrivés les premiers au «score». Même en sachant que Coderre avait récupéré une grande partie de l’ancienne équipe de Gérald Tremblay, dont certains candidats sont toujours sous enquêtes policières. Certes, la démagogie connue de Coderre n’a pas suffit à en faire le nouveau maire de Montréal. Dans l’ensemble 40% des Montréalais se sont déplacés pour aller voter et sur ce nombre, Coderre n’a pas obtenu la majorité du conseil municipal. Mais lorsque le choix se présentera aux candidats orphelins des équipes Côté et Joly, c’est-à-dire le choix entre siéger dans une opposition inefficace et le désir de rejoindre le clan des vainqueurs, on calcule rapidement la somme des transfuges qui iront rejoindre l’équipe Coderre. À mi-chemin (dans tous les sens) entre le démagogue alcoolique et drogué de Toronto, et le petit Napoléon d’opérette de Québec, le maire Labeaume, Denis Coderre exprime le vide en politique. Sachant qu’il n’avait aucune chance de jouer un rôle auprès du nouveau chef élu, Justin Trudeau, dans le Parti Libéral du Canada, il a préféré être le premier de la ville de Montréal plutôt que l’éternel cinquième roue du char au gouvernement fédéral. Son intérêt pour le sort de la métropole du Québec n’a jamais dépassé le seuil de cette ambition narcissique.

Coderre représente assez bien ce vide qu’exprime autrement Justin Trudeau, Mini-PET. Encore cette semaine, dans une invitation adressée aux femmesde venir rencontrer le chef du Parti Libéral du Canada – invitation ciblée qui a été dénoncée comme sexiste par les femmes du N.P.D. -, Mini-PET a déclaré admirer la dictature chinoise qui a réussi à remonter si vite l’économie du pays ainsi que s’attaquer aux défis écologiques. C’était une double stupidité. Il est vrai que PET-sénior, accompagné de Jacques Hébert, avait été parmi l’un des premiers occidentaux à visiter la Chine communiste du temps où Mao tenait les portes de son empire bien fermées. Il en avait ramené un livre, Deux innocents en Chine rouge. Or, Mini-PET dépasse les bornes assez rapidement en exhibant la Chine comme modèle de modernisation industrielle sans tenir compte de la sauvagerie avec laquelle cette dictature assure la course à la mondialisation. De plus, la Chine est loin d’être un modèle en lutte contre la pollution industrielle, car les dictatures communistes, autant que les pays capitalistes, laissent l’économie dominer tout l’agenda de la politique intérieure. Pire que l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne, ou même les États-Unis du dernier tiers du XIXe siècle, les conditions de travail en Chine sont tout simplement inhumaines. L’appauvrissement de la Chine, dans tous les domaines, est une trahison des idéaux pour lesquels certains communistes, utopistes mais sincères, s’étaient engagés dans la Longue Marche. Trudeau est un imbécile qui n’y connaît rien en politique internationale et encore moins en histoire des sociétés contemporaines. Il n'a même pas la décence de Rémy, le professeur du film de Denys Arcand, Les Invasions barbares, qui, pour vouloir cruiser une étudiante chinoise, la complimente sur la Révolution culturelle de son pays et se fait répondre que toute sa famille a été placée en camp de rééducation, en campagne. Pour Harper, Trudeau n’est pas une menace sérieuse et sa présence aux com-
mandes du Parti Libéral du Canada semble confirmer la tangente prise jadis par le Parti Libéral d’Angleter-
re. Lorsque les partis socialistes ou travaillistes s'acclimatent du capitalisme, ils tendent à éclipser les partis libéraux jusqu'à prendre leur place. Depuis que le N.P.D. remise sa dénomination socialiste dans les placards de vieilleries, il prend de plus en plus la place occupée jadis par le Parti Libéral du Canada. C'est ce qui se passe partout dans les anciens pays du Dominion britannique. D'autre part, il est clair que Trudeau Premier ministre, le Canada deviendrait assez vite, comme l'écrit Josée Legault, l'Absurdistan.

Devant tant d’absurdités publiques, la tension se libère peu à peu à travers le spectacle décevant de la commission Charbonneau et les déclarations parfois hirsutes ou burlesques de certains témoins. Les abonnés de R.D.I. suivent les séances comme une télé-série où défilent des mafieux qui deviennent vite des vedettes du petit-écran qu’on applaudit comme des héros ou des caractères comiques ou tragiques qui émeuvent le grand publique. La résignation (et non la résilience) des électeurs à prendre la démocratie au sérieux, pire que le cynisme, nous invite à nous interroger sur la survie de celle-ci dans un proche avenir.

Si, comme la commission sénatoriale McCarthy tenue aux États-Unis dans les années 1950 contre l’infiltration communiste, la commission Charbonneau avait été une véritable Inquisition, nousaurions été en mesure de constater combien la légalité de l’État dérivait de sa légitimité. Aujourd’hui, plutôt que de s'avérer une catharsis bien menée, la commission Charbonneau finit par nous réconcilier avec nos pires défauts collectifs. Elle ramène la légalité dans la résilience qu’il y aura toujours des mafieux, qu’il y aura toujours des politiciens prêts à se corrompre et des fonctionnaires à jouer le jeu de mœurs irréformables propres à la nature humaine. Jean Charest avait inutilement peur des effets de la Commission Charbonneau. Celle-ci ne peut que servir les intérêts communs du crime organisé et du financement obscur des partis politiques, et ce, dans la mesure où elle ne soulève pas un mouvement populaire de révolte mais seulement les habituels ruminations scandalisées mais jouissives de plébéiens jamais satisfaits. L’illégalité des façons de faire des élus (Ford, Coderre, Labeaume, Harper, Charest ou Marois) se confond avec la légitimité des mœurs corrompues. Et au lieu de créer une «situation révolutionnaire», cette désagrégation des institutions de la civilisation conduit à une acceptation globale qui ne peut que conduire à toujours plus d’injus-tices, plus d’illégalité et plus de sauvagerie et de brutalisation de nos mœurs. Les valeurs québécoises défendues dans la Charte du Parti Québécois ne sont alors que simagrées de valeurs. Ce n’est pas l’égalité homme/femme qui est le problème majeur de la société québécoise, et encore moins le voile des musulmanes. Et pour ceux qui craignent l’endoctrinement de l’Islam dans nos C.P.E., c’est qu’ils ignorent que l’anti-individualisme musulman est incompatible avec l’individuation des Occidentaux, donc condamné à ne jamais s’enraciner sérieusement au Québec. Pas plus que «le grand soir» de la «révolution prolétarienne» ne guettait le Québec en 1980! Tout ce mécanisme électoral qui confine l'irresponsabilité administrative gouvernementale à une affirmation d'État de la part du gouvernement  minoritaire du Parti Québécois est une autre façon de se faire un capital politique sur les frustrations populaires. De tout cela, on ne tirera pas plus un pays qu'on tirera un respect des valeurs d'honnêteté, de dignité et de compassion humaine qui sont l'essentiel des valeurs Occidentales et, par le fait même, des Québécois.

Ce n’est pas d’un coup fatal provenant d'une ceinture de bombes cachées sous une Burka explosant à la Place Versailles pendant le magasinage du temps des fêtes que vont se renverser les fondements de la civilisation occidentale au Québec. C’est de la trahison même de ces valeurs que sont la liberté, mais aussi la noblesse et la dignité humaine qui sont érigés non sur un droit naturel mais sur un mérite entraîné par l’harmonisation du souci du bien de chacun dans le respect du bien commun. Si nous continuons à accepter le pillage du bien commun par et pour des intérêts individuels détournés; si nous bafouons le souci du bien individuel au nom de la supériorité économique de certains sur la majorité des désargentés; si nous effaçons le concept de mérite pour le remplacer par un automatisme lié à un quelconque droit impératif à qui l’on peut faire dire n’importe quoi, ne nous demandons plus, après, pourquoi la morale sadienne l’emporte plutôt que le respect du sujet libre, responsable et volontaire que nous sommes sensés valoriser. Ni pourquoi la démocratie, qui n’est à l'origine qu’une vision de l’esprit qui se traduit en praxis par un régime administratif chargé de faire respecter les principes qui sont à la base de l'accession à une utopie de la société libératrice, n'est devenue qu'une vulgaire farce à amuser les humoristes modernes en manque de sottises. Ce que nous disent toutes ces niaiseries accumulées en une semaine dans la vie politique du Canada : du maire Ford au maire Coderre, de la crise au Sénat à la Commission Charbonneau, des niaiseries navrantes de Mini-PET à ceux qui se déchirent la chemise pour ou contre les valeurs québécoises, et qui aboutissent finalement à cette pièce d'anthologie de mauvais goût d'un Stephen Harper, qui, pourtant nous en a habitué à bien d'autres, au congrès des Conservateurs tenu à Calgary, d’un Quand le soleil dit bonjour aux montagnes accompagné par lui-même sur le clavier d’un piano Yamaha à 10 vitesses, c'est : ne cherchez pas de têteà qui se tient derrière le volant

Montréal,
10 novembre 2013

Le retour de la Gueuse

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LE RETOUR DE LA GUEUSE

Je n’en reviens tout simplement pas. Comment peut-on être aussi stupide et maladroit lorsqu’on est un parti dirigeant un gouvernement minoritaire? Les maladresses démontrées par le Parti Québécois lors de la campagne électorale de l’été 2012 n’ont pas cessé de se poursuivre depuis un an qu’il est au pouvoir et finissent par couronner le tout avec un projet de Charte des valeurs québécoises.

Trop lâche pour rectifier la mouvance de l’anglicisation de Montréal. Trop timoré pour établir une charte de la laïcité dans la fonction publique. Trop servile idéologiquement aux milieux d’affaires et des lobbies, le gouvernement péquiste a déplacé une problématique administrative qui lui est propre, les services publiques, jusqu’à en faire une problématique sociale du «vivre ensemble». Même pas assez courageux pour prendre les décisions qui s’imposent d’elles-mêmes, le gouvernement du Parti Québécois «lance un débat», ouvre une «discussion publique» sur un état de fait. Résultats : hystérie, acrimonie, chantage affectif collectif, délires politiques fédéraux, et j’en passe. Tant de débilités de la part d’un parti à l’agonie, c’est un venin versé dans l’organisation sociale qui se répand dans tous les foyers et dans tous les milieux et dont nous ignorons encore les formes qu’il peut prendre pour rendre un organisme déjà affecté encore plus faible.

La Gueuse – et j’appelle la Gueuse en souvenir du nom méprisant que les réactionnaires protofascistes français des années 1920-1930 infligeaient à la République– la Gueuse donc, Notre Gueuse, la Religion «est revenue dans les fourgons de l’étranger», comme le Roi et les Évêques après la Révolution française. La Gueuse c’est la Religion et non pas le sentiment religieux, qui est tout autre. Il s’agit de la Religion comme moyen de coercition sociale. La Religion imbue de moralisme infantilisant; de soumission à des leaders (peu importe leur sexe, car il y en a des deux sexes) charismatiques qui imposent sur des psychismes mal affirmés leurs doxa, leurs diktats sur un ensemble de personnes déjà prêtes à les suivre dans les voies les plus délirantes, sinon les plus meurtrières. Des Religions qui, au nom d’une définition qui leur est propre, décident ce que dit Dieu, ce que veut Dieu, et surtout ce qu’ordonne Dieu par leur bouche. Alors que le sentiment religieux est plein de compassion pour la commune humanité à laquelle nous appartenons, la Religion comme diktat moral est un appareil idéologique-des-tas. Une vile activité méprisante qui, au nom des sentiments les plus nobles, pratique des supplices psychiques, moraux, sinon physiques sur leurs membres pour élargir leur pouvoir de «directeurs spirituels» par des voies mégalomaniaques, promis à une institutionnalisation la plus large possible. La Gueuse, ici, c’est la Religion. Toutes les religions et encore pire, les sectes que le gouvernement semble soudainement ignorer pour s’en tenir aux fétiches, les «symboles ostentatoires» d’une confession religieuse. Je vous le dis, tant de sottises est à flageller… religieusement.

 


Où est la Gueuse? Où se cache-t-elle? Dans la kippa juive? Dans le niqab  de la musulmane? Dans le crucifix catholique? Dans le turban sikh? Ha! Ha! mes agneaux prêts à servir au prochain méchoui du Aīd al-Kabīr! Non, la Gueuse, elle est déjà dans cette circulaire expédiée par le gouvernement du Parti Québécois a tous les citoyens et intitulée : «Parce que nos valeurs, on y croit». Depuis quand des valeurs sont-elles objets de foi? Le concept de valeurapparaît au XIIe siècle pour signifier, dans l’ordre féodal, les qualités et les mérites d’un individu. Donc rien de religieux à l'origine. Ce n’est pas un objet de foi mais un objet auquel on prête une qualité ou qu’il s’est attribué par son rôle, sa fonction, une démonstration personnelle. Puis vient le jugement, c’est-à-dire la capacité d’évaluer, de prêter une valeur. C’est dans ce sens qu’en économie, on parle de valeur d’usage et de valeur d’échange, de ce qui est utile à soi et de ce qui est utile pour soi à travers un échange commercial. Enfin, et c’est la conception la plus tardive, celle à laquelle fait référence la circulaire,les principes moraux d'une grande philosophie élaborée et constitutionnelle morale, qui se classent différemment en fonction des particularités de l’individu ou/et de la société. En Occident, c’est la morale kantienne avec son impératif catégorique qui donne le la de l’argumentaire. Et la morale kantienne – et c’est la raison pour laquelle l’Église catholique la condamnait – provient d’une convention, d’un consensus, non d’une épreuve de foi.

L'ensemble de la circulaire modifie-t-il cet impair? Au contraire. «Église, Synagogue, Mosquée : Tout cela est sacré». Pour les membres des confessions seulement, pas pour le quidam pour qui ce ne sont là que des édifices publiques comme tant d'autres. «Neutralité religieuse de l'État, Égalité hommes-femmes : C'est tout aussi sacré». Ce n'est pas là une évidence pour les raisons énumérées dans le paragraphe précédent. Rien de tout cela n'a de bases «sacralisantes», à moins de considérer la laïcat comme une «religion civile» telle qu'il s'en pratiquait dans les cités antiques. Et l'on voit, sous l'ignoble, sous la tristement célèbre «raison d'État», la tête de la Gueuze sortir de sa capuche.

Aussi, la conséquence d’une telle formulation est d’ériger les «valeurs québécoises» en objet de foi religieuse. Nous ne pouvons pas croire en nos valeurs sinon que comme ordonnées par une instance supérieure et dotée d’une suprématie. Ici, l’État. Ce faisant, cet exercice de «libre-discussion» contredit la déclaration ajoutée de Bernard Drainville : «Le temps est venu de nous rassembler autour de nos valeurs communes. Elles définissent ce que nous sommes. Soyons-en fiers». Or, ces valeurs sont tenues pour identitaires, donc définitives et métaphysiques puisqu’elles sont au-dessus des sujets de discussion. Pauline Marois, Bernard Drainville, Bernard Landry (qui affirme supporter la Charte tout en avouant ne pas l’avoir lue, ce qui montre à quel point il a toujours été le plus épais dans le plus mince), ne cessent de le répéter : «l’égalité hommes-femmes, ça ne se discute pas». Il est étrange que ce soit là la seule valeur qui ne se discute pas alors qu’il y en a tant d’autres qu’on ne cesse de bafouer. Et si le gouvernement tient tant à faire respecter cette égalité «sacrée», qu’il commence donc par s’assurer du respect par les employeurs de la règle du «à travail égal, salaire égal» avant de nous asséner cette valeur qui s’est imposée par le développement des mœurs québécoises depuis trente ans? Plutôt que d'être une formule qui s'adresse à des femmes qui ne subiront jamais le supplice de la lapidation, que le gouvernement commence donc par en appliquer la réalisation concrète dans les rapports de travail quotidiens.

Confuse, la démarche du gouvernement a excité inutilement les passions, faisant peser sur tous des problèmes qui n’ont pas été résolus au moment où il aurait fallu l'être. Mais les décideurs économiques étaient si pressés de faire rentrer par barges des immigrants qui leur serviraient de cheap labor pour contourner les lois et conventions collectives obtenues des syndicats, que le gouvernement s’est contenté de donner à ces immigrants économiques une formation de langue assez rapide pour les rendre fonctionnels. Pendant ce temps, ils fermaient les yeux sur tout ce que ces gens apportaient à la fois de bon et de mauvais. Au début, ça ne posait pas de problèmes, tout se déroulait entre les murs de Montréal. Mais après le célèbre 11 septembre 2001, la paranoïa du terrorisme d’Al-Qaida, confirmée par le terrorisme d’État s’est activée. Les soupçons de menaces à appréhender ont germé depuis, et voilà les fleurs écloses. Ce sont ces femmes en tchador, en niqab, en burka même qui, avec leur suite d’enfants, traversent nos parcs et nos jardins publiques pour s’en aller à la garderie. Plutôt que de laisser faire le temps, qui en moins de trois générations assimilerait tout ça aux mœurs québécoises, la furioso s’est emparée de l’opinion publique et créée une menace qui, à l’origine était toute innocence.

Ce n’est pas depuis que ces gens sont arrivés au Québec que j’ai dit que «si on s’était débarrassé des curés noirs, ce n’était certainement pas pour s’embarrasser de curés rouges». C’était du temps où des «leaders» communistes dirigeaient des partis soi-disant marxistes-léninistes, semeurs de troubles et surtout pratiquant déjà le viol des consciences contre lesquels je m’étais révolté. Aujourd’hui, ces mêmes gens militent pour le droit des minorités ethniques à porter leurs signes distinctifs. Nous les entendons à travers Québec Solidaire. Des athées se portent à la défense de la Religion. «Cela fait partie des droits des femmes de porter les signes religieux qui participent à leur identité». Comment, en effet, pourrait-on être contre? C’est sa liberté de religion telle que reconnue par la Charte des droits et libertés de l’O.N.U. et à laquelle nous ne cessons de nous réclamer. Comme dans ce temps où il était permis d’afficher une épingle en forme de faucille et de marteau sur le béret Che ou la casquette Lénine que certains militants En-Lutte ou P.C.O. affichaient de manière ostentatoire, pourquoi devrions-nous en faire un plat? Pourtant, ces athées, dans leurs «analyses objectives de la condition de vie en milieu capitaliste» répèteront la dénonciation de Marx de l’opium du peuple. Les voici donc protecteurs des trafiquants d’opium… Comme on le voit, en matière d’idéologies, il est toujours difficile de se rendre au bout de sa logique sans tomber dans ses propres contradictions.


Inspirée de l’expérience française, qui l'a conduite aujourd’hui à tabasser ceux que la France a laissés rentrer et parquer dans ses bidonvilles, la charte québécoise, au seul critère transcendant d’égalité hommes-femmes, tient à modifier la Charte des droits et libertés du Québec en matière d’«accommodements raisonnables». Dans cette expression, quid définit ce que sont les accommodements et quid que ces accommodements sont ou non raisonnables? La commission Bouchard-Taylor, qui a été un exercice au plus haut point douloureux pour avoir vu, d’une part, des «colons» de province venir giguer devant les deux intellectuels et, d'autre part, des défilés de tout ce qu’une arche de Noé moderne contiendrait de spécimens d’espèces aux couleurs bariolées venir revendiquer des pratiques paysannes et lointaines dans un milieu urbain et fonctionnaliste, a livré un rapport qui a été rejoindre assez vite les tablettes du gouvernement sordide du Parti Libéral. Maintenant, les nationalistes reprennent le flambeau et plus question de niaiser devant des commissions itinérantes. Le premier souci du gouvernement est d’encadrer de règles la pratique de ces accommodements. C’est donc lui – et non la population en son ensemble – qui s’autorise à fixer ces règles et, par conséquent, l’arbitraireavec lequel son application va ouvrir la porte à un ensemble de contestations légales. Déjà la clause de dérogation, pensée en fonction non seulement des institutions privées religieuses mais aussi en fonction des communautés urbaines juives (telle Côte-Saint-Luc), crée une discrimination tacite pour une confession religieuse contre une autre. Les musulmans n’ont donc pas tort lorsqu'ils perçoivent que cette charte des valeurs communes les cible particulièrement. Si la mosquée s’énerve, la synagogue demeure calme et ronronne doucement.

Le seul article méritoire est le second, qui vise à encadrer le personnel d'État, les fonctionnaires provinciaux et municipaux. Le droit de réserve politique est étendu à l’appartenance religieuse. C’est la base de la réforme d’une laïcité affirmée. Le problème est qu’au Québec, à cause de son appartenance canadienne, jamais il n’y a eu, comme l’exigeait la Déclaration d’Indépendance du Bas-Canada de 1838, de la nette séparation de l’Église et de l’État. À ce titre, il est important de rappeler les articles 3 et 4 de cette Déclaration :

Article 3. Que sous le Gouvernement libre du Bas-Canada, tous les citoyens auront les memes droits : les sauvages cesseront d’etre sujets a aucune disqualification civile quelleconque, et jouiront des memes droits que les autres citoyens de l’État du Bas-Canada. 
Ce qui allait de soi pour les Autochtones en 1837-1838, vaudrait tout aussi bien pour les immigrants reçus aux XXe-XXIe siècles.

Article 4. Que toute union entre l’Église et l’État est déclarée abolie, et toute personne a le droit d’exercer librement la religion et la croyance que lui dicte sa conscience. (Cité in Union des Écrivains québécois. Assemblées publiques, résolutions et déclarations de 1837-1838, Montréal, VLB éditeurs, 1988, p. 302.)
Encore-là, plutôt que d’abolir ou d’entreprendre des mesures d’assimilation à la religion de la majorité, la «première Charte des valeurs québécoises», la plus authentique de notre histoire, nous dit ce que ne diront ni l’Acte d'Union ni la Confédération; que l’Église (toutes les Églises, catholiques mais protestantes aussi, et depuis, juives et musulmanes) voit son privilège abolie auprès de l’État. En ce sens, les services publiques sont laïques, et rien ne doit laisser supposer qu’un fonctionnaire pourrait user d’une «fraternité religieuse» pour corrompre l’application des lois. Car, nous apprenons tout juste, avec les séances télévisées de la Commission Charbonneau, qu’il y a plusieurs façons de corrompre les fonctionnaires et de contourner les lois.

Car la Charte des droits et libertés du Canada de 1982 contrevient à cette claire politique des Patriotes de 1837-1838. En reconnaissant, dès l’article 1, «que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit» comme une évidence à la fois juridique et théologique, l’esprit de cette charte reprend la vision du contrat social de Hobbes (contrat passé entre les citoyens et son gouvernement (le Roi)). La monarchie constitutionnelle, par cette suprématie, s’accorde le seul privilège de reconnaître et de définir les droits qui suivent. Parmi les libertés fondamentales, la «liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’EXPRESSION y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication», clôt une barrière à tout projet de valeurs québécoises qui toucheraient à ce qui serait considéré comme une expression ostensible de la croyance – plutôt, de la crédulité – des fidèles. Il faut également souligner que cette existence de la suprématie de Dieu sert à asseoir la légitimité de «la Reine du Canada» dont elle est à la fois chef d’Église des Anglicans et fondement de l’État canadien. Juifs, Musulmans, Catholiques et autres dénominations religieuses ne perçoivent aucune contradictions entre Jéhovah, Yaweh, Allah ou Jésus avec le fait qu’ils donnent l’auctoritas, chacun pour ses fidèles, au monarque constitutionnel et à son Conseil des Ministres. La démarche républicaine québécoise s’oppose donc à la démarche monarchique du Canada. Derrière la crise des accommodements raisonnables pointe donc une crise constitutionnelle qui implique la légitimité même du pouvoir central canadien.

Et voilà ce qui heurte la sensibilité des Québécois. Une fois de plus Mini-Pet (qui courre d’une gay prideà une mosquée pour se montrer partout «inclusif») et Thomas Mulcair du N.P.D. ont étalé leur pudibonderie bien-pensante à l’égard des revendications des Québécois. Ce faisant, ils ont réveillé les vieux antagonismes fédéral/provincial. Certes, Bernard Drainville a beau jeu de demander au reste du Canada de laisser les Québécois discuter entre eux de ce qui les concerne, mais le ministre ne pouvait ignorer la confrontation potentielle qu’un tel document devait entraîner avec la Charte Canadienne des Droits et Libertés. Les «néo-orangistes» canadiens crient au nazisme et déblatèrent toujours les mêmes vieilles rengaines, que ce n’est plus «the province ruled by the priests» mais les nazis bleus qui sont prêts à faire de n’importe quel Shefferville ou Chibougamau un nouveau Auschwitz. L’hypocrisie bourgeoise, les stéréotypes culturels et les préjugés individuels n’ont plus qu’à reprendre leur travail de sape et nous verrons le Canada revenir ce qu’il est vraiment : une fédération aux intérêts financiers et économiques recouverte du statut de pays avec État. Quand on s’ennuie au Canada – et on s’y ennuie beaucoup et souvent -, rien de tel pour se divertir que faire du Quebec bashing.

D’un autre côté, quand 41% des Canadiens hors Québec se disent d’accord avec la Charte québécoise, on comprend que le parti Conservateur modère ses déclarations. Contrairement à Trudeau et Mulcair qui jouent aux bien-pensants du multiculturalisme, Harper envoie Lebel dire quelques sottises et le ramène aussitôt dans son cagibi. Une telle charte copiée/collée au Fédéral pourrait éventuellement servir à raffermir les soutiens régionaux conservateurs dans certaines parties du Canada. Si l’art de gouverner consiste en «diviser pour régner», les gouvernements canadiens et québécois s’entendent très bien sur la vieille leçon britannique. Comme toujours, les apparences de discorde entre Canadiens et Québécois recouvrent de son manteau les points de convergence. Les meilleurs comme les pires.

Et la Gueuse dans tout ça? Tel un python entendant la douce musique de la laïcité, elle se dresse du panier d'osier où on l'y tenait enfermé. D’un côté, il y a l’affirmation hystérique des musulmanes surtout qui nous présentent leurs voiles et leurs signes religieux ou culturels comme faisant partie de leur identité. Les Yvettes reprennent du service. Elles ne sont plus exactement les mêmes qu’en 1980, mais elles portent le même message : l’assimilation des liens d’aliénation et de domination comme partie identitaire de leur personnalité. Comme les valeurs individuelles n’appartiennent pas au monde oriental, il est facile de ramener l’individu non à sa dimension de Sujet libre et actif, mais, comme le dit Dar al-islam, en individus soumis et paisibles. La soumission, et non la liberté, ou encore la liberté dans/par la soumission est la valeur de leur Être. Enlevez-leur cette soumission, elles ne sont plus rien. Il en va de même pour ces affreuses barbes de musulmans. Faudrait-il en venir aux solutions du Tsar Pierre le Grand qui avait décrété une loi rasant par la force la barbe des partisans de la secte des Raskols qui refusaient les réformes du patriarche Nikon au début du XVIIIe siècle? Lorsque nous voyons Adil Charkaoui, qui d’un côté réclame 26 millions de dollars pour avoir été traité injustement par le gouvernement canadien, dresser d'autre part contre les Québécois sa barbe de militant islamiste pour appeler des manifestants improvisés à marcher dans les rues de Montréal contre la Charte, on ne peut que se demander où il a trouvé des organisateurs aussi efficaces en 24 heures?

Car ce soi-disant «Collectif québécois contre l’islamophobie» ne présente aucun statut légal – pas même de numéro de téléphone – et se manifeste par un site internet. L’organisation ne compte pas d’autres membres connus que Charkaoui. Par contre, on le voit accompagné du président du Conseil musulman de Montréal, Salam Elmenyawi et de Hajar Jerroumi, tous deux ayant appuyé, voilà deux semaines, un groupe de jeunes musulmans dit, «le collectif Indépendance» (sic!) qui voulait faire venir des prédicateurs islamistes controversés tenant des propos sexistes. C’est évidemment au nom de la liberté d’expression des minorités religieuses que ces membres du Conseil musulman de Montréal appelaient à la tenue de cette rencontre qui finalement, police inquiète?, ne fut pas tenue. Par contre, le même imam Elmenyawi a déjà eu l’audace de faire des démarches auprès du ministère de la Justice en 2004 pour instaurer au Québec une cour islamique basée sur la charia. De telles exigences, que même la communauté juive n’a jamais osé demander, sont une démons-tration du rejet et du mépris de la collectivité québécoise, considérée par ces intégristes religieux comme amorale et décadente. On a pas besoin de la crise de la Charte des valeurs québécoises pour rappeler à ces gens que nous ne les avons pas appelés à venir chez nous et que si nous leur répugnons tant que ça, le dégoût est hautement partagé. Quand on est pas capable de faire sa loi dans son pays, on ne s’ingénie pas à venir la faire dans le pays des autres. Voilà la face hideuse de la Gueuse. Barbue ou en tchador, cette affirmation haineuse qui se déguise sous un foulard québécois ou se cache derrière une pancarte, comme à Québec, le 21 septembre 2013, portant l’inscription : «Protégez-nous des Québécois de souche» ne mérite aucun «accommodement» que la raison dénonce d’elle-même. Ces individus sont toxiques pour n’importe quelle communauté.

Et il y a l’autre Gueuse, notre vieille catholicité aliénante qui se revêt du symbole patrimonial. C’est le crucifix à l’Assemblée nationale qui contredit à la fois la sincérité de la démarche gouvernementale en affichant la laïcité dans la fonction publique et son affirmation de ce que certains appellent, une laïcité catholique. Ce crucifix, amené là par Duplessis du temps où il imposait la loi du cadenas contre les idées athées et communistes ou le judaïsme et la secte des Témoins de Jéhovah, non seulement n’est pas une œuvre d’art particulièrement originale, mais pourrait être remplacé par d’autres symboles représentant le Québec (ce n’est pas ce qui manque). Il rappelle moins notre tradition religieuse que notre goût pour les bondieuseries. L’étroitesse d’esprit, le refus de l’instruction (la guerre des Éteignoirs, 1846), l’anti-intellectualisme profond des Québécois, l’interdiction de la liberté de conscience (ordonnée par Pie IX et pratiquée par les prélats en autorité jusqu’aux années 1950-1960) et la condamnation de la libre-expression. C’est contre tout ça qu’on a lutté au cours des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Une religion moralisante, où toutes spiritualités étaient évincées pour l'ostentation de la réussite bourgeoise dans la petite communauté paroissiale. Combien de fois faudra-t-il que je l’écrive ou le dise. Entre 1840 et 1960, on a produit, dans nos séminaires, des générations de jeunes prêtres, de théologiens, de latinistes versés dans les écritures saintes et de tout cela, il n'en est rien sorti. Jamais l’un d’eux n’a réussi à émerger de manière à enrichir la spiritualité chrétienne. Au contraire, ce sont les clercs catholiques français, héritiers de la persécution des lois Ferry et Combes qui ont animé, parmi d’autres, l’aggiornemento de Vatican II! Ces néo-thomistes, Gilson, Chenu, Maritain, qui vinrent au Québec durant les heures sombres de l’Occupation, ont avoué à quel point ils étaient effarés de trouver un clergé catholique aussi borné et arriéré qu’ils préféraient enseigner à Toronto ou aux États-Unis plutôt qu’à Montréal ou à Québec.

Cette Gueuse, elle s’est effondrée d’elle-même dans un terreau nord-américain qui ne lui était pas favorable une fois que la morale de la société de consommation s'est imposée. Depuis, bien d’autres scandales ont miné la force de ce clergé. Restent les superstitions des uns et la foi honnête des autres envers un Dieu qu’ils ne cessent d’interroger et de méditer son silence. Or, la malheureuse formule du circulaire nous ramène le «croire» dans les valeurs laïques de l’État. Comme Caligula, l’État québécois voudrait-il se faire adorer comme un Dieu? Faudrait alors qu’il commence par devenir un Dieu vivant et non cette belote qui est l’enjeu entre un parti de bandits et un autre de lunatiques.

La nouvelle Gueuse, en effet, il faut la mettre à sa place. Les immigrants doivent apprendre qu’ils ne sont pas ici «au Canada» mais «au Québec», et les spécificités sont assez grandes pour établir et maintenir une distinction objective. Ils doivent se mettre en tête que nous ne sommes pas «un pays de mission». Que notre instinct de croisé peut renaître si on le provoque trop, et que dès lors, ils ne seront pas en position de force. Enfin, que nos manières de faire la guerre idéologique ne sont plus les mêmes que jadis. Qu’ils se promènent avec leurs costumes, gri-gri ou autres, ce n’est pas pire que les affreux tatous que tant de jeunes affichent et qui enlaidissent autant leurs corps que le milieu où ils errent. Nous serons heureux de les accueillir dans la mesure où ils réaliseront que s’ils traînent la poussière de leur pays sous leur semelle, maintenant ils marchent sur un autre chemin, et que si nous sommes prêts à les recevoir avec plaisir, qu’ils sachent bien qu'ils seront ceux qui souffriront le plus s’ils s’obstinent à ne pas le reconnaître⌛

Montréal
22 septembre 2013

Un escadron de la mort au Québec

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UN ESCADRON DE LA MORT AU QUÉBEC

Je vous avouerai que mon péché honteux avant de me coucher, depuis quelques semaines, est de regarder la vieille sérieThe Untouchables, Les Incorruptibles, en onde de 1959 à 1963. Si le pilote de la série était plutôt assez mal fait, les épisodes sont de meilleure qualité. Basée sur la biographie romancée de l'agent du F.B.I. Eliot Ness, on voit notre héros affronter et vaincre à peu près tout ce qu'il y avait de gangsters durant les années 30 : d'Al Capone à Jake Guzik, de Ma Barker et ses fils à Dillinger. Ness, joué par l'impassible Robert Stack, est le modèle du héros américain, il est mené par sa fonction au point que sa personnalité s'efface derrière elle. Comme notre Séraphin Poudrier, il répète la phrase unique : la loi c'est la loi mais, contrairement à l'autre, il laisse sous-entendre que la loi Volstead, adoptée en 1919 et abrogée en 1933, interdisant la vente et la consommation d'alcool sur le territoire américain, est bien une loi stupide votée par des législateurs bien-pensants mais totalement idiots.

Voilà pourquoi, comme dans les films d'Alfred Hitchcock, le personnage central de tous les épisodes des Untouchables ne sont pas les enquêteurs du F.B.I., qui fonctionnent comme des machines bien huilées au service de l'État et de ses lois, mais les méchants, les bandits, les gangsters et leur racket toujours aussi subtile dans la mesure où ils doivent contourner la loi, faire prospérer leurs speakeasy, leurs tables de jeux ou leur «protection» contre d'honnêtes petits commerçants. Comme le noir-et-blanc, qui ajoute une touche expressionniste à la forme télévisuelle, la série véhicule une moralisation manichéenne. Les bons et les méchants, mais les méchants - le noir - sont toujours ceux dont la série fait de véritables héros, irrémédiablement condamnés au mal. Ils sont ou pitoyables ou ambitieux, toujours dévorés par l'avidité. Ils exigent un code de l'honneur mais sont eux-mêmes les premiers à le trahir lorsqu'ils sentent leurs intérêts menacés par l'ascension d'un gang rival. Entre tout ça, Eliot Ness se promène comme l'Ange exterminateur et on ne compte plus les scènes de mitraillades en rafales et de morts à la fin de chaque épisode. 

Dans les faits, on sait que les choses ne se sont pas passés tout à fait de même. Eliot Nessétait beaucoup plus «humain» que ne le présente la série. La preuve, c'est que, d'un côté, malgré «l'efficacité de ses opérations, cette équipe [les Incorruptibles] […] n'a pas asséché Chicago et ses vingt mille débits de boisson clandestins [pas plus qu'elle n'est] venue à bout de Capone». La raison était bien simple «Ness aimait se mettre en vedette. Il communiquait à la presse ses plans de bataille et, souvent, lorsqu'il assiégeait une brasserie de Capone, les photographes de presse étaient sur les lieux. Ces procédés réduisaient évidemment l'efficacité des perquisitions. Au contraire, les agents du fisc s'entourèrent d'un tel secret et agirent si habilement que l'un d'eux parvint à s'infiltrer dans le gang de Capone» (J. Kobler. Al Capone et la guerre des gangs à Chicago, Paris/Montréal, Robert Laffont/Éditions du Jour, 1971, p. 327). C'est à se demander si Ness lui-même n'était pas si untouchable qu'on le prétendait.

Essayons de comprendre un peu mieux ce qui se passait - et ce qui se passe toujours - dans cet univers interlope par rapport au monde ambiant pour qu'on en arrive à de telles confrontations meurtrières. Il faudrait d'abord préciser que nous ne sommes pas là situés en face d'un combat entre le bien et le mal, ni même entre l'État et ses bonnes lois d'un bord et des pervers ou des subversifs qui veulent le miner en les contournant de l'autre dans le but d'en tirer le maximum de profits personnels. C'est entrer précisément dans le jeu de la légende et supposer que le monde est divisé en deux blocs inconciliables, et qu'il vaut mieux être du côté de Ness que de celui de Capone ou de Frank Nitti. C'est à la coexistence de deux systèmes sociaux érigés sur des rapports à la fois interpersonnels et collectifs différents que nous sommes confrontés.

Comme l'observait judicieusement le philosophe marxiste de l'histoire, Guy Dhoquois dans Pour l'histoire (Paris, Anthropos, 1971), le monde de la mafia et de la pègre en général - et cela pourrait s'appliquer aussi bien aux groupes de motards criminalisés qu'aux gangs de rue -, opère à l'intérieur d'un cadre féodal alors que le monde ambiant est régi par un rapport de production capitaliste. Dhoquois écrit : «Dans le féodalisme, le surproduit est prélevé par une coercition extra-économique [entendre la violence] assurée par des nobles, des seigneurs, que l'on peut appeler les entrepreneurs à titre privé de la coercition extra-économique. Ceci se produit dans le cadre de ce qu'on appelle habituellement la seigneurie. En quelque sorte, ces gens-là, forts de leur spécialisation militaire, proposent initialement aux paysans leur "protection" comme les gangsters qui, procédant au racket, offrent leur "protection" aux boîtes de nuit. Les paysans acceptent, par crainte de leur violence et par crainte aussi de bandes rivales. Bien vite le procédé est en quelque sorte légitimé, le seigneur comprend qu'il ne faut pas tuer la poule aux œufs d'or, les devoirs des paysans sont à peu près fixés par la coutume» (p. 139). Et dans une note, pour être plus clair, Dhoquois écrit qu'«Al Capone était un "féodal" comme à peu près à la même époque, les "seigneurs de la guerre" en Chine». Les rapports de production, dans le monde mafieux, reposent de même sur une hiérarchie d'un suzerain (un Boss, un Parrain) auxquels sont rattachés différents vassaux (les liens interpersonnels sont plus importants ici que celui du simple clientélisme) et des serfs, des petits producteurs travaillant au noir, avec des alambics, des laboratoires de chimie, des sphères hydroponiques, etc. Le retour de toute cette production dans le monde capitaliste permet de ramasser des fortunes et de les redistribuer du haut vers le bas à l'intérieur du réseau féodal. Cela n'empêche pas les membres du crime organisé de vivre des deux modes de production à la fois. Mais le mode dominant, celui qui régit les rapports sociaux, demeure le rapport de production féodal.

En face de ce monde hérité de celui que Hobsbawm appelle les primitifs de la révolte, il y a le régime de production dominant. La société capitaliste où le salariat est inscrit dans un rapport de production comme étant un coût pour l'entrepreneur ou le producteur. Le marché régule le travail comme il régule la circulation des marchandises. L'État de droit se substitue à la vengeance pour résoudre les problèmes intérieurs de dérapage et de violence. Dans la société féodale, un code de l'honneur joue ce rôle de «loi» qui régie les liens interpersonnels étroitement inscrits dans les rapports sociaux (ou vice versa). Dans la société capitaliste, les rapports sociaux sont entièrement dégagés des liens interpersonnels, ce que le même Séraphin Poudrier résumait par la formule : «En affaires, pas de parents, pas d'amis». Or, dans les rapports de production mafieux, il n'y a que ça, parents et amis, qui sont en même temps des clients et des fournisseurs, de sorte qu'à la loi écrite se substitue des codes tacites, non écrits mais tout aussi impératifs que les lois inscrites dans le code criminel et le code civil. En est-il ainsi de la célèbre omertà, la loi du silence. La vendetta de même applique la loi biblique du œil pour œil, dent pour dent pour les familles qui entrent en rivalité les unes avec les autres. En fait, on retrouve là les vieilles querelles dynastiques où des familles entières se livraient des guerres sur le dos de la population pour savoir laquelle se placerait au haut de la hiérarchie féodale. Un Al Capone ressemble plus à un Louis XI qu'à un Rockefeller.

Et la police dans tout ça? Eliot Ness? Sûrement pas de la féodalité. L'État, c'est le Boss du capitalisme, mais dépourvu de tout intérêt pour les liens interpersonnels autrement que dans la mesure où ils ne dérogent pas au bien commun. Cette neutralité affective de l'État [ce monstre froid] le rend imperméable à la compréhension du monde interlope qu'il voit comme une déviation perverse ou subversive, plus psychologique que sociale, des règles de vie en société. Car la féodalité mafieuse a conservé sa part de corporatisme qui relevait des anciennes communautés médiévales. Enfouie, refoulée dans l'inconscient des grandes métropoles, la permanence de cette forme communautaire de rapports sociaux ne peut être traduite en termes modernes, c'est-à-dire en termes de la société capitaliste. Voilà pourquoi Ness tente toujours de rompre les liens de famille pour obtenir la collaboration ou la délation d'un individu contre la pègre tout entière. Il y arrive très peu, très rarement et très imparfaitement. Le fait est que l'étroitesse des liens interlopes est plus serrée que ceux qui maintiennent ensemble les rapports capitalistes. D'où cette facilité extraordinaire de la Mafia à corrompre policiers, fonctionnaires, gardiens de sécurité, douaniers, syndicats, etc. De sorte que, comme une pousse de mauvaise herbe, le réseau a vite fait de circonvenir tous les rapports de production capitalistes et de devenir une véritable entreprise vénale organisée. Remontez aujourd'hui d'un fonctionnaire à un bureau d'ingénieurs, puis à un cabinet d'avocats et de légistes, vous passerez, imperceptiblement, du monde capitaliste au monde féodal, comme un véritable retour arrière de la machine à explorer le temps. La force de cette féodalité criminelle, c'est qu'elle est plus solide qu'aucune institution libérale ou capitaliste qui ne parvient pas à la démanteler, sauf à abattre une dynastie pour une autre, ou à retirer de la circulation, pour un certain temps, un gang criminalisé.

C'est alors que les réseaux policiers commencent à envier le système mafieux comme ils envient la protection ouvrière. Des syndicats de policiers s'organisent et balancent entre l'imitation du mode de la revendication ouvrière en système capitaliste (rapports de force entre employeurs et employés, griefs, revendications de conventions collectives négociées inscrites dans les lois écrites.) parallèlement à un mode de fonctionnement strictement mafieux opérant par des codes secrets et des règles non écrites. À force de côtoyer ce régime exceptionnel et archaïque, les corps policiers finissent par l'imiter. Ainsi, lorsqu'un assassin de policier est abattu froidement par d'autres policiers sous le couvert d'une «arrestation manquée» ou une «bavure policière», il s'agit plus généralement de l'application de la loi non écrite de la vendetta que nous retrouvons. De même, si un policier est surpris par un collègue à faire une bévue (comme tabasser ou tuer un déficient mental qui l'empêchait de bien digérer son beigne), l'omertà fait en sorte que le corps de police organise sa version des faits qui formera le rapport déposé auprès des instances judiciaires. C'est parce que la célèbre matricule 728 a ramassé ses collègues pour organiser la déposition d'une «arrestation musclée» et cela sous le regard d'un observateur civil, plutôt que pour sa violence et ses injures, qu'elle a été suspendue du corps de police à l'automne 2012. Cette façon double d'opérer remonte ensuite progressivement le système judiciaire entier. Avocats, coroners, juges, législateurs comprennent vite ce qui se passe et ont difficilement le choix de ne pas participer à cette gangrène. Bref, comme il est pernicieux qu'un État se développe dans l'État, les mœurs policières deviennent assez vite corrompues par les modes d'opération des bandits qu'ils traquent. La «féodalité» policière finit par se répandre dans l'ensemble de l'institution.

Ce que raconte le livre de Jean-Claude Bernheim, qui vient de paraître aux éditions Accent Grave/La Compagnie à numéro, Un escadron de la mort au Québec, c'est précisément le passage des forces policières de son état de service publique à celui d'une société parallèle dont les règles de fonctionnement sont copiées sur celles des organisations criminelles. Si nous resituons le contexte des années oû fut mit en œuvre cet escadron et que nous gardons bien en tête qu'il s'agit des années où le terrorisme de cellules isolées, comme celles du F.L.Q. troublaient la sérénité des classes dominantes au Québec, et que les nationalistes applaudissaient, selon des décibels variables, chaque fois qu'une bombe explosait dans une boîte aux lettres à Westmont ou qu'une banque était braquée par un réseau en vue de financer l'activité terroriste, on comprend l'aspect politique qui se cache derrière la revendication du travail policier de cet escadron mis sur pied en toute connaissance de cause par les décideurs politiques de l'époque.

L'avant-propos est signé du psychanalyste Michel Peterson. Il restaure le contexte symbolique dans lequel se déroule la formation et l'action de cet escadron. Se référant à des auteurs comme Michel Foucault et Jacques Derrida, Peterson rappelle les positions critiques de Surveiller et punir du premier et du séminaire sur la peine de mort du second pour nous restituer l'idéal premier du travail policier. Il considère que chaque policier devrait s'excuser pour le mal nécessaire qu'il représente en étant celui qui doit «protéger» la société - comme s'intitulait ironiquement un séminaire de Foucault -, contre ceux qui en veulent à la vie et aux biens des individus qui la constituent. Or, ce n'est visiblement pas dans leur conscience lorsqu'on les voit s'exhiber à poivrer des manifestants et à tabasser des étudiantes, sans la moindre gêne ni la moindre décence, devant les objectifs des caméras qui les filmaient. Comme si le fait de se revêtir du manteau de la légalité que leur confèrent les intérêts supérieurs, venant des institutions démocratiques, leur permettait de se justifier du travail ombrageux mais toujours jouissif de donner libre-cours à leur violence gratuite, ce qui les rendraient effectivement intouchables devant le regard ébahi de la population. L'analyse de Peterson nous confine toutefois à l'intérieur des cadres de la société capitaliste. Elle ne tient pas compte de la spécificité de la société d'exception que représente la communauté criminelle telle que nous l'avons analysée plus haut et qui sert de modèle à la constitution et au développement de cet escadron de la mort. À toute analyse psychologique nécessite une analyse sociologique (et vice versa) avec laquelle la première ne se présente en parallèle, mais se noue à l'intérieur.

L'expression même d'escadron de la mort semble exagéré. Le terme, rappelle Bernheim, s'applique généralement à «un regroupement informel de policiers dont la composition se modifiera au fil du temps, qui influencera d'autres corps policiers au Québec et qui s'érigera en un implacable mouvement justicier. Regroupement, faut-il s'en formaliser, qui, du moins d'après nos recherches, n'apparaîtra jamais clairement dans des textes officiels» (p. 28). Ce système rejoint ce que nous pensons d'un groupe paramilitaire. «Historiquement, reprend l'auteur, l'expression provient de conjonctures politiques bien précises où se présentaient des menaces insurrectionnelles majeures. Ce sont les groupes militaires et paramilitaires françaises durant les guerres d'Indochine et, surtout, d'Algérie qui ont pensé et mis en place ces équipes de tueurs dont le rôle était, dans des contextes de soulèvements révolutionnaires, de terroriser l'ensemble de la population en éliminant les meneurs. Puis, ces spécialistes, forts d'une expérience unique de la contre-insurrection acquise surtout lors de la bataille d'Alger au cours des six premiers mois de 1957, ont enseigné ces techniques dans diverses écoles militaires partout dans le monde. Ils avaient bénéficié d'un laboratoire sans précédent pour pratiquer la répression et la torture» (p. 31). C'est de leurs interventions au Chili, au Salvador, au Brésil ou en Colombie que nous avons retenu cette expression hirsute. En utilisant cette expression d'escadron de la mort, Bernheim vise à mettre au centre les aspects répressif et social de l'escadron : «L'apparition d'un escadron de la mort au Québec s'explique… par un contexte de profonde et vaste contestation à partir de la fin des années 1950. S'ajoute à cela, comme on le sait, le fait que certaines formes de criminalité peuvent être interprétées comme une action politique au premier degré. Les vols à main armée contre les institutions financières, les cambriolages de chambres fortes de banques, les attaques de camions blindés, les évasions de prison, les fraudes contres [sic!] les grandes institutions privées ou publiques, le faux monnayage, certaines formes d'intrusion sur les réseaux informatiques, et toutes les formes de trafic sont perçus à juste titre par les autorités comme autant d'actions remettant en cause les valeurs et les institutions fondamentales du système capitaliste, à savoir : le salariat, la forme d'esclavage qui accompagna à la fois la révolution industrielle et l'accession de la bourgeoisie au pouvoir, et l'État de droit» (pp. 32-33). En voulant rapprocher la contestation sociale (essentiellement de tendances anarchisantes) de l'action de banditisme de la part d'individus qui auraient pris conscience de l'injustice véhiculée dans le salariat capitaliste, Bernheim nous fait passer du particulier à une généralité qui n'est pas toujours évidente, voire même parfois douteuse.

L'axe sur lequel tourne le système est celui contenu dans le code pénal français issu de l'époque napoléonienne de l'homicide légal (1810), qui spécifie que «l'homicide est légal quand les agents de l'autorité dans l'exeercice de leurs fonctions repoussent par la force les personnes qui les attaquent; quand une résistance ouverte ou une opposition à main armée constitue les opposants en état de rébellion, et que la mort ou les violences sont une suite de l'exercice des devoirs imposés par la loi» (cité p. 16, n. 3). [On retrouve un équivalent dans la Common Law anglo-saxonne, le Fleeling Felon Rule qui autorise d'abattre un suspect qui fuit lors de sa mise en arrestation.] Bernheim, qui n'hésite pas à nous rappeler le contexte de la Révolution industrielle dans lequel est née Scotland Yard, sous Robert Peel, le premier service policier moderne, ne mentionne pas la Révolution française dans le contexte de laquelle sont nés les codes civil et pénal de la France.  Aussi, c'est dans la poursuite de la Terreur (aussi bien rouge que blanche) que se place le concept d'homicide légal. [Il faut rappeler ici que c'est Bonaparte, Premier consul, qui nomma Fouché, ex-terroriste de l'an II, à la tête du service de police. N'ayant su prévenir, malgré sa toile de mouchards, le sanglant attentat de la rue Saint-Nicaise, Fouché, pour satisfaire la mauvaise humeur du dictateur, dut déployer une répression magistrale contre tous les opposants au régime.] Bref, l'homicide légal vise la résistance ouverte comme rébellion, et par le fait même avoue le motif politique de l'infraction (quel qu'il soit et qui peut se voir passible de l'application de l'homicide). Certes, ayant perdu des yeux ce contexte, l"incidents de Roch Forest (1983) où, suite à un braquage deux hommes parfaitement innocents avaient été abattus dans un motel, on recourt à la bavure policière pour exonérer la responsabilité des agents qui commettent ce type de crime. Ces bavures procéderaient d'une incapacité de la police à gérer ses terreursintérieures. Il en est de même de beaucoup d'autres de ces homicides légaux.

N'empêche, la responsabilité criminelle disparaît sous l'entente tacite que les deux couvreurs n'avaient pas à se loger dans cette chambre-là de ce motel-ci pour considérer qu'ils s'étaient trouvés au mauvais endroit au mauvais moment. Et l'assassin de sortir de Roch Forest un gallon attaché à la pochette de son uniforme. L'appareil judiciaire puis le gouvernement officialise le tout. Pour Bernheim, «là réside sans doute l'aspect le plus inacceptable de toute cette saga de l'escadron de la mort. «Observer ainsi des gens démocratiquement élus, possédant une formation en droit, et jouissant dans plusieurs cas d'une grande notoriété, se prêtant ainsi à une telle justice parallèle en contrepoint de toute légalité et niant les valeurs les plus fondamentales d'une société se voulant démocratique : tout cela a de quoi ébranler la considération somme toute limitée que nous portons généralement aux politiciens […] Il faut admettre que la situation est loin d'être banale quand nous considérons que tous ces honorables serviteurs de l'État cautionnaient par leur inaction et leur silence, et peut-être même par leurs interventions, l'homicide légal de criminels de droit commun sous des prétextes très souvent mensongers! D'où la nécessité du présent travail» (pp. 20-21). Il y a de l'indignation dans le livre de Bernheim. De l'urgence aussi d'éveiller notre conscience à ce monstre que le Socius porte en son sein.

Dans ce contexte, qui, je le rappelle, ne déborde pas le tégument de la société capitaliste (et se refuse à voir le monde vis-à-vis sur lequel l'analyse doit immanquablement déborder), Bernheim soulève deux hypothèses politiques sur la nécessité de l'escadron de la mort au Québec. D'abord, à partir d'une première observation : «il saute aux yeux que les activités des corps policiers n'ont rien à voir avec le bien commun, la morale et la justice, sinon de manière sommaire et épisodique. Dans les faits, il s'agit de groupes armés au service du grand capital et de son État» (p. 23). Puis, «une seconde constatation qui a valeur d'hypothèse pour certains, mais d'évidence pour nous, est que certains aspects de la criminalité, dont le vol à main armée, s'apparentent à une forme primaire de remise en question de la société, notamment du salariat, cette forme moderne et modulée de l'esclavage. Des criminels atteindraient ainsi par leur action un premier degré, sinon de conscience politique, du moins d'action politique. Un état de fait plus difficile à appréhender pour la plupart, il est vrai, compte tenu du discours dominant et omniprésent supportant l'idéologie de la loi et de l'ordre» (pp. 26-27). Les deux hypothèses sont liées par le fait qu'«utiliser plitiquement des problèmes d'ordre social pour justifier le développement et l'expansion d'un appareil répressif dont l'objectif final est le maintien au pouvoir des classes dirigeantes et la pérennité du mode de production capitaliste» (p. 26) devient la justification de tous les homicides légaux découlant d'une intervention (volontaire ou bavure) de la police. C'est en ce sens que la dimension idéologique du travail de Bernheim vient à envahir sa logique même des faits. Ignorant l'inquiétante étrangeté du monde interlope, son organisation et ses valeurs hiérarchiques féodales, nous tombons dans une logique de la répression (contre)-révolutionnaire du pouvoir. Cela explique sans doute la fonctionde l'escadron de la mort, mais non sa formation ou, pour être plus précis, la façon dont l'escadron a été formaté.

Ainsi, les témoignages rapportés dans le livre de Bernheim et publiés au cours des années par les journaux de faits divers criminels rappellent la distinction essentielle entre les bandits multirécidivistes (les braqueurs à la petite semaine) des véritables professionnels du vol de banque, fortement inspirés de l'organisation communautaire des mafieoso. Les braqueurs sont des isolés et à Montréal, dans les années 1950-1970, ils étaient nombreux : «la réputation des braqueurs de Montréal était telle qu'ils pouvaient facilement exporter leur savoir-faire outre-frontière. Des maîtres du domaine, comme William McAllister, René Lachapelle, Raymond Lynch, Clifford Piva, Frank Peter Ryan et Ronald Bernard, la plupart du Gang de l'Ouest, effectueront des tournées chez nos voisins du sud. Balades, on se l'imagine, qui n'avaient rien de touristique» (p. 59). À l'opposé, nous retrouvons ceux que le criminaliste Normandin qualifie de voleurs professionnels : «Le voleur professionnel tire des revenus appréciables de ses vols. Sa notion de l'argent est différente de celle du multirécidiviste. Il en connaît la valeur et ne le dépense pas inutilement : il est même prévoyant. En fin de compte, c'est dans sa vision à long terme que le professionnel s'oppose au multirécidiviste. En effet, alors que ce dernier est essentiellement axé sur la satisfaction de ses besoins immédiats, le professionnel est beaucoup plus tourné vers l'avenir. La planification de ses délits et l'utilisation de l'argent qu'il gagne témoignent très bien de cette préoccupation» (cité p. 61). Cette différence, nous la voyons très bien dans les scénario des Untouchables : le petit racketter, le petit braqueur, bandit, insolent, brutal parfois même psychopathe et le grand maître à l'image de Capone, patient, organisé, poli et même cultivé, qui mène son entreprise avec dextérité et distance. Ce sont évidemment les premiers qui vont faire l'objet de l'escadron. Ainsi, la Mafia montréalaise n'apparaît jamais comme cible dans le livre de Bernheim, alors qu'elle était à l'époque la principale bénéficiaire du crime organisé.

À l'origine, l'escadron portait le nom banal d'escouade de frappe : «de fait, l'escouade ne figure sur aucun organigramme de la police; elle s'est constituée au gré des événements, bien qu'à certaines époques, de l'aveu même des hauts gradés, elle fut mise sur pied pour imposer le respect à des jeunes
Maurice Brosseau et son camarade Eugène Yvorchuck
caïds avides de tueries. Ainsi, au début des années 1970, plus de 15 braqueurs ont été abattus à leur sortie de succursales bancaires ou d'établis-sements commerciaux. Ils avaient été suivis parfois pendant de longues semaines avant d'être finalement pris sur le fait, sur la scène de vols à main armée. Toute forme de résistance déclenchait un tir de représailles, la plupart du temps meurtrier. Au cours de ces fusillades, des hommes se sont illustrés, bien que leurs faits d'armes soient peu connus du public. Maurice Brosseau, son camarade Eugène Yvorchuck, Jacques Durocher, Albert Lisaceck, Marcel Lacoste et d'autres. Leur cible : des criminels rendus particulièrement féroces à la suite de longs séjours en prison ou après une condamnation comme criminels d'habitude» (p. 56) Il est clair que l'escouade avait été montée pour ces braqueurs, dont les portraits nous présentent plutôt des gamins que de véritables assassins en puissance. Plus souvent qu'autrement, il s'agissait d'exécutions planifiées. «…la pratique d'exécuter des criminels était devenue, au fil du temps, une stratégie d'intervention bien établie. […] la "résistance des suspects"… ne constituait d'aucune manière une condition indispensable pour que les forces de l'ordre ouvrent le feu. Ces "criminels rendus particulièrement féroces"… étaient souvent en fait de jeunes délinquants à leur premier délit» (p. 66). Et Bernheim de rappeler que parmi les policiers, on pratiquait une prudence lexicale qui confine à la loi de l'omertà de la Mafia.

Il en fut ainsi de l'opération «surveillance» dont le formatage reprenait la manière de faire des mafieux. Cette opération «procédait presque toujours d'une information d'un indicateur ou de techniques de surveillance. Ensuite, on prépare un plan des lieux, on planifie la disposition des hommes de façon à ce qu'ils soient bien camouflés ou dissimulés dans des "véhicules non marqués", c'est-à-dire non identifiés comme appartenant aux forces de l'ordre. Voilà pour les préliminaires de l'opération» (p. 68). Qui n'aura pas reconnu là la stratégie même des voleurs professionnels? Nous retrouvons dans les témoignages rapportés dans le livre de Bernheim les mêmes lois non écrites et tacites de l'omertà et de la vendetta.

«En 2010, Claude Lavallée, policier retraité avait fait partie de l'Escouade des enquêtes spéciales de la Sûreté du Québec de 1964 à 1972, publie ses mémoires. Il y révèle, sous forme de résumé, la manière de penser et de fonctionner des policiers qui participaient à des opérations visant à éliminer des criminels : "À mon arrivée aux Enquêtes spéciales, nous étions une poignée d'hommes triés sur le volet, choisis pour nos talents variés et heureux de faire partie de cette équipe secrète […] Nous ne recevions à peu près jamais d'ordres - seulement quelques directives du directeur général et des instructions de notre sergent d'état major […] Notre slogan? La fin justifie les moyens, et tous les moyens étaient envisa-geables… L'exigence de tenir notre langue se doublait d'une interdiction d'écrire la moindre ligne sur nos activités, afin d'éviter qu'un jour ces documents puissent servir de preuves contre nous en y dévoilant nos méthodes de fonctionnement souvent illégales… On échangeait des informations avec l'Escouade de la sécurité sociale (les "SS") de la Police de Montréal, qui combattaient autant les voleurs à main armée que les membres de la pègre et les terroristes […]» (pp. 70-71) Voilà pour l'omertà. Et l'auteur de compléter par le recours à la vendetta : «les policiers, dans ce type d'action, ciblent des catégories bien précises de criminels, définissent leur stratégie à partir d'informations, planifient les guets-apens; ils sont de plus très expérimentés, fortement armés et hors de portée des suspects, ils préfèrent "cueillir" les voleurs après le délit, c'est-à-dire, le plus souvent, leur tirer dessus, et sont guidés par le point de vue qu'il n'est pas trop grave d'en tuer quelques-uns!» (p. 71) Comme se type de pratique est généralisée dans la plupart des pays occidentaux, le trait ne procède pas d'une ingéniosité proprement montréalaise, mais bien d'une confrontation commune des corps de police des États occidentaux avec leurs mafieux respectifs.

C'est alors que nous rentrons au cœur même du livre, avec le récit haletant des suites de coups fourrés et de guets-apens organisés après des traques ou grâce aux délateurs, l'escadron peut ouvrir ses opérations et commencer à abattre, souvent sans sommation, les braqueurs qui viennent de se faire une banque ou un commerce. C'est ce recours au guet-apens qui fait de l'escadron un système appuyé essentiellement sur l'homicide légal. Le journal chargé de rapporter les faits divers policiers, le célèbre Allô police!, rapporte bien de quoi il s'agit : «Les gunmen sont tombés dans le piège de la police. La section des enquêtes criminelles (SEC) a une escouade spéciale qui patrouille tous les quartiers de la métropole dans une tentative de mettre fin à la vague de hold-up qui fait rage […] Les détectives ont calmement attendu que les bandits sortent de la banque avant d'ouvrir le feu» (cité p. 140). Le coup du guet-apens, célébré par Machiavel pour la façon dont César  Borgia l'utilisait et que reprit Al Capone à quelques reprises - par exemple lors du célèbre massacre de la Saint-Valentin -, devient une stratégie de vendettaentièrement légalisée par le droit criminel supposément placé sous la coupe des Droits de l'Homme! Lors de ces sorties où les bandits sont attendus de pied ferme, on ne compte plus les balles dont la grande majorité ont été tirées par des armes entre les mains de la police : 75 balles pour tuer le jeune André Paradis, à la sortie d'un braquage d'une banque dans un quartier achalandé! (p. 145); quelque 150 balles projetées sur les suspects qui sortent d'un braquage à la Caisse populaire de Sainte-Hélène-de-Bagot, ce qui donne véritablement l'aspect d'une exécution ordonnée, 200 lors de l'attaque du centre d'achat Boulevard. À côté de ça, les scènes violentes des Untouchablesapparaissent risibles, d'où, encore une fois, que la réalité dépasse la fiction.

Et ce déferlement de violence légale parvient-il à ses fins supposées, c'est-à-dire à réduire les braquages de banques? Bien au contraire, comme le constate l'auteur : «En cette belle époque où les pouvoirs policiers sont sans limites au Québec, l'escadron, on le devine facilement, ne chôme pas. Ce qui est loin d'empêcher les criminels de multiplier les attaques sous forme de vols à main armée. Pour cette année qui suit l'invasion du Québec par les troupes de l'armée canadienne, les vols qualifiés, c'est-à-dire, au sens légal du terme, les vols où la violence ou la menace de violence sont présentes, connaissent une progression vertigineuse. En 1971, on dénombre pas moins de 4 645 vols de ce type, dont 3 655 à Montréal seulement! La preuve, si besoin est, que la répression peine souvent à éliminer la révolte populaire» (p. 140). Quoi qu'on en pense de ce dernier commentaire, il apparaît évident que l'escadron de la mort, au lieu de parvenir à réprimer les braquages de banque, n'a fait qu'étendre la criminalité à tous les secteurs de la vie commerciale et à le diffuser vers le bas, vers les petites entreprises (dépanneurs, marchés d'alimentation, merceries, etc.). La répression n'est là que pour s'offrir un spectacle d'une solution pour le moins inefficace. Et cela, tout en augmentant les périls encourus. Des innocentes victimes - des gens qui n'auraient pas dû se trouver au mauvais endroit au mauvais moment - vont payer de leur vie cette aberration policière.

Le plus ironique dans tout cela, c'est que pendant que des officiers se livraient, avec un psychisme infantile, à jouer à la guéguerre avec de jeunes braqueurs de banques, des réseaux d'une criminalité bien plus vastes, plus dangereux et plus socialement toxiques se développaient. «Il faut comprendre qu'à la fin des années 70, les horizons financiers du monde interlope sont passés grosso modo du vol à main armée au trafic de drogue. La démocratisation des stupéfiants au cours des années 1960 et 1970 avait fait des ravages. La demande, toutes drogues confondues, dépassait l'offre, d'où l'attrait de se lancer dans l'import-export et la distribution» (p. 177). De là l'apparition d'une nouvelle criminalité qui n'entendait pas se laisser piéger par les vieux guet-apens de l'escadron. Les Popeyes d'abord, puis leur association avec les Hell's Angelscaliforniens dressèrent bientôt des ennemis redoutables devant lesquels les policiers, si hardis devant de pauvres ados mal assumés, courbèrent la tête, la peur au ventre, devant les escadrons de colosses tatoués chevauchant de puissantes motos et armés jusqu'aux dents. Comme devant la vieille Mafia, «l'État s'attaquera à ces organisations criminelles, mais évitera le recours à des escouades de tueurs, comme on l'a vu à propos des braqueurs». Il faudra même des opérations d'envergure, obligeant la collaboration étroite des divers corps de police du Canada, du Québec et des municipalités pour venir à bout, du moins de manière temporaire, des motards criminalisés.

Cet escadron de la mort est un système de voyoucratie inscrit dans les services de police et qui est protégé sur les deux flancs avec l'accord tacite des dirigeants politiques : sur le flanc droit par l'institution même des services policiers (SPVM, S.Q.) et sur le flanc gauche par cette reconnaissance syndicale qui permet aux différents corps de police d'user des lois du travail pour se garantir contre d'éventuelles poursuites de la part des citoyens qui seraient lésés par les actions démentes de leurs membres. À l'image de la Mafia, il était géré selon les modes archaïques de la féodalité, hérités de la voyoucratie des bandits siciliens, calabrais ou napolitains. Il est difficile de ne pas constater que l'esprit et les mœurs de toutes voyoucraties hantent désormais les corps de police en service. Ce que nous avons vu au Québec lors du printemps des carrés rouges et l'affaire 728 nous montre assez bien jusqu'où la démoralisation des services policiers est rendue. Si, comme Peterson le dit dans son avant-propos, la police est un mal nécessaire, il est devenu un mal nécessaire, en tant que démocratie, d'extirper des corps de police cette gangrène meurtrière qui est en train de ronger les citoyens eux-mêmes. Peterson a raison lorsqu'il souligne combien le travail policier importe plus à donner des contraventions, à gérer des surveillances intempestives avec pénalités comme un véritable racketde taxation des citoyens, créant des infractions (qui n'en sont pas) seulement pour remplir des coffres d'État que d'autres voyous viendront vider le temps venu. Si l'on se doit de dénoncer le taxage dans les cours d'école, pourquoi devrions-nous le tolérer au niveau des mœurs et des lois. C'est par l'avidité de l'argent et des biens terrestres que l'Église catholique s'est discréditée tout au long de son histoire et a creusé la tombe du christianisme. C'est la même chose qui est en train de se produire avec l'impératif de la Justice dans les sociétés occidentales. La Justice pénale n'est plus la règle du vivre en société, mais une simple machine à remplir les coffres de l'État. La répression sauvage est en train de subvertir la notion même de Justice et, par le fait même, encourager le désordre social.

Ceci dit, tous les policiers ne sont pas des voyous, ce que sont les hors-la-loi qui sont rarement des Robin Hood au grand cœur. Jean-Claude Bernheim est un homme suffisamment intelligent pour le comprendre [«mis à part une frange politiquement très active, on pense ici aux militants de toutes allégeances, à des regroupements de fervents nationalistes, et à certaines catégories d'artistes, d'intellectuels et de défenseurs des droits, force est d'admettre que le niveau de conscience des gens en révolte se limitait à une implication dans certaines formes de criminalité», p. 199], mais au niveau symbolique, il ressort de son livre une haine dont on ne sait pas trop si elle vise le système de voyoucratie mis en place où l'ensemble des individus qui participent des services policiers. Ce sentiment sous-jacent au livre transpire aussi bien dans la présentation théorique que dans le cours du récit. Certes, cet escadron de la mort est haïssable «à mort» et, par le fait même, justifie cette haine que chaque bon démocrate devrait avoir pour cette voyoucratie policière. Haine légitimement motivée pour entreprendre une action déterminée sur les institutions gouvernementales pour la condamner à disparaître d'une façon ou d'une autre. Je dirais avec la même détermination que l'escadron en a eu pour éliminer physiquement les bandits et les braqueurs. Ce que nous ne pouvons attendre avec des Duchesneau et des Poeti et autres Libéraux ou Péquistes ou Caquistes qui cherchent à recruter des chefs de police pour leur députation, ce qui ressemble de plus en plus à une infiltration policière des partis politiques et, par le fait même, du gouvernement. Autant un Cotroni assis à côté de Poeti, un Hells à côté de Duchesneau.

Et si tant de haine transpire d'Un escadron de la mort au Québec, l'impression sous-jacente est que l'auteur a davantage de sympathie pour les voyous authentiques que pour leur perverse imitation par les policiers. Pour ma part, je ne peux partager cette sympathie. Un voyou reste un voyou, peu importe qu'il soit braqueur ou policier. La tentative d'associer les braqueurs à des individus qui auraient une conscience critique de la société et du capitalisme mieux développée que le commun des ours de Yellowstone ne passe pas. Tous les gens qui ont une conscience critique du capitalisme ne se mettent pas à cambrioler des banques et c'est oublier cette leçon même de Karl Marx à propos du lumpenproletariat qui finit toujours par servir les intérêts des minorités dominantes contre les exploités et contre les révolutionnaires eux-mêmes. J'en appellerai au remarquable film de Fritz Lang, M le maudit,où l'on voit les mafieux faire alliance avec la police pour finir par capturer le tueur d'enfants isolé.

Mort de Jean-Jules Bonnot
Voilà pourquoi l'analyse sociologique de Bernheim doit être élargie au monde criminel lui-même, d'où procède l'escadron mis sur pied. La révolte des braqueurs de banque ne conduit pas à une prise de conscience supérieure mais à une régression, celle décrite par Hobsbawm, vers un «primitivisme» de l'action individuelle qui confine à l'idée que nous nous faisons de l'anarchisme. Hors, il est facile d'évoquer l'anarchie ou tout autre conviction idéologique pour justifier des méfaits,. De plus, cela ouvre facilement la porte à une tactique d'infiltration comme celle dont le F.L.Q. fut victime et qui fut  honteusement déballé lors des séances de la commission Keable dans les années 70-80. La télévision fournit d'autres héros aux anciens redresseurs de tort hors-la-loi, et ces héros sont …des policiers. En définitive, malgré la force de contamination du monde féodal sur les institutions capitalistes restera toujours le pot de terre passant alliance avec le pot de fer. La violence et la répression sauvage, dans la mesure où elle tendra toujours à dissocier les liens interpersonnels des rapports sociaux selon les principes du libéralisme qui conduit à l'isolisme sadien, ne peut que conduire à la fin de la civilisation elle-même. La brutalisation qu'a connu le premier XXe siècle avec ses deux guerres mondiales et sa corruption tout azimut s'est poursuivie sous un gant de velours à travers la dysfonction consumériste, augmentant à la fois désirs et angoisses jusqu'à rendre la dolce vitae promise tout à fait invivable. Les différents modes d'auto-destruction, allant du suicide lent par les formes d'autisme, de dépendances à l'alcool, aux drogues, aux jeux, voire au sexe, jusqu'aux maladies mentales sévères, à la psychopathie et la sociopathie, enfin au suicide stricto sensu, restent la méthode exterminatrice favorite des pulsions de mort qui animent la civilisation occidentale au stade du développement capitaliste de la société de consommation. Comme le disait Freud, il y a deux directions dans lesquelles les pulsions de mort agissent, vers l'arrière, par la régression (ici le retour à un mode de prélèvement féodal) ou vers l'avant, par la projection (ici l'accélération du mode de prélèvement capitaliste). Les vrais révoltés, les révoltés conscients, ont la difficile tâche de s'imposer entre les deux modes*⌛

* Certains lecteurs nous en voudront de ne pas signaler l'absence d'index et de table des matières, maladresses techniques qui seront sûrement rectifiées lors d'une prochaine édition et qui n'enlèvent rien à l'intérêt que nous avons tiré de ce livre.

Montréal
23 novembre 2013
 

Le suicide d'un historien

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Suicide de Dominique Venner (dramatisation)
 Merci à Raymonde «Rainette» Sauvé pour cette douloureuse reconstitution

LE SUICIDE D'UN HISTORIEN

Il y a six mois, l'historien d'extrême-droite française, Dominique Venner (1935-2013) se suicidait dans un geste spectaculaire devant l'autel de Notre-Dame de Paris. On doit bien reconnaître que peu d'entre nous le regretterons. Vingt-quatre heures plus tard, dans une parodie de ce geste blasphématoire, une Femen, les seins nus, portant l'inscription : «May fascism rest in hell», (Puisse le fascisme reposer en enfer), reprenait le geste en brandissant un pistolet et le portant à sa bouche, nous laissait croire qu'il pouvait s'agir aussi bien d'une fellation que d'un suicide. Évidemment, c'était un coup médiatique et, contrairement à Venner, les journalistes étaient là pour filmer la scène burlesque qui se voulait en même temps un acte de manifestation féministe. Le fait de porter à sa bouche le revolver, comme l'avait fait Venner, une journée plus tôt, confirmait, tout en l'annulant, les raisons manifestes du suicide de l'historien.

Je dois reconnaître qu'il est relativement rare de voir un historien se suicider. Certes, on peut les assassiner comme Marc Bloch ou Jan Patočka, ou les emprisonner comme Fernand Braudel, mais c'étaient dans des circonstances extraordinaires. Je ne connais que George C. Vaillant, historien des Aztèques, qui se soit ainsi enlevé la vie. Et il y en a sûrement eu d'autres. Je pense qu'un historien qui se suicide contrevient à la grande espérance que la connaissance historique possède en elle-même. Un historien qui se suicide, c'est un peu comme un prêtre qui commettrait ce geste impie. C'est un manque de foi dans sa vocation ou dans son métier. L'historien commet ainsi un geste négationniste face à ce qui fait la chair et le sang de son objet. À la différence que, si le prêtre qui se suicide avoue avoir perdu la foi en Dieu, l'historien, lui, avoue qu'il n'a pas su pénétrer la dynamique profonde de son objet de connaissance et que les immenses ressources dont l'humanité fait preuve pour se tirer des pétrins où elle se place elle-même ne l'ont pas convaincu pour l'avenir du monde. Paradoxalement, Venner aurait été la victime du négationnisme qui marque insidieusement l'historiographie de l'extrême-droite française.

C'est pour cette raison que le départ de Venner n'affecte pas profondément l'historiographie. Cet historien ne s'intéressait, pour l'essentiel, qu'à l'aspect morbide de l'histoire contemporaine. Son goût pour les armes de combat ramène sa compréhension de l'histoire à un attrait infantile pour des joujoux dangereux. Aussi, n'a-t-il guère dépassé les limites de son cercle idéologique. Pour comprendre les raisons de son geste, il faut s'en rapporter au blogue qu'il publiait le matin même de son suicide, le 21 mai 2013 et intitulé La Manif du 26 mai et Heidegger. La Manif du 26 mai était prévue dans le cadre d'un opposition au projet de loi socialiste sur la légalisation du mariage gay. Diffusé le 21, c'était un appel aux manifestants de la droite et de l'extrême-droite à ne pas se disloquer dans la lutte contre le projet de loi jugé une trahison tant pour les valeurs morales de la droite que pour l'intégrité des traditions et des mœurs françaises. Ce qui explique la parodie de suicide qui a eu lieu le lendemain même de la mort tragique de Venner.

Afin de bien comprendre ce qui, à part la balle, a bien pu traverser le cerveau de l'essayiste, nous rapportons l'intégral du blogue en question :


Les manifestants du 26 mai auront raison de crier leur impatience et leur colère. Une loi infâme, une fois votée, peut toujours être abrogée.

Je viens d’écouter un blogueur algérien : «De tout façon, disait-il, dans quinze ans les islamistes seront au pouvoir en France et il supprimeront cette loi». Non pour nous faire plaisir, on s’en doute, mais parce qu’elle est contraire à la charia (loi islamique).

C’est bien le seul point commun, superficiellement, entre la tradition européenne (qui respecte la femme) et l’islam (qui ne la respecte pas). Mais l’affirmation péremptoire de cet Algérien fait froid dans le dos. Ses conséquences serraient autrement géantes et catastrophiques que la détestable loi Taubira.

Il faut bien voir qu’une France tombée au pouvoir des islamistes fait partie des probabilités. Depuis 40 ans, les politiciens et gouvernements de tous les partis (sauf le FN), ainsi que le patronat et l’Église, y ont travaillé activement, en accélérant par tous les moyens l’immigration afro-maghrébine.

Depuis longtemps, de grands écrivains ont sonné l’alarme, à commencer par Jean Raspail dans son prophétique Camp des Saints (Robert Laffont), dont la nouvelle édition connait des tirages record.

Les manifestants du 26 mai ne peuvent ignorer cette réalité. Leur combat ne peut se limiter au refus du mariage gay. Le « grand remplacement » de population de la France et de l’Europe, dénoncé par l’écrivain Renaud Camus, est un péril autrement catastrophique pour l’avenir.

Il ne suffira pas d’organiser de gentilles manifestations de rue pour l’empêcher. C’est à une véritable « réforme intellectuelle et morale », comme disait Renan, qu’il faudrait d’abord procéder. Elle devrait permettre une reconquête de la mémoire identitaire française et européenne, dont le besoin n’est pas encore nettement perçu.

Il faudra certainement des gestes nouveaux, spectaculaires et symboliques pour ébranler les somnolences, secouer les consciences anesthésiées et réveiller la mémoire de nos origines. Nous entrons dans un temps où les paroles doivent être authentifiées par des actes.

Il faudrait nous souvenir aussi, comme l’a génialement formulé Heidegger (Être et Temps) que l’essence de l’homme est dans son existence et non dans un «autre monde». C’est ici et maintenant que se joue notre destin jusqu’à la dernière seconde. Et cette seconde ultime a autant d’importance que le reste d’une vie. C’est pourquoi il faut être soi-même jusqu’au dernier instant. C’est en décidant soi-même, en voulant vraiment son destin que l’on est vainqueur du néant. Et il n’y a pas d’échappatoire à cette exigence puisque nous n’avons que cette vie dans laquelle il nous appartient d’être entièrement nous-mêmes ou de n’être rien.

Dominique Venner

Les analystes ont vite compris que le suicide de Venner se veut un suicide stratégique. Ces nouveaux gestes spectaculaires et symboliques appelés pour ébranler les somnolences, secouer les consciences anesthésiées et réveiller la mémoire de nos originescommencent avec le coup de pistolet tiré devant l'autel de Notre-Dame de Paris. La formule qui dit que Nous entrons dans un temps où les paroles doivent être authentifiées par des actes en appelle à celle des anarchistes de la fin du XIXe siècle, avec la célèbre propagande par le fait, reprise par le nationalisme intégral de Maurras et de Léon Daudet avec le mouvement d'Action Française, monarchiste, ecclésiastique et traditionaliste du tournant du XXe siècle. La référence à Ernest Renan et à son opuscule publié aux lendemains de la sinistre défaite de 1870 montre que Venner perçoit l'histoire sur le mode de l'éternel retour, et qu'aux problèmes actuels, il faut en appeler aux solutions anciennes. Ce qui était l'essence même de l'historiographie bainvillienne, aujourd'hui célébrée par Alain Soral.

Pourtant, c'est le dernier paragraphe du pamphlet qui a retenu l'attention, celui où il est fait expressément mention du génial Heidegger! Ce qui est surtout étonnant, c'est que Venner met dans la bouche de Heidegger la définition sartrienne de l'existentialisme. Devant la lourde réflexion que pose le philosophe allemand sur la relation de l'Être avec la métaphysique, réflexion inachevée dans le cadre de Être et temps, Venner retient la définition proprement immanente et matérialiste de Sartre. Cet extrait est suffisamment explicite de ce que j'avance : «C’est ici et maintenant que se joue notre destin jusqu’à la dernière seconde. Et cette seconde ultime a autant d’importance que le reste d’une vie. C’est pourquoi il faut être soi-même jusqu’au dernier instant. C’est en décidant soi-même, en voulant vraiment son destin que l’on est vainqueur du néant». Telle est la part de liberté que Sartre restituait à ses lecteurs à travers sa réflexion sur L'Être et le Néant, et qui n'était sûrement pas le but que poursuivait Heidegger avec sa philosophie où le temps apparaît comme une catégorie déterministe du cours du développement de l'Être. Bref, ce que Venner attribue à Heidegger relève de ce vilain gauchiste qu'était Sartre. Ou Venner était un intellectuel foncièrement inepte, de cette ineptie propre aux idéologues, ou Venner était foncièrement malhonnête, et son suicide aura été l'équivalent de qui a été pris qui croyait prendre.

Pourtant, le suicide de Venner n'est pas dénuée de philosophie. C'est un suicide nietzschéen, comme il s'en produisait à la fin du XIXe siècle un peu partout en Occident. Et cette solution nietzschéenne confirme bien sa vision philosophique de l'Histoire comme Éternel retour. Voilà pourquoi je ne comprends pas très bien ces exercices de style qui ont pour but de prendre au premier degré la référence heideggerienne de Venner. Il en est ainsi de ce «devoir de philo» publié par le quotidien Le Devoir du 26 octobre 2013 rédigé par Jonathan Hope, Le suicide heideggérien de Dominique Venner.

D'emblée, Hope nous dit qu'il s'intéresse moins à comprendre l'action de Venner qu'à nous résumer la pensée de Heidegger. Il nous brosse alors un roman-philosophique du Dasein, concept-clef chez Heidegger de l'Être-làpour nous dire que, contre la dégradation de la civilisation occidentale à laquelle ont participé la plupart des philosophes de la modernité (depuis la Renaissance), il faut ressaisir le temps carpe diem, saisir le moment hic et nunc afin de renverser la tendance. C'est cette conscience du moment du renversement de la tendance qu'aurait cru saisir Venner en se suicidant à la veille de la grande manifestation du 26 mai. Cette vision a été interprétée de bien des façons par les zélateurs et les herméneutes de Heidegger, de Gadamer à Ricœur, de Benjamin à Koselleck. Que Venner ait nommé Heidegger n'est au fond qu'une preuve de sa limitation de la connaissance philosophique du temps et de l'histoire. Il a nommé Heidegger comme un autre aurait nommé Brad Pitt pour se donner une image du geste d'Achille. Le texte de Hope apporte toutefois certaines réflexions sur Venner dont il avoue connaître peu la pensée.

Par exemple, notre sémiologue rappelle qu'aussitôt après s'être fait éclater la cervelle devant l'autel «d'une des principales cathédrales de l'Europe, la twittosphère s’enflamme : "Un acte sacrificiel d’une grande dignité aristocratique. Un appel à résister"; "Le temps du grand soulèvement est venu. Dominique je ferai moi-même bientôt des choix forts"; "Tout notre respect à Dominique Venner dont le dernier geste, éminemment politique, aura été de tenter de réveiller le peuple de France" (Marine Le Pen). On le compare à Yukio Mishima, l’écrivain japonais qui se donna la mort par seppuku, en 1970, après un coup d’État avorté, et même, élogieusement, aux héros de l’Iliade». Je ne pense pas que, contrairement à la publication du Werther de Gœthe, il y ait eu épidémie de suicides parmi l'extrême-droite aux lendemains du suicide de Venner. De même, contre l'insipide gouvernement Hollande, il n'y a pas eu ce grand soulèvement qui rappelle l'espérance du grand soir de l'ancienne littérature anarchiste. Yukio Mishima vivait le métissage difficile du Japon d'après-guerre entre la tradition d'honneur nippone et l'influence libérale de l'individualisme occidental. Tout ça n'a rien à voir avec le drame intérieur de Venner, qui est la crise d'une certaine idée de l'Europe, païenne, blanche, détentrice des vérités éternelles. Sur ce point, Hope a raison : «Venner a vécu, ou en tout cas il est mort, pour ses idées. Croyait-il que nous étions, à Paris, le 21 mai 2013 ("ici et maintenant"), devant une de ses conjonctures si précieuses dont parlait Heidegger? Ou croyait-il (ce qui me semble plus probable) que son suicide "résolu" annoncerait, précipiterait l’arrivée d’un tel instant historique? Dans un cas comme dans l’autre, Venner adhère à l’idée heideggérienne selon laquelle l’existence intrépide doit se porter garante de l’Histoire». Intrépide ou désespéré? Tout le problème est là. On s'imagine mal un opiniâtre tel que Charles Maurras, confronté à des nouveautés impensables en son temps du mariage gay, de la tolérance des homosexuels même, de l'immigration algérienne ou vietnamienne et encore plus somalienne ou sénégalaise; voir plutôt que les Protestants, les Juifs ou les Francs-Maçons, les Musulmans former la seconde religion de France, se suicider pour autant? Peut-être, mais sûrement pas pour avoir lu Heidegger.

Ernest Renan, auquel fait référence, je le rappelle, le blogue de Venner, lui aussi désespérait aux lendemains de la défaite militaire devant la Prusse en 1870 et le soulèvement de la Commune de Paris de 1871. Plutôt que se tirer une balle dans la tête, lui à qui la chose n'aurait pas paru impie puisqu'il était positiviste et incroyant, a rédigé le pamphlet La réforme intellectuelle et morale de la France. C'est donc dire que l'historien Renan avait réussi à dominer les états d'âmes de l'idéologue Renan pour mettre sa connaissance au service de son parti. Jusqu'à la Grande Guerre de 1914, les alertes de Renan ne cesseront d'être répétées dans les écoles de la République et l'Action Française en sera la principale bénéficiaire. C'est ajouter à ceci que les Barrès, Maurras, Bainville et autres chantres de l'extrême-droite étaient investies d'une conscience historique plus active que celle de Venner qui se contente d'oser un geste grandiose qui se voit vite transformé en Guignol, déjà sur Twitter, par ses propres thuriféraires. Personne ne l'a donc pris au sérieux, et c'est là non seulement l'inutilité de son geste, mais tout le drame de ces anciens du groupe G.R.E.C.E. (dont Venner était l'un des fondateurs) et autres fraternités blanches que le mouvement de mondialisation réduit à une secte folkorique.

Par contre, lorsque Hope prend prétexte que «la pensée et l’action sont systématiquement confrontées à des incertitudes, à des facteurs confondants» pour en conclure que «les multiples formes d’altérité (l’homosexuel, l’étranger) dévoilent sans cesse l’unité chimérique de la raison», c'est s'interroger sur la possibilité même de toutes philosophies dont le but est précisément de réaliser cette «unité de la raison» qu'il met en doute. Lorsque nous admettons qu'il y a une logique dans l'irrationnel, comment peut-on douter que le besoin de l'«unité de la raison» soit chimérique? Devant les contingences des événements, la nécessité de la pensée reflète la nécessité même de l'Histoire, comme on l'apprend depuis Hegel et Marx. Autrement, celle-ci n'est, comme le rappelle la tirade de Macbeth, que «bruit et fureur qui ne signifie rien et qui est racontée par un fou». En ce sens, le geste de Venner est folie, tout aussi bien que le suicide bidon de la Femen le lendemain. Deux gestes théâtraux dignes du Guignol et qui déshonorent aussi bien la critique de droite que celle de gauche. Devant l'impuissance des idéologies à renaître comme de l'idiotie des radicalismes religieux qui croient conquérir le monde des microprocesseurs et des réseaux sociaux tout azimuts nous laissent devant un défi rarement rencontré par le passé. C'est-à-dire que nous ne pouvons plus faire du neuf avec du vieux. Et c'est là le véritable défi écrasant. Suffisamment écrasant pour conduire l'idéologue Venner au suicide.

La conclusion de Hope traduit ce défi écrasant lorsqu'il écrit : «Avec son dernier coup de feu, Venner a voulu que nous comprenions que les instants historiques faucheront les Hommes. L’Histoire sera écrite dans et avec le sang. Espérons plutôt que l’Histoire prendra forme par nos efforts collectifs, riches en mémoire, toujours réceptifs aux échecs et aux ruines passés, engagés dans un élan d’émancipation auquel nous avons tous accès et dont nous portons tous la responsabilité». J'avoue que tout cela est bien beau, mais depuis quand l'Histoire n'est-elle pas faite dans et avec le sang. C'est ce manque de sang, précisément celui que Thomas Jefferson appelait pour arroser (donc nourrir) périodiquement l'arbre de la Liberté, qui nous manque. Même cet élan d'émancipation a dû recourir au sang pour s'imposer et aujourd'hui encore, dans les sociétés non-occidentales aussi bien que dans nos États occidentaux, c'est dans le sang qu'on entend contraindre et réprimer ce soi-disant élan. Il est facile de créer des lieux de mémoire, d'appeler à un certain devoir de mémoire mais, ces appels, il n'y a pas que les Occidentaux qui les entendent. Le blogueur algérien qui fait sauter Venner de ses gonds, même s'il témoigne d'un infantilisme grégaire de la revanche, appartient à une conscience malheureuse propre aux anciens colonisés qui cultivent, à même leur vanité ostentatoire, la haine d'eux-mêmes et de leur propre peuple. C'est une chose que nous connaissons bien ici, au Québec, et que nous ressassons sans cesse. Aujourd'hui même, encore, la crise de la Charte des valeurs québécoises (en fait occidentales) nous rappelle notre conflit d'identité(s)… Le métissage est une excellente chose, à condition qu'il soit mesuré. Mais cette crise couvre tous les pays d'Europe aussi bien que ceux d'Amérique du Nord. Ce qui est proprement québécois, c'est précisément notre manque de réceptivité à ce que Hope appelle les échecs et [les] ruines passés. Nous aimons bien les ressasser précisément parce que nous nous refusons, collectivement, à les recevoir et surtout à les dominer, car nos défaites ont fait ce que nous sommes et que sans elles, nous ne saurions nous reconnaître.

Venner, comme un grand nombre d'Européens, craignent d'en arriver à une situation semblable. Comme l'unité nationale a jadis été fatale aux régionalismes et aux particularismes, l'unité européenne crée une angoisse semblable dans les différentes nations qui se sont déchirées avec tant de violence pour constituer leur unité. Un processus d'assimilation à l'européanité se conjoint d'une cinquième colonne : les immigrants, les dégénérés (psychologiques, donc les homosexuels, mais secrètement, on pense également aux handicapés physiques et mentaux, ce que l'on n'ose pas avouer de peur de se faire des ennemis parmi nos troupes), la fièvre obsidionale, vieille psychose occidentale, qui voit le monde extra-européen comme une menace permanente, les idéologies marginales qui ne se reconnaissent plus par une rupture droite/gauche mais se confondent dans leurs aspirations et leurs stratégies, à défaut d'avoir une utopie commune. Cette nécrose du XXIe siècle et qui ronge tout l'Occident n'a pas d'autres sources que l'action de la civilisation occidentale sur elle-même et sur le reste du monde. On ne peut effacer le passé. Même si les bien-pensants voudraient faire oublier les injustices sociales de la Révolution industrielle qui se poursuivent toujours, les horribles supplices de masse qui accompagnèrent la colonisation, les camps de concentration qui ont fleuri, un moment ou l'autre, dans à peu près tous les pays d'Occident : la lourdeur de l'héritage occidental est dure à porter. Le fardeau de l'homme blanc, contrairement à celui que chantait Kipling, repose désormais dans sa propre histoire et non dans le retard des civilisations non-occidentales.

Voilà, en définitive, pourquoi il y a peu de Heidegger dans le geste de Venner. Son suicide n'est pas celui d'un heideggérien qui aurait voulu signifier aux manifestants du 26 mai que le temps d'une révolution conservatrice était venu, mais celui d'un désespéré qui n'a plus foi ni en sa civilisation, ni en son peuple, ni même en l'Histoire. C'est un suicide nietzschéen et non heideggérien. L'invasion des nouveaux barbares répète celle des anciens qui ont mis à terre le glorieux empire des César et des Trajan. Les tapettes, les bougnoules, les bridés, les rouges et les noirs, les Amerloques et les Poutines, la race des honneurs, les Aryens, périt sous la poussée de ces monstres à faces hideuses. Geste de haine par excellence, la singerie Femen n'a rien rectifié de tout ça. Venner n'a prononcé aucun discours avant de commettre l'acte fatal; la Femen s'est écriée, pour sa part, Dans les homosexuels nous croyons, slogan peint en noir sur son dos. Décidément, ni l'un ni l'autre ne connaissaient cet aphorisme de ce bon Talleyrand qui disait quetout ce qui est exagéré est insignifiant

Montréal
25 novembre 2013

De ces étranges coïncidences...

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À la une : tentative d'assassinat de F. D. Roosevelt et d'A. Cermak

DE CES ÉTRANGES COÏNCIDENCES…

Vous arrive-t-il d'éprouver des sentiments de déjà-vu? D'assister à une scène qui a déjà été vécue, éprouvée? Sans être pénible, c'est quelque chose de dérangeant. Je ne connais pas les raisons de tout cela et les hypothèses apportées par les psychologues sont loin de satisfaire à toutes ces expériences. De même, je n'aurai pas recours aux célèbres «prémonitions» pas plus qu'aux visions et aux phénomènes de prophéties, phénomènes importants dans l'histoire de l'occultisme. Tout au plus, je dirai de ces liaisons dangereuses que ce sont d 'étranges coïncidences qui lient à la fois un phénomène psychique et un événement historique. De ce genre de liaisons, ai-je eu une sensation de déjà-vu en regardant, hier soir, un vieil épisode The Untouchables et un événement qui s'est produit trois ans plus tard, événement de portée historique qui reprend, à quelques détails près, la mise en scène de la fiction télévisuelle.

Le cheminement est assez complexe. Aussi, donnerai-je quelques exemples de ce que j'avance avant d'entrer dans le vif du sujet.

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Un des premiers biographes d'Abraham Lincoln, Ward H. Lamon, se plaît à raconter les signes prémonitoires éprouvés par le Président. C'est de lui qu'on tient le récit du fameux rêve de Lincoln quelques temps avant son assassinat : «Il devait encore faire un rêve prémonitoire qu'il raconta plus tard à Lamon "d'un air pensif". Il avait entendu une vaste assemblée se lamenter comme sous l'effet d'une grande douleur. Ne voyant personne, il avait marché à travers la Maison-Blanche, dans la direction d'où venait le bruit, ce qui l'avait conduit jusqu'au Salon de l'Est. "Là, j'éprouvai une surprise horrifiée. Devant moi il y avait un catafalque sur lequel reposait un corps apprêté pour les funérailles. Tout autour, des soldats formaient une garde d'honneur. "Qui est mort à la Maison-Blanche?" leur demandai-je. "Le Président, me fut-il répondu. Il a été assassiné"» (P. Daniel & A. Horan. Les pouvoirs de l'esprit, Amsterdam, Éditions Time-Life, Col. Les mystères de l'inconnu, 1987, p. 18). Donné comme un rêve prémonitoire, Lincoln étant la victime, son assassinat fut sans doute pour lui, dans la mesure où il put en avoir conscience, lui qui eut le cerveau traversé par une balle, plus qu'une expérience de déjà-vu.

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Ce dont je veux parler se rapproche davantage de ceci. Un écrivain new-yorkais, Morgan Robertson publie, en 1898, un roman-catastrophe Futility. Ancien marin, bon conteur comme tous les marins mais écrivains peinant à la tâche, Robertson aurait éprouvé une sorte de transe de laquelle il aurait tiré le récit. «Son aventure commence en plein Atlantique, au sein d'une brume dense, par une glaciale soirée d'avril. Un luxueux paquebot - longueur 240 mètres; vitesse de pointe : 25 nœuds; puissance 75 000 CV - file dans l'obscurité à la vitesse, excessive compte tenu des conditions atmosphériques, de 23 nœuds. Assis devant sa feuille de papier, Robertson le voit passer sous ses yeux. Il lit, inscrit sur sa poupe le nom Titan. Il voit aussi les canots de sauvetage : il n'y en a que 24, bien trop peu pour les 3000 passagers à bord de cette ville flottante. "C'était le plus grand vaisseau jamais construit par l'homme. Insubmersible, indestructible, il portait le minimum de canots imposé par la loi". Plus loin, il continue : "Une masse de 45 000 tonnes - poids à vide - fonçant dans le brouillard à la vitesse de quinze mètres à la seconde… elle heurta soudain un iceberg… quelque 3000 voix humaines poussèrent des hurlements de terreur…"» (ibid. p. 28). À sa sortie, le roman passe inaperçu, mais en 1912, à la suite du naufrage que l'on connaît, nombreux sont ceux à qui ne manquent pas les similitudes entre la catastrophe toute récente du Titanic et le navire dont il est parlé dans le roman. Même si de nombreux points divergent entre les deux catastrophes, certains voient dans le récit de Robertson une prémonition du drame du Titanic. Les historiens s'en tiennent aux connaissances maritimes de Robertson et abandonnent le reste aux coïncidences bienvenues pour expliquer la version anticipatrice du roman.

Il est toujours amusant de mesurer les similitudes des divergences dans un cas semblable. Les similitudes (toujours troublantes) se ramènent essentiellement aux noms des paquebots qui sont, dans l'un et l'autre cas, les plus grands navires jamais construits et considérés comme insubmersibles. De plus, le fait troublant vient du heurt d'un iceberg un jour d'avril qui envoie par le fond aussi bien le Titan que le Titanic. Côté mensurations du navire, des chiffres coïncident et d'autres divergent. Divergent la longueur des navires (240 m pour le Titan, 271,60 pour le Titanic); le tonnage (45 000 pour le premier, 66 000 pour le second). Coïncident par contre les hélices (au nombre de 3), les mâts (au nombre de 2) et les passagers (au nombre de 3000). D'un autre côté, le titre anglais du roman, Futility suppose chez Robertson un certain désappointement face à l'idée de progrès et à la vanité écrasante que la technique intoxique l'esprit humain, ce qui participe du courant décadentiste de la fin du XIXe siècle. Robertson a-t-il été, comme Lincoln, victime d'une prémonition malheureuse? En tout cas, il est difficile de voir un lien entre le roman, qui passa plutôt inaperçu, et le projet de Joseph Bruce Ismay qui est de 1907. Appartenant à la White Star Line, le Titanic fut conçu par l'architecte Thomas Andrews et sa construction commença en 1909 à Belfast pour se terminer en 1912, juste avant son premier voyage qui fut présenté comme un événement mondain.

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Deux épisodes de la série The Untouchables, série qui raconte les péripéties d'Eliot Ness au temps de la prohibition des années 1930, essentiellement à Chicago, ont pour objet l'attentat dont fut victime le président élu Franklin D. Roosevelt par un nommé Zangara en 1933, peu de temps après son entrée en fonction. Le double épisode est intitulé The unhired assassin (l'expression est difficile à traduire : l'assassin non-loué, les traducteurs français ont choisi : Tueur sans gages). Pour la comprendre, il faut s'en ramener à l'intrigue. Frank Nitti, successeur de Al Capone pendant sa détention, engage des tueurs à gages pour assassiner le maire de Chicago, Anton Cermak (1873-1933), hors ce dernier finit par tomber sous les balles d'un assassin imprévu, Zangara, au moment où il se dresse entre l'assassin et le Président. Zangara, par sa maladresse, sera parvenu à assassiner l'homme qui avait tant coûté d'argent à Nitti en tueurs à gages, assassins défaits par Ness et ses Incorruptibles! Futilité.) Dans la chaîne des coïncidences, cet épisode sert de volet central. Tourné et diffusé en 1960, l'épisode fait référence à un événement historique antérieur, l'attentat de Zangara contre le Président des Etats-Unis. L'épisode en lui-même porte sur les récits parallèles de l'errance de Zangara en quête de satisfaction de sa folie meurtrière et les complots de Nitti visant le maire Cermak. Enfin, la coïncidence majeure aura lieu précisément trois ans plus tard, à Dallas, au Texas.

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Roosevelt venait de succéder au républicain Hoover dont la présidence fut marquée par la crise économique de 1929. L'arrivée du démocrate à la Présidence ne fit pas se résorber la crise pour autant, mais elle était porteuse d'un espoir que le nouveau président allait trouver la solution aux problèmes de millions d'Américains en chômage ou ruminant leurs ressentiments. Parmi eux, Giuseppe (Joe) Zangara (1900-1933), d'origine calabraise, avait servi dans l'armée italienne durant la Première Guerre mondiale dans les Alpes tyroliennes. Il restera 5 années dans l'armée avant d'émigrer, avec son oncle, aux États-Unis, où il s'installe au Maryland. En 1929, l'année de la crise, il obtient sa citoyenneté américaine. Sa constitution physique est malingre. Ce maçon en chômage est un désillusionné de l'aventure dans les Pays Neufs. Comme le rappelle l'historien Schlesinger Jr : Zangara«avait acheté son revolver pour la somme de huit dollars chez un prêteur sur gages de North Miami Avenue. Il souffrait d'un ulcère à l'estomac et le martyre qu'il endurait lui avait fait prendre le monde entier en haine : "J'ai toujours haï les riches et les puissants… J'espérais que j'aurais plus de chance qu'il y a dix ans, en Italie, quand j'ai acheté un pistolet pour tirer le roi Emmanuel… J'ai attendu dans le parc et mon estomac me faisait plus mal que jamais… Je n'ai pas de haine personnelle envers Mr Roosevelt, je hais tous les présidents, quel que soit le pays d'où ils viennent et je hais tous les officiels et tous ceux qui sont riches"» (A. M. Schlesinger Jr. L'ère de Roosevelt, t. 1 : la crise de l'ordre ancien 1919-1933, Paris, Denoël, 1971, pp. 502-503). Comme il est facile de faire d'un psychopathe un anarchiste, Zangara est devenu la pâle imitation de Czolgosz, l'assassin du Président McKinley en 1901. Un court documentaire, assez troublant, nous montre la tentative d'assassinat et les déclarations rapportées ci-dessus par Zangara

Le récit le plus complet de l'attentat de Bayfront Park est donné par le même Schlesinger. L'historien fait d'abord état du climat surchauffé en ce mois de février 1933. Roosevelt venait de passer une dizaine de jours avec des amis sur le yacht du millionnaire Vincent Astor. «Le 15, Roosevelt débarqua à Miami. Dans le crépuscule qui tombait, le président élu se rendit, en cortège officiel, à Bay Front Park où une réception était prévue. Dans l'auto qui le suivait, Vincent Astor et Ray Moley discutaient des risques d'un attentat dans les rues encombrées. Roosevelt, juché sur le dossier de la banquette arrière, s'adressa à la population. Quand il eut terminé, les reporters des actualités lui demandèrent de recommencer son allocution pour eux : F.D.R. refusa poliment, puis se réinstalla sur son siège. Au même moment, Cermak, le maire de Chicago, s'approcha. (Il cherchait à faire sa cour : il n'aurait jamais eu besoin de venir à Miami, notera plus tard Jim Farley, s'il n'avait pas tergiversé avant de donner à Roosevelt les voix de la délégation de l'Illinois après le premier tour de scrutin de la convention.) Puis un homme se présenta avec un long télégramme qu'il entreprit de résumer à Roosevelt. Le président élu se pencha du côté gauche de la voiture pour l'écouter. Soudain, il entendit un bruit qu'il prit pour l'éclatement d'un pétard; d'autres explosions suivirent immédiatement et une mystérieuse tache de sang éclaboussa la main d'un des agents du Service secret. Roosevelt se rendit alors brusquement compte qu'un homme de petite taille, au teint sombre, juché sur une caisse, était en train de décharger frénétiquement son arme dans sa direction. Un hurlement de peur et d'horreur monta de la foule et la voix puissante de F.D.R. s'éleva, dominant la clameur de la panique : "Je n'ai rien! Je n'ai rien!"» (ibid. p. 502).

Cermak s'écroule sur le sol, se tordant de douleur. Quatre autres personnes sont également atteintes. Roosevelt, dans un geste de chevalerie, fit monter Cermak dans sa voiture pour le conduire à l'hôpital. : «Ne bouge pas, Tony, disait-il pendant le trajet à Cermak. Tu ne sentiras rien si tu restes tranquille». Cermak mourut le 6 mars. Dans la voiture présidentielle qui le transportait vers l'hôpital de Miami, il aurait murmuré au président : I'm glad it was me and not you, Mr. President («Je suis heureux que ce fut moi et non vous Monsieur le Président»). Mots qui ont été inscrits sur une plaque commémorative à Bayfront Park. Le même mois, le procès de Zangara fut mené rondement et le 20, après seulement dix jours passés dans le couloir de la mort après le prononcé du verdit de culpabilité et la condamnation à mort, Zangara était exécuté. On raconte qu'en entrant dans la salle d'exécution, il se libèra de ses gardiens en disant : «Je ne crains pas la chaise électrique. Regardez!», puis il marche jusqu'à la chaise et s'y assoit. En regardant les trente témoins qui vont assister à son exécution, il dit: «Pas de film? Où sont les caméras pour me prendre en photo? Bande de truands». Ses derniers mots furent : «Addio au monde entier. Pousse le bouton!»

Ceci complète notre premier volet.

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L'épisode mentionné des Incorruptibles, Tueur sans gages(http://www.youtube.com/watch?v=Y8MdMOPRSCI) reprend assez fidèlement les événements du 15 février 1933. Mais face à ce récit historique, il y a l'intrigue romancière. Frank Nitti, le caïd de Chicago, engage un tueur à gages tireur d'élite pour assassiner le maire Cermak. La série nous présente le maire Cermak, d'origine tchèque (bohémienne), comme un fonctionnaire intègre qui refuse la corruption. La vérité n'est pas si sûre. Qu'importe! Le portrait du maire est celui d'un idéaliste qui voue sa vie à ses concitoyens et se montre prêt à accepter les risques de sa fonction lorsqu'il rappelle à Eliot Ness qu'il n'a pas l'intention de passer sa vie entouré de gardes du corps et qu'il doit affronter son destin si tel doit en être le prix. Bref, Cermak est présenté plus comme un doppelgänger de Roosevelt qui, après l'attentat dont il venait d'être victime, passa la soirée au yacht à continuer ses activités comme si rien n'était jusqu'à ce qu'il aille se coucher à 2 heures du matin.

Dans la fiction, Nitti engage donc un tireur d'élite, ancien snipper dans l'armée en temps de guerre (17-18), Fred "Caddy" Croner. Celui-ci se retrouve donc à Miami, traînant un sac de golf contenant son arme de pointe. La scène-choc se retrouve lorsque Croner, vêtu en golfeur, se promène devant l'estrade où doivent être installés les invités de marque dont la cible, Anton Cermark. C'est alors que Croner tourne la tête, cherchant l'endroit où il pourrait se nicher et atteindre sa cible de longue portée. La caméra suit son regard et tombe sur un building assez laid, un hôtel de plusieurs étages, le Belle Byscane. Croner se rend alors louer une chambre d'où il pourra s'installer et, avec une lunette de précision, assassiner Cermak. Évidemment, Ness et ses Incorruptibles interviendront à temps et abatteront Croner et ses complices. Pour l'heure, la vie de Cermak est sauve. Quelques instants plus tard, Zangara commet l'irréparable. Roosevelt est sauf, mais Cermak tombe dignement (on ne montre pas qu'il se tord de douleur par terre) et est soulevé jusqu'à la voiture du président.

Le portrait de Zangara est assez fidèle. Malingre, se plaignant de douleur à l'estomac, ruminant ses rancunes, il apparaît bien moins comme un anarchiste que comme un psychopathe délirant. Mu par une obsession de meurtre, il achète son pistolet à huit dollars et essaie de se frayer un chemin dans la foule des 10 000 spectateurs devant l'estrade. Victime des injustices de ce monde, la haine de Zangara cible les riches et surtout les présidents. Le meurtre de Cermak sera donc accompli, par ironie, par un chômeur déclassé et non l'un de ces tueurs à gages chèrement payés.

Ceci complète notre second volet.

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Le troisième volet, on l'aura deviné, concerne l'assassinat du président John F. Kennedy, le 22 novembre 1963, à Dallas. Ce que le scénario de The inhered assassin ajoute à l'authentique attentat du 15 février 1933 donne comme résultat un effet aussi étrange que celui de la lecture de Futility après le naufrage du Titanic ou le rêve de Lincoln après l'assassinat. D'autant plus qu'une astrologue très prisée, Jeane Dixon, avait prédit ce qui semblait être le drame de Dallas. Dixon était près des Kennedy et il faut croire que la brutalité de l'assassinat du président ait précisé sa prémonition. Quoi qu'il en soit, l'épisode des Untouchables reste bien présent dans le déroulement des événements.

Joe Mantell, l'interprète de Zangara, affiche la silhouette de celle qu'exhibera Lee Harvey Oswald à travers ses photographies. Malingre, la tête un peu grosse, le regard sombre, Mantell aurait très bien pu jouer Oswald dans une dramatisation des événements de novembre 1963. L'hôtel Belle Biscayne évoque également la silhouette de l'entrepôt de manuels scolaires, édifice qui marque la mémoire des Américains autant que la Statue de la Liberté ou l'obélisque de Washington. Ce massif bâtiment, érigé à distance de Bayfront Park, devient pour Croner l'endroit parfait pour dissimuler l'une arme de pointe. Il en sera ainsi de l'entrepôt de livres par rapport à Dealay Plaza où fut atteint Kennedy. Le fait que Croner soit l'homme de la mafia rappelle com-
ment, Jack Ruby, le lendemain de l'assassinat de Kennedy, tua à bout portant, devant les caméras, le présumé assassin Lee Harvey Oswald. Ruby, tenancier de boîte de nuit, venait de la Louisiane (comme Croner de New York) et était en relations avec des membres influents de la mafia.

Des ponts s'établissent ainsi entre l'épisode des Untouchables, The unhired assassin et le crime qui devait survenir trois ans plus tard. Il ne s'agit pas ici d'affirmer que cet épisode ait servi de modèle à un quelconque complot visant à assassiner Kennedy. Il s'agit seulement de dire que des sentiments pour le moins troublants naissent lorsqu'on visionne aujourd'hui cet épisode (ce qui n'était pas le cas jusqu'en 1963) et la coïncidence qu'il évoque avec les événements de Dealay Plaza.

Ceci complète notre troisième volet.

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Le jeu des coïncidences a été abondamment utilisé peu après l'assassinat de Kennedy, le ramenant à l'assassinat de Lincoln, un siècle plus tôt. En France, on en fit même une chanson qu'interprétait Serge Reggiani, Un siècle après :

Le secrétaire d'Abraham Lincoln, qui s'appelait Kennedy
Lui conseilla: "Au théâtre, n'y allez pas vendredi"

Un siècle après un autre Lincoln au président Kennedy
Déconseilla de se rendre à Dallas ce vendredi
Abraham Lincoln au théàtre par derrière est abattu

Comme soi-disant auteur du crime John Wikes Booth est reconnu
Un siècle après à Dallas en pleine rue Kennedy fut tué

Un nommé Lee Harvey Oswald du forfait est accusé

 Abraham Lincoln fut élu président
Abraham Lincoln en l'an 1860
John Fitzgerald Kennedy fut élu président
John Fitzgerald Kennedy en l'an 1960


John Booth, assassin de Lincoln, avant même d'être jugé
Par la main de Corbett Boston comme sa victime fut frappé
Oswald n'eut pas plus de chance, à bout portant il fut tué
On dit que c'est par vengeance que Jack Ruby se fit justicier
Le fils du président Lincoln du mort brûle certains papiers
Qui compromettaient un homme du gouvernement dernier
Un siècle après Bob Kennedy de son frère brûle le courrier
Pour raison d'état en somme, des noms s'abstient de citer


Andrew Johnson, successeur d'Abraham Lincoln
Andrew Johnson naquit en 1808
Lyndon Johnson, successeur de Kennedy
Lyndon Johnson est né en 1908


On peut, je crois, se demander, si ces faits nous comparons
Des deux actions laquelle est de l'autre la répétition
Apprenant la mort de Luther King, à l'esprit l'idée nous vint
Que pendant ce nouveau crime on répétait les prochains
 

La morale de la chanson est simple : l'Histoire se répète et l'assassinat récent de Luther King appelle presque déjà celui, quelques mois plus tard, de Robert Kennedy, qui n'avait pas encore été assassiné au moment de la rédaction des paroles de la chanson. Quoi qu'il en soit, des gens se sont amusés à rédiger des listes de coïncidences que des esprits sceptiques ne tardèrent pas à mettre en miettes non avec une certaine satisfaction sadique.

Les noms de Lincoln et de Kennedy contiennent chacun sept lettres. Ce qui est vrai à condition de ne pas tenir compte des prénoms.

Lincoln fut élu au Congrès en 1846 et Kennedy en 1946. Mais Lincoln était du Sénat alors que Kennedy était de la Chambre des représentants.

Lincoln fut élu président en 1860, Kennedy en 1960.

Lincoln et Kennedy furent tous les deux impliqués dans la défense des droits civils [des Noirs]. Lincoln finit par abolir l'esclavage - qui n'était pas dans son programme électoral -, tandis que Kennedy travailla à ce que les Droits civils soient pleinement reconnus aux Afro-américains. Ni la ratification du 13e amendement de la Constitution abolissant l'esclavage pas plus que celle du Civil Rights Act ne furent accomplis du vivant des deux présidents. (18 décembre 1865; juillet 1964).

Mary Todd Lincoln et Jacqueline Bouvier Kennedy perdirent chacune un enfant alors que le couple présidentiel résidait à la Maison-Blanche. Les deux bébés étaient des garçons, mais là s'arrêtent les coïncidences. William Wallace Lincoln mourut de fièvre typhoïde tandis que Patrick Kennedy était un enfant prématuré.

Lincoln et Kennedy furent assassinés un vendredi, mais l'agonie de Lincoln se prolongea jusqu'au lendemain matin. Il est vrai que Lincoln fut blessé en soirée tandis que Kennedy le fut peu avant midi.

Tous deux furent assassinés par derrière d'une balle dans la tête. Mais, là encore, si la balle de Oswald qui frappa Kennedy dans le cou pour sortir par la gorge, c'est la balle tirée de devant - celle parfaitement bien saisie par le film Zapruder et qui montre que l'impact se fait par le devant de la tête avec projection de sang par en avant et poussée de la calotte crânienne par derrière, - c'est bien cette balle qui fut fatale au Président.

Tous les deux furent assassinés en présence de leur épouse qui se tenait à côté d'eux. On pourrait ajouter qu'il y avait un autre couple dans la loge des Lincoln,  Henry Rathbone, qui eut le bras déchiqueté en essayant de désarmer Booth, l'assassin, tandis que le sénateur Connaly du Texas, qui était assis à l'avant de Kennedy, eut le bras traversé par une balle.

Boothet Oswald venaient des États du Sud.

Les deux assassins furent tués (l'un par une rafle de policiers, l'autre par un tireur isolé) avant d'être jugés.

John Wilkes Booth et Lee Harvey Oswald sont connus sous leur patronyme complet et comportent le même nombre de lettres : quinze.

Booth était né en 1839, Oswald en 1939 (une rectification abolit cette coïncidence puisque Booth était bien né en 1838.

Booth tira sur Lincoln dans un théâtre et se réfugia dans un entrepôt (en fait, une grange) où il fut cerné et tué. Oswald tira d'un entrepôt et se réfugia dans un théâtre (un cinéma), mais après avoir tué un officier de police, l'agent Tippit.

Le théâtre où Lincoln fut assassiné s'appelait le Ford's Theater. La voiture dans laquelle Kennedy fut assassiné était une Lincoln… fabriquée par Ford!

Contrairement à ce que dit la chanson, le secrétaire de Lincoln ne s'appelait pas Kennedy mais Nicolay, tandis que la secrétaire de Kennedy s'appelait Evelyn Lincoln.

Les successeurs de Linoln et Kennedy s'appelaient tous deux Johnson, Andrew et Lyndon Baines et étaient tous deux du Parti démocrate et venaient tous deux du Sud.

Andrew Johnsonétait né en 1808 tandis que Lyndon Baines en 1908, et tous deux moururent dix ans après les présidents respectifs qu'ils remplaçaient.

Les noms des deux successeurs comportent en tout treize lettres chacun.

D'autres coïncidences - jusqu'à 202! - ont été repérées depuis l'apparition d'Internet. Souvent elles sont plutôt erronées, voire tout simplement farfelues. Notons que…

Stephen Douglas, le démocrate concurrent de Lincoln battu à l'élection présidentielle de 1860, était né en 1813, tandis que Richard Nixon, concurrent républicain de Kennedy battu à l'élection présidentielle de 1960, était né en 1913.

La semaine précédant son assassinat, Lincoln était à Monroe dans le Maryland. La semaine précédant son assassinat, Kennedy était en compagnie de Marilyn Monroe. (Plutôt farfelu, puisque Marilyn Monroe était morte depuis le 5 août 1962 et qu'il n'existe pas de ville nommée Monroe dans le Maryland).

Robert et Edward sont les prénoms de deux des fils de Lincoln (Robert Todd Lincoln (1843-1926) et Edward Baker Lincoln (1846-1850)), et de deux des frères de Kennedy (Edward et Robert Kennedy).

Plus on veut rajouter de coïncidences plus ces dernières apparaissent comme tirées par les cheveux et, en fin de compte, purement insignifiantes.

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Il est bien évident que le type de coïncidence dont je parle se distingue de ces jeux puériles bien que troublants. Nous savons que les Américains adorent la mise en scène des événements publiques, ainsi cette photo montrant Zangara recouvert d'une serviette et maintenu par deux policiers dont l'un braque son arme vers lui. Douloureuse ironie. La véritable question est la suivante : existe-t-il un rapport d'influence, même indirecte, entre les événements de Dealey Plaza et le scénario de The inhered assassin? A-t-on pris le scénario de la télésérie pour s'inspirer du canevas du complot - car c'en est bien un, un coup d'État comme je l'ai expliqué ailleurs - ou bien sommes-nous devant une coïncidence vraiment étrange, semblable à cette inspiration qui défila dans l'esprit du marin Robertson lorsqu'il rédigea son roman sur le Titan dans Futility?⌛

Montréal
27 novembre 2013
              

Gab Roy et l'opacité de l'aveu

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Gab Roy, son portable et son narcissisme

GAB ROY OU L’OPACITÉ DE L’AVEU

À Daniel Tremblay









Et sa chronique quotidienne
 d’anniversaires de vedettes sur son site FB

Dimanche soir 1er décembre. Depuis le début de la saison je n'avais pas regardé un Tout le monde en parle. Mais comme ce soir-là, on ne présentait que des reprises à CTV et à Global, je me suis donc rabattu sur ce vieux talk-show. Après dix ans,  Tout le monde en parle n'a pas changé d'un ton, sauf si on concède que l'humour a cédé progressivement le pas aux leçons de morale du dimanche soir parsemées de farces à double-sens. La structure de l'émission reste telle que je l'ai décrite dans un texte précédent.

Côté «préparation à Sotchi», le commentateur sportif Dany Dubé et l'animatrice France Beaudouin. Rien d'intéressant. Côté divertissement, l'excellent magicien et plutôt mignon, ce qui nous change des Monsieur Loyal à moustaches que sont habituellement le lot des magiciens de fêtes foraines, Luc Langevin. Côté human interest, trois femmes qui ont perdu leurs enfants assassinés par leur père, mort également par suicide. Je sais, pour l'avoir vue en bande annonce, qu'une semaine auparavant Tout le monde en parle recevait l'impayable Isabelle Gaston, habituée du show de chaises, qui vient toujours nous rejouer le même numéro en répondant toujours aux mêmes questions que le cœur de père de Guy A. Lepage ne cesse de lui reposer. Ces trois femmes, Marie-Paule McInnis, Marie-Hélène Guimont et Martine Bélanger m’apparaissent plus authentiques, moins portées à une dramatisation vengeresse qu’Isabelle Gaston. Pourtant, elles ont subi des souffrances aussi douloureuses et travaillent à surmonter leur drame plutôt que d’en vivre comme un vampire qui siphonnerait le sang de ses victimes. Côté plogue, le comédien, compositeur-interprète Émile Proulx-Cloutierque j'aime bien. Émile Proulx-Cloutier, c'est une sensibilité à fleur de peau, un véritable poète qui mérite de se rattacher à la longue tradition de la création poétique québécoise. Son impétuosité naturelle qui fait qu'il s'embrouille dans ses paroles lorsqu'il doit répondre à des questions, son humilité à reconnaître ses imperfections, sa capacité de distinguer ce qui est l'alimentaire de l'essentiel, font que j’espère qu'il n'ira jamais vendre l'une de ses chansons rebelles à une compagnie de burgercomme le fit le regretter Claude Léveillé. Avec son épouse, il vient de réaliser un documentaire sur un groupe d'élèves en préparation d'une pièce de théâtre. Pour une fois que ce n'était pas l'insupportable Éric Lapointe et ses mille et une rechutes dans l'alcoolisme, ça donnait un vent de fraîcheur et d'authenticité à ce mal nécessaire qu'est la plogue d'un produit dans un show de chaises. Côté actualité, on rappelait la journée internationale du SIDA avec le docteur Réjean Thomas. Réjean Thomas ne sera pas le chercheur qui donnera au monde le vaccin définitif contre le SIDA, mais il a été, depuis le tout début, le médecin en ligne de combat du nouveau virus qui faisait son apparition au cours des années 1980. Toute sa vie, il aura côtoyé les différentes espérances et les nombreuses déceptions qui auront animé les victimes atteintes du VIH. Déjà à l’époque, je refusais la fatalité de la maladie, disant qu’il avait fallu des siècles avant d'identifier le bacille de la peste (Yercin, fin XIXe siècle), puis de créer un vaccin pour en faire un lointain souvenir. En 1985, l’identification du virus avait suivi de près l’apparition de l’épidémie, la recherche s’était activée à cause de la gravité foudroyante de la maladie, et que le jour où une thérapie serait trouvée n'était qu’une question de courte durée. Contre ceux qui s’intoxiquaient au nihilisme, je m’inspirais de l’histoire de la médecine pour deviner (et non prédire) que ce n’était pas là la maladie apocalyptique que les conservateurs de Reagan voyaient, mais un défi nouveau lancé par la vie au génie de l’homme. Entre temps, toutefois, des gens en étaient atteint. Ils s’étiolaient longuement avant de mourir dans des conditions abjectes, comme celles de la peste au Moyen Âge. Maintenant, même s’il est encore trop tôt pour crier victoire, le fait que quelques patients aient été guéris du SIDA montre que j’avais vu juste à l’époque (J’ai bien le droit de me ploguer moi aussi quelquefois, non?). Enfin, pour couronner le tout, côte scandale, un trio de blogueurs/vlogueurs Gab Roy, Mathieu St-Onge et Simon Jodoin. L’entrevue visait surtout Gab Roy qui tient un blogue personnel tout en étant participant de l’édition Web du journal branché Voir.

Le scandale était connu, mais je ne le connaissais pas. Et je n’avais rien manqué. Gab Roy est présenté - et se présente - comme un humoriste. Il est suivi par des milliers d’internautes dont j’ai pu vérifier la grande subtilité. Des vedettes lui répondent comme à un égal. Certes, on l’entarte, mais on aime bien qu’il crée un peu de remous dans l’univers ronflant des Échos vedettes. Avec le même ton outrageant qu’il emploie, on le présente («Son humour est très deuxième degrée [sic!] et ca [sic!] parfois les matantes sont trop conne [re-sic!] pour le comprendre». Bref, c’est un trasher comme le sont tous les poubellistes de la province et de Radio X, à la différence qu’il se veut de gauche tout en faisant la promotion des discours de droite les plus fonds de taverne. Gab Roy, c’est l’une des nombreuses fistules des réseaux sociaux, et le monde aime bien ça!

Gab Roy s’était fait connaître par son entrevue avec un autre de ses semblables d’extrême-droite, porteur de tous les mépris contre les immigrants, les femmes, les homosexuels et tutti quanti. Le monsieur avait vite créé un malaise parmi l’auditoire, car son langage cru en faisait un package deal de toutes les immondices qu’on peut trouver dans ce type de discours et qui aurait fait rougir jusqu’aux oreilles de Marine Le Pen si elle l’avait entendu. C’est tout dire! Ce monsieur, un certain Dominic Pelletier, grâce à Gab Roy, épanche sa bile devant un kodak. Le controversé blogueur peut toujours se défendre en arguant qu’il voulait montrer à son publique que de tels hommes existent (comme si nous ne les entendions pas suffisamment aux différentes Radio X pour ne pas le savoir!), qu’il essayait de l’interrompre pour le mettre en contradiction (ce qu’il essayait plus qu’il n’y parvenait) et qu’enfin, il faut bien se l’avouer, de tels gens existent et il faut bien apprendre à les domestiquer. Tout cela relève d'une démagogie simpliste pour les gniochons.

Mais le scandale de la soirée relevait de la lettre, Shotgun sur Mariloup Wolfe, qui était au cœur de l’animosité des autres invités et de l’animateur. Ce qu’il y avait de vicieux sur ce tribunal improvisé, c’était que ce n’était pas tout le monde, appelé à entendre et juger de la cause, qui avait lu ou entendu la dite lettre. De sorte qu’il y avait un traitement en lui-même assez injuste de l’affaire. Il s’agissait de conditionner le publique à l’indignation, au scandale et à la vindicte. En fait, comme toujours, on a applaudi Gab Roy et personne n’a poussé des «Ooonnn!» scandalisés dans l’assistance lorsqu'il a pris place parmi les invités. Les zombies assis sur les gradins sont plus faciles à émouvoir qu’à scandaliser. Bref, on jugeait un individu sur une lettre qu’on avait pas lue. Que je n’avais pas lue. Et, à la décharge de cet ignoble individu, je dois dire que cette injustice éveillait le maître Vergez qui sommeille en moi. Aussi, je me suis rendu sur le Web et j’ai facilement retracé la dite lettre, même si Gab Roy dit qu’il l’a retirée de son blogue.

D’abord, le personnage aime se présenter d'une manière assez grossière. Il aime se photographier en bedaine pour laisser ses pectoraux épater la galerie, mais lorsqu'on le voit à la télé, c'est un assez piètre narcisse. Devant ses juges au tribunal improvisé, il jouait le penaud en s’excusant. Il admettait que sa lettre était une maladresse et qu’il regrettait de l’avoir publiée. Il s’excusait deux fois plutôt qu’aucune auprès de Mme Wolfe. Bref, le taureau est un taureau castré. Il fourbit ses cornes, souffle du museau, laisse tomber une bouse et se sauve. Du fait, quoiqu’il ait écrit sur cette lettre, ce ne peut être quelque chose de véritablement révolutionnaire. De l’ordure, de l’outrageous, de l’ignominie, mais en pure gratuité. Voilà pourquoi j’ai tenu à lire cette lettre. Pourquoi se scandalisait-on d'un tel écrit : par son contenu ou pour d’autres raisons. Certes, une matante à la psychée peu développée comme Lise Ravary peut se permettre de qualifier Roy d'horrible (surtout lorsqu'on le voit avec un tampax sanguinolent dans la bouche).Ça fait partie du show et personne ne s'en offusquera. Le monsieur en question, qui prétend faire de l’humour au deuxième degré alors qu’il ne s’en tient qu’au premier, présente par son texte même une psychée particulièrement trouble, plus intéressante que celle de la convertie Mme Ravary, et sur laquelle il y a mérite à se pencher. Ce que nous dit sa lettre sur Mariloup Wolfe est sans intérêt, ce qu'elle nous dit de lui, par contre, est fort intéressant. Shotgun sur Mariloup Wolfe est en fait parti d’un canular selon lequel elle et son mari, Guillaume Lemay-Thivierge, étaient en rupture. Dans le contexte de ce canular, Gab Roy écrit à Mariloup Wolfe une lettre contre Guillaume Lemay-Thivierge, dont il n’a pas été fait mention de la soirée à Tout le monde en parle, ce qui veut dire que personne n’a pris le temps de lire «au deuxième degré» la lettre de Roy. La lettre commence donc ainsi :
Chère Mariloup,
Commençons par mettre ceci au clair: je n’ai jamais aimé Guillaume. Quand on est dans la trentaine, on a l’impression que Guillaume nous a harcelé télévisuellement toute notre vie. Nos mères le préféraient à nous quand elles le voyaient dans le Matou, rendu ado, il nous brisait les oreilles avec ses tounes de marde à MusiquePlus, et si on tentait de changer de poste, on tombait probablement sur lui et son frère horriblement laid qui faisaient des acrobaties dans un téléthon. Devenu adulte, on doit encore se taper sur toutes les plate-formes les aventures de ce fucking nain de jardin qui se prend pour un badass. Ô combien souvent j’ai rêvé de le swingner dans face avec une pelle pendant qu’il faisait des flip-flaps.
Flip-flap-flip-flap-flip-flap-PING!!!1! …..Mmmmm…
C’est assez pénible, vous en conviendrez. Ce paragraphe, motivé par la haine d’un individu «virtuel», puisqu’il ne l’a pas rencontré en personne, est riche d’un aveu pénible. La non reconnaissance de l’enfant par la mère. Guillaume était la némésis de Gabriel, et sa mère le préférait à lui qui était le produit de ses entrailles. «L’impression que Guillaume nous a harcelé télévisuellement toute notre vie» est une impression féminine. Guillaume reste «le matou» et Gabriel se perçoit castré, enculé, jeté hors de la tétonnière par le fantôme hertzien de Guillaume. Tout le reste vise à prendre sa revanche sur l’enfant-vedette en dévalorisant les capacités de Guillaume. Voilà où le narcissisme du personnage Gab Roy entend prendre une revanche personnelle. On le comprend déjà que tout au long de ce qui suit, Mariloup Wolfe n’est qu’un prétexte pour provoquer et insulter sa némésis, Guillaume Lemay-Thivierge. La suite prouvera toutefois qu’elle va revêtir une étoffe inattendue :
Assez parlé de lui. Il est maintenant du passé. Dieu Merci.
La vérité, c’est qu’il t’a volé ta jeunesse. Pas en étant abusif ou négligeant, mais bien en étant un ostie de fag, durant presque une décennie alors que tu avais besoin d’un vrai homme.
C’est pourquoi je t’offre mes services de rebound.
Oui Mariloup, je serai celui qui te fera rattraper toutes ces années perdues avec Guillaume Lemay-P’tite-Verge. Je serai celui qui te fourrera sur un comptoir sans avoir besoin d’être sur la pointe des pieds comme ton ex à la con. Je suis ce vrai mâle, Mariloup, ce vide qui hantait ton existence tout ce temps.
«Assez parlé de lui…» Pourtant, il ne fait que cela, parler de lui. En l’appelant Guillaume Lemay-P’tite-Verge, il entend confronter sa némésis virtuelle au jeu puérile de qui a la plus longue verge. Lui, Gab Roy, est le vrai mâle, et tout le reste des obscénités qui suivent visent à opposer le vrai mâle au faux (au virtuel). C’est-à-dire au mâle par procuration tels qu’en présentent la télévision ou le cinéma. Pour Gab Roy, le vrai mâle n’est pas un mâle rose, plus proche de l’homosexuel. C’est le stéréotype du butor, du violent, du sadique :
On embarre nos kids dans une pièce avec des Ipads pis on reprend les années perdues, beubé! Fini le missionnaire plate, place au fourrage contre des murs à moitié déshabillé. Pis si on se dirige vers le lit, ce sera simplement pour te fourrer à 4 pattes de façon rude et impersonnelle. Bang, bang, claque sur tes fesses. Bang, bang, écartiller tes fesses pour cracher dans ton cul.
Laisse les enfants courir dans le passage avec des ciseaux, ne vois-tu pas que je suis occupé à te faire du dirtytalk en t’appelant ma Marichienne? Toi et moi savons que malgré tes grimaces, tu adores quand je te surprends avec un doigt dans le cul. Guillaume n’allait pas là, n’est-ce pas?
Ne t’en fais pas pour les enfants, je leurs ai acheté 3 hamsters pis des guns à plombs, on a au moins deux heures de crisse de paix devant nous. On a le temps d’expérimenter plein de choses que tu n’as jamais essayé avec ton Hobbit. Genre combien de mes énormes doigts je peux enfoncer dans ta plotte ou combien de gag reflex tu peux avoir avant de puke.
Laisse moi être ton vrai mâle alpha, Mariloup. Celui qui va s’endormir à côté de toi, bin saoul, après être venu dans ta face en te traitant de salope. Celui qui va te harceler pour faire un trip à 3 avec ta meilleure amie. Celui qui te fera sucer sa graine même s’il n’a pas pris de douche depuis 24 heures.
Émoustillée? C’est normal!
Est-ce là un fantasme de Gab Roy sur Mariloup Wolfe? Absolument pas. C'est la description vulgaire d'un film pornographique comme il y en a tant sur le Web. Un copié/collé qui montre même le manque d'imagination érotique de l'auteur. L'incapacité de se débarrasser du fantôme virtuel de Guillaume le condamne à l'impuissance, d'où ce  besoin d'amplifier la violence sur les enfants (qui sont probablement ceux de Guillaume et qu'il appelle «nos kids» comme s'ils étaient les siens!) Gab Roy, comme dans une structure psychotique issue du refoulement homosexuel, ne pense pas à Mariloup Wolfe, il pense à sa mère. C'est une vengeance qu'il prend sur sa mère en condensant l'actrice et l'image qu'il se fait de celle qui l'a privé (selon ses impressions) de l'amour qu'elle reportait sur un enfant «virtuel». L'homme qui se sert du virtuel pour exprimer ses rancunes, ses envies, ses jalousies, sa violence est un homme castré par le virtuel depuis le temps où, jeune encore, il voyait sa mère préférer, idéaliser, une image qu'il n'était pas, qu'il ne pouvait pas être. Ce fut pour lui l'apprentissage de la déception du réel devant l'onirisme suscité par le virtuel. L'existence de réseaux sociaux lui permet maintenant de se défouler, de prendre sa revanche et essayer de réussir là où, dans le réel, il s'est montré incapable de prendre sa place. Voilà une dimension de la personnalité nouvelle que permet de déchiffrer l'usage des réseaux sociaux comme des vox pop des radios-poubelles.

La mise en scène du fantasme pornographique vise à montrer combien sa personnalité est du néant (ce vide qui hantait ton existence), vile (par l'emploi des images les plus grossières), sale et puante (il n'a pas pris sa douche depuis 24 heures). Ce n'est pas d'un mâle humain dont il parle mais d'un mâle bestial (ton mâle alpha) qui opère froidement le rapt de la femelle. Avec la complicité de la femelle. Qu'est-ce qui fait donc accéder l'angélique blonde Mariloup à cette image de marichienne sinon la présence de la figure de la Mère incarnée dans le personnage télévisuel. C'est la mère qui le considérait comme un néant devant la vedette-enfant; c'est elle qui le trouvait vile comparé aux prouesses acrobatiques de Guillaume Lemay-Thivierge. C'est elle, enfin, qui le pomponnait pour qu'il puisse ressembler à la vedette, dissimulant sa saleté et sa puanteurderrière les soins de toilette qu'elle lui prodiguait. Bref, Gab Roy n'a jamais supporté cette déchéance d'un enfant réel devant les prouesses d'un enfant-vedette, «virtuel», qui n'a, dans le fond, jamais existé. La puissance du narcissisme de l'un l'emporte toujours sur l'impuissance du narcissisme de l'autre, même dans l'accomplissement du fantasme. À chaque nouvel outrage ressurgit le fantôme de la némésis : Fini le missionnaire platte…, Guillaume n’allait pas là… On a le temps d’expérimenter plein de choses que tu n’as jamais essayé avec ton Hobbit… Pas une obscénité qui ne s’adresseavant tout à Guillaume Lemay-Thivierge. L’inconscient ne saurait être plus bavard.


Le point de chute de tant d’obscénités est déconcertant :
J’attends de tes nouvelles sous peu, babe. Je suis libre dès vendredi (je dois passer les deux prochains jours à défoncer le cul de l’ex-bitch à Jean Airoldi).
Bestialement,
Gab.
HAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHA c’est drole en criss.
Évidemment, ce n’était qu’une farce. Une farce de mauvais goût, sans doute, mais rien qu’une farce. L’humour avoue l’impuissance de l’humoriste. Il ne cherche pas à la dissimuler, voilà pourquoi nous pouvons en faire une analyse sans recourir aux subtilités de la psychanalyse. Et qui ne dit que c’est pas cette impuissance  bien plus que le ton ordurier de la lettre de Gab Roy qui faisait tant réagir les invités de Tout le monde en parle? L’humour qu’on présente comme une dénonciation critique, une option de consensus social et moral, un instrument contre la dépression, le cynisme, l’ennui et les basses sottises de ce monde, est en fait un éclat de poudre aux yeux jeté à la figure d’une foule déjà pré-conditionnée à rire à n’importe quoi et de n’importe qui, surtout d’elle-même. Et là, c’est loin d’être drôle en criss.

Gab Roy appartient à la même morale sadienne qui investit toute l’industrie du spectacle et où l’on retrouve aussi bien Guillaume Lemay-Thivierge que Gab Roy. Ce Guillaume Lemay-Thivierge qui fut, dès l’enfance, cette chose que l’on nous brandissait comme enfant-vedette spécimen unique. Or, si Guillaume et son frère faisaient des tours d’acrobatie pour épater le bourgeois, on a appris plus tard qu’il était resté quasi analphabète jusqu’à assez tard dans sa vie adulte. Que Fabienne Larouche l’ait engagé pour jouer un rôle de professeur d’histoire est assez paradoxale par rapport aux rôles stéréotypés qu’il joue ordinairement et qui n’épatent plus autant les spectateurs. Aujourd’hui, chaque nouvelle saison de télévision nous amène son lot d’enfants-vedettes et rien n’est plus ordinaire que de se retrouver à auditionner selon des critères qui sont sélectionnés à partir de ces stéréotypes mêmes.

Aussi, parce qu’il entend bien dépasser sa némésis, Gab Roy plonge dans le sadisme le plus cru. Un sadisme de Sade bien tassé, mais sans la préciosité du talent littéraire du Divin Marquis. Car tout est froid dans le fantasme pornographique de Gab Roy. De la froideur sadique? Ça reste à voir.

Dans une entrevue pour Philosophie magazine, l’écrivaine Annie Le Brun revient, une fois de plus, sur Sade. Elle y décrit le parcours qui l’a menée à la découverte de l’œuvre du Divin Marquis. Selon Le Brun, la nuit sexuelle est propice à la co-naissance du désir et de la pensée. Ils surgissent ensemble et demeurent indissociables. «On déclame contre les passions, sans songer que c’est à leur flamme que la philosophie allume le sien», nous dit Sade. C’est l’enracinement passionnel de la pensée. Mais si on ne pense jamais à froid chez Sade, si Sade utilise l’échauffement du dialogue philosophique pour entraîner la théâtralisation du désir, on ne saurait concevoir qu’il jouisse à chaud. Là où les autres philosophes pensent à froid et jouissent à chaud - c’est-à-dire qu’ils pensent constamment à éduquer et à dominer les passions -, Sade pense à chaud et jouit à froid. Il échauffe les passions pour finir par un coïtus glacial - glacial comme le fut la Révolution vers sa fin, selon Saint-Just -, conventionnel même dans sa non-orthodoxie biologique, voire sa dimension criminelle. Comme disait Freud, il érotise la pensée comme la pensée intellectualise l’Éros. Gab Roy reprend Sade. Son érotisme vulgaire, parce que vulgaire, est froid et il n’y a aucune poussée flamboyante du désir dans sa lettre adressée à la comédienne, sinon la frustration, la vengeance, la jalousie ou l’envie. Le délire érotique y est dominant sous sa forme psychotique : au lieu de dire : J'aime Guillaume, je voudrais le posséder et je voudrais être possédé par lui, le refoulé fait exulter la haine : Je ne l'aime pas lui, donc j'aime sa femme, ici Mariloup, qui se renverse en projection : cela finit par elle m'aime en se disant convaincu qu'il saura mieux la satisfaire et qu'elle sera plus satisfaite qu'avec son ex-partenaire. Telle est l'intrigue amoureuse de l'envoi épistolaire de Gab Roy.

Bien sûr, les corps sont présents dans le fantasme délirant de Roy. Mais ce sont les corps virtuels de la pornographie, ni celui de Roy, ni même celui de Mariloup Wolfe. Le cul, les deux doigts, la fellation,, la bestialité, tout ça, c’est du copié/collé de la pornographie virtuelle. Le corps réel (comme celui de l’enfant Roy [sic!] était frustré par celui de l’enfant-vedette), cède la place au corps virtuel (celui de la porno). Roy reproduit tous les schémas qui se sont dégagés au cours des analyses de l’écrivain Sade. Parle-t-on du philosophe de la négation selon Blanchot? Eh bien Roy est le pornocrate du non-jouir comme de la non-pensée. «J’attends de tes nouvelles sous peu». Qu’est-ce à dire, sinon qu’il laisse le choix à Mariloup Wolfe de le laisser ou de le tirer du néant. Évidemment, il sait qu’elle va le laisser dans le néant, d’où ce chantage puérile de créer un sentiment de jalousie en se vantant qu’il irait défoncer le cul de l’ex-bitch à Jean Airoldi… Comme Barthes reconnaît dans l’écriture la clé de l’univers sadien, c’est dans l’écriture, brutale, vulgaire, insipide de Gab Roy qu’on connaît son univers, un univers où le narcissisme renvoie au solipsisme, persistant même à travers l’écho de ses détracteurs aussi bien que ses adulateurs. Ainsi, de la confrontation qui a eu lieu sur le plateau de Tout le monde en parle, où rien de significatif n’est ressorti. Enfin, si Foucault fait de Sade un écrivain de l’enfermement, l’enfermement de Roy passe par sa propre psychose dont il pense se libérer en exultant ses frustrations et en insultant des vedettes du petit-écran. Vaine stratégie puisque Roy reste prisonnier de son personnage né de son narcissisme et de ses rancœurs d’hier. Il ne s’agit pas là, bien au contraire, de neutraliser sa façon de penser, car Roy n’est pas Sade, il n’a pas atteint à la liberté que le Divin Marquis trouvait dans son enfermement pour, qu’une fois libéré, il puisse la porter au monde et se montrer compatissant pour ceux qui l’avaient personnellement persécuté lorsqu’il se retrouva leur juge durant les quelques jours du tribunal populaire qui se traîna de prison en prison lors de la première semaine de septembre 1792.

Le monde virtuel étant un monde désincarné, il apparaît que l’expérience de la vie devient l’équivalent d’un indépassable enfermement qui utilise la pensée et le désir pour essayer de s’en évader. Des pensées extrêmes pour des désirs incandescents qui incinère le corps avec l'esprit. Voilà pourquoi, utilisant le virtuel contre le virtuel, Roy dresse les images pornographiques contre l’angélisme de l’enfant-vedette du Matou. C’est la profonde misère humaine qui se déchaîne dans cet exercice épistolaire. C’est sa façon à lui de payer le prix fort de la désincarnation. L’exercice de l’aveu, au commencement de l’entrevue, est une façon d’amoindrir le prix, un peu comme Sade se défendant d’avoir publié ni même écrit les ouvrages obscènes dont les tribunaux lui attribuaient la paternité! Roy refuse d’assumer la lettrequ’il a écrite, non tant à cause des menaces de poursuite de l’actrice, mais à cause du scénario vrai, non virtuel, dont elleest tirée. C'est de l’inconscient que provient la lettre que tout le monde a vue mais dont personne n’a lue. Si Sade s’abandonnait aux pensées criminelles comme enflammant les passions les plus glaciales, Gab Roy n’a pas la maîtrise de Sade pour le compétitionner. Ses pensées resteront ordurières mais sa passion reculera devant l'affront criminel. Elles n’enflammeront quedes ressentiments régurgités. Gab Roy n’est sûrement pas un bloc d’abîme, mais plutôt un blogue d’occultations. Là où Sade révélait l’inhumanité qui se tient en nous - et dont parlait un peu plus tôt Émile Proulx-Cloutier lorsqu’il expliquait pourquoi il avait intitulé son disque Aimer les monstres -, Gab Roy refoule son inhumanité et nous joue le jeu de l’enfant honteux et repenti. Bref, il avoue ne pas avoir suffisamment penser avant d’écrire sa lettre. Ou d'avoir suffisamment de couilles pour se mesurer à une image virtuelle. Aussi, la violence obscène dont sa lettre fait preuve s’effrite devant les menaces de poursuites et la crainte de passer pour un monstre d’impudicité devant la foule qui ne comprend pas ce qui se passe sous ses yeux. Gab Roy ne veut pas quitter le studio sans obtenir sinon l'amour du moins le pardon et la pitié de la foule.

Gab Roy appartient à ce qu’Annie Le Brun appelle l’une des multiples formes de “servitude volontaire” devenues les modèles d’incohérence politique, intellectuelle ou culturelle. S’il renie sa lettre, pourquoi alors l’a-t-il écrite? Pourquoi ce qui était acceptable à son jugement la veille est-il devenu, après un soulèvement d’indignation, une lettre qui n’était plus acceptable? Les erreurs n’existent pas en psychanalyse. Ce qui a été écrit reste écrit et ne change pas selon les humeurs de la foule. Aliéné jusqu’au trognon par son narcissisme malsain, Gab Roy se vautre dans les ordures avec des personnes ordurières et se sent, comme certains graffiteurs, le droit de mutiler les autres au nom de sa propre incomplétude à produire des œuvres. Si, comme la pédophilie sert à couvrir le gigantesque détournement de mineurs avec lequel se confond la prise en otage de l’enfance par les marques et le racket des jeux vidéo, la censure des outrages de la Radio ou des blogues poubelles servent à masquer un gigantesque détournement de la brutalisation des mœurs sous le couvert du divertissement et de l’entertainment. En ce sens, nul n’est innocent de ce processus où les horions se distribuent à gauche et à droite. Contrairement à Sade, où il n’y a pas d’idées sans corps, pas plus qu’il n’y a de corps sans idée, la fausse conscience de Gab Roy comme de celle de ses détracteurs s’entendent pour maintenir une opacité des véritables enjeux de la lettre maudite.

Annie Le Brun considérerait sans doute les propos de Gab Roy comme obscènes, faisant de ceux-ci la némésis de la démarche du marquis de Sade. L’exhibitionnisme narcissique de Roy efface tout rapport d’objets autres que virtuels. Voilà pourquoi il reste enfermé dans son solipsisme où il fait lui-même les questions et les réponses (comme à travers Dominic Pelletier). Tout se dit, sans retenue, sans censure, sans critique, mais sans portée sur les faits. Car on présuppose que personne de tangible, de réel ou de concret n’en sera affecté. Pourtant, derrière le virtuel des écrans de télévision et d’ordinateur, il y a bien des personnes réelles, tangibles et concrètes qui peuvent souffrir de cette violence virtuelle. Certaines méritent le mépris, effectivement, car elles sont méprisables par leurs mensonges idéologiques. D’autres le sont par leur corruption. D’autres, enfin, par les crimes inhumains (ou trop humains) qu’ils commettent sur leurs semblables. Pour cacher cette part d’inhumanité, le spectacle aura recours aux spécialistes, médecins, psychiatres, juristes, sinon aux humoristes et aux mélodramaturges pour faire triompher l’idéologie rationnelle sur l’action (réelle ou virtuelle) spontanée, émotionnelle, inconsciente. Ce ne sera qu’une opération de récupération qui nous invite à consentir à l’opacité au nom de la transparence de la vérité. Qu’on l’accepte ou pas, la chose n’en reste pas moins que la licence avec laquelle Gab Roy a fait preuve dans son écrit épistolaire s’inscrit dans la liberté de penser et la liberté de parole. Le problème est que chez lui, cette liberté tourne à vide dans une fange de haine et de ressentiments et qu’elle a éclaboussé une actrice dont la jalousie psychotique du détracteur se portait contre son tchum

Montréal
2 décembre 2013

Une autre des Belles Histoires de Stephen Harper - La crête de Vimy - (The musical)

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UNE AUTRE DES BELLES HISTOIRES DE STEPHEN HARPER
- LA CRÊTE DE VIMY -
(The musical)

Stephen - Il était une fois, chers petits Canadiens et chères petites Canadiennes, un petit village du nord de la France qui s’appelait Vimy. Ce trou à rat perdu, où se cachaient de méchants soldats allemands qui méprisaient les valeurs canadiennes, était dominé par une crête. Alors, nos valeureux soldats…

Sophie (8 ans, levant la main.) - Mais, monsieur le Premier Ministre, il n’y avait pas de soldates dans ce temps-là?

Stephen - Non, Sophie. À l’époque, les femmes restaient à la maison pour prendre soin des petits enfants comme toi, pendant que papa était parti faire la guerre contre les terribles allemands et les méchants italiens.

Helena, (8 ans 1/2) - My grand-mother said to me que dans ce temps-là, she worked hard dans les shops pour making bombes…

Stephen - C’est qu’elle se trompe ma petite Helena. Les mamans canadiennes attendaient patiemment le retour de leurs maris en priant chaque matin, et chaque soir, pour la victoire de la Grande-Bretagne et du Canada contre les ennemis. Il ne faut pas croire tout ce qu’on te raconte sur le passé de notre beau pays. - Je continue. - Alors, nos valeureux soldats décidèrent, à partir du 9 avril 1917…

Sophie - Wow! Ça fait longtemps, ça, monsieur Harper.

Stephen - Ca va bientôt faire 100 ans, et mon gouvernement entend bien célébrer en grandes pompes la victoire de Vimy. Vous avez vu tout ce qu’on a fait pour célébrer le deuxième centenaire de la guerre de 1812?

Jean-Baptiste - Moi j’ai fait un tour de poney à Chrysler Farm!

Stephen - Tais-toi, petit polisson. C’est dire combien vous allez manger de beaux cornets de crème glacée Tim Horton’s et jouez dans les trous d’obus que l’armée canadienne fera sauter expressément pour vous amuser.

Les enfants : - Ooooh!

Stephen - Eh puis, vous pourrez vous instruire dans les tranchées, qui étaient de biens vilains trous creusés dans la terre et qui se remplissaient de rats, de boues et toutes sortes de méchantes vermines. Surtout dans les tranchées allemandes où il n'y avait ni chauffage central, ni air climatisé. Dans les tranchées canadiennes, nos vaillants soldats priaient le bon Dieu, la vierge Marie, (Se ravisant) non pas elle, mais beaucoup beaucoup le bon Dieu. Il y avait aussi l’excellent premier ministre du Canada, Robert Borden, monsieur cent dollars…

Sophie - Pourquoi était-il excellent?

Stephen - Parce qu’il était anglophone, conservateur et a entraîné le Canada dans une guerre juste et démocratique.

Samantha (9 ans) - J’ai entendu dire qu’il était parent avec Lizzie Borden,  celle qui, aux États, a tué ses parents avec une grosse hache.

Stephen (riant) - C’est des rumeurs, tout ça, ma petite. M. Borden était Canadien. Il n’était pas Américain. Mon Dieu, mais quelles histoires avez-vous appris à l’école, petits chenapans? Rien que du négatif! Il est temps que mon gouvernement rectifie tout ça. - Continuons. C’était le lundi de Pâques 1917. L’attaque était menée par les quatre divisions du Corps canadien, c’est-à-dire plus de 70 000 hommes.

Les enfants - Ooooh!

Stephen (acquiesçant) - Oui et constitués par toutes sortes de Canadiens fiers de leur pays : des pêcheurs du Cap Breton et de l’île de Vancouver, des commis de banque et des bûcherons de l’Ontario, des fermiers et cow-boys de l’Alberta. Personne d’autres… Ce fut un grand moment qui leur créa à tous, des sentiments d’attachement à leur beau pays, le Canada. Cela devait devenir des liens ineffaçables. Tous nos historiens sont d’accord avec moi : l’attaque de la crête de Vimy marque la naissance de l’identité nationale des Canadiens.

Jean-Baptiste - Mon papa dit que le lundi de Pâques 1918, des soldats canadiens-anglais ont tiré à la mitrailleuse dans les rues de Québec et ont tué quatre personnes, parce qu’on ne voulait pas de la conscription.

Stephen (fâché) - Balivernes que tout ça. Ton père est sûrement un séparatiste, ça se voit tout de suite à te regarder! Ne t’a-t-il pas donné ta double dose de ritalin avec ton jus ce matin? Eh puis. Même si c’était vrai, qu’est-ce que quatre malheureux badauds pour les 3 598 morts et les quelque 7 000 blessés de la crête de Vimy. Rien. Ces Québécois étaient des lâches et des tir au flanc. Ils ont eu ce qu’ils méritaient. (Se calmant) Revenons aux choses sérieuses. C’est dans une marre de boue que le capitaine Burns, officier des transmissions sur la Somme, et qui survivra à la Première Guerre mondiale pour commander le 1er Corps canadien en Italie durant la Seconde, nous rapporte : (Sombre) «La couche superficielle d’argile, saturée de pluie, mélangée à la craie retournée par les obus et les tranchées, forme une masse visqueuse qui colle à nos bottes par grosses mottes et recouvre tous nos vêtements; ce fardeau intolérable nous fait de plus glisser à chaque pas et occasionne de nombreuses chutes». Souvent, les hommes ne pouvaient se relever et y suffoquaient. Vic Syrett, sonneur de clairon, disait que «la boue à demi gelée recouvrant les vêtements forme une croûte si épaisse qu’avec les bottines et les jambières, ils pèsent jusqu’à 120 livres et à une occasion 145 livres».

Les enfants - Oooonnn!

Stephen - Car cet hiver-là, il faut le dire les enfants, avait été le plus froid depuis vingt ans. Le Corps canadien se trouvait devant la crête de Vimy, longue colline en forme de baleine qui domine la plaine de Douai.

Jean-Baptiste - Des baleines, mon père dit qu’on en verra plus bientôt dans le golfe Saint-Laurent, à cause du réchauffement climatique.

Stephen - Non, mais quels emmerdeurs vous faites, toi et ton père. Tu lui diras de ma part… (Se ravisant) Eh puis, non. Je le ferai moi-même… Reprenons! Les troupes de variétés des divisions, dont les célèbres Dumbbells de la 3e formaient la plus connue, faisaient leur part pour soutenir le moral. Les congés étaient encore plus précieux. Les blessés savaient, pour leur part, que même une bonne blessure ne leur épargnerait pas nécessairement le retour aux tranchées. En 1916, l’année d’avant, les quelques premiers déserteurs canadiens avaient été passés par les armes; ils seront plus nombreux à subir ce sort en 1917. (Fâchés) Tous des séparatistes et des communistes.

Mustapha (9 ans) - Racontez-nous la bataille, monsieur le Premier Ministre.

Stephen (en confidence) - La crête de Vimy n’était pas seulement une contrariété, pas plus qu’une simple possibilité, pour les méchants Allemands, de voir bien au-delà des lignes alliées; c’était l’objectif du Corps. Le commandant, lord Byngsavait comment se préparer. On construisit une énorme maquette de la crête et les soldats canadiens l’arpentèrent jusqu’à en connaître par cœur les moindres aspérités. Les artilleurs s’exerçaient avec des canons pris aux Allemands pour pouvoir se servir de l’artillerie dont on s’emparera au cours de l’assaut. En effet, il n’était pas possible de faire avancer à temps leurs propres pièces. On creusa d’énorme bunkers et abris, qu’on remplit d’approvisionnements et de munitions, et on perça des milles de tunnels. Le colonel McNaughton, un ancien professeur de génie chimique de l’Université McGill, découvrit comment déterminer l’emplacement des pièces allemandes grâce au son et à la lueur de départ, puis il se servit de l’artillerie lourde canadienne pour les supprimer.

Jean-Baptiste (narguant) - Dumbbells! Dumbbells! Ça c’est de la ruse, de l’attaque en sournois. Byng! Byng! Byng!

Stephen (furibond) - Tais-toi, petite graine de bandit, où je t’expédie en prison. Non, c'était de la haute stratégie doublée d'une fine tactique.

Mustapha - Mon oncle Ahmed dit que c’est comme ça qu’il faudrait s’y prendre… En creusant des tunnels sous le parlement… et le faire sauter!

Stephen - Vous voyez les enfants, comment l’histoire peut nous apprendre à faire de grandes et jolies choses! Je continue! Le jour de Pâques, à la première heure, les quatre divisions d’infanterie canadiennes, après plusieurs jours de bombardements par l’artillerie, montaient en ligne immédiatement derrière un barrage d’obus explosifs. Ils trouvaient les Allemands de la première ligne terrés - les lâches! - dans leurs abris, derrière ceux-ci, le combat était plus féroce. À huit heures du matin, ce 9 avril 1917, les hommes de la 3e Division atteignaient le sommet de la colline, d’où ils voyaient les Allemands, en pagaille, dévaler comme des lapins, l’autre versant. La 1ère et la 2e Divisions mirent plus de temps mais, au soir, elles avaient atteint leur objectif. La 4e Division, sur l’arête du saillant, essuyaient le plus dur du combat. Les Allemands, brillamment installés autour du Bourgeon, ainsi qu’on avait baptisé le point culminant de la crête, se battirent jusqu’au bout. - C’est comme ça quand on aime son pays, il faut tout lui sacrifier jusqu’à sa vie! De plus, ça évite au gouvernement de payer une pension d'ancien combattant. - Songez les enfants, il fallut attendre le 12 avril pour que le brigadier général Edward Hilliam, un brave éleveur de l’Ouest et ancien sous-officier britannique sorti du rang, puisse transmettre : «Je suis roi du Bourgeon» - Allez, les enfants, on applaudit nos valeureux soldats! (Tout le monde applaudit). Et la morale de cette histoire que vient de vous raconter, uncle Stephen, c’est que même si les divisions françaises et britanniques se sont battues sur les flancs, la crête de Vimy reste le triomphe du Corps canadien. N’est-ce pas une belle histoire, les enfants?

Tous les enfants - Si. Si.

Stephen - Et c’est comme ça que la bataille de la crête de Vimy a souder en un seul peuple, une seule vraie nation, la nation canadienne, des pêcheurs de l’île de Vancouver à ceux du Cap Breton; des caissiers de banque de Toronto aux éleveurs de l’Ouest. (Se tournant vers les membres du Comité Permanent du Patrimoine venus observer la leçon d’histoire.) Vous voyez que ce n’est pas si difficile que ça que d’enseigner la passionnante histoire du Canada aux petits Canadiens.

Les enfants - Racontez-nous d’autres belles histoires, monsieur le Premier ministre.

Stephen - Oh! J’en ai bien d’autres, mais ce sera pour une prochaine fois, tant il y a eu de belles batailles depuis la Confédération : je vous raconterai comment on a résisté tant qu'on a pu à accorder le droit de votes aux suffragettes, des femmes de mauvaise vie qui voulaient faire comme leur époux et avoir le droit de vote, ce qui a ouvert toute grande la porte au droit à l’avortement, ce mal cruel auquel vous avez tous échappé de justesse, heureusement. Puis il y aura les belles batailles de la Seconde Guerre mondiale, à Monte Cassino, où on a détruit tout le vieux monastère de saint Benoît, une relique qui ne servait plus à rien. Eh puis, la libération de la Hollande, la bataille d’Ortona, celle de l’Atlantique, où certains sous-marins allemands venaient jusqu’à accoster sur les rives du Saint-Laurent, où les nazis venaient danser avec des Québécoises - race de traitres séparatistes. Eh puis, il y a eu la Guerre de Corée, enfin le conflit en Afghanistan, et comment grâce aux méchants libéraux, nous avons manqué notre chance de laisser notre marque en Irak! (Fier, se retournant vers le comité.) Alors qu’en dites-vous messieurs du Patrimoine, vous voyez, même les enfants en redemandent

Le député NPD, Pierre Nantel - C’est que vous êtes obsédé par l’histoire militaire, rien que des batailles …et idéologiques en plus.

Le ministre du Patrimoine, Rob Moore - Je suis convaincu, on ne pouvait mieux faire, monsieur le Premier Ministre.

Le député libéral Scott Simms - Votre dernière allusion à propos de l’Irak et du gouvernement libéral était de trop. On sait bien ce que ça aurait été si vous aviez été premier ministre à l'époque!

Le député conservateur Ray Boughen - Il faut dire les choses comme elles sont.

La députée NPD Marjolaine Boutin-Sweet - My tailor is rich.

Le député conservateur Gordon Brown - Ça, c’est des histoires comme on les aime.

Le député conservateur Paul Calandra - Moi, en tant que député d’Oak Ridges-Markham, j’ai toujours trouvé que nous avions là une opportunité pour notre comité et les autres Canadiens de connaître ce que font le Québec et les autres provinces canadiennes. Quelle belle occasion de partager vous nous offrez, monsieur le Premier Ministre.

Le député NPD Andrew Cash - C’est de l’ingérance politique dans les prérogatives provinciales!

Le député NPD Matthew Dubé - Je dirais même plus, c’est de l’ingérance provinciale dans les prérogatives fédérales???

Les trois autres députés conservateurs, Jim Hillyer, Blake Richards et Terence Young se lèvent pour applaudir à tout rompre.

Stephen - Voilà, la majorité s’est exprimée. (Se mettant au synthétiseur tandis que les députés conservateurs se partagent les autres instruments du band. Les députés de l'opposition sortent en colère.) Allez les enfants, mettez-vous en rang deux par deux, vous savez que uncle Stephen ne fait pas que jouer en faussant au piano Imagine de John Lennon. Dans son jeune temps, son groupe préféré était K.C. and the Sunshine Band, un vrai groupe qui venait du sud des États-Unis. C’est merveilleux comment les Américains peuvent dire autant de choses si fondamentales et en si peu de mots! :

Trouver la musique sur un autre serveur :
 http://www.youtube.com/watch?v=IQJgAPTX7OY
Everybody, get on the field, the last chance
Don’t fight the feeling, give yourself a lance

Stephen - (Against the Fenians and the Boers!)

Shake, Shake, Shake
Shake, Shake, Shake
Shake your booty, Shake your booty …Aaah!
Shake, Shake, Shake
Shake, Shake, Shake
Shake your booty, Shake your booty …Aah!

You can, You must do it
Very Well
You’re the best in the world, I can tell

Stephen - (Against the Indians and the Half-breeds!)…Aah!

Shake, Shake, Shake
Shake, Shake, Shake
Shake your booty, Shake your booty …Aah!
Shake, Shake, Shake
Shake, Shake, Shake
Shake your booty, Shake your booty …Wow Ya!

(Shake, Shake, Shake, Shake)
(Against Germans and Austrians) …Aah!

Shake, Shake, Shake
Shake, Shake, Shake
Shake your booty, Shake your booty …Aah!
Shake, Shake, Shake
Shake, Shake, Shake
Shake your booty, Shake your booty …Aah!

(Nazis, and the jap.) shake your booty …Aah!
Don’t fight the feeling
(shake, shake, shake, shake) shake your booty …Aah!
Give Yourself a chance
(Against communists, separ'tists) shake your booty
You can do it, do it
(shake, shake, shake, shake) shake your booty
Come on. Come on Now

(shake, shake, shake, shake) shake your booty …Bouou…
(shake, shake, shake, shake) shake your booty …Aah! Run for your Queen’s

(Against Coreans and talibans) shake your booty …Aah!
do your duty …Ah Aah!
(shake, shake, shake, shake) shake your booty⌛

Montréal
6 mai 2013

Une autre des Belles Histoires du ministre Pierre Duchesne - Les femmes patriotes de 1837-1838 - (The musical)

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UNE AUTRE DES BELLES HISTOIRES DU MINISTRE PIERRE DUCHESNE
- LES FEMMES PATRIOTES DE 1837-1838 -
(THE MUSICAL)

Le ministre Duchesne (dans une classe circulaire, portant un sarrau blanc de laborantin, une trentaine d’étudiants des deux sexes, enchaînés des pieds et des mains à leur carcan au col, seuls quelques étudiants sont libres) - Aujourd’hui, en tant que ministre de l’Éducation Supérieure, je vais vous transmettre mes connaissances appliquées en histoire de la Rébellion de 1837-1838 des Patriotes du Bas-Canada. Je sais que la matière a déjà été abordée au secondaire, mais comme vous avez tous coulé vos examens et qu’il a fallu normaliser les notes pour vous permettre d’accéder au Collégial, je vais donc m’efforcer de compléter ce qui n’a pas été fait.

(Silence funèbre de la classe).

Le ministre Duchesne - Commençons. (Scrutant les étudiants). Tient, toi, le grand gêné qui se tient debout en arrière. Peux-tu me dire en quelles années ont eu lieu les Rébellion patriotes de 1837-1838?

Léo (le grand gêné, hésitant, se mordant les lèvres, garde un silence gêné).

Le ministre Duchesne - Tu ne le sais pas. Je m’en doutais rien qu’en regardant ta tronche de débile. Sais-tu que si tu étais un étudiant américain en ce moment, et que je te posais la question  : «En quelles années a eu lieu la Guerre Civile», il me répondrait, sans hésiter et fièrement : 1861-1865». Ça, c’est aimer son histoire, sa nation, son pays. Maintenant, je te repose la question : en quelles années ont eu lieu les Rébellions patriotes de 1837-1838?

Léo (hésitant, encore, puis risquant) - En 1861-1865?

Le ministre Duchesne (découragé) - Vous comprenez tous, maintenant, pourquoi il a fallu imposer un cours d’histoire du Québec souverain non-idéologique obligatoire au CÉGEP? Vous êtes, tous, pour la plupart, des ignares. Personne ne connaît ici son histoire. À l’exception du petit Viet, du frisé à la peau tamisée sombre et des jumelles dont je ne sais pas encore laquelle des deux est la méchante! Voilà plus d’un demi-siècle que mes prédécesseurs et moi nous nous interrogeons sur les raisons pour lesquelles les jeunes Québécois n'aiment pas leur histoire; les raisons qui font que vous reculez devant votre histoire comme vous refusez d’aller voir un film québécois en salle.

Justin - Ça coûte trop cher, les films en salle pour ce que ça nous donne!

Le ministre Duchesne (frustré) - Ça suffit. Sans être prétentieux, j’aimerais me citer en exemple auprès de vous. L’histoire est une connaissance merveilleuse, passionnante, pleine de richesses et de découvertes. Vous pouvez la lire comme un exemplaire d’Échos Vedettes. Toutes sortes d’anecdotes croustillantes pendant que se fait la grande Histoire. C’est passionnant. Je n’ai quand même pas écrit trois biographies de 600 pages chacune sur «Monsieur» Jacques Parizeau si ç’avait été ennuyant, non? Le quatrième volume attend même déjà sous presse le décès du biographié pour le lancer, et comme les autres, il sera tenu comme manuel obligatoire aux études d’histoire au collégial.

Félix (faisant la moue) - Quatre biographies de 600 pages à 40 ou 50 piastres le volume, ça commence à faire cher l’éducation supérieure gratuite non?

Le ministre Duchesne (vertement) - Chaque fois que j’ouvre la bouche, il y a un imbécile qui parle! Sachez, jeune impertinent, qu'il n’y a aucun sacrifice assez beau pour le savoir de sa patrie. (Reprenant son calme) Comme il faut bien vous intéresser à l’Histoire du Québec, j’ai décidé de cibler le cours d’aujourd’hui sur le rôle des femmes patriotes pendant la Rébellion patriote de 1837-1838. Et comme je sais que vous êtes des enfants du Millénaire, que vous avez été élevés avec des i-pod, des i-pad, des i-phones et des tweeties, je vais donc vous animer un cours interactif.

Agnès - Chouette. On va pouvoir texter avec madame Papineau?

Le ministre Duchesne - Non, mais proche. D’abord, mes chers élèves, il faut que vous reteniez que les femmes ont joué un grand rôle dans l’histoire des Rébellions. Sans elles, sans leur apport, sans leur secours, nous aurions probablement gagné la Rébellion. Et si je dis ça, c’est en me basant sur une étude comparative de toutes les révolutions en Europe et en Amérique latine, du temps  de nos propres Rébellions. Nos statistiques nous apprennent ainsi, qu’il y avait toujours moins de femmes que d’hommes sur les barricades, d’où des défaites assurées. Le modèle étant universalisable, nous pouvons, sans risquer de nous tromper, l’appliquer objectivementà la situation de la Rébellion des Patriotes du Bas-Canada de 1837-1838. C’est comme ça que nous faisons de l’histoire «scientifique».

La 1ère jumelle - Ma mère s’appelle Yvette!

Le ministre Duchesne - Bon! Ton commentaire répond à la question que je me posais tantôt. (À la classe) Reprenons. Les Québécoises de 1837-1838 n’étaient pas toutes aussi folles que la névrosée Julie Bruneau qui ne cessait de harceler son mari, Louis-Joseph Papineau, pour aller faire du shoppingà La Baie à chaque fois qu’un nouveau modèle de bonnet de fourrure était lancé sur le marché…

La 2ème jumelle - Avec maman, nous avons déjà vu Mme Frula et Mme Beaudoin en train de magasiner ensemble des petites cuillers d’argent chez Birks!

Le ministre Duchesne - (à part) Décidément, deux méchantes jumelles dans le même duo! Je vous rappellerai que la bataille de Saint-Denis a été gagnée autour de la maison d’une Madame Girouard, de Saint-Denis. Que les femmes tricotaient des bas de laine pour leurs maris pendant qu’ils s’armaient, afin de leur tenir les pieds aux chauds dans la neige du mois de décembre, aux cas où ils auraient à décamper vite devant les soldats. Certaines ont même pris le fusil de chasse …pour le remettre à leur époux. C’était déjà un signe d’encouragement indélébile et de support moral indéfectible.

(Les élèves baillent et gigotent sous leurs carcans.)

Le ministre Duchesne - Mais le pire, et ce que nous devons retenir, c’est comment elles ont souffert, ces pauvres femmes, pourchassées par les traîtres fédéralistes de l’époque et les troupes du général Colborne; chassées avec les vieux et les enfants, pieds nus dans la neige, à moins 20 degrés, tandis que la G.R.C. incendiaient leurs maisons et détruisaient leurs troupeaux.

Valérie - Ils étaient vraiment méchants ces Anglais.

Le ministre Duchesne - Oui, et pire encore. Voilà, qu'aujourd’hui, ils veulent vous enseigner une histoire complètement fausse. Une histoire idéologique. Sans finesse et …ni interaction.

Léo - Ouin! Elle vient quand l’interaction, j’commence à avoir les doigts engourdis.

Le ministre Duchesne - Patience. Vous savez qu’il faut parfois attendre son tour. Prenez moi, par exemple. Il a fallu statuer qu’un vrai «Patriote de l’année» devait mesurer plus que 5 pieds 3 pouces, de sorte qu’on expulse Bernard Landry de la compétition pour que je sois couronné, lundi dans deux semaines. C’est comme ça. Tout vient à point à qui sait attendre son tour. J’achèverai mon cours en vous parlant de mère Émilie Gamelin.

Fanny - C’tu la même qui a donné son nom à la place où on se rassemblait manifester l’an passé?

Le ministre Duchesne - Non. C’est nous qui lui avons donné son nom. Et fait sa statue. Mère Gamelin s’occupait de consoler les Patriotes détenus à la prison Au Pied du Courant, sous le pont Jacques-Cartier. Elle les encourageait à rester forts devant la corde qui les attendait, de se montrer fiers et nobles devant la disgrâce publique et le châtiment. Elle les encourageait à cultiver la vengeance parmi leurs enfants, ce que les mères transmirent …à peu près. De cette fibre sont nés les Hippolyte Lafontaine, George-Étienne Cartier, Wilfrid Laurier, René Lévesque, Jacques Parizeau, Paul Piché…

Fanny - C’es-tu ce qu’elle soufflait aussi à l’oreille des étudiants lors des manifs de 2012?

Le ministre Duchesne - Oui, mais jusqu’au début de septembre, lors de l’élection de notre gouvernement. Après ça, elle vous a dit de rentrer chacun chez vous. Ce que vous n’avez pas fait. Incapables que vous êtes d’obéir, même aux influences spirituelles qui viennent du fond de vos âmes. Graines de catholiques manqués.

Léo - Bon, on y arrives-tu à l’interaction?

Le ministre Duchesne (s’écartant légèrement) - Oui. J’ai ici, croyez-le ou non, le sarcophage que l’on a déterré d’une femme Patriote de 1837-1838, Madame Kimber, qui, à l’époque, se promenait avec un pistolet sous le bras. Grâce à un courant électrique puissant, nous allons réanimer son ADN et lui redonner la vie. Et elle pourra vous raconter d’elle-même ce que fut le rôle indispensable des femmes au cours de la Rébellion patriote de 1837-1838.

Les étudiants - Oooooh!

Le ministre Duchesne - C’est comme un Parc Jurassique de Patriotes! Et comme j’ai promis que le jeu serait interactif, je vais moi-même allumer le dispositif qui fera circuler le flux électrique à travers les cerceaux de verres autour du cercueil.

Fanny (excitée) - Est-ce qu’on va pouvoir lui poser des questions à savoir ce qu’elle utilisait comme tampons, à l’époque?

Le ministre Duchesne (S’activant) - Peut-être.

Sébastien - E’ as-tu des grosses boules?

Le ministre Duchesne (S’activant) - Je ne sais pas, je l’ai pas vue.

Les deux jumelles - Notre mère étaient avec les Yvettes en 1980.

Le ministre Duchesne (Aboutissant) - Mauvaises filles. - Tadam!

(Toutes sortes de gugusses se mettent à flasher, des lasers entourent le sarcophage. Le ministre Duchesne est en apothéose pendant que les cercles lumineux enveloppent de laser le cercueil et que les étudiants entonnent en chœur  :)

Pour suivre la musique, adressez à un autre serveur

Cage of freedom
That's our prison
Where the jailer and captive combine

Le ministre Duchesne (enlevé) : La voici la femme Patriote parfaite, excellente par-dessus toutes les excellences

Cage of freedom
Cast in power
All the trappings of our own design

Le ministre Duchesne (transporté) : …la libératrice du peuple Québécois opprimé et humilié, mes enfants!

Blind ambition
Steals our reason
We're soon behind those invisible bars
On the inside
Looking outside
To make it safer we double the guard

Le ministre Duchesne (hystérique) : Celle qui va enfin réaliser le rêve québécois du Parti!

Cage of freedom
There's no escaping
We fabricated a world of our own....
World of our own, world of our own.

(La porte du cercueil tombe dans la fumée.)

Cage of freedom, growing smaller
'Til every wall now touches the skin
Cage of freedom, filled with treason
Changing sides as the losses begin
Our suspicion tries escaping
But they step up the security
There's no exit--there's no entrance
Remember how we swallowed the key?

(La momie enveloppée commence à se débander, et la fumée à se dissiper.)

Cage of freedom, that's our prison
We fabricated this world on our own....
World of our own, world of our own.

Le ministre Duchesne : - Le voici le Patriote fait femme, celle qui va mener le Québec à la liberté, dans l'ordre, l’honneur et l’enthousiasme. (Apparaît la momie de Pauline Marois qui avance comme une zombie aveugle, derrière les étudiants qui la précèdent vers le porte d’entrée).

Big Mother
Is there a bigger one watching you
Or is there one smaller
Who I should be watching too
Infinite circles of
Snakes eating their own tails
For every one chasing
Another is on the trail
Is that a friend
Can you tell, is he on your side?
I spy with my little eye
Yet another spy... (fadeout)⌛


Montréal,
7 mai 2013

Le navet dans la navette

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Chris Hadfield pour sa vidéo-clip en direct de l'univers
LE NAVET DANS LA NAVETTE

Lorsque j’étais enfant, je m’intéressais à tout, ou du moins à presque tout. Et dans ce tout, il y avait l’astronomie. Un jour, je me rendis à la succursale de la librairie Claude Payette, sur la 5e avenue à Iberville, afin d’y acheter un album d’astronomie. C’était un endroit étrange que cette libraire. Vaste plancher avec plafond haut comme tous les vieux commerces de l'époque, et murs d’une couleur bleue foncée, sombre, quasi inquiétante. C’est, du moins, le souvenir que j’en ai gardé. C’est là que j’achetai mon premier exemplaire des Histoires extraordinaires d’Edgar Poe, dans la collection du Livre de poche, avec préface signée Alfred Hitchcock. C’est là aussi, je crois, que j’achetai, du vulgarisateur français Pierre Rousseau, toujours en Livre de poche, son volume sur L'astronomie.

L’album sur lequel s’arrêta mon regard, était un livre pour la jeunesse. On y voyait sur la couverture les grandes planètes, Jupiter et Saturne et les autres, plus petites. C’était un livre essentiellement truffé d’images dessinées et coloriées. Il y avait peu de photographies et toutes, évidemment, en noir et blanc. L’astronomie m’intéressait pour ce que j’en avais appris les rudiments dans ces fascicules scolaires de l’époque, les «Connaissances usuelles», celui de 3e année, Soleil, lune, étoiles et l’autre de 7e, Le système solaire. Dans tous ces livres, on nous apprenait que les hommes, depuis toujours, restaient fascinés par l’observation du ciel. Très tôt, dans ces vastes États que Lewis Mumford qualifiait de «mégamachines», les empires firent ériger de grands barrages sur le Nil, le Tigre et l’Euphrate, l’Indus et le Hoang-Ho, afin de régulariser le cours des eaux et profiter au maximum des sols limoneux pour étendre l’agriculture, et ainsi sortir du limon de la Terre les premières grandes civilisations. Aussi, le recours à des prêtres capables d’interpréter le mouvement des étoiles et des planètes donna-t-il naissance à ce premier art d’interpréter les mouvements du ciel : l’astrobiologie.

De tous temps, le ciel a été habité : les dieux et les héros, les saints et les anges, le destin et les sorts, les personnages fantastiques des zodiaques et les signes prémonitoires, les âmes des morts et celles à naître, les extraterrestres (au moins, depuis Cyrano de Bergerac, le vrai, au XVIIe siècle) et les étranges phénomènes célestes qu'enregistrait Charles Fort dans son Livre des damnés au début du XXe siècle. La capacité d’émerveillement des hommes anciens devant la beauté de la voûte céleste ne cède en rien à celui que nous éprouvons lorsque nous regardons ces images venues du fin fond de l’univers, nous présentant le Big Bangprimal, retransmises par le télescope Hubble. Nous sommes seulement plus difficiles à émerveiller. Le ciel nous est devenu un peu plus étranger depuis qu’il a quitté notre horizon, voilé par l’irisation des lumières de la ville. Pour le retrouver, si on a pas les moyens de se rendre à la campagne, loin de tous lieux habités, ne reste plus que l’écran du téléviseur ou de l’ordinateur.

Nous nous sommes séparés progressivement du ciel, comme de la Terre sans doute. Pour les anciens, avec leurs astrologues, leurs sourciers, leurs pythie et leurs alchimistes, la proximité du cosmos et des profondeurs telluriques opérait une symbiose autour de l’homme, un milieu - on dirait aujourd’hui un écosystème -, dont l’équilibre reposait sur des secrets impénétrables pour le commun des mortels. Pour les modernes, qui pensent efficacité, rentabilité, développement durable ou énergies verte, fossile ou biomasse, le rapport au cosmos a complètement changé. Lorsque nous allons dans l’espace, c’est pour une éventuelle mise à profit de celui-ci et des mondes qui le constituent. Contrairement aux vaisseaux spatiaux de la science-fiction, qui reprennent les noms des grands voiliers des XVIIIe-XIXe siècles, la station spatiale internationale est un point d’ancrage dans une extension impérialiste de la Frontierà l’américaine, c’est-à-dire une première marche vers la colonisation d’autres mondes. L’impérialisme extra-terrestre, si on peut l’appeler ainsi. Il s’agit, pour tous les peuples, de contribuer à la construction d’une vaste échelle de Jacob qui risque davantage de reproduire les échecs de la Tour de Babel que de parvenir à atteindre le véritable supralunaire des anciens.

Des anciens aux modernes, les visions de l’univers se sont transformées au gré des courants métaphysiques, physiques et mathématiques. De Thalès de Milet à Ptolémée, à Tycho Brahée, à Copernic, à Kepler et à Galilée, puis passant par Newton, Halley, Hubble et Einstein, le renversement des perspectives n’a non pas seulement changé notre vision du cosmos, mais également la valeur de l’homme. Lors de la Première Guerre mondiale (1914-1918), les pilotes d’avion étaient tenus pour la nouvelle chevalerie. Seuls, aux commandes de leur avion, pilotant en tête des escadrons (encore réduits à l'époque), ils franchissaient des distances, passant par-dessus les frontières fortifiées, les tirs d'artillerie et les troupes, pleuvant le feu sur les camps ennemis. À une époque où ils étaient encore peu nombreux, où les appareils étaient difficiles à manier, où les bombardements exigeaient des nerfs d’acier, le pilote dans sa carlingue, rappelait ce qu’était le guerrier médiéval dans son armure, alors que l’industrialisation et les mouvements de masse des fantassins éclipsaient toutes possibilités au soldat de se présenter sous son côté héroïque et vindicatif. C’est ce qui explique la renommée internationale de l’as de l’aviation militaire, le Baron Rouge, l’Allemand Manfred von Richthofen. Avec 80 victoires à son actif, il avait de quoi émerveiller même ses adversaires. Sa rapidité, son habileté à manœuvrer son appareil, à viser juste ses cibles, à s’éloigner en vitesse devant des ennemis supérieurs en nombre en faisaient un véritable chevalier des temps modernes. Jusqu’à ce qu’un pilote «démocrate», venu d’une colonie lointaine, le Canada, Arthur Roy Brown, l’abatte en retour de mission. Depuis, les expertises et les contre-expertises se disputent à savoir qui a vraiment abattu le Baron Rouge, et l’on s’arrête maintenant sur un autre pilote, un Australien, venu lui aussi d’une lointaine colonie démocratique, «Snowy» Evans. Saura-t-on jamais la vérité? Quoi qu’il en soit, bientôt c’est par escadrilles que les pilotes s’affronteront et la dernière image nobiliaire du pilote de combat sera effacée à son tour. Les héros ne peupleront plus le ciel.

Ce qu'on appelle, depuis Max Weber, le désenchantement du monde a consisté en un avortement de notre Imaginaire et le ciel s’est vu vider de ses étoiles, de ses planètes, ses novæ et ses super-novæ, ses comètes, ses astéroïdes, ses lunes, aspirés dans un sac de polythène. Ce qui reste, c’est le ciel du showbusiness. Le ciel des stars, des lancements de navettes ou de soyouz; lancements répétitifs, lassants, dont nous attendons, non sans un certain shadenfreude, une seconde explosion semblable à celle de Challenger en 1986, afin de mettre un peu de «piquant» dans ces spectacles devenus banals. Ne serait-ce que pour téter un peu plus du human interests des familles des astronautes en larmes ou de la stupeur inscrite dans le visage des figurants de la NASA… Et puis, il y a cette impayable station spatiale qualifiée d'«internationale», construite avec l’aide du «bras canadien» - Quel honneur, ma chère! -, qui prétend faire des cosmonautes en couches Pamper's les nouveaux chevaliers intergalactiques.

Soyons sérieux. Notre Imaginaire, ainsi vidé de sa substance créative par des avortements périodiques opérés par les média et les experts-spécialistes dissimulant, sous un positivisme schizophrénique, des conceptions tout aussi douteuses que bien des sciences spéculatives et analogiques du passé, est appelé à fonctionner par des syncrétismes aux résultats plus puériles que vraiment créatifs. Mêler à la fois le sens de l’honneur de la chevalerie féodale avec des androïdes venus de l’espace et rythmer le tout par des combats avec des épées au laser en prétendant reconstruire une «mythologie» à l’égale des anciens récits fondateurs des cultures, c’est une fraude culturelle. Le succès commercial n’est nullement garant de la qualité spirituelle de ces produits qui, associés à la consommation de masse, réduisent l’imaginaire de tout un chacun à des mêmes stéréotypes larvés.

Où se retrouve l’émerveillement face à la nature devant la représentation tonitruante d'un space operaà la Wagner? 2001 odyssée de l'espace, le film de Kubrick est sans doute un chef-d’œuvre, mais l’essentiel ne réside pas là. Aujourd’hui, c’est la station orbitale qui est le corps dont on cherche du regard la présence, à l’œil nu ou au télescope. Chaque astronaute qui va y faire son tour, de quel pays il provient, reçoit une couverture médiatique extraordinaire. Un millionnaire s’est déjà payé son voyage dans l’espace. Puis un autre, parce qu’il était fondateur et encaisseur du Cirque du Soleil. Il a même manqué de s’asphyxier en se mettant un nez rouge de clown au moment du décollage de la fusée. Guy Laliberté, aliasÉric du célèbre duo Éric et Lola, ou comment des millionnaires se chicanent autour d'une pension, n’avait pas grand chose d’original à dire de son expérience extraterrestre, à part que la Terre était «ben belle» vue de là-haut; que c’est «trippant» vivre une telle expérience et qu’il laisse toujours échapper un peu de pipi quand il fait caca dans sa couche. Tout cela a été pris au sérieux. Le film qu’il en a produit est d’une banalité sans art et, pour un homme de cirque, sans …magie.

La trans-formation de l’espace en une ridicule scène à spectacle atteint maintenant un nouveau degré avec la prestation de l’astronaute canadien Chris Hadfield qui nous lance une vidéo-clip sur You Tube, avec une guitare qui virevolte dans l’apesanteur. Ce n’est pas qu’il chante mal. Ce n’est pas non plus que la guitare ne manifeste pas une certaine grâce à tourbillonner dans l’air. Chris fait ainsi une propagande mièvre sur le bonheur de passer six mois dans la station internationale, ce qui pourrait allonger la liste des millionnaires heureux de financer la NASA en payant des millions pour aller se balader là-haut, à leur tour. Pour le gouvernement canadien et le parti conservateur, c'est là le seul type de héros qu'ils ambitionnent. Ce qui jette toutefois un goût plutôt amer sur le sérieux de toute cette propagande, c'est qu'elle est diffusée au moment où ces mêmes Conservateurs ont giflé le premier navet de la navette, Marc Garneau, devenu député libéral, qui n’a pas été invité, le 2 mai dernier, au Musée de l'aviation et de l'espace du Canada, alors que le ministre du Patrimoine, James Moore, inaugurait une nouvelle exposition mettant en vedette le célèbre bras canadien. Il est vrai que, pour courageux qu'il soit, Marc Garneau n'est pas ce qu'on peut appeler «une lumière». Nombre de ses déclarations passées ont fait de lui une véritable tarte à la crème, semblable à ce qui arrive lorsqu’une vedette de hockey ose se prononcer sur «le droit de veto»… Aussi, si courageux soit-on, lorsqu'on fait l'imbécile, il faut le faire jusqu’au bout et en subir les conséquences.

Dès ce soir, le nouveau Marc Garneau, la nouvelle icône Chris Hadfield, fera oublier le modèle. Lui, il a chanté, il a fait une vidéo-clip dans l’espace, captée par des millions de spectateurs. On lui redemandera de la chanter sur les plateaux de télé, dans les reportages, dans les soirées partisanes. Il a survécu 6 mois dans la station spatiale, il a participé à colmater une fuite d’amoniaque réfrigérant, il s’est montré sympa avec ses compagnons de cellule, et il va rentrer en grande gloire au Canada. Son bilinguisme «militaire» va en faire une vedette nationale que le gouvernement Harper, prompt à la propagande, va nous balancer pendant des mois. Il y aura un timbre Chris Hadfield, un pièce de monnaie Chris Hadfield, un musée Chris Hadfield, des photos autographiées de Chris Hadfield, du Chris Hadfield partout et le Ciel aura un nouveau nom, la sphère Chris Hadfield …jusqu’au prochain cosmonaute venu du Canada à répéter l'exploit.

L’espace, avorté de tout ce que l’Imaginaire des hommes y avait versé depuis des millénaires, depuis sa fragile apparition dans les gorges de l’Olduvai en Afrique, n’est plus qu’une autre scène de spectacles, réduite aux dimensions d’un happening perpétuel pour les festivalisés en manque d’inspiration. La société du spectacle, avec ses média de masse, ses organisateurs propagandistes, ses vedettes évoluant entre l’injection au botox et la liposuccion, a fait de la Terre un Disneyland qui finira bien par faire de la planète un véritable Lunapark; maintenant, c’est au tour du ciel, avec cette base spatiale internationale où seront affichés, s’ils ne le sont déjà, les panneaux publicitaires de la consommation américaine : Pizza Hut et Coca Cola. La station spatiale internationale? Le premier Centre d’Achats international du futur?

Le James Bond de Moonraker nous avait montré une «rentrée dans l’atmosphère» qui nous permettait d’imaginer ce que serait une scène de baise You Tube dans la station spatiale. «Le premier bébé conçu dans l’espace» sera sans doute au programme des chercheurs de la NASA. Ce qui nous amène à nous interroger sur la valeur de toutes ces expériences qui se déroulent dans cette station, qui n’est que le résidus du projet mégalomane du Président Reagan; une station à l’image de celle présentée depuis le milieu du XXe siècle dans les Comic Books et les bandes dessinées de science-fiction. De ces résultats, très peu filtrent. Il y en a pour les militaires, il y en a pour des entreprises privées, il y en a pour le gouvernement, il y en a pour tout le monde, mais pas toujours pour ceux qui pourraient devenir les déficitaires des sommes colossales investies dans ces résultats. Pour ces derniers, on les enchante en les amusant avec le crooner de l’espace, Chris Hadfield.

Suis-je jaloux? Pas du tout. Je n’aime pas voyager. Ça me stress et ça donne des gaz. Alors, pensez, faire un tour en navette, non merci. Comme disait le capitaine Haddock, on n’est jamais aussi bien que sur notre bonne vieille Terre. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas vider la sacoche de l’aspirateur et de renvoyer au ciel ce que nos imaginaires passés y avaient trouvé. Il faut lire le magnifique livre de Lucian Boia, L’exploration imaginaire de l’espace, paru aux Éditions La Découverte en 1987. Abondamment illustré de gravures et autres reproductions des siècles antérieurs, c’est moins un voyage dans l’espace interplanétaire que dans l’espace mijoté dans notre Imaginaire. Les informations que l’historien roumain nous livre sont du plus haut intérêt sur la façon dont est née notre actuelle conception de l’espace, malgré les dommages causés par la science et la technologie. Ces fantaisies, que certains prenaient au sérieux, ou qui passèrent un temps pour des faits avérés - ainsi, pour Schiaparelli, les canaux de Mars, construits par des martiens, pour irriguer la planète rouge désertique en partant des glaces polaires -, ne trouvent plus aujourd’hui d’équivalent, même lorsqu’on nous montre le sol d’Europa ou de Titan, la première satellite de Jupiter, la seconde de Saturne. Il n’y a pas jusqu’aux exoplanètes qui commencent à attirer notre imagination, mais toujours bien encadrée par les données recueillies par les projections astronautiques modernes.

Les OVNIs et les petits bonshommes verts n’ont pas grevé le sérieux de la recherche concernant la planète Mars. Sans déduire de l’inexistence des Martiens qu’il n’y avait nulle autre planète où la vie puisse se manifester, et même la vie anthropomorphique - aucun astronome ou astronaute sérieux n’est prêt aujourd’hui à écarter cette éventualité -, si l’emphase porte sur la recherche de planètes solaires ou extrasolaires, c'est précisément parce que la découverte de l’eau ou des traces d’eau, pourrait en venir à confirmer cette hypothèse de la vie importée d’un autre univers. Ce qui nourrit la cosmologie et la science-fiction se diffuse, malgré la plâtrification des visages des universitaires, dans l’Imaginaire des savants de la NASA comme de n’importe quel autre agence spatiale nationale. Il y a encore des questions angoissantes, liées au Familienroman de l’espèce humaine, qui cherche ses réponses dans l’impénétrable profondeur du vide intersidéral⌛

Montréal
13 mai 2013

Les synapses défaillantes de Pauline Marois

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Ha! Ha! Ha! Hi! Hi! Hoo! Ha! Ha! Ha!
LES SYNAPSES DÉFAILLANTES DE PAULINE MAROIS

Les schizophrènes positivistes doutent toujours de l'existence de l’inconscient collectif, même si cet inconscient se manifeste parfois parmi eux. Voilà pourquoi les historiens en sont souvent venus à confondre «mémoire» (subjective) et «histoire» (objective), ce qui est un leurre puisque la fabrication même de l’histoire est subjective, liée qu’elle est à leurs auteurs, les historiens et à leur publique lecteur. Mais ce n’est pas de cela dont je veux vous entretenir, aujourd’hui, en cette merveilleuse «journée des Patriotes» au Québec. En 2002, le premier ministre péquiste de LaBelle Province, Bernard Landry, décida que, désormais, le troisième lundi du mois de mai serait consacré à célébrer les Patriotes de 1837-1838. Il voulait ainsi substituer une fête véritablement nationale à la bonne vieille fête de Dollard des Ormeaux, enfant chéri de l’historien-chanoine Groulx. En même temps, nos frères-ennemis, les Anglo-canadiens, fêtent la reine Victoria, celle-là même qui gouvernait l’Empire britannique l’année où les Patriotes, tant dans le Haut que dans le Bas-Canada, se soulevèrent afin d’émanciper un peu plus leurs colonies de la tutelle britannique.

Dans l’un de ses commentaires sirupeux de l’émission Découverte, Charles Tisseyre nous dirait sans doute que ce sont-là des superpositions de couches sédimentaires dans l’inconscient collectif des Québécois. L’image, ma foi, me paraît bonne, mais au niveau des Québécois du XXIe siècle, tout cela risque d’entraîner du brouillard dans la communication des synapses cérébraux. L’inconscient collectif, comme l’inconscient individuel, amasse les différentes couches mémorielles sans les éliminer au fur et à mesure que s’en ajoutent d'autres. Bien au contraire, ces couches ne font pas que se superposer, elles s'interpénètrent même les unes aux autres, produisant des effets où le Symbolique et l’Idéologique pratiquent une valse musette qui n’est pas toujours endiablée.

Cette année est aussi spectaculaire à observer en ce domaine qu’elle le serait s’il y avait une éclipse de soleil totale ou le passage d’une comète à proximité de la Terre. Car d’autres fêtes, passées sous silence celles-là, et de manière très volontaire, donc très idéologique, rejoignent la date du 20 mai, le troisième lundi du mois. D’abord, l’échec référendaire de 1980, qui fut une gifle sur la tronche des souverainistes guidés par le Parti Québécois, parti présentement au pouvoir (minoritaire) à Québec. Ensuite, voilà que les autochtones réclament leur fête, à leur tour, et voudraient que ce soit aujourd’hui, ce à quoi Pauline Marois, la chef péquiste du gouvernement, a répliqué qu’elle serait bien d’accord, «mais pas aujourd’hui», c’est-à-dire pas le troisième lundi de mai! Comme vous pouvez le constater, il y a de quoi brûler quelques neurones.

Pour débroussailler un peu tout cela, faisons un peu d’archéologie. D’abord, le Victoria Day est toujours fêté le lundi précédant le 24 mai, jour anniversaire de la naissance de la reine Victoria, au pouvoir en 1867, lors de la proclamation de la Confédération. Mais la journée fériée était déjà célébrée à cette date puisque la Législature de la Province du Canada l’avait adoptée en 1845. Après la mort de la reine en 1901, le Parlement du Canada proclama, en 1905, fête légale le 24 mai, ou plus précisément le lundi précédant la fête anniversaire.

En fait, les Canadiens ont toujours célébré les fêtes anniversaires des monarques en puissance : Edward VII, George V, Edward VIII, George VI et même le premier anniversaire d’Elizabeth II, et ce, tout en fêtant le 24 mai. En 1952, les statuts du Canada furent modifiés et c’est là qu’on décida, afin de ne pas briser la semaine de travail, de porter la célébration le lundi précédant le 25 mai afin de célébrer le jour de Victoria, devenu «Fête de la Reine» (condensation entre Victoria et Elizabeth II). Voilà le premier sédiment mémorielle où se conjugue la fête de la Mère-Empire et la fidélité des Canadiens à la mémoire britannique. Lorsqu’à partir de 1967, on décida de fêter plus allègrement la fête de la Confédération, le 1er juillet devint la fête du Père-État canadien. 25 mai et 1er juillet sont donc les équivalents de la Fête des Mères (qui se situe elle aussi en mai) et la Fête des Pères (au mois de juin, une semaine avant les célébrations entourant la fête nationale). Feux d’artifices et indigestions de Barbe-à-Papa sont de mises en ces deux journées-là.

Voilà le fond sédimentaire sur lequel repose tout le reste, dirait notre Charles-du-Dimanche. La deuxième couche est venue plus tard, du moins pour les Canadiens Français, car le Canada anglais célèbre toujours la Fête de la Reine en ce troisième lundi de mai. Un historien ultramontain québécois, Étienne-Michel Faillon, un sulpicien, écrivit un premier récit mythique en 1865, du fait d’armes de Dollard des Ormeaux (1660) au Long-Sault. Ayant eu vent de l’intention des Iroquois d’éradiquer la colonie française par une invasion soudaine, Dollard et ses seize compagnons partirent à leur rencontre dans le but de les retenir au Long-Sault. La destruction du fort par un baril d’explosif et la mise à mort de tous ses occupants par les Iroquois sanguinaires devenaient l’illustration de la difficile implantation de la civilisation chrétienne au milieu de la barbarie païenne. Les historiens francophones subséquents insistèrent plutôt sur la tonalité religieuse, providentielle, de l'événement.
«En singularisant cette bataille comme un des principaux faits d’armes de l’histoire de la Nouvelle-France, l’abbé Faillon crée une des conditions de sa commémoration. Les chefs de file du mouvement national intègrent Dollard et son combat aux défilés des sociétés Saint-Jean-Baptiste de Québec (1880) et de Montréal (1884). L’événement apparaît de plus en plus souvent dans l’imagerie historique et devient un thème obligé des beaux-arts et des lettres. En 1895, Dollard est immortalisé dans un bas-relief en bronze du monument du fondateur de Montréal, Paul Chomedey de Maisonneuve. En 1908, il est le sujet d’un des grands spectacles historiques du Troisième Centenaire de Québec.

À Montréal, en 1910, la célébration du 250e anniversaire de la bataille marque un tournant. Piquées par l’intervention d’un quotidien anglophone, le Montreal Herald, qui souligne l’indifférence générale à l’égard de cet anniversaire, les élites francophones organisent une importante manifestation soutenue par le clergé catholique et le gouvernement du Québec. On décide alors d’organiser une campagne de souscription pour ériger un grand monument à Dollard.

Durant la décennie suivante se mettent en place le scénario et les acteurs de la commémoration. On profite de la fête chômée de la reine Victoria, au mois de mai, pour souligner l’anniversaire de la bataille. Les journalistes et conférenciers catholiques s’adressent aux jeunes pour les inciter à résister aux valeurs du matérialisme et de l’améri-canisme en suivant l’exemple de Dollard. En 1919, l’abbé Lionel Groulx prononce devant des étudiants montréalais une célèbre conférence sur ce thème, intitulée « Si Dollard revenait... » et diffusée dans les collèges et les séminaires de tout le Québec. L’inauguration de deux monuments, en 1919 à Carillon (lieu présumé de la bataille) et surtout en 1920 à Montréal, au parc La Fontaine, officialise la commémoration du héros.

À partir de cette date, et jusque dans les années 1960, la fête de Dollard est célébrée tous les ans à Montréal au pied du monument. Elle est soulignée également dans une foule de localités du Québec, ainsi que dans les communautés d’origine franco-québécoise des autres provinces canadiennes et de Nouvelle-Angleterre. La popularité de la fête de Dollard connaît des hauts et des bas, mais cette fête est désormais inséparable de celle de la reine.

La célébration prend diverses formes : veillées d’armes, messes commémoratives, défilés et discours patriotiques. Elle est accompagnée par la publication d’éditoriaux, de conférences et d’une imagerie populaire forte. Pendant près d’un demi-siècle, on rappelle ainsi à tous les jeunes francophones qu’ils ont le devoir de suivre l’exemple de Dollard dans le combat pour la sauvegarde des valeurs religieuses, sociales et politiques de la nation canadienne française». (Patrice Groulx. Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française, http://www.ameriquefrancaise.org/fr/article-17/Dollard%20des%20Ormeaux)
À partir des années 1960, les «néo-nationalistes» québécois entreprennent une guerre sans pitié au mythe de Dollard. Le romancier, dramaturge et polémiste, le docteur Jacques Ferron, lance une campagne de dénigrement envers Dollard, un bandit, pour le remplacer par le docteur Chénier, patriote tombé mortellement à la bataille de Saint-Eustache en décembre 1837. Le chanoine Groulx tente de résister et de sauver son protégé, mais, non sans certains «sanglots de l’homme blanc», l’élite nationaliste québécoise relève le défi et le héros de Faillon et Groulx devient bientôt ce qu’en dit officiel-lement le Dictionnaire biogra-phique du Canada : «Dollard serait donc en fait un pirate malchanceux et, de surcroît, maladroit avec les barils de poudre, mais encensé par les autorités religieuses, avides de héros et de martyrs propres à stimuler le sentiment patriotique et religieux». La première élection remportée par les néo-nationalistes en 1976, sous la gouvernance du P.Q. ne change rien à cela. Ce n’est que vingt ans plus tard, alors que les Péquistes sont de retour au pouvoir, que le premier ministre Bernard Landry effacera celui qui était déjà oublié des mémoires populaires, Dollard, par les Patriotes. De l’individualité (de la reine, de Dollard), on passait à une commémoration collective, celle des Patriotes, à laquelle s’identifient les nationalistes souverainistes et indépendantistes. Seuls, les francophones hors-Québec continueront à célébrer - si un tant soit peu il le célèbre encore - la fête de Dollard des Ormeaux. Un problème, et il est de taille,  c'est que les événements des Troubles de 37-38 se sont déroulés en décembre-janvier 1837-1838 et en novembre 1838. Au moins, la Bataille du Long-Sault avait eu lieu en mai 1660, mais ni la victoire de Saint-Denis, ni la défaite de Saint-Eustache, ni la proclamation de l’Indépendance de Bas-Canada en janvier 1838, ne coïncident avec cette journée. La raison officielle avouée par Landry était de ne pas grever le calendrier d’une journée fériée supplémentaire. Des patriotes comme ça, ça ne s'invente pas!

La dernière couche de sédiments mémoriels a été apportée, cette année, par les Autochtones du Canada qui demandent que la journée leur soit réservée! Cette année, une pétition a été envoyée au Premier ministre Stephen Harper pour qu’il rebaptise le jour disputé en Fête de la Reine et des Premières nations. Un groupe, dont font notamment partie l'auteur Margaret Atwood, la leader du Parti vert Elizabeth May et l'acteur Gordon Pinsent, a signé une pétition en ligne afin que la fête soit rebaptisée «fête de la Reine et des Premières Nations». Peter Keleghan, comédien et porte-parole du groupe, a indiqué que ce changement serait l'occasion d'honorer à la fois la monarchie britannique et les peuples autochtones du Canada. Enfin, selon lui, cela contribuerait à mieux faire connaître les divers peuples qui ont aidé à forger le pays. Il existe déjà, le 21 juin, une journée nationale des Autochtones, mais elle n’a pas de statut de fête nationale.

Avec l’accumulation des commémorations, le ridicule en vient à faire du troisième lundi de mai la fête «nationale» de tous les Canadiens : les Anglo, attachés au souvenir monarchique britannique; les Patriotes québécois (et qui, au Québec, ne se désignerait pas lui-même «patriote», surtout si c’est à peu de frais, même d’une journée fériée!); des Autochtones, et les Immigrants? Alors pourquoi ne pas faire de cette journée la journée nationale de l’Immigration au Canada! Bref, les 24 juin et les 1er juillet deviennent obsolètes avec ces recouvrements de mémoires à célébrer. Aux États-Unis, on a la fête de Colomb, la fête de Washington, la fête des Présidents américains, de Martin Luther King, mais on n’a qu’un 4 juillet! Ici, les 24 juin et 1er juillet sont des fêtes à parades de pantins de cartons ou de snowbirds aériens, joints à des spectacles de masse. Tout cela n’a guère de tenue, convenons-en, et laissons faire le passé pour ne plus penser qu’aux plaisirs du moment. Désinhibés comme nous sommes, pourquoi devons-nous encore chercher des justifications pour se souler la gueule et pelotter derrière un bosquet en suivant les accords de l’hymne national (celui de Basile Routhier ou de Raoul Duguay, peu importe). Bref, il y a de quoi faire sauter bien des synapses neuronales.

En effet, comment s'étonner que de telles surcharges de mémoires sédimentaires entraînent quelques défaillances au niveau des synapses lorsqu’il s’agit de mettre un peu de dendrites autour de la neurone. C’est ce que nous avons pu constater au cours de l’allocution de la Première ministre, Pauline Marois. Invitée à Saint-Eustache, lieu de l'importante et fatale bataille de décembre 1837, celle-ci y a été d’un petit discours dans la veine toujours gaie et primesautière de sa personnalité. À l’église de l’endroit, haut lieu de la bataille et de l'humiliante défaite, Pauline s’est empressée de rappeler que la liberté et la justice faisaient partie de l’héritage du mouvement des Patriotes de 1837. Que, afin de conserver la mémoire, il était de l’avis de son gouvernement d’appuyer sur l’enseignement de l’histoire à tous les niveaux, de la petite enfance à l’université! Ce soir, ici et là seront remis des prix à des personnalités ou à des députés qui ont fait de leur mieux pour mousser la propagande nationaliste. Enfin, pour célébrer le dixième anniversaire de la première Journée nationale des Patriotes, un nouveau circuit audio guidé s'ajoute à l'offre du circuit historique de Saint-Eustache, au manoir Globensky. Rappelons que Globensky n’était pas un Patriote et qu'il les a combattu dans le parti des Chouayens. Il reste quand même que son Journal des événements est d’une qualité documentaire incontournable. Mais, reconnaissons-le, on aurait demandé à Stephen Harper d’organiser la célébration de la journée, il ne s’y serait pas pris autrement.

C’est ici que les synapses s’entremêlent et se court-circuitent. Il est vrai que la bataille de Saint-Eustache demeure la plus célèbre des rébellions, par sa violence, l’héroïsme du docteur Chénier et des autres Patriotes de l’endroit qui combattirent les soldats de l’armée britannique dans des conditions hivernales épouvantables. Mais, Saint-Eustache reste la défaite la plus crève-cœur des défaites de 37-38. En cela, célébrer un 20 mai, jour anniversaire de la défaite du référendum de 1980 à l'endroit de la plus douloureuse défaite des Patriotes de 1837-1838, c’est la logique même de l’irrationnel. Pour l'inconscient collectif des péquistes, célébrer un 20 mai à Saint-Eustache, ce serait pour les Américains l'équivalent d’aller célébrer un 4 juillet au Vietnam! CQFD.

De plus, la mémoire n’est pas l’histoire, et le mot «histoire», dans la bouche de la Première-Ministre, c’est le lieu d’ancrage d’une mémoire qui se dissout progressivement depuis plus d’une génération. Nous avons vu, il y a dix ans, l’effet délétère sur l’enseignement de l’histoire, en France, du culte des «lieux de la mémoire». Depuis, des historiens n’ont cessé d’interroger cette confusion dommageable. La mémoire est un ensemble d’images, «des souvenirs», qui n’exigent aucune critique, aucun processus de construction autre que celui des émotions, de la sensibilité ou des traditions transmises plus oralement que par écrits. La mémoire se reconstruit souvent à partir de traumatismes mal assimilés, mal surmontés ou d’oublis également fort appropriés. L’histoire est une façon de revisiter de manière critique cette mémoire. Certes, elle oblige un effort intellectuel qui crée une distance entre la conscience et la connaissance des faits, des personnes ou des contextes, mais elle permet une authentification qui agit de façon thérapeutique sur le poids des mémoires lourdes ou gênantes. Une histoire centrée sur la «beauté des souvenirs» est une histoire partie du mauvais pied, mais qui débouche sur de belles légendes et une mythologie nationale que cherchent à se cultiver les petits-bourgeois indépendantistes depuis 40 ans. En tous cas, faut-il croire qu'ils s'y prennent fort mal, puisqu'ils n’y sont pas parvenus, tant les deux référendums rognés qu’ils ont imposés à la population les ont renvoyés, par deux fois, à leurs devoirs mal faits.

Évidemment, l’arrivée d’une fête des Autochtones, les peuples vaincus d’Amérique, ajouterait à l’aspect négatif et morose de la situation. On a beau célébrer, même nos défaites, mais plus il s’en rajoute, plus la célébration tourne au masochisme et à la tare psychique collective. Je ne crois pas que Little Big Horn soit une journée particulièrement heureuse dans la mémoire des Américains, et je doute qu’elle soit une fête «patriotique» du calendrier! Les Français peuvent bien célébrer la prise de la Bastille, mais ils ne fêteront sûrement pas Malplaquet ni Waterloo. Voilà pourquoi un esprit tel celui de Stephen Harper n’ira pas joindre la fête des Autochtones avec le Victoria Day. Stephen se veut posséder de l’esprit des vainqueurs, des winners, pas des loosers, ce qu’il laisse volontiers à Pauline Marois, qui, comme on peut le constater, sait en profiter «glorieusement». Après tout cela, il ne reste plus qu'à aller se recoucher, ce que la grande majorité des Canadiens et des Québécois ont fait en ce lundi 20 mai 2013⌛


Montréal
20 mai 2013

«Qu'est-ce qui ne va pas avec la France?»

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Émeute à Paris, 26 mai 2013
«QU’EST-CE QUI NE VA PAS AVEC LA FRANCE?»

C’est la question que posait Xavier Dolan lorsqu’il dut faire face à la controverse née en France concernant sa vidéo-clip sur une chanson du groupe Indochine, College Boy. Effectivement, qu’est-ce qui ne va pas avec la France? Qui sont donc tous ces jeunes manifestants qui prennent prétexte du mariage gay voté en Assemblée nationale pour chahuter et vandaliser les rues de Paris? Pour peu, on se serait cru de retour au 6 février 1934, lorsque les différentes ligues de droite et d’extrême-droite s’étaient données rendez-vous (rendez-vous manqué) afin de renverser le gouvernement de la République. Au moins, deux ans plus tard, les partis de gauche formant coalition avaient pris le pouvoir, le fameux Front Populaire de 1936, avec, à la présidence du Conseil, le sémillant Léon Blum. Évidemment, ce gouvernement de coalition ne donna pas tous les fruits qu’on en attendait et quatre années plus tard, amenée dans les fourgons de l’étranger, c’est-à-dire des Allemands, l’extrême-droite accédait au pouvoir avec le très sénile maréchal Pétain.

Dans la marche régressive de la civilisation occidentale, depuis trente ans, la France recule en avançant. De Blumà Mitterand, l’incurie de la gauche s’est montrée à peu près identique face aux pouvoirs d’argent. Puis, malgré les avis éclairés de l’abbé Pierre, qui avait été témoin des fraudes de l’ex-maire de Paris Chirac, les Français le portèrent à la tête de l’État, comme si Stavisky avait soudain pris sa revanche sur la «droite imbécile» de la IIIe République (le mot est de Léon Daudet, quand même!). Puis, à l’élégance verbeuse de Villepin, les Français portèrent à la tête de l’État la grossièreté incarnée, l’opportunisme bouti-quier, le métèque des hôtes de ses bois, Sarkozy. De fripouille en fraudeur, la minorité dominante française ne cessait de retourner à son vomi, c’est-à-dire à ses petites corruptions de famille. Enfin, un sursaut d’écœurement leur a fait voter Hollande, le socialiste terne et ennuyeux, qui se débat présentement entre les troubles intérieurs et les pressions extérieures de l’Europe unie. Décidément, c’est l’atmosphère IIIe République sans le panache de ses acteurs.

L’occasion de tout ce tintamarre : le mariage gay piloté par le Parti socialiste et voté par l’Assemblée nationale. Une mesure qui a déjà été acceptée dans plusieurs pays, tous occidentaux évidemment. Dix-sept pays reconnaissent un mariage civil avec des modalités différentes d’un pays à l’autre, mais conduisant au même résultat. Le Canada (malgré Harper), l’Afrique du Sud (après tant de décennies d’apartheid!), le Mexique (pourtant si machiste!), l’Argentine, le Brésil et l’Uruguay  (pays métissés), Taïwan, la Nouvelle-Zélande (mais pas l’Australie), l’Islande, les Pays-Bas, la Belgique, l’Espagne, la Suède, le Portugal, le Danemark enfin la France. L’Allemagne, la Hongrie, la République tchèque, le Royau-me-Uni, la Finlande, le Luxembourg, la Slovénie et l’Autriche ont des statuts qui recon-naissent la légalité des unions homosexuelles sans que le terme «mariage» ne soit employé. Si on peut considérer que les États-Unis font partie du clan des 17, il faut noter que le droit constitutionnel américain laisse aux États le droit civil, dont seulement quelques  États reconnaissent le mariage gay : ce sont le Connecticut, le Delaware, l’Iowa, le Maine, le Massachusetts, le Maryland, le Minnesota, le New Hampshire, le New York, le Rhode Island, le Vermont, l’état de Washington, enfin le district de Columbia (la capitale, Washington). La plupart de ces États appartiennent aux treize États fondateurs de la Nouvelle-Angleterre. Les États du Sud et du Middle West sont les plus réfractaires à accepter l’idée des mariages entre conjoints de même sexe. La Californie est un état où les pressions pourraient finalement parvenir à faire entrer l’État dans le club des privilégiés. En fait, seulement 16 pays ont reconnu de facto l’union des conjoints de même sexe sur le mode du mariage hétérosexuel.

Nous nous sommes déjà demandés, ailleurs, pourquoi la nécessité de ce mariage. Le souhait, pour les couples gays, de se modeler sur le couple traditionnel, avec la possibilité d’être reconnus comme couples parentaux, est un incitatif majeur : le désir de reproduire le cocon parental à travers une famille constituée de membres du même sexe. Il y a aussi - sinon surtout - les avantages légaux que constituent l’union civile des membres du même sexe. La disparition d’un des deux partenaires laisserait les mêmes avantages au conjoint restant que celui que l’épouse hérite lorsque son mari meurt. Dans le cas des mariages hétérosexuels, comme le but est la procréation (indépendamment de toutes les coups d'archets romanesques), l’héritage de la pension ou l’accord d’une pension alimentaire en cas de divorce, vont tout à fait dans l’ordre des choses. Mais le mariage gay ramène ce principe à une dimension plutôt vile d’être «une prime à l’amour». Parce que X a aimé XX, si XX meurt, X reçoit la «récompense financière» de son amour. Ceci est, en effet, d’un ordre très vulgaire, qui ne compte sûrement pas pour la majorité des unions, mais qui est pris en compte par les gestionnaires des pensions et des héritages.

Ces cérémonies nuptiales n’apportent enfin rien de révolutionnaire à la condition homosexuelle. L’amour entre deux êtres ne nécessite aucune reconnaissance légale, contrairement aux sociétés féodales et bourgeoises traditionnelles. L’écla-tement des couples (hétérosexuels), les familles reconstituées, les demi-portions qui s’accumulent entre frères et sœurs, sont des agents de dissolution de la famille bourgeoise nucléaire beaucoup plus efficaces que les mariages gays. Ceci nous l’avons dit. Et ce n’est sûrement pas pour cela que les jeunes gens qui manifestaient devant l’Esplanade à Paris, le dimanche 26 mai 2013, se sont livrés à un affrontement avec la police.

Dans trois jours, en effet, aura lieu à Montpellier la première célébration d’une union gay en France et les organisateurs ont déjà indiqué qu’ils attendaient la participation d’au moins un million de manifestants pro, ce qui fait beaucoup d’invités à la noce. Selon la préfecture de police, 150.000 personnes auraient répondu à l'appel du collectif «La Manif pour tous», tandis que 2.800 à celui de l'institut Civitas, proche des catholiques intégristes, qui organisait un rassemblement distinct. Le subtil ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, afin de distinguer les deux groupes, a affirmé coup sur coup que «Manifester est un droit constitutionnel et il faut respecter ceux qui manifestent tranquillement, c'est leur droit» : ça, c’était pour les 150 000 «manifestants pour tous». Puis : «En même temps ils manifestent contre un texte de loi qui a été adopté par le Parlement, ratifié par le Conseil constitutionnel, donc le sens de cette manifestation n'est pas le même que les précédentes», ce qui s’adressaient aux manifestants anti-mariage gay. C’est ce qui s’appelle danser sur le feu. On a pas essayé de comprendre plus profondément les raisons qui motivaient ces jeunes manifestants à intervenir contre la manif des 150 000.

Samedi soir, la veille du rassemblement, déjà une cinquantaine de militants contre les mariages homosexuels avaient été interpellés par la police sur les Champs Élysées. Contrairement aux manifestations précédentes, il apparaissait clairement que les contestataires se regroupaient de façon de mieux en mieux organisée. Les plus radicaux appartiennent à «Printemps français», que le ministre Valls juge d’une phraséologie factieuse (un peu comme «parti québécois»). Décidément, plus que jamais nous revenons aux manifestations d'Action Française et autres Jeunesses Patriotes. La pasionaria de la troupe, Béatrice Bourges, qui prône l’action violente plutôt que les «bisounours» de Frigide Barjot, a fait bras d’honneur aux déclarations du ministre : «Monsieur Valls ne nous fera pas taire, les menaces ne nous font pas peur!», lançait vendredi soir Béatrice Bourges, porte-parole de ce «Printemps français» qui prône des actions coup de poing plus musclées que les opérations "bisounours" de Frigide Barjot, cette humoriste catholique et conservatrice, reçue au château de Le Pen et dont le nom est un calembour de Brigitte Bardot. L’UMP, l’Union pour un Mouvement Populaire, parti de droite, démagogique, soutien des présidents Chirac et Sarkozy, dirigé par Jean-François Copé attise la controverse. Avec ses lieutenants, Henri Guaino, Xavier Bertrand, Laurent Wauquiez, Copé a assuré sa participation à la manifestation du 26 mai. D’abord contre le mariage gay, mais sur fond de politique familiale du gouvernement. Copé n’hésite pas à souhaiter que les jeunes manifestants du 26 mai se rangent sous sa bannière afin de remporter les élections municipales de 2014. Tout cela est de l’opportunisme politique, bien entendu, c’est-à-dire de «bas-étage». La députée Marion Maréchal [sic!]-Le Pen, fille de l’autre, sera également de la parade, sous la bannière du Front National, évidemment.

Bref, toute la France politique marche sur des braises et les «émotions» de dimanche sont loin d’avoir calmé les esprits pour la première célébration de mariage. Les débordements de dimanche ont entraîné l’arrestation de 350 personnes dont 250 ont été placées en garde à vue (détention de 24 heures sans mandat officiel). De plus, 36 personnes ont été blessées dont 34 policiers et gendarmes, plus un journaliste tabassé par les manifestants et un manifestant.

Il y a plusieurs aspects qui font ressembler ce dérapage du 26 mai à la fameuse journée du 6 février 1934. D’abord la division en cortèges. Trois cortèges pour la «Manif pour tous» et un des intégristes de Civitas. C’est la proportion inversée. Il y avait plusieurs cortèges de droite en 1934 : l’Action Française, les Croix-de-Feu et les Jeunesses Patriotes. De l’autre côté, on trouvait surtout des manifestants communistes et syndicalistes. À l’époque, certes, on ne défilait pas en famille et les manifestants étaient à très forte majorité masculine. Civitas, elle, appelle aux manifestations en famille. Pour la police, ils étaient 150 000, pour les organisateurs de Civitas, plus d’un million, ce qui est nettement exagéré.

En milieu d’après-midi, selon la journaliste Elsa Freyssenet, une dizaine de militants de «Génération identitaire», un groupuscule d’extrême-droite, ont escaladé la terrasse du siège parisien du Parti Socialiste, rue de Solferino, pour y déployer une banderole portant l’inscription «Hollande démission». Plus tard, dans la soirée, de violents incidents ont éclaté aux Invalides, provoqués par quelques centaines de fauteurs de troubles après la dispersion de la manifestation. C’est ici que la comparaison cesse d’être pertinente. En 1936, la manifestation visait précisément à «démissionner» le gouvernement, voire même à renverser l’État. Aujourd’hui, il s’agit de purs agitateurs, dont certains masqués (pas de loi P6 en France?), d’autres casqués, rassemblés à l’entrée de la rue de l’Université, face aux forces de l’ordre. Ce ne sont que 400 à 500 jeunes vandales qui, sous le couvert de slogans d’extrême-droite, ont causé les heurts et les incendies, ce qu’eux-mêmes reprochaient aux Beurs des bidonvilles, il y a deux ans.

Cette contre-manifestation, où ont été lancé des projectiles de toutes sortes, des bouteilles de bière et même quelques pavés et où l’on a vu de ces jeunes casseurs poursuivre les journalistes dans les rues, a nécessité l’usage des gaz lacrymogènes. Après cette débauche de violence haineuse, le gouvernement pense interdire les groupuscules d’extrême-droite, ce qui ne serait pas trop tôt puisque les groupuscules d’extrême-gauche ont depuis longtemps été cassés. «Printemps français» et «Génération identitaire» sont visiblement homophobes et racistes. Ils en appellent, sur des accents haineux, à l’action violente qui, de groupes, peut facilement passer contre des individus. «Printemps français», par exemple, fédère des opposants ultras qui en appellent à prendre pour cible «le gouvernement et les partis politiques de collaboration». Bref, c’est la République elle-même qui est visée par ces néo-vichystes qui défilent en gentilles petites familles à l'air innocent avec papa, maman et leur poussette. C’est «Printemps français» que la récente défection de Frigide Barjot vient d’ébranler, jouant chez eux le rôle qu’avait joué le général de La Rocque parmi les Croix-de-Feu en février 1936.

Mais, et c’est le dernier point sur lequel Mme Freyssenet attire notre attention mais qu’elle n’élabore pas : quelle est cette «nouvelle génération militante»? Si l’UMP, divisée dans sa stratégie de contestation du gouvernement socialiste, n'est pas à l'origine de ces groupuscules, d'où proviennent ces bandes haineuses de jeunes Français? Ici, le journal Libération essaie de répondre à la question. Outre les deux groupes déjà mentionnés, on en trouve qui viennent de provinces, telles les «Jeunesses nationalistes» du Lyonnais Alexandre Gabriac, ouvertement pétainiste et déjà accusé d'avoir proféré des menaces de mort. Comme en 1936, les manifestants étaient de sexe masculin, pour la plupart assez jeunes, accompagnés de quelques crânes rasés d’une quarantaine d’années, la plupart venus équipés de casques de moto, de gants, de masques de plongée ou de ski afin de résister aux gaz lacrymogènes. C’est là qu’on voit que la vieille tradition de la subversion de droite fonctionne toujours mieux que celle, généralement plus ouverte, de la gauche!

À côté, toutefois, manifestaient des militants de l’UNI (le syndicat universitaire de droite), des jeunes bardés d’autocollants du «Printemps français». Dès que les cris se sont fait entendre «Ça va péter! Ça va péter!» tous ces groupes se sont rués contre les policiers. Juchées sur le mobilier urbain (barrières métalliques, toilettes chimiques, bornes de Vélib (le Bixi des Parisiens), ils reprenaient les slogans hostiles au gouvernement et aux forces de l’ordre : «Dictature socialiste», «Taubira au goulag» (Taubira est le député qui a porté la loi des mariages gays à l’Assemblée), «CRS à Barbès». Ce raout a fini dans la dispersion et les arrestations musclées.

C’est un problème mondial que cette jeunesse qui, ici à gauche (au Québec) là à droite (en France), se lance dans des contestations ouvertes aux gouvernements bourgeois en place. À la colère constructive, les Français laissent, comme à leur habitude depuis un siècle, la voix aux ressentiments négatifs et régressifs. Trouver des cibles faciles à atteindre, qu’ils soient de race, d’orientation sexuelle, ou de toutes autres raisons, devient la solution aux incompétences gouvernementales et aux crises sociales apparemment insolubles.

Aussi, la question demeure-t-elle : «Qu’est-ce qui ne va pas avec la France?» Eh bien, c’est une certaine idée de la France qui en prend pour son rhume. La jeunesse française, au XXe siècle, s’est rarement située à gauche. Dès l'Affaire Dreyfus, à la fin du XIXe siècle, les premières Ligues de Patriotes se retrouvaient parmi les antidreyfusards et c’est la jeunesse qui marquait le pas. Puis, durant l’entre-deux-guerres, il en a été de même de cette «jeunesse non-conformiste» qui militait dans les groupes «ni droite, ni gauche» qui devaient s’avérer pro-fascistes. Plus que Vichy encore, qui fut un gouver-nement de géronto-crates, les milices fascistes - qu’on pense au film de Louis Malle Lacombe Lucien(1974) -, recrutaient parmi les jeunes désœuvrés qui ne connaissaient pas grand-chose à la politique ni aux idéologies. Pour les plus intellectuels d’entre eux - les Maurice Blanchot, Robert Brasillach, Arnaud Dandieu, Daniel-Rops, Jean de Fabrègues, Thierry Maulnier - c’est vers le «ni droite, ni gauche» qu’ils s’orientaient dans les revues de l’époque. L’impression laissée par Mai 68 a évidemment consacré le stéréotype de l’étudiant aux cheveux longs qui occupait Nanterre, un mouchoir sur le nez lançant des pavés aux C.R.S.. Hors, aujourd’hui, la règle confirme l’exception. Ce sont les militants d’extrême-droite, et parmi les plus jeunes de la société bourgeoise, qui manifestent dans les rues de Paris.

Il n’arrive donc rien d’exceptionnel dans ce parfum de droite qui nous vient de France accompagné de gaz lacrymogène. Contre les colères légitimes qui mettraient à genoux la société bourgeoise, beaucoup de jeunes français, s’associant pour l’occasion des émigrés frustrés, porteurs d’idéologies traditionalistes héritées de leurs cultures d’origine, entendent revenir à un idéal de la France conservatrice qui n’a jamais été réel que dans la fantaisie de politiciens nostalgiques. Le maréchal Pétain, qui accusait «l’appétit de jouissance» des Français à l'origine de la «décadence» de la Nation, était lui-même un vieux jouisseur qui trompait sa femme comme un sultan avec son harem. L’hypocrisie bourgeoise adoptée par ces jeunes casseurs avoue les pulsions haineuses qui les animent. Les porte-paroles des institutions françaises, qu’ils soient de droite ou de gauche, sont aussi veules que ceux du Front Populaire devant la Guerre d’Espagne, incapables de mesurer la pression menaçante qui pesait sur la société. Cette attitude, chez des jeunes en plein XXIe siècle, est anachronique, car la weltanschauung occidentale n'est plus ce qu'elle était il y a cent ans.

«Qu’est-ce qui ne va donc pas en France?» C’est d’avoir été le pays dont le peuple a fait la plus grande révolution de la modernité, celle de la liberté, de l’égalité et de la fraternité et qui s'est donné un programme trop lourd pour la majorité de ses membres. La potion magique n’est pas la liqueur favorite des Français, malgré l’illusion qu’en donne la bande dessinée. Sa liberté est discriminée; son égalité est purement utopique et sa fraternité est une farce théorique que plus aucune classe de sciences po ne prend la peine d’étudier en substance. Voilà ce qui ne va pas en France …et ailleurs. Depuis deux siècles, les Français vivent dans l’ombre de leurs grands ancêtres de 1792-1794, aussi apparaissent-ils comme étroits d’esprit, mesquins, et même parfois traîtresà eux-mêmes …comme en 1900, comme en 1914, comme en 1936, comme en 1940, comme en 1968, comme en…⌛
Montréal
28 mai 2013
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