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Le procès des recteurs

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Procès d'animaux au Moyen Âge

LE PROCÈS DES RECTEURS

A-t-on bien compris le fond du problème soulevé par la grève étudiante du printemps 2012? Lorsque je regarde les décisions prises par le gouvernement Marois; lorsque j’entends des commentaires du «bon peuple»; lorsque je lis des pages éditoriales comme celles parues dans La Presse sous la signature d’Yves Boisvert le 14 novembre 2012, j’en doute. Ainsi, j’en réfère à la conclusion de ce commentaire plutôt faiblard : «On comprend bien le problème du gouvernement Marois. Il est mathématique. Le gel des droits est maintenu; les améliorations substantielles annoncées pour compenser la hausse (annulée) des droits sont maintenues; l'État québécois n'a pas les moyens d'augmenter les versements aux universités... Mieux vaut décréter qu'elles ont assez d'argent!». Après un long préliminaire où il trouve humiliant que les recteurs défilent devant l’ex-collègue de la CLASSÉ, Gabriel Nadeau-Dubois, Léo Bureau-Blouin, élu député péquiste à 20 ans, M. Boisvert partage le martyre de ces recteurs lorsqu’il condamne la démarche du sommet mal baptisé de «Sommet sur l'éducation», qui ne concerne que l'enseignement supérieur de février 2013 : «Alors même si on nous assure que le gouvernement est prêt à "écouter l'ensemble des scénarios", les dés sont pipés. Ce sommet ne sera rien d'autre qu'un procès des recteurs». On comprend bien ainsi quel parti prend l’éditorialiste. Non pas celui de la réévaluation de la question étudiante au Québec et des institutions d’enseignement supérieur, mais le financement et rien que le financement et le mode de gestion des universités. S’il déplore qu’«on aura seulement mis les grandes universités francophones d'Amérique dans une position de moins en moins concurrentielle», il ajoute à cela un scénario d’un machiavélisme sournois qu’il prêtre aux intentions du gouvernement péquiste : «Pour leur donner moins d'argent, il faudra commencer par les dénigrer. Ensuite, on institutionnalisera joyeusement le sous-financement qu'on aura nié. Comme si, au Québec, on devait se contenter de moins. Comme si la relative médiocrité qui en découlera était sans conséquence pour notre société».

Mais la médiocrité est déjà là. Elle n’est pas due à une question de financement des universités. D’où proviennent ces ingénieurs, ces techniciens, ces fonctionnaires, ces administrateurs qui étalent leurs corruptions devant la Commission Charbonneau? Pensez-vous que sortis des universités financées par des pachas du Pétrole, ils auraient été moins tentés par la corruption? Et ce docteur Porter, ami du futur chef du parti Libéral du Québec, le docteur Couillard, où a-t-il fait ses études? À l’U.Q.A.M.? À l’U. de M.? À Laval?

Arthur Thomas Porter IV (il n’y a pas que les Régimbald de la série Toute la véritéà avoir hérité des noms à numéro à la Thurston Howell III de Gilligan's Island),  a fait ses études universitaires au Sierra Leone et au Kenya en Afrique de l’Est, là où les députés noirs portant longues toges, pour l’avoir vu à un reportage télé dans les années 1980, imitant la «mère des Parlements», en pleine séance des Communes, se mirent à se battre à coups de perruques roulées. Grâce à l’argent amassé par sa dynastie, le docteur Porter a émigré à Cambridge, en Angleterre, pour obtenir un diplôme «sérieux» en anatomie. Puis il a reçu un M.B.A. de l’University of Tennessee et un certificat en administration de l’Université Harvard, puis de l’Université de Toronto. Proche de l’entourage de l’ex-président George W. Bush, le docteur Porter avait été appelé par l’Université McGill pour gérer le développement du nouvel hôpital universitaire anglophone de Montréal jusqu’à qu’on apprenne qu’il s’était servi - et bien servi - à travers les contrats de construction du bâtiment. Et notre Philippe Couillard, lui? Moins prestigieux, homme intelligent, grand lecteur, habile communicateur, sa formation se limite à l’Université de Montréal. Toutefois, de 1992 à 1996 il a participé à la fondation d'un service de neurochirurgie à Dhahran, en Arabie saoudite avant de revenir enseigner à la Faculté de médecine de l'Université de Sherbrooke. Évidemment, aller au pays du l'or noir inaugurer un centre prestigieux de neurochirurgie rapporte beaucoup, beaucoup d’argent. Surtout s’il peut soigner en plus les migraines d'un sheik et lui redresser le pénis pour satisfaire son harem. Morale de cette histoire? Ou bien l’on passe par Cambridge, Harvard, Toronto et on finit par venir faire de la corruption au Québec; ou bien l’on passe par l’Université de Montréal pour aller tripatouiller dans la cerveille d’un sheik multimilliardaire, pour devenir chef d'un parti politique constitué d'élus arrogants et malodorants. Est-ce une question de financement des unversités ou celle d'une «culture universitaire institutionnalisée», partout répandue dans le monde? Une culture qui se contente de «rouler» sur des publications produites en chaînes, financées par des gouvernements, des agences publiques ou privées et l'argent des étudiants afin de garantir au bout le meilleur emploi possible dans un monde dont la gestion a échappé depuis longtemps aux armées de fonctionnaires et de bureaucrates? Là est le problème. Là où M. Boisvert, qui a la peau sensible pour le tort fait aux recteurs, ne voit pas la profondeur du problème réel. À force de commenter sur tout et sur rien dans l’actualité, on finit par y perdre …non pas son latin, mais son intelligence.

L’argumentaire final de l’article est d’ailleurs démagogique : «Le nationalisme devrait pourtant animer la volonté de faire ici, en français, de la science et de l'enseignement supérieur qui demeurent de la plus haute qualité. Cela devrait être notre obsession». La qualité de l’enseignement ne se confond pas avec la qualité de la recherche. Le vieux dicton «un chercheur égale un professeur» ne va pas de soi et a parfois causé des effets regrettables dans la recherche comme dans l'enseignement universitaire. Depuis toujours, la misère des universitaires, qui sont souvent des individus inhibés affectivement ou émotionnellement, consiste à donner des cours, à confronter leur timidité à des classes de jeunes étudiants non encore complètement sortis de l'adolescence, alors qu'ils ne pensaient qu'à venir se cacher, comme ils le font depuis leur jeunesse pour échapper aux infortunes de la vie, dans les laboratoires et entre les rayons des bibliothèques, voire dans des bureaux fermés avec cédules de rendez-vous pour voir le moins de monde possible. Ce qui les obsède? Sûrement pas la volonté de faire des sciences «en français», car même en France, c’est l’anglais la langue d'usage courante des vecteurs scientifiques. Non, c’est leur «bibittes» intérieures, sublimées en postulats philosophiques, théoriques, pratiques, scientifiques, herméneutiques ou historiques qui les motivent. L’histoire du boson de Higgs en est un exemple éclairant. Un type, pendant des décennies, cherche à identifier une particule élémentaire qui n’était, jusqu’à tout récemment, hypothétique. Dans ce cas, il faut le reconnaître, l’obsession a su déplacer des montagnes (d’argent, de chercheurs, de techniciens, de financiers, etc.) pour en arriver à réaliser le rêve du professeur Higgs et de ses semblables. Ce n’est là pourtant qu’un exemple qui se dresse comme la pointe d’un iceberg au-dessus de millions de recherches qui ne débloqueront jamais sur rien de fondamental. Évidemment, la langue n’a joué aucun rôle dans l’histoire de la découverte du boson de Higgs et recourir à l’argumentaire démagogique du «en français s’il-vous-plaît» ne compte nullement dans le problème québécois du financement des universités. Et, point de chute de notre analyste : «Au lieu de ça, pour ne pas hausser les droits de scolarité, on accusera les universités. Triste spectacle en perspective».

Évidemment, je partage l’opinion de Yves Boisvert pour dire que tout cela est déplorable. La question universitaire est, en effet, expédiée par le gouvernement du Parti Québécois. Que des recteurs universitaires «comparaissent» devant Bureau-Blouin, c’est une leçon d’humilité qu'ils méritent. Non pas que la personne de Bureau-Blouin soit particulièrement brillante, c’est, à la manière de Justin Trudeau, un «blank» qui n’a rien de particulièrement génial à dire, qui ne comprend rien des véritables enjeux socio-éducatifs, qui fait le bellâtre devant des électeurs médusés, qui donne l’aspect à Pauline Marois d’être une «femme-cougar» et, malgré sa fréquentation d’aînés un peu mieux formés que lui, n’a rien appris du sérieux de la question. Mais quand même, c’est un étudiant universitaire (du moins le désire-t-il), innocent, facile à remplir de bons sentiments et de consent-suce, qui étale devant nous la fragilité de cette «clientèle» qui achète des cours comme M. Boisvert une auto. Ils magasinent, s’interrogent sur leurs goûts, leurs capacités à mener la démarche et la conduite jusqu’à son terme, restent indécis, se font fourrer par les petits caractères au bas du contrat et finissent par l’acheter, quitte à s’en départir après un ou deux ans de route. Cette réalité fait, dans le fond, l'affaire des recteurs, des milieux d’affaires, de l’État et de la simplicité d’esprit d'une population naïve qui pense encore que s'instruire c'est s'enrichir (monétairement) et qui sort avec un diplôme à un emploi bien rémunéré dans sa poche d’étudiant.

Ce n’est qu’après tout cela que la question du financement des universités entre en jeu. Voilà pourquoi il fallait de véritables États-généraux sur l’Éducation, plus longuement préparés, mieux développés que ce Sommet jeté en vitesse. Il fallait prendre la question au sérieux, quitte à recommencer l’exercice de la Commission Parent. Pas une commission Bouchard-Taylor sur les arrangements universitaires qui permettront à une série de revendicateurs souvent loufoques de défiler devant des ministres, des députés, des élus de l’opposition, pour canaliser le cash-flow universitaire : «résultat net + dotations nettes aux amortissements et aux provisions sur actifs immobilisés - plus-values de cession d'actifs + moins-values de cession d'actifs - variation du besoin en fonds de roulement = Flux de trésorerie d'exploitation». C'est l'université-entrepreneurialeà l'exemple de toutes les autres entreprises. Il lui faut un capital de départ dû aux perceptions des frais de scolarité, auxquels s’ajoutent des amortissements et des provisions ajoutés par l’État (moins les pertes dues aux coûts de rendement; moins de personnels, diminution de l'entretien des bâtiments et de l’équipement, etc.), le tout donnant le rapport financier de l’institution où le passif revient à l'Université et l'actif aux entreprises et à l'État qui bénéficieront des rendements de la recherche. Cette emprise du capitalisme libéral, non tant sur le contenu, la recherche ou les publications des universités que sur le management et les objectifs dans la concurrence internationale, font abstraction de la définition de base qui donne à l’université sa raison d’être. Là où l'esprit se fait universel et échappe aux contingences utilitaires. Cela, ni le ministre de l’éducation supérieure, Pierre Duchesne, ni Léo Bureau-Blouin, ne saisissent autrement que sur le plan de l’«idéalisme» verbeux cette position, et par le fait même l'écartent. En ce sens, oui, le Sommet de février sera une grosse farce visant à enterrer une fois pour toutes le conflit du printemps 2012, et il entérinera une décision mi-figue mi-raisin, c’est-à-dire une indexation au «coût de la vie» des frais de scolarité et un léger financement qui obligera les recteurs à une gestion serrée afin de limiter les pertes du cash flow institutionnel - moins dans le rendement de l’institution que dans les dépenses extraordinaires de l’administration qui envoient les recteurs des universités faire les putes de luxe partout dans le monde pour s’attirer des «associations», des «coopérations» interuniversitaires dans divers secteurs de recherches, des «réceptions somptueuses» pour les honoris causæ et, bien entendue, les frais de publicité tant décriés par les étudiants en révolte qui affichent les meilleures universités comme les meilleurs bordels de la ville dans un guide Michelin.

Soyons sérieux, à la différence de M. Boisvert. Oui, le Sommet est une farce, une farce péquiste qui répond à l’arrogance de la gestion des universités sous le gouvernement libéral. En écartant Gérald Larose du rectorat de l’Université du Québec à Montréal, le comité de sélection avait trop en tête le coup fourré par cet autre marxiste, Roch Denis, qui l’avait précédé à ce poste, et qui nous a valu l’îlot Voyageur et la dette faramineuse de l’université, ce qui n’a pas empêché l’université de le congédier en lui donnant le bonus «auquel il avait droit», comme si nous n'avions droit, en tant que population, à voir notre argent gaspillé par des ti-counes idéologiques qui se prennent pour «l’esprit» des Québécois!

Je l’ai écrit et je le répète, il n’y a pas cinquante solutions pour venir à bout de la réforme des institutions universitaires au Québec.

1º Diminuer le nombre d’institutions ayant statut d’université au Québec.

2º Séparer les écoles de formations techniques des universités, les localiser dans les milieux où ils sont les mieux placés pour être fonctionnelles et en confier le financement essentiellement aux entreprises privées dans le secteur où elles sont engagées dans la production économique.

3º Ramener l’université à sa définition d’institution culturelle, civilisationnelle, axée sur l’étude des connaissances «gratuites», des «savoirs inutiles», de la formation de l'esprit critique et des humanités. Les universités ne sont pas là pour former des opérateurs de métro ou des ingénieurs en aéronautique.

4º Le savoir universitaire est un savoir «autre», qui appartient à la qualité même de l’humain, alors que la formation technicienne relève de l’espèce, de l’animalité. Comme les fourmis et les termittes creusent leurs galleries, les abeilles érigent leurs ruches, les castors dressent leurs barrages, des oiseaux ou des animaux marins organisent des stratégies de combats, les écoles techniques (Polytechniques, Centres de recherches médicales, etc.) donnent des diplômes universitaires à des techniciens qui ne retiennent rien de cet «esprit» une fois rendus sur le divin «marché du travail». Autant dire que leur attribuer un «Philosophiæ doctorat» est carrément une fraude - une de plus! -, et que nous en voyons les effets avec l’insouciance et l’indifférence de ces diplômés qui défilent à la queue leu leu devant la commissaire Charbonneau. Qui aura, un jour, un viaduc effondré sur son expérience? Qui aura une catastrophe environnementale sur son c.v.? etc.

5º Ne pas faire de l’université un milieu de vie qui accueille tout et chacun au nom d’un «droit démocratique». Il faut revenir à une conception élitiste (mais non privilégiée) de l’accès à l’université. Ce n’est pas un droit universel qui se confond avec le droit à l’éducation. Il faut montrer de réelles prédispositions à entrer à l’université, être capables de relever le défi des examens, et voilà pourquoi elle ne peut compter qu’essentiellement sur l’État pour son financement alors que les écoles techniques doivent s’appuyer essentiellement sur les entreprises et les producteurs capitalistes qui bénéficieront les premiers des revenus des futurs diplômés de ces institutions.

Évidemment, nous nous retrouvons avec un Sommet bidon pour des raisons faciles à comprendre.

1º L’anti-intellectualisme nord-américain des Québécois.

2º Dégager le gouvernement minoritaire d’une crise qu’il ne faut pas réveiller.

3º Jouer sur la démagogie des participants : autant d’un Bureau-Blouin insignifiant que d’un Guy Breton, recteur de l’Université de Montréal - un p’tit-christ qui appelle la police parce qu’il n’a pas de couilles dans ses pantalons pas plus qu’il n’a de cervelle dans sa boîte crânienne (sauf le geste automatique qui le conduit à vérifier si sa paie a été déposée dans son compte en banque).

4º Parier que le désir cupide des étudiants majoritaires, plutôt isothymiques (liés par une vision commerciale du centre-d’achat universitaire dans laquelle la reconnaissance de notes et la diplômation sont la garantie, cash & carry, d'un emploi lucratif), l’emportera sur les étudiants mégalothymiques qui voudraient activer le réformisme vers un authentique changement de l’esprit et de l’ordre des institutions universitaires quels qu'ils soient.

5º Enfin, quels que soient les résultats du Sommet, lorsque les Libéraux et les caquistes reviendront ou prendront le pouvoir, les liens incestueux entre les politiciens et les dirigeants universitaires se rétabliront alors. Le clientélisme réel des universités ne sont pas les étudiants (ceux qui paient) tant que les entreprises privées, commerciales, industrielles ou de services professionnels et …l’État. Eux veulent moins payer, donc augmenter les frais de scolarité des utilisateurs/payeurs ou plus simplement, des «consommateurs» de programmes universitaires et de diplômes. Dans la mentalité néo-libérale, la chose est évidente, aussi évidente que Mickey Mouse dans la Passion.


Oui, cela est triste, et l’ineptie de la réflexion de M. Boisvert fait déjà partie du «spectacle en perspective» qui ne battra jamais les cotes d'écoute de la Commission Charbonneau, aussi bien dire que celle-ci dissimulera celui-là⌛
Montréal
17 novembre 2012

1 papa + 1 maman + 1 enfant = Familles, je vous hais

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1 PAPA + 1 MAMAN + 1 ENFANT = FAMILLES, JE VOUS HAIS

Les Français et les Françaises montent aux barricades. Ils en ont l’habitude. Ils sont beaux à voir. Ils le sont un peu moins quand ils en redescendent pour se vautrer dans le conformisme petit-bourgeois des élégants et des merveilleuses qui accompagnent tous les thermidors. Cette fois-ci, semble-t-il, c’est contre le mariage gay et l’adoption d’enfants par les couples homosexuels qui motivent leur assaut. Bien sûr, derrière cette montée de lait française, nous retrouvons des Églises (dont la catholique dirigée par cette vieille momoune de Benoît XVI qui lance ses imprécations de sa petite fenêtre du Vatican), des mouvements réactionnaires dont le Front National avec Marine Le Pen doit être de la partie, et sans doute aussi beaucoup d’esprits intelligents, qui voient très bien l’incongruité de cette situation. Ces purs représentants de la pensée cartésienne et tout ce qu’elle offre de meilleur à la pensée critique sont confondus dans cette marée, parfois hystérique, de défenseurs de la veuve et encaisseurs de l’orphelin.

Il y a de la ségrégation sexuelle d’abord dans ce mouvement. Faire les gays la cible de la colère des bons ménages moraux de la France (et d’ailleurs, aux États-Unis, au Canada, au Québec), c’est d’abord une façon de dissimuler un problème encore plus grave et qui touche tout le monde. La fin de la famille nucléaire bourgeoise apparue à la fin du XVIIIe siècle. Ce n’est plus vrai qu’un papa + une maman + un enfant = une famille. Depuis l’invention de la pilule, c’est connu, la sexualité a été séparée de sa vocation reproductive de l’espèce. Le sexe a une finalité en soi qui n’est pas la procréation. Il ne l’avait pas avant (l'adultère est vieux comme le monde), je ne vois pas pourquoi il devrait absolument l’avoir aujourd’hui! De même, en séparant sexe et reproduction, l’amour s’est trouvé mis au rancart. Le sentiment amoureux a rapetissé au niveau du désir érotique. Tant chez les hommes que chez les femmes. Pour les féministes, c’était là une marque d’émancipation du désir féminin. Peut-être. Ce que je constate, c’est que personne n’y a réellement gagné. Pourtant, au visionnement des films, des séries télé, à la lecture des romans, à l’écoute des témoignages, on sent que la quête du sentiment amoureux est devenu l’équivalent de la quête du Graalau Moyen Âge! Par le fait même, on suppose qu’à l’équation des manifestants contre les mariages gays, il y a cette variable qui manque et qui n’est pas la moins importante. En fait, son absence dans l’équation marque l’hypocrisie petite-bourgeoise qui se faufile derrière le mot d’ordre. Comme pour les adversaires de l’avortement pour qui le combat de la dignité du fœtus se résume à «il faut qu’y passe le col» et ensuite? Que le diable l’emporte. Cela équivaut à dire, le mariage est fait pour un torchon qui trouve sa guenille et font le ménage ensemble en laissant des petites mousses ici et là.

C’est la fin de la famille bourgeoise traditionnelle que sonnent le glas les revendications de couples homosexuels. Le «mal» est déjà là, dans l’équation. Absence d’amour entre les partenaires, le besoin d’avoir des enfants dépend de facteurs exogènes : la transmission du patrimoine pour les hommes, un reliquat du Moyen Âge; posséder un «petit prisonnier» pour les femmes esseulées, angoissées par une éventuelle rupture de couple, souvent en manque de reconnaissance, prisonnières elles-mêmes de leurs hormones ou le besoin de se donner un pénis par procuration pour exercer un pouvoir décisif sur leur conjoint de l’autre sexe. Toutes ces raisons perverses dominent beaucoup plus l’équation que la supposée normalité qui voudrait qu’un papa aimant, plus une maman aimante, plus un enfant aimé = une famille heureuse. Cette équation est désormais en annexe aux contes de Perrault.

La famille post-moderne commence par un couple, marié ou non, marié devant le maire ou devant un curé peu importe, l’important étant dans la hauteur du gâteau de noces. Le couple doute de lui-même dans la mesure où tout le monde sait que la passion flambe rapidement comme un foyer ardent pour vite se couvrir sous la braise et s’épuiser en cendres. Le couple durera-t-il cinq ans, dix ans, vingt ans. On verra. Une chose semble certaine, il durera le temps de procréer un ou deux enfants. Après, c’est la rupture. Séparation à l’amiable (ce qui se fait le plus souvent) ou dans un état de crise (pension alimentaire d’un des conjoints à l’autre, garde conjointe ou exclusive de ou des enfants, conflits périodiques selon les phases de l’évolution du petit partagé…). Le gâteau n'est plus mangeable.

Mais, ça ne s’arrête pas là. De la table des soustractions, nous passons vite à la table des multiplications. Le papa aura successivement plusieurs concubines passagères qui se présenteront comme autant de mamans substituts au petit partagé. Son nom d’ailleurs marque la césure (et non la césarienne) par le port d’une penture. Le petit Truc-Machin va tantôt partager les concubines de papa Machin et revenir la semaine suivante chez maman Truc avec son concubin du jour. Parfois, entre une semaine chez l’un ou chez l’autre de ses parents, lorsqu’il revient à son autre foyer, c’est pour s’apercevoir que le parent a changé (encore une fois) de partenaire.

À travers ces échanges de couples continus, on arrive à former une famille «reconstituée» (ou recomposée) à laquelle s’ajoutent les demi-frères et les demi-sœurs qui tous porteront soit le nom de Truc, soit le nom de Machin, mais toujours précédés ou suivis d’un autre nom : il y aura ainsi une lignée contemporaine dans l’arbre généalogique du petit Truc-Machin, d’une branche de l’arbre les petits Truc-Choses, Truc-Catin, Truc-Bébelle, Truc-Affaire. De l’autre côté de l’arbre aux branches entremêlées, il y aura la branche des petits Matière-Machin, Poupette-Machin, Bricole-Machin, Passe-Machin… On voit là que nous formons présentement toute une clientèle pour les psychothérapeutes de demain! Laissez ensuite ce pauvre Truc-Machin se reproduire à son tour, et dans quelques générations, les noms imploseront sous leur lourdeur, les identités seront confondues, les appartenances dissolues et de l’éclatement atomisé, des individus pourront naître de la rencontre d’une éprouvette avec une cornue dans un laboratoire du comte de Lautréamont. Une telle anticipation a de quoi renvoyer les univers grotesques de la science-fiction aux poubelles tant elle est, en elle-même, assez effrayante pour ne pas vouloir l’affronter à visage découvert. Alors on se met des gays devant les yeux et on crie haro sur le baudet.

Mais le beaudet est-il aussi innocent qu’on nous l’assure? Tout ce que je viens de dire sur la famille post-moderne hétérosexuelle n’est pas écarté par l’orientation homosexuelle des parents. Ceux-ci ne peuvent pas apporter de garantie de stabilité supérieure à celle des couples hétérosexuels. La paix dans le ménage homosexuel n’est pas plus certaine que dans le ménage hétérosexuel. Si nous pouvons considérer les pôles d’identification en partant de la présence d’une femme et celle d’un homme, il est évident que le pôle ne s’identifie pasà une personne dotée du sexe conforme. Ainsi, le pôle maternel peut aussi bien être porté par un homme que par une femme. Ainsi du pôle paternel. Comme dans certains couples hétérosexuels, il arrive que le pôle maternel soit porté par l’homme et le pôle paternel par la femme sans pour autant que l’enfant cesse de désigner l’homme du titre de papa et la femme du titre de maman. Il y a des couples hétérosexuels où il y a un des deux pôles d’identification absents. Un enfant est obligé de supporter deux mamans ou deux papas. Il y a des mères à moustaches comme il y a des pères à tétons. Une fois de plus l’équation est prise en défaut. Elle serait plus véridique si elle était formulée ainsi 1 pénis + 1 matrice + 1 rejet d’ovaire fécondé = une famille. C’est lorsqu’il s’agit de voir au-delà de cette combinaison que les problème moraux, par hasard? commencent à se poser.

Les couples homosexuels présentent aussi bien que les couples hétérosexuels la diversité des pôles d’identification pour un enfant. Du couple gay, l’un sera plus «maternel» dans sa relation avec l’enfant, plus généreux, plus oblatif, plus sensible (jusqu’à l’excès) aux besoins de l’enfant; l’autre sera plus «paternel», moins hystérique, prompt à jouer le rôle de l’interdit, de l’exigence et de la punition en cas de transgression. Il sera davantage interpellé par l’adulte en devenir qu’il y a en chaque enfant. Les caricatures présentées dans des séries télé ou des films à succès ne rendent pas compte de la réalité des couples homosexuels. Ceux-ci peuvent donc être d’aussi bons parents que les couples hétérosexuels, si nous considérons le fait que les caractéristiques de la famille post-moderne s’appliquent aussi bien à un couple qu’à l’autre.

Tout commence donc dans un couple comme dans l’autre. Le mariage, un absolu? Non. Les mariages sont aujourd’hui mesurés sur le transitoire et non le permanent. Civil ou religieux? Considérant que les Églises ne reconnaissent pas le mariage gay, la chose est réglée. Le mariage civil peut garantir une certaine protection aux enfants considérant les séries d’éclatements appelés à survenir durant ses vingt premières années d'existence. Des couples homosexuels favoriseront-ils la diffusion de l’homosexualité parmi leur «progéniture»? Pourtant, ils sont tous nés de couples hétérosexuels… Beaucoup des inquiétudes posées par les manifestants français contre les mariages gays concernent n’importe quel ménage donnant naissance à des enfants. Voilà pourquoi le fait de cibler le mariage gay est l’usage d’un préjugé, d’une ségrégation pour s’aveugler sur ce qui n’a pas fonctionné dans la famille nucléaire bourgeoise depuis les trois derniers siècles. Un problème mal posé ne peut qu’entraîner des solutions inadaptées.

Le vrai problème concernant le couple homosexuel est ailleurs. Dans un court segment de son histoire - trente ans tout au plus -, les gays ont revendiqué ouvertement leur différence d’orientation sexuelle. Cette différence était la base de leur identité. Oui, nous ne sommes pas comme la majorité. Il fallait lutter contre les lois criminelles des États, contre les thérapeutes qui assimilaient (et assimilent toujours) l’homosexualité à une «maladie» (glandulaire, hormonale, psychique, peu importe). La différence était l’identité qui se voulait non mutilante, non méprisée, non rejetée. Acceptez ce que je suis comme vous voulez qu’on vous accepte tel que vous êtes. Rien de plus. La lutte contre les stéréotypes intégrés, assimilés par des décennies de caricatures, de médisances et de dégoûts était l’autre face du combat livré par les homosexuels en eux-mêmes, dans leurs complexes. Les homosexuels sont-ils plus pervers que les hétérosexuels? Le fétichisme du cuir est-il plus abject que le fétichisme de la chaussure? Ces petites bottines de femmes qui entraînent la mort du personnage dans le film de Buñuel inspiré du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau? Les allures sautillantes et hystériques de la tapette (sissy qui a donné le québécois fifi ou fif) permettent-elles de distinguer l’homosexuel de celui qui ne l’est pas? Lorsque dans un épisode des Simpson, le gay ami de Marge qui partage les goûts kitsch de Homère ose lui-même dire qu’il est sissy, Homère éclate de colère en disant que ce mot-là est à l’usage exclusif des hétérosexuels - c’est NOTRE mot pour parler de vous autres, il nous appartient - et le gay n’a pas à l’utiliser, même sur le mode dérisoire. Jusqu’à quel point, ici, la caricature dépasse-t-elle la réalité?

Or, cette différence qui fut, jusque dans les années quatre-vingt dix, la revendication majeure contre l’intolérance de l’environnement humain et le remède l’aliénation intérieure des homosexuels, depuis une décennie, s'est renversée en son contraire. Une fois les luttes ayant acquis leurs principaux objectifs légaux et civils, l’homosexuel a voulu abolir la différence. Or cela, il ne peut le faire. Si l’orientation sexuelle n’est pas «un choix» conscient, elle marque une distinction entre ceux qui sont orientés vers le sexe opposé et ceux qui sont orientés vers le sexe identique. (Écartons ici cette entourloupette idéologique du bisexuel.) Cette différence existe bel et bien. L’érotisme homosexuel, ses fantasmes, ses fantaisies, ses jeux ne sont pas les mêmes que l’érotisme hétérosexuel. Par le fait même, il rend obsolète des rites liés aux couples hétérosexuels par l’engagement à la procréation comme le concevait le ménage nucléaire. Ainsi en est-il du mariage dans cette obsession de l’arracher à l’Église ou à la République. Ne peut-on le faire, à la manière de Marat, lors de son mariage avec Simone Évrard (inspirée de la Nouvelle-Héloïse de Rousseau), comme une promesse mutuelle devant un rayon solaire attribué à l'Être suprême? Vouloir le sacrement catholique ou l’écharpe du fonctionnaire comme confirmation de l’union «indissoluble» d’un couple gay est une surenchère de la reconnaissance. «Vous nous avez reconnu dans notre différence, maintenant reconnaissez-nous dans notre identité avec vous». Or un couple homosexuel n’est pas un couple hétérosexuel et cette demande est tout à fait impossible à concéder sans mensonge, dans la mesure où on ne peut revendiquer ce que l'on vient précédemment de détruire. Une fois la différence acceptée, il ne s’agit plus de la faire disparaître pour ramener l’aliénation contre laquelle on a tant combattue! Là est le Thermidor du militantisme homosexuel. Un couple homosexuel ne vit pas comme un couple hétérosexuel. Ses défis sont autres, sa pratique du lien amoureux est autre, ses rapports avec la société sont autres. Comme il y a des noirs qui pensent qu’en se blanchissant les pigments de la peau ils pourraient devenircomme des blancs; comme il y a des jeunes japonais des deux sexes qui veulent une chirurgie esthétique ou un maquillage qui leur donneront des orbites qui les feraient devenir comme des femmes ou des hommes blancs; il y a des homosexuels qui, en formant un couple stable, une famille, pensent qu’ils pourraient devenir comme des hétérosexuels. Et là est la pathologie.

Pourquoi, après avoir exercé leur liberté sexuelle, des gays se mettent-ils en couple afin de reconstituer la famille bourgeoise traditionnelle, une famille qui appartient d’ailleurs au passé achevé? Par manque de synchronicité? Sans doute. Mais cela ne répond pas à toute la question. L’adoption ou l’usage de la banque de sperme pour reproduire des enfants dans les couples gays et lesbiens, visent ou bien à recréer le climat familial chez des adultes nostalgiques de leur enfance, une enfance bien hétérosexuelle; ou bien à satisfaire un attachement indissoluble à un autre soi-même dont la phase hystérique menace de détruire les ardeurs de la phase euphorique des premiers temps de l’amour. En ce sens, eux aussi veulent de «petits prisonniers», eux aussi veulent des pénis supplémentaires qui ramèneront toujours, contre un lien amoureux rompu, un autre lien, celui des parents pour le bien-être commun de leur enfant. Manière d'imposer une coexistence durable à défaut d'une fidélité conjugale? Lutter contre l’éphémère, qui est une marque de l’ère post-moderne, entraîne des réactions ambiguës - des bonnes mais aussi de très mauvaises? Contre la fragmentation de l’Être à l’issue d’un échec amoureux? Bref, dans un cas comme dans l’autre, le bien de l’enfant est assujetti aux désirs et aux angoisses des parents, quelle que soit la nature du couple.

La crise des mariages ou des adoptions de couples gays devrait remettre en questionnement toute la nature du pourquoi des couples, hétéro comme homosexuels, dans leur volonté partagée de vouloir et d'avoir des enfants. Jusqu'où va notre sentiment d’appartenance à l’«espèce» qui nous commande, par toutes sortes de travers inconscients, à se reproduire, souvent au détriment de notre progéniture même? Pourquoi s’abandonner aux hormones comme aux stéréotypes pour définir une liberté que nous voulons être celle propre à des Êtres pensants et libres? Pourquoi l’orientation sexuelle est-elle une épreuve qui nous semble profondément insurmontable autrement que par des contraintes légales ou des morales de bons sentiments mièvres et peu approfondis? Et combien d’autres questions pourrions-nous nous poser, en ce début de XXIe siècle, sur la nécessité et la liberté de se reproduire en tant qu’espèce? En tant qu’individus? Bref, les enfants des couples gays grandiront en compagnie des enfants des couples reconstitués et la ségrégation sexuelle, à l’image de la ségrégation raciale, disparaîtra des écoles et des jardins d’enfants. Ce sera le monde de la famille post-moderne et, que nous manifestions pour ou contre, elle est maintenant installée à demeure. Et, de toute façon, il restera toujours des enfants issus de ces couples éclatés pour reprendre l’imprécation de Gide : Familles, je vous hais
Montréal
18 novembre 2012

Christine la reine-garçon & le drame historique

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Éric Bruneau et Céline Bonnier : la danse de l'amour et de la mort

CHRISTINE LA REINE-GARÇON& LE DRAME HISTORIQUE

Christine la reine-garçon, drame historique

Il y a des conventions qui, au théâtre comme en politique, se maintiennent malgré les contestations, les crises et les déclins. En ce sens, la dernière pièce présentée au T.N.M. et en tournée au Québec de Christine la reine-garçon, inspirée de la vie de la sulfureuse reine de Suède du XVIIe siècle, s’inscrit encore dans la tradition d’une première Christine de Suède, de nul autre que du maître du genre, Alexandre Dumas. La Christine d’Alexandre n’était pas moins révolutionnaire que la Christine de Michel-Marc Bouchard. À sa façon, elle était le drame historique par excellence qui s’opposait aux thèmes historiques du théâtre classique de Corneille, de Racine et de Voltaire. Disons tout de suite que le théâtre romantique fit sa propre révolution en prenant le théâtre classique, encore soutenu par l’Ancien Régime, comme genre antithétique. Ses thèmes se virent vite écartés par les jeunes auteurs qui préféraient puiser dans Shakespeare, Grimmelhausen ou Lope de Vega, tous auteurs baroques, sources de leur inspiration ou s’en servir en tant que modèles d’imitation. Ainsi, dans le contexte de la révolution de 1830, Alexandre Dumas présenta-t-il un drame historique inspiré par une sordide histoire de mœurs, les amours sanglantes de Christine de Suède pour l’un de ses favoris : «Les thèmes de l’Antiquité avaient été annexés par les classiques. L’histoire contemporaine était trop brûlante. Le hasard fit qu’étant allé voir le salon annuel de peinture et de sculpture, il fut attiré par un bas-relief qui représentait l’assassinat de Giovanni Monaldeschi, tué par ordre de la reine Christine de Suède, en 1657, à Fontainebleau, dans la galerie des Cerfs» (A. Maurois. Les trois Dumas, Paris, Hachette, rééd. Livre de poche, Col. Encyclopédique, # 628/629, 1957, p. 60). Ainsi, l’adultère des rois était-il devenu, depuis la Révolution française, un thème fort approprié au mélodrame sanglant et le Moyen Âge en offrait des exemples marquants, telle la sombre histoire des brus de Philippe le Bel à la Tour de Nesle: «La Tour de Nesle, est un mélodrame; c’est le mélodrame type, c’est-à-dire une intrigue que le hasard fait rebondir et où les coïncidences les plus invraisemblables viennent raviver l’intérêt et résoudre les problèmes chaque fois que la pièce semble au point mort» (A. Maurois. ibid. p. 139). On a vu, depuis, le succès du thème exploité par Maurice Druon avec Les Rois maudits.

Certes, la Christine de Bouchard n’est plus celle de Dumas. Deux siècles et un océan séparent les deux créations inspirées d’un même sujet. Le drame de Dumas était simple. Celui de Bouchard plus complexe, même si les effets utilisés ou empruntés à la tradition du drame historique restent les mêmes : érotisme, violence, intrigues de palais. La Christine de Bouchard, c’est Céline Bonnier, sans doute l’une des actrices aux talents les plus versatiles et des plus remarquables de la scène présentement. C'est la Christine cultivée, philosophe, pacifiste d'un pacifisme impossible au XVIIe siècle, mais une authentique Christine de Suède dans son incapacité d'aimer l'objet de son désir que l'actrice interprète ici à merveille. À ses côtés, retenons principalement  Robert Lalonde, en Axel Oxenstiern, chancelier, tuteur et l'homme de la realpolitik suédoise,modèle peu original dans le genre. Descartes, pour sa part, est présenté comme une sorte de Sganarelle sorti tout droit d'un Molière, de sorte qu'il devient peu crédible par la suite tant il est sensé animer la conscience en devenir de la jeune reine. Enfin, le fils d'Oxenstiern, présenté ici comme une sorte de frère de lait de la reine, Joham, narcissique, incestueux, sadique et intrigant, est interprété par Éric Bruneau. C’est au théâtre qu’il faut voir jouer Éric Bruneau pour vraiment l’apprécier à sa juste valeur. À la télévision, on le campe généralement dans le rôle stéréotypé du bellâtre immature qui donne envie à toutes les petites filles de quinze ans de catiner leur petit «Éricounet» (ce qu’il ne faudrait surtout pas penser). Non. Au théâtre, Éric Bruneau donne toute la mesure de la puissance et de la finesse de son jeu d’acteur. Et Bouchard sait lui dessiner des caractères et lui écrire des mots qui le servent sans l’enfermer dans un carcan scénique duquel il ne pourrait sortir. et qui le marquerait au fer rouge, un peu comme ses rôles à la télé. Dire de lui qu’il est «excellent» ne veut rien dire si on ne tient pas compte de cet étroit passage créatif qu'il emprunte entre sa prestence physique et l’ondulation de ses compositions dramatiques. Et de ce passage, il a su, jusqu’à présent, s’en tirer avec les honneurs de la scène. Les personnages de la reine-mère Marie Éléonore de Brandebourg et du prince futur roi Charles X Gustave, cousin et véritable frère de lait (et non Johan Oxenstiern) de Christine sont tenus par Catherine Bégin, au port toujours aussi noble même lorsqu'elle joue une vieille mère indigne et David Boutin en médiocre ivrogne dont la faiblesse de caractère contraste avec la force de celui de Christine.

Dumas prenait libre cours avec l’Histoire, et ne se formalisait pas de ne pas reproduire la réalité historique. On connaît sa célèbre boutade par laquelle il s’autorisait à «violer l’histoire à condition de lui faire de beaux enfants»! Mais tous les auteurs dramatiques ne traitaient pas le passé avec autant de désinvolture. Dans la lettre adressée à sa famille, le 28 juillet 1835, le dramaturge allemand Georg Büchner, auteur de La mort de Danton, considérait que : «le poète dramatique n’est à mes yeux rien d’autre qu’un historien, mais il s’élève au-dessus de ce dernier, du fait qu’il crée pour nous l’histoire une deuxième fois, et qu’au lieu de nous en donner une relation sèche, il nous plonge immédiatement dans la vie d’une époque, qu’au lieu de caractéristiques, il nous montre des caractères, et des figures au lieu de descriptions. Son plus haut devoir est de s’approcher le plus possible de l’histoire, telle qu’elle a réellement eu lieu. Mais l’histoire n’a pas été conçue par le bon Dieu comme une lecture pour jeunes demoiselles, et il ne faut pas s’en prendre à moi si mon drame n’est pas davantage destiné à cet usage» (J. Duvignaud. Büchner, Paris, L’Arche, Col. Les Grands Dramaturges, # 2, 1954, p. 62). C’était une réminiscence appliquée des arguments de la Poétique d’Aristote.

À une époque - la nôtre -, où pleuvent les romans historiques qui viennent satisfaire une soif d’histoire que les historiens ne parviennent à combler ou comblent médiocrement, présenter un drame historique dont la mouture est actuelle n’apparaît donc pas comme un anachronisme, mais comme une conjonction des normes du temps avec un genre transitoire. Depuis longtemps le critique Georg Luckács a distingué nettement la nature du roman différente de celle du drame historique. Dans le cas du roman historique, la «couleur locale» permet de sauver les acquis de l’enquête historique. Les maîtres du genre : Walter Scott en Écosse, Fenimore Cooper aux États-Unis, et même le jeune Honoré de Balzac en France, cherchaient tous à donner la «couleur locale» des périodes et des lieux passés. Dans le drame historique, au contraire, nous assistons à une «dissolution» de l’histoire sous la fiction qui amène avec elle son lot d’anachronismes. Car ici, les anachronismes sont facilement permis. On perd alors ce qui conservait l’«historique» dans les romans de Scott : «L’authenticité historique signifie pour lui la qualité de la vie intérieure, de la morale, de l’héroïsme, de l’aptitude au sacrifice, de la fermeté, etc., particulière à une époque donnée. Voilà ce qui, à propos de l’authenticité historique de Walter Scott, est important, impérissable et - pour l’histoire de la littérature - ce qui fait date, non pas la prétendue “couleur locale” des descriptions, dont on parle souvent, qui est seulement un de ses nombreux moyens artistiques auxiliaires et qui ne pourrait jamais à elle seule ressusciter l’esprit d’une époque. Les grandes qualités humaines, aussi bien que les vices et les limitations des héros de Scott, se développent à partir d’une base historique clairement décrite de leur existence. Ce n’est ni par l’analyse, ni par l’explication psychologique de leurs idées que Scott nous familiarise avec les caractères historiques particuliers de la vie intérieure d’une époque, mais par une simple figuration de l’existence, en montrant comment pensées, sentiments, modes de conduite proviennent de cette base» (G. Luckács. Le roman historique, Paris, Payot, Col. P.B.P. # 311, 1965, pp. 52-53). Or, cette «couleur locale» qui fait la force du roman historique échappe au drame. À ce dernier, il ne lui reste donc que la description des qualités humaines des personnages : frondeuse Christine, prince Johan narcissiste sournois. Un dramaturge n’a pas le temps, même en 5 actes, d’installer une «couleur locale» où évolueraient ses personnages. Voilà pourquoi, dès l’origine, le drame historique s’est rabattu sur les intrigues qui font ressortir les qualités et les défauts de chacun.

Christine, la reine-pichou

C’est pour cette raison que Christine de Suède (1626-1689) reste un modèle inépuisable avant toute explication psychologique sur l’orientation homosexuelle du modèle. Elle fut d’abord un produit de l’éducation politique de son tuteur, Axel Oxenstiern, qui aurait orienté «l’évolution virile à laquelle était prédestinée la petite princesse. Son défaut de féminité n’était pas uniquement dû à cette éducation délibérément masculine et presque exclusivement dirigée par des hommes. Non, son “antipathie invincible pour tout ce que font et disent les femmes, pour leurs commérages, pour leurs aiguilles, leurs broderies” était congénitale et sa maladresse manuelle pour tous les ouvrages féminins exactement proportionnée à l’habileté corporelle qu’elle déployait à la chasse, pour l’équitation et dans tous les sports pratiqués à la Cour» (A. Neumann. La reine Christine de Suède, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1936, p. 29) Christine était fille de Gustave-Adolphe II de Suède (1594-1632) dont l’intervention dans la Guerre de Trente Ans aurait pu décider du sort de l’Europe centrale si le roi n’avait été tué au combat, à Lützen, en 1632, lorsque Christine n'était âgée que de six ans.

Ce qui conforte Christine dans ses allures viriles, c’est la disgrâce qu’a pris son visage à la fin de l’adolescence (époque qui correspond à son couronnement) : «Elle n’est pas jolie et les mauvaises langues vont répétant qu’elle a bien besoin d’être reine et d’être douée pour trouver des admirateurs. Elle est d’une taille médiocre avec une épaule plus haute que l’autre. Elle a les yeux bleus, le nez un peu grand, la bouche petite et les cheveux blonds cendrés» (J. Castelnau. La reine Christine, Paris, Payot, Col. hp # 33, 1981, pp. 47-48). Ce côté «pichou» de la reine suédoise nous entraîne à effleurer la conduite sexuelle ambivalente de celle-ci. Si l’identification à la «nature féminine» outrage Christine, celle-ci oriente volontiers son désir vers l’objet même de cette nature : le même auteur écrit : «Ebba Sparre est belle; en la regardant, [Christine] oublie sa propre disgrâce. Elle se sent caressée par ces yeux ardents, ce sourire aussi léger qu’un souffle de printemps. “Cet amour, écrit-elle dans ses Mémoires, me parut le plus sensé des attachements, comme le plus pur et le plus doux”. Et comme chez elle tout s’accompagne d’un travail cérébral, d’une méditation philosophique, elle cherche dans les livres l’exaltation qu’elle ne peut trouver dans le seul spectacle qu’elle contemple. Elle lit avec fièvre ce qui reste des troublants poèmes de Sapho et elle s’extasie : “Ces brûlantes tendresses de Sapho pour les jeunes Lesbiennes, cette flamme inusitée, je les sentis mieux que toute autre”. Tant pis pour la morale austère. Christine a la fierté de sa franchise et n’a pas besoin d’excuse ni de mystère (J. Castelnau. ibid. pp. 67-68).

Les biographies plus récentes de Christine de Suède n’ont point à user de cette auto-censure pour analyser leur héroïne. Il suffit de partir des Mémoires mêmes de la reine : «Je naquis coiffée depuis la tête jusqu’aux genoux, n’ayant que le visage, le bras et les jambes de libres. J’étais toute velue, j’avais la voix grosse et forte : tout cela fit croire aux femmes occupées à me recevoir que j’étais un garçon. Elles remplirent tout le palais d’une fausse joie, qui abusa le Roi même pour quelques moments». Ensuite, elle raconte comment sa tante, la sœur de Gustave-Adolphe la prit pour la présenter à son père qui ne montra pas plus d’étonnement qu’il n’en fallait. «Il dit à la Princesse : “Remercions Dieu, ma sœur. J’espère que cette fille me vaudra bien un garçon». (Citée in V. von der Heyden-Rynsch. Christine de Suède La souveraine énigmatique, Paris, Gallimard, 2001, p. 31). Éduquée par des conseillers à la mort impromptue de son père, influencée maladivement par une mère hystérique, «son obsession de la virginité et son enthousiasme pour le célibat pourraient ainsi s’expliquer par la constitution physique de Christine, à la lumière de cette relation initiale fortement chargée de négativité. Des scientifiques renommés ont effectivement cru reconnaître dans le caractère contradictoire de la souveraine des traits masculins aussi bien que féminins. Le médecin suédois Ellis Essen-Möller parle de “formes intersexuelles”, Margareth Goldschmidt évoque une homosexualité liée à une “anomalie sexuelle”. Il est indéniable que le comportement excentrique de Christine a déconcerté aussi bien ses contemporains que les chercheurs qui plus tard, se sont intéressés à elle. (V. von der Heyden-Rynsch. op. cit. pp. 42-43). Voici la justification du titre de la pièce de Bouchard : «En 1654, un contemporain qui l’avait vue lors de son voyage en Flandre écrivit qu’elle n’avait d’une femme que le sexe, et que pour le reste son allure était absolument celle d’un homme. Dans une gazette officielle du Sénat de Bologne, on la découvre de même dépeinte sous les traits de Mars plutôt que de Vénus. Henri II, duc de Guise, constate : “Elle a la voix d’un homme, le port hautain et fier”. La duchesse de Montpensier cousine du Roi-Soleil, trouvait Christine de Suède fort séduisante mais parle d’elle dans ses Mémoires comme d’un “joli petit garçon”. Sa voix était sans cesse définie comme masculine, ou du moins instable, comme celle des adolescents au moment de la puberté (V. von der Heyden-Rynsch. ibid. pp. 43-44). Reste le goût pour le travestissement : «Christine avait une prédilection pour le costume masculin, qui accentuait son aspect viril. “Le goût du travestissement masculin est un trait bien connu, qui trahit chez les femmes psychopathiques leur appartenance au sexe opposé, le caractère intersexuel de leur affectivité intellectuelle. Cette coloration à la fois masculine et féminine, nous la retrouvons aussi bien chez les femmes illustres de l’histoire, comme Élisabeth d’Angleterre ou l’impératrice Catherine, et de façon particulièrement marquée par Christine de Suède”, écrivit bien plus tard Kretschmer» (V. von der Heyden-Rynsch. ibid. p. 44). Il en fallait pas plus pour embrayer les imaginations médicales. «Quant à son amitié pour Ebba Sparre (1626-1662), il ne fait pas de doute qu’elle fût teintée d’érotisme. […] Bien que Christine ait proclamé à maintes reprises son aversion pour les femmes, elle éprouva dès leur première rencontre une violente passion pour la jeune comtesse. Des contemporains parlèrent même de “scandale”. S’agissait-il d’un penchant homosexuel ou d’un pur culte de la beauté? Il y a encore quelques années, on parlait d’“anomalie sexuelle” ou de “perversion”, quand on n’évoquait pas le désir plus intellectuel que charnel de Christine de se confronter elle-même à l’amour des femmes après s’être familiarisée au cours de ses études avec l’antique tradition de Lesbos. Il est vain de se demander si l’arrivée d’Ebba Sparre à la cour, où elle passa rapidement du rang de dame d’atour à celui de suivante favorite, constitua un tournant décisif dans la vie de la reine. Ce qui est certain, c’est que Christine manifesta les plus tendres sentiments envers Belle, comme elle l’appelait, et cela même après le mariage de cette dernière avec Jakob de La Gardie, un frère de son ancien favori (V. von der Heyden-Rynsch. ibid. p. 59). Pour le reste, comme on ne prête qu’aux riches, les rumeurs et les anecdotes salaces concernant les «amitiés particulières» de Christine durant les périples de son exil n’ont fait que se multiplier, fondant les «on-dit» avec la vérité psychique d’une âme trouble, ayant probablement davantage inhibé son désir dans son goût immodéré pour la culture baroque plutôt que dans le saphisme d’une tribade sortie tout droit des romans du marquis de Sade. C'est l'aspect sur lequel insiste Michel-Marc Bouchard. La reine-garçon enflammée par les atours d'Ebba Sparre (interprétée par Magalie Lépine-Blondeau) et leur séparation ourdie par les intrigues des Oxenstiern.

Drame et roman historiques

L’auteur dramatique ne peut s’enfarger dans des théories ou de longs récits qui expliqueraient ou raconteraient tout ça - à peine utilise-t-il certains monologues pour résumer l’essentiel (comme celui que livre Robert Lalonde (Axel Oxenstiern) qui raconte ce qui vient d'être dit sur la naissance de Christine). Qu’est-ce qui différencie alors le drame historique du roman historique? Georges Lukács a proposé une distinction fameuse et que l’on doit considérer, même si elle ne fait pas l’unanimité parmi les critiques : «Le drame retrace les grandes explosions et éruptions du processus historique. Son héros représente le sommet brillant au loin de ces grandes crises. Le roman représente plutôt ce qui arrive avant et après ces crises, en montrant la vaste interaction de la base populaire et du sommet visible» (G. Lukács. ibid. p. 166). Le tout tient évidemment à la structure poétique du genre. Par sa concision de l’unité de temps et d’intrigue, le drame historique décrit un crime ou développe un événement-traumatique par son côté violent. Le roman historique déborde en amont et en aval de l’événement-traumatique. Par sa structure romanesque, il développe la longue durée de l’intrigue, y ajoute des intrigues secondaires, tertiaires, s’adonne à des rebondissements, soutient le suspens chez le lecteur. C’est le genre de prédilection de Dumas père et de Hugo qui se sont pourtant faits une bonne réputation dans le drame historique. Le drame reste toutefois abstrait et se borne à l’humanité dans sa totalité; le roman, par son goût de la «couleur locale», peut envisager de partir à la conquête de la totalité de l’humanité : «Nous empruntons… à Lévi-Strauss sa distinction entre une histoire faible et une histoire forte. Le rêve du roman historique est l’impossible synthèse d’une histoire totale et achevée. Dans la pratique il hésite entre l’histoire “faible” biographique et anecdotique, qui se prétend ou se croit objective, et une histoire “forte”, compréhensive mais alors tributaire des idéologies. Vertige de la matière ou ivresse de la pensée : il en est de l’illusion historique comme de l’illusion réaliste. Elles sont du reste interchangeables et se relaient sans cesse dans l’évolution des formes romanesques, l’effet d’histoire étant homologue de l’effet du réel et remplissant les mêmes fonctions dans l’économie narrative» (C. Duchet, «L’illusion historique: l’enseignement des préfaces (1815-1832)», in Revue d’histoire littéraire de la France, Le Roman historique, Paris, Armand Colin, mars-juin 1975, # 2-3, p. 265). Malgré cette hésitation qui déchire le roman historique et qui n’est pas étrangère au flux schizophrénique lui-même, la bourgeoisie lui donnera bientôt sa reconnaissance. C’est ce que suppose Lukács lorsqu’il rappelle comment le critique Hebbel «élimine du domaine du drame les détails soi-disant d’époque décrivant des faits historiques particuliers. Pour le drame l’authenticité historique signifie : la vérité historique intrinsèque de la collision. Pour le roman, par contre, la collision est seulement une partie de ce monde total qu’il a pour tâche de décrire. Le but du roman est de représenter une réalité sociale déterminée à une époque déterminée avec toute la couleur et toute l’atmosphère spécifique de cette époque. Tout le reste, les collisions comme les “individus mondialement historiques” qui y figurent ne sont que des moyens pour atteindre ce but. Puisque le roman figure la “totalité des objets”, il doit aller jusque dans les petits détails de la vie quotidienne, dans le temps concret de l’action, il doit mettre en évidence ce qui est spécifique de cette époque dans l’interaction complexe de tous ces détails. Par conséquent l’historicité générale de la collision centrale, qui constitue le caractère historique du drame, ne suffit pas au roman. Il doit être historiquement authentique en tous points. Résumons brièvement ces résultats : le roman est plus historique que le drame. Cela veut dire que la pénétration historique de toutes les manifestations de la vie qui sont figurées doit aller beaucoup plus loin en profondeur dans le roman que dans le drame. Le roman oppose à l’historicité générale de l’essence d’une collision l’historicité concrète de tous les détails» (G. Lukács. op. cit. p. 167).

Cette «collision», comme on est en droit de s’y attendre, se produit dans Christine la reine-garçon. Évidemment, tout tourne autour du personnage central, Christine. La pièce commence par un traîneau renversé avec la reine et sa cour. C'est le prétexte de confronter la reine à l'ambassadeur français Chanut (Gabriel Sabourin) et le philosophe Descartes (Jean-François Casabonne) à qui Christine essaie de soutirer une explication rationnelle aux passions confuses qui l'habitent. Ici, première collision : les sens et la conscience. Puis, la révélation du désir qu'elle éprouve pour Ebba Sparre qui s'oppose à ce qu'on attend d'une reine (qu'elle se marie pour des raisons politiques, enfante des héritiers de la couronne, négocie des traités et fasse la guerre) : le désir amoureux confronte la raison d'État défendu par le luthérien Axel Oxenstiern. Enfin, la révélation des intrigues qui se trament dans son dos, la manipulation d'Ebba Sparre, la tentative de viol du prince Johann, l'entraînent vers la désillusion de faire de la Suède un royaume idéal où brillerait les lettres, les arts, les sciences et non la guerre, la brutalité et la grossièreté : le principe de réalité entre en collision avec les aspirations platoniciennes de Christine et cette collision décide de son abdication.

Bernard Guyon note combien, chez Balzac, «les personnages historiques de premier plan, parce qu’ils sont trop connus et parce qu’ils débordent le cadre du roman par leur personnalité puissante, ne peuvent y figurer au titre de héros principaux». (B. Guyon. La pensée politique et sociale de Balzac, Paris, Armand Colin, 1967, p. 135). C’est là l’obstacle qui distingue, par-dessus tout, le roman du drame historique  qui considère que «l’objet de l’art n’est pas la copie de la réalité : c’est une transformation ou déformation de la réalité, destinée à provoquer certaines émotions que souhaite le spectateur» (A. Maurois. op. cit. p. 139). Voilà pourquoi les tribulations de Christine passent par-dessus les péripéties d’un aventurier suédois, contemporain et anonyme, sur fond de la Guerre de Trente Ans (1618-1648), le thème exploité par Grimmelhausen et que reprendra Bertholt Brecht de Mère Courage. En ce sens, un drame historique sera chargé, sinon surchargé, d’émotions et de schématismes symboliques qui peuvent apparaître grotesques ou burlesques. Les romans historiques conservent en eux le drame historique, le sentiment vécu d’une conscience malheureuse, coupable, que le dramaturge projettera à l’avant-scène face aux spectateurs de l’Histoire. Complément du fait historique, le drame historique est bien un exposé - trop souvent simpl(ist)e - de Mécano-Histoire. C’est-à-dire qu’appartenant au mélodrame qui, comme le vaudeville, est une dramaturgie d’effets, le drame historique pari sur les enchaînements d’effets, se servant des caractères psychologiques des personnages qu’il articule comme une mécano d’intrigues (pseudo-)historiques : complots, érotisme, violence. Le drame historique se rapproche alors de la littérature journalistique. Il y a un dépaysement, un déphasage, un exotisme même du lecteur comme du spectateur qui se rend voir un drame historique. Ce dernier attend la collision de la machine à coudre et du parapluie sur la scène du T.N.M. et, dans le cas de Christine la reine-garçon, il ne sera pas déçu.

Christine la reine-paria

Le drame voudrait changer la solitude en partage festif: «Par opposition, l’histoire contemporaine donne à l’événement une dimension différente. Il est associé à l’idée de drame amplifié par la médiatisation journalistique, c’est dire qu’il est déjà saisi comme théâtralité, vie extra-quotidienne, démesure des sens dans ce qui retarde la mort de soi par la mise à distance spectaculaire de celle d’autrui. L’événement est précédé de la “primeur”, tout comme une avant-première de théâtre anticipe le coup d’envoi de l’œuvre. Dramatiser masque la banalité des jours et ponctue l’information d’importance…» (S. Ouakine. «L’extase de l’acteur ou la traversée de l’événement», in G. Soussana et J.-J. Lévy (éd.) Actualités de l’événement, Montréal, Liber, 2000, p. 76). Le genre dramatique permet de libérer, tout en l’étouffant, le cri de l’Histoire. Ce n’est plus l’Histoire qui se projette sur la scène, comme dans le théâtre baroque de Lope, de Shakespeare, de Corneille ou du Grand Théâtre du Monde de Calderón, mais l’effet dramatique extrait de la connaissance historique dont le dramaturge étale toutes les sensations pour laisser tomber le reste, qui est souvent l’essentiel. Face à ce dévidement du temps que ressent le spectateur contemporain et dans lequel le fait divers journalistique trône en tout honneur, le drame historique, comme l’écrivait le philosophe allemand Dilthey, «c’est Schiller qui l’a créé et qu’il est né, après le premier coup de génie qu’était Don Carlos, de la longue et méticuleuse élaboration de Wallenstein. Schiller a représenté le premier sous une forme poétique l’enchaînement causal d’un grand ensemble historique. Les conditions historiques sont décrites avec vérité et d’une façon profonde et exhaustive. Son Wallenstein est un caractère historique et la démonstration rigoureuse de la nécessité qui rattache les divers moments de l’action à leurs conditions historiques témoigne d’une intelligence vraiment historique de sa destinée. Schiller résout ici l’énigme posée à l’histoire par la plus grande figure allemande de la Guerre de Trente Ans d’une manière que les historiens ultérieurs ne purent que confirmer dans ses grandes lignes. C’est le premier poète allemand qui créa un caractère historique, j’entends par là une combinaison de qualités qui est déterminée par une situation historique et ne peut se comprendre que par elle. Il y parvint avant les autres parce qu’une relation innée, instinctive le rattachait au monde historique. La grandeur de sa propre nature tenait en effet à ce que, tout en ayant une imagination poétique puissante et impétueuse, ses aspirations n’étaient jamais satisfaites que lorsqu’il se consacrait à la poursuite de buts généraux ou à l’étude des grands contenus qui dépassent la simple personne. Il se trouvait ainsi apparenté à la volonté historique pleine des grands contenus. Ses études d’historien lui montrèrent avec évidence qu’une telle volonté ne peut être comprise qu’en fonction de la réalité historique d’une époque et de la structure qui en résulte pour elle. Ainsi le drame historique était-il également dans l’obligation de se déployer largement. Il fallut à Schiller trois pièces successives pour résoudre le problème consistant à passer avec précision, conséquence et continuité des grandes forces historiques qui déterminent la situation du héros au conflit intérieur conditionné par son état d’âme et enfin à sa perte. Toutes les pièces historiques qui ont précédé Wallenstein ne sont, en comparaison de lui, qu’un groupement de tableaux historiques dans une atmosphère historique» (W. Dilthey. Le monde de l’esprit, t. 1, Paris, Aubier-Montaigne, Col. Bibliothèque philosophique, 1947, p. 300). Certes, il faut bien le reconnaître les drames de Schiller ne sont pas ceux de Dumas. Loin s’en faut.

Tous les auteurs de drames historiques n’auront ni le génie créateur ni la déontologie historienne de Schiller, aussi les faits divers nourriront-ils facilement les effets psychologiques voulus : suspens, terreur, horreur, solution rationnelle, apaisement, triomphalisme. Il s’agit, finalement, «d’épater le bourgeois» avec le passé qui s’offre comme une source d’exotisme qui le rassure tout en remplissant de plein le temps vidé par l’inessentiel de l'ananké, de la banalité existentielle. Ce qui se passe sur scène ne pourrait se passer dans la vie. Ouf! Mais nous en avons besoin pour nous faire rêver d’une «action» qui manque dans la quotidienneté. Tout, donc, pour satisfaire le bourgeois du parterre comme la canaille massée dans le poulailler. Suite interminable, mécanique, de sensations, parce que constituées de sentiments faciles, gros et artificiels, voilà le lot de l’instant présent situé entre la Puissance toujours insuffisamment satisfaisante et l’Avenir jamais enfin arrivé. Les angoisses et le mélancolique ennui du spectateur sont soumis aux torsions que leur fait effectuer la dramaturgie historique. Elle leur parle des souffrances du temps présent en les projetant dans des événements - des actions - passés et désaffectés : «Essayons de montrer maintenant qu’en Wallenstein nous rencontrons le premier caractère historique de la littérature. Wallenstein est une nature volontaire, une âme faite pour dominer. Vivre et agir dans le sentiment de sa puissance est son seul bonheur. Comme toutes les natures royales, il est enveloppé de silence. Dans cette solitude, il tisse sans relâche des plans qui englobent tout le monde politique de son temps. Même pour ceux qui le touchent de très près, il a toujours été une énigme. […] Si la génialité royale et ses droits s’expriment ici comme dans l’Henri [VI] de Shakespeare, Schiller y pénètre plus avant grâce à l’idée de faculté créatrice. Il se sert de l’idéalisme transcendantal pour comprendre la génialité pratique. Abandonné par la plus grande partie de son armée, Wallenstein trouve “au tréfonds de lui-même, la force créatrice qui engendra un monde”. Un verbe créateur est en lui. La manifestation de cette faculté de création est l’organisation de l’armée en qui son esprit s’est incarné. “Tous sont conduits par un seul avec une égale fermeté.” Sans doute exploite-t-il aussi les faiblesses des hommes, mais l’essentiel reste qu’il utilise toute force positive comme il convient et lui donne ainsi le sentiment de sa valeur. Une telle nature est autant d’un grand politicien que d’un grand capitaine. Cette synthèse doit même être une nécessité pour lui…» (W. Dilthey. op. cit. p. 301). Wallenstein, ici, c’est la force de caractère qui émane de Christine. Comme le condottieri allemand, elle fait jaillir d’elle la force créatrice qui engendrerait un monde si une coalition réactionnaire ne venait l'entraver. Tous les autres personnages gravitent autour d’elle : la mère odieuse, Descartes le mécanicien pédant, les courtisanes bavardes. Ils sont ses satellites et, comme Louis XIV, elle est leurroi-soleil. Dans la pièce de Michel-Marc Bouchard, nous retrouvons l’essentiel du baroque québécois revêtu des oriflammes de la Suède. C’est l'originalité de la mise-en-scène de Serge Denoncourt que d’avoir compris que le drame historique cachait ce grotesque derrière le système solaire romantique de Schiller. Comme ce ne sont pas les drames historiques de Schiller ou Hugo qui ont fini par s'imposer, mais ceux de Dumas et de Rostand. Car, comme le disait Marx dans Le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte, «tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce». Là où Wallenstein était perçu par Schiller comme une figure tragique, Christine ne pouvait revenir sur la scène que sous le mode de la farce. Le drame n'en est pas moins douloureux pour autant.

Le roman historique peaufinera la forme dramatique afin de confronter le vide de l’instant présent aux souvenirs et regrets des temps passés et aux plaisirs et attentes des temps à venir; temps pleins de promesses perdues et retrouvées. Ce qui s’avère tout à fait impossible dans un drame. Action vécue par procuration à travers le mensonge romanesque d’une âme d’Enfant trouvé, éperdue dans une suite de faits mécaniques, pourchassée et menacée par les horreurs économiques d’un système entièrement déshistorialisé, le capitalisme industriel. Le drame historique est la première conscience malheureuse de la modernité à se manifester collectivement et sur une large échelle. Comment Michel-Marc Bouchard résout-il le problème posé à Schiller, celui qui consiste à passer avec précision, conséquence et continuité des grandes forces historiques qui déterminent la situation du héros au conflit intérieur conditionné par son état d’âme et enfin à sa perte? En quoi les mécanismes et effets dramatiques enserrent-ils sa Christine pour permettre de saisir avec précision les forces qu'elle doit combattre, les conséquences de la «collision» et la continuité amorcée qui l’amèneront ici à sa chute (l’abandon du trône), et à un exil volontairement choisi qui la placera dans une situation de reine-paria parmi les princes absolus d'une Europe catholique dont elle n’a pas toujours saisi les codes? Les forces historiques sont là. D'abord l'État, incarné dans le chancelier alors que la reine Christine devrait en être la porteuse, comme elle porte la couronne du royaume. Axel et Johann Oxienstern défendent la raison d'État contre les caprices sexuelles de la souveraine. Du commencement à la fin, ils ne varieront pas dans leurs intrigues. Ensuite, la guerre, essentielle au rayonnement européen de «l'empire suédois». En troisième lieu, l'irruption de la modernité à laquelle est sensible Christine mais non son entourage. Contre un peuple qui préfère l'ignorance et le confort des bénéfices de guerre, Christine ne peut espérer fonder ses écoles, ses académies, ses laboratoires d'alchimie. Comme l'empereur Rodolphe II de Habsbourg, le protecteur des alchimistes et des artistes réfugié à Prague, elle s'enferme dans ses appartements. Pour terminer, le luthérianisme, l'idéologie de l'État, la sombre religion comme corset du peuple qui, une fois fracturée, ouvrirait à la guerre civile. De la métaphore du traîneau renversé dans la neige, celle-ci qui tombe des nuages n'est que les larmes d'un ciel trop froid. Le sort de Christine est déjà réglé dès le début de la pièce.

Le drame historique comme expérience et comme représentation

Le drame historique posait déjà au cours du premier XIXe siècle, donc peu avant l’apparition du roman historique et plus loin encore le développement d’une historiographie à prétention méthodique, la question épineuse de l’histoire comme expérience et comme représentation. La problématique est d’importance, car toutes ces productions culturelles visent moins à saisir l’Histoire dans son développement que dans son sens profond et ultime (la fin de l’histoire de Hegel). Ce qu’elle représente doit être mise en relation avec ce qu’elle est comme expérience. Ce point a été récemment traité par les travaux de l’historien allemand Reinhart Koselleck. Et Christine la reine-garçon n’échappe pas à cette problématique. Ce que la Christine de Suède de Michel-Marc Bouchard représente est autre chose que ce que la Christine de Suède historique a expérimentée. À quoi sert alors de «partager» cette expérience et ne pas en créée une entièrement originale? C'est la Révolution française et, encore plus les différents jugements, épilogues, apologies ou condamnations qui l’ont suivie, qui ont fait entrer le drame historique dans le champ du fantastique: «Comme le roman gothique, le mélodrame découvre le mal en tant que constituant de l’humanité qu’on ne peut pas nier ou ignorer, qu’on doit au contraire reconnaître, combattre et chasser», rappelle Peter Brook (P. Brook, “Une esthétique de l’étonnement: le mélodrame”, Paris, Poétique # 19, 1974, p. 347). Mais ce mal n’est plus diabolique, il est politique. L’apprentissage du Mal en soi et du Mal à l’extérieur de soi (dans la nature, la divinité, l’amour, les autres, la société, le monde) forme la trame des drames historiques. Dans Christine la reine-garçon, le Mal est en tout (décors, costumes, effets scéniques), mais c'est surtout le narcissiste comte Johann, sa fourberie, son amour pathologique de lui-même, sa vanité mais aussi la brutalité qui l'emporte en lui sur l'intelligence, qui donne corps et figure au Mal transcendant. Car Johann représente bien le Mal métaphysique à travers son comportement grotesque et ses déclarations sordides. Il n'a cure des consciences, du savoir, de la finesse des émotions et des sentiments. Bref, ce n'est pas un humain. Porté sur la scène, le drame historique amplifie ce que serait la banalité du mal, pour reprendre l'expression d'Hannah Arendt suite au procès Eichmann, s'il était ramené à un quidam d'une composition quotidienne. C'est parce que le Mal est projeté sur une composition historique que le mélodrame ouvre sur la conscience malheureuse, mène malgré tout à la conscience historique.

«Ce qui est important dans ces pièces c’est que le contenu social interne de la collision en fait un événement décisif, socialement et historiquement; c’est aussi que les héros de telles pièces présentent en eux-mêmes cette combinaison de la passion individuelle et du contenu social de la collision, qui caractérise les “individus mondialement historiques”. C’est l’absence de ces deux éléments dramatiques de la vie qui rend la plupart des pièces bourgeoises - et malheureusement aussi prolétariennes - si banales, ennuyeuses et insignifiantes. L’aspect défavorable du sujet tient surtout à la difficulté de développer dramatiquement le caractère mondialement historique du conflit et du héros sans stylisation, sans introduire des éléments faussement grandioses» (G. Luckács. op. cit. pp. 114-115). Georges Lukács suppose que le mélodrame possède déjà ce qui fera du roman historique une véritable philosophie de l’histoire: «Le drame aussi…, cherche à figurer totalement le processus de la vie. Mais cette totalité est concentrée autour d’un centre solide, la collision dramatique. C’est une image artistique du système, si l’on peut dire, de ces aspirations humaines qui, dans leur mutuel conflit, prennent part à cette collision centrale. “L’action dramatique”, dit Hegel, “repose donc essentiellement sur des actions qui se heurtent, et la véritable unité ne peut se fonder que sur le mouvement total (souligné par G. L.), de telle sorte que selon la détermination des circonstances, des caractères et des buts particuliers la collision paraisse se conformer aux buts et aux caractères au point même d’annuler leur contradiction. La solution doit alors, comme l’action elle-même, être à la fois subjective et objective» (G. Lukács. ibid. p. 101). Il y a beaucoup de Brecht dans cette approche du drame historique, beaucoup plus que pouvait en contenir les intentions des dramaturges de l’époque Directoire, Sénancourt ou Dumas père à l’époque romantique, qui ouvraient toutes grandes les portes à la terribilità post-révolutionnaire et à la thèse burkienne du sublime : «Tout drame réellement grand exprime, au milieu de l’horreur qu’inspire la perte inévitable des meilleurs représentants de la société humaine, au milieu de la destruction mutuelle, apparemment inéluctable, des hommes, une affirmation de la vie. C’est une glorification de la grandeur humaine. L’homme, dans sa lutte avec les pouvoirs objectivement plus puissants du monde extérieur social, dans l’extrême tension de toutes ses forces en ce combat inégal, révèle d’importantes qualités qui autrement seraient demeurées cachées. La collision élève le héros dramatique à une grandeur dont auparavant il ne soupçonnait pas en lui-même la possibilité et dont la réalisation produit l’effet entraînant et exaltant du drame» (G. Lukács. ibid. p. 134.). Par l’actualité, le mélodrame se voulait réaliste et par les effets gothiques, il se voulait expressionniste, proche parent de l’événement-traumatique qu’est le fait historique des historiens libéraux. C’est alors qu’il est possible de voir le drame historique tendre vers ce mouvement total suggéré par Hegel. Le drame historique cherche encore l’humanité dans sa totalité: «Révolution poétique, renouvellement des référents et mise en scène des histoires nationales : le même phénomène se joue au théâtre. La substitution du drame à la tragédie classique correspond à un changement radical de l’univers auquel sont empruntés les personnages. Les histoires nationales fournissent désormais le cadre privilégié des créations théâtrales. Les modèles du drame historique assurément sont allemands, mais Gœthe ou Schiller se sont explicitement appuyés sur le théâtre shakespearien pour élaborer la nouvelle dramaturgie. En un premier temps, d’ailleurs, se constitue une sorte de fonds commun international des personnages et des événements historiques sur lequel va s’appuyer la révolution esthétique. Ce n’est pas véritablement dans leur histoire nationale que les auteurs vont initialement chercher le décor et la trame de leurs pièces. Les grandes œuvres de Schiller ont pour titre Marie Stuart, La Pucelle d’Orléans, Don Carlos ou Guillaume Tell; celles de Hugo, Cromwell, Marie Tudor, Ruy Blas, Les Burgraves. Situer en un autre pays une lutte héroïque pour la liberté politique et contre les discriminations sociales est une marque de prudence élémentaire vis-à-vis de la censure politique. Choisir un cadre étranger, c’est user d’une stratégie de l’exotique vis-à-vis d’un public qui, avant d’être véritablement gagné à la nouvelle esthétique, considère comme trop triviaux des personnages qui ne sont ni antiques ni princiers. Mais à ces raisons, s’en ajoute une autre, non négligeable : la relative indétermination, initialement, de l’histoire nationale et de ses épisodes à haute valeur identitaire. Ce sont les grandes histoires nationales d’esprit libéral, dont les rédacteurs sont souvent très proches des écrivains et dramaturges, qui vont permettre aux nouveaux créateurs de disposer d’un fonds qui sera pour eux ce que l’histoire gréco-romaine fut pour leurs devanciers. Dès lors se multiplient les pièces à sujet national, dont la fonction didactique ou patriotique est souvent fortement marquée» (A.-M. Thiesse. La création des identités nationales, Paris, Seuil, Col. L’Univers historique, 1999, pp. 137-138).

Y aurait-il une raison identique pour que Michel-Marc Bouchard ait été puiser dans une Suède lointaine, à la fois dans l’espace et dans le temps, le décor pour y situer une histoire proprement québécoise? Le Québec du XXIe siècle est-il un «carcan» dont les Québécois seraient autant de petites Christines étouffées dans leur être profond et qui chercheraient la liberté qui ne serait, en fait, qu’évasion? Quoi qu’il en soit, voici donc un dramaturge québécois qui va chercher le modèle de son drame dans la Suède du XVIIe siècle. Ce qui le séduit, c’est le caractère «émancipé» de Christine. Dans une entrevue qu’il accorde à Lorraine Pintal, il nous dit voir en Christine une figure portée sur la plus haute fonction du monde - la royauté, parlez-en à Élisabeth II! - et la liberté qu’elle se donne en renonçant au trône pour se convertir catholique et cultiver l’art et la science dans une Europe qui sort de la terrible et meurtrière Guerre de Trente Ans. En quoi cela nous interpelle-t-il, nous, Québécois, en 2012? Évidemment, le sous-titre - reine-garçon - en appelle à l’homosexualité de la reine, et c’est quasi une obsession dans le théâtre de Michel-Marc Bouchard : comment l’homosexuel (garçon ou fille) peut-il sortir du milieu qui rejette sa spécificité et comment peut-il s’en libérer sans attirer avec/sur lui une suite de malheurs? De Marcel Dubé à Michel Tremblay, à Michel-Marc Bouchard, c’est une constante problématique nationale qui revient, et elle ne serait d’actualité s’il n’y avait l’intimidation qui conduit encore à des suicides d’adolescents, à des fugues, à des familles déchirées de l’intérieur par des drames domestiques. Or, la domesticité, chez Christine de Suède, est royale. Pourtant là ne repose pas l’importance du problème. Dès les débuts, Christine a été éduquée en «garçon» et sa «nature» y a trouvé son compte. Son goût pour les mathématiques de Descartes, la médecine de Bourdelot, la physique de Brunatti et Torelli apparaissent comme le stéréotype des gays plus attirés par la culture et la contemplation que la moyenne des hétérosexuels. Ce stéréotype est la «réponse positive» à ces préjugés vulgaires d’«anormaux» précieux ridicules qui suscitent le dégoût et le rejet. Mais si Christine est reine-garçon, elle est reine avant d’être garçon. Comme plus tard Frédéric II de Prusse, cette reine, qui comprenait très bien ce qu’était la realpolitik, écrira de fort jolies maximes s’en défendant : «Est-on faible, on ne peut se venger; est-on puissant, on ne le doit», ce qui ne l’empêcha pas d’ordonner le meurtre cruel, vindicatif et profanateur de la Galerie des Cerfs.

Attribuer à l'inconduite sexuelle de Christine la cause de son mélodrame apparaît donc anachronique. Durant son exil, Christine vécue de façons à susciter médisances et jalousies. Le témoignage de la belle-sœur de Louis XIV, la Princesse Palatine, en témoigne fort éloquemment. «Quant à Christine de Suède, sa qualité de reine lui permit autant de vivre son amour pour les femmes que son goût pour l'étude et l'alchimie. Ce qui ne pouvait que choquer la Princesse Palatine, déjà accablée en Philippe d'Orléans d'un époux "débauché" [c'est-à-dire homosexuel]. Aussi ne ménage-t-elle pas ses commentaires désobligeants. "Elle était très vindicative et livrée à toutes sortes de débauches, même avec les femmes", écrit-elle le 10 novembre 1716 en affirmant rapporter les propos de feu le roi. "Elle a forcé Mme de Brigy à des turpitudes, et celle-ci n'a pu se défendre". [Il s'agirait donc d'un viol?] "On a regardé cette reine comme une hermaphrodite", écrit-elle à un autre correspondant, ajoutant plus loin ce trait fielleux : "Cette reine ne pouvait plaire aux femmes car elle les méprisait toutes en général". Projection ou réalité? Certainement de la part de la Princesse Palatine une haine des femmes qui "ont tous les goûts d'un garçon" sur laquelle se superposa le malaise d'une Palatinienne obligée de vivre dans un pays licencieux. Christine de Suède étant comme il se doit "redevable de ses vices à des Français» (M.-J. Bonnet. Les Relations amoureuses entre les femmes, Paris, Odile Jacob, Col. Poches, # 59, 2001, pp. 81-82). Il était possible de s'en offusquer, mais personne, surtout pas les têtes couronnées, ne pensait s'y opposer.

Aussi, parler de la liberté chérie par Christine de Suède n’a pas grand chose à voir avec les contraintes dont nous appelons à nous libérer. «Le sentiment de sa propre importance l’égarait souvent jusqu’à la folie. N’alla-t-elle pas un jour jusqu’à prétendre que depuis sa majorité, c’est-à-dire depuis l’âge de dix-huit ans, elle avait été l’arbitre absolu non seulement de son royaume mais de toute l’Europe, et que les destinées du monde semblaient dépendre de sa volonté? […] Elle ne doutait pas un instant qu’elle fut la personnification de la puissance mondiale suédoise, et c’était à ce titre, non pas comme fille de Gustave Adolphe qu’elle se voyait devant l’histoire. Sans la moindre hésitation, elle posait pour la postérité, et sa tête dénuée de beauté portait avec conviction et dignité la couronne et les triomphes de trente années de guerre. Et cependant ne persistait-elle pas à désirer l’évasion?» (A. Neumann. op. cit. p. 126). Christine n’est pas loin de l’absolutisme qui sera celui de Louis XIV, aussi, y a-t-il une différence à parler de l’«évasion» d’un monarque de sa fonction qui l’isole et le repli sur lui-même contre un monde incertain et troublion et la liberté que cherchent nos contemporains et à laquelle fait allusion Bouchard.

Alfred Neumann a tracé un portrait psychologique qui donne toute la substance du personnage historique dans laquelle les dramaturges, de Dumas à Strindberg et à Bouchard ont puisée.

Pour en saisir les raisons, les raisons secrètes d’une âme désemparée, et celles que lui offraient les événements de sa vie, il faut dissiper les fumées de l’encens allumé devant elle à cette époque et savoir se rendre compte de son indigence, car elle était pauvre et tout à fait sans amour. Christine, la reine d’amour des auteurs de pamphlets, de drame et de scénarios, était en réalité incapable d’aimer. Ils avaient oublié de lui enseigner, ceux qui lui farcissaient l’esprit de toutes les matières estimées nécessaires pour qu’elle fût à la hauteur d’un destin qui ne pouvait pas ne pas avoir une importance historique et mondiale; ceux qui lui desséchaient le cœur selon toutes les règles, avec toute l’austérité d’une religion convertie en politique. Et le véhément influx sanguin du père acheva de troubler ce physique anormal et rebelle au plaisir.
Le flot des passions refoulées se portait irrésistiblement dans l’une quelconque des directions que ne leur interdisait pas l’impitoyable orgueil de son rang : les livres, les arts, les sciences, la politique, la religion. Et elle était si pauvre qu’elle n’aurait même pu comprendre combien son existence était vide d’affection, combien dure et froide, dénuée de tendresse et de pitié, combien en réalité inconsciente de ses devoirs et même des obligations de sa mission nationale.
Inquiète et brutale, son inaltérable intelligence l’amenait à se concentrer de plus en plus sur elle-même. Le rang exceptionnel occupé par cette femme en qui toute féminité avait été étouffée, mais en qui l’élément masculin se travestissait d’une manière à la fois tragique et comique, la poussait à graviter, en une giration incessamment accélérée, autour de son propre moi. Vues de son trône, c’est-à-dire du centre de ce tourbillon, ses devoirs et soucis de reine devenaient de moins en moins précis. Il y avait là, pour elle, déjà une espèce de bonheur, et c’était cela surtout, le bonheur, qu’elle cherchait sans doute. Comme son tempérament bientôt envahi par une croissante indifférence a probablement fait fi des caresses masculines, et que, d’autre part, elle dut renoncer rapidement à ses tentatives de jouer le rôle de l’homme, elle fit pour ainsi dire nécessité vertu et chercha un bonheur de rechange dans sa singularité ainsi que dans sa prétention sans cesse accrue d’occuper une place dans le monde. Le prestige royal ne lui suffit bientôt plus, il lui fallait l’étonnement sinon le scandale des contemporains, la curiosité du monde entier en éveil devant les performances sensationnelles de l’actrice Christine. (A. Neumann. op. cit. pp. 127 à 129).

Ce portrait renvoie à un malaise profond de notre civilisation post-moderne et au risque de l’anachronisme, il faut reporter l’expérience du monarque absolu pesant sur les épaules de Christine comme une représentation du pouvoir démocratique reposant désormais sur les épaules des Citoyens-Roi. Sa pauvreté et son orgueil; son incapacité d’aimer et l’impossible éducation de ses désirs; l’insignifiance politique finalement et des devoirs d’une tâche trop lourde et écrasante. De ces conditions étriquées surgissent les collisions mentionnées par Luckács. Pour nous, elle porte le nom de «post-moderne». Pour Christine, elle portait le nom de «baroque». «Son but était le baroque du XVIIe siècle, poursuit Neumann. Christine désirait être libre afin de pouvoir, telle une reine de légende ou, mieux encore, telle une Pallas nordique, se réfugier sur le sein de la civilisation de l’occident et du midi, entraînant derrière elle tout l’apparat de sa propre culture, auréolée de toute l’émotion soulevée par une abdication que rien ne rendait nécessaire et qui était pour ainsi dire uniquement inspirée par un caprice. Mais non contente de ce premier effet, elle songeait à un éclat encore plus sensationnel. Elle comptait échanger la froideur et les conditions mesquines de sa résidence de Stockholm contre une espèce de trône - fauteuil sur lequel, bercée par les flots de l’approbation européenne, elle flotterait gracieusement entre Paris, Florence et Rome, devenant ainsi le symbole d’un nouvel humanisme et réunissant en un immense royaume esthétique et supra-national les différents salons, académies et galeries d’art du continent. Elle voulut être libre pour sauver sa situation personnelle que menaçaient, croyait-elle, les visées matrimoniales demeurées vivaces du prince héritier et des représentants du peuple. Elle voulut être libre pour ne pas couvrir de son nom le recul probable de son pays sur l’échiquier européen et des graves difficultés financières qu’elle savait imminentes» (A. Neumann. op. cit. p. 130). Bref, plutôt que chercher la liberté, Christine cherchait à fuir ses responsabilités royales. En fait de liberté, c’était une désertion. L’heure historique de la Suède était passée et sa puissance devait s’achever lors de la Grande Guerre du Nord en 1700, lorsqu’une coalition réunissant le Royaume de Danemark-Norvège, la Saxe-Pologne-Lituanie et la Russie défia le roi Charles XII. Ce dernier parvint à démembrer la coalition, mais son échec à Poltava permit à un nouveau despote de régner sur l’Europe de l’Est : Pierre le Grand de Russie.

La question ne réside pas alors dans le fait si Christine pouvait être libre comme un citoyen l’est aujourd’hui, mais si le citoyen peut se permettre de déserter son pouvoir comme Christine du sien au XVIIe siècle? L’expérience historique de la démocratie montre que la grande masse des citoyens cherche à déserter ses responsabilités de Citoyen-Roi, aussi la représentation de la trajectoire de Christine lui dit-il ce qu’il veut entendre, tout comme l’expliquait plus haut Luckács : «Laissez la politique aux faiseurs et occupez-vous à vous divertir avec la culture de consommation», puisque la véritable Christine de Suède a choisi la désertion au nom de la liberté du Souverain de renoncer à son trône et de poursuivre, comme plus tard Louis II de Bavière, ses chimères artistiques. Telle est son expérience historique, et Bouchard nous la donne en représentation d’une reine-garçon appelée à devenir reine-paria, en quête de liberté contre les intrigues qui ne cessent de l’envelopper. Ainsi, la pièce de Michel-Marc Bouchard est-elle un drame historique dans le plein sens du terme, même s’il s’autorise d’anachronismes d’intentions - ce qui lui est permis par le genre - en jouant du jeu de miroirs entre le personnage baroque d’une reine ambivalente et le monde post-moderne d’une res publica ourdie d'intrigues d'urinoirs, de vedettes narcissiques, de puritains pervers et de partisans ambitieux.. Comme la Christine de Dumas était romantique, celle de Bouchard est «absolument post-moderne».

La morale activiste comme leçon du drame historique

De fait, «le drame historique a peu duré. À vouloir offrir un spectacle total, il s’exposait à n’être pas représentable. Mais il a facilité le succès du roman historique qui se développe aussi dans les années 1820» (F. Mélonio. Naissance et affirmation d’une culture nationale, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H292, 1998. p. 127). Comme un véritable mélodrame, le drame historique procédait de la peinture plutôt que du discours. Il s’agissait de montrer et démontrer, comme dans les tableaux populaires d’alors, de Benjamin West ou de Meissonnier, plutôt que de discourir sur les leçons du passé comme l’avaient fait Bossuet et Voltaire auparavant. D’autre part, par l’impératif moral hérité du mélodrame le drame historique, qu’il soit présenté sous le mode pictural ou sous le mode théâtral, se prêtera fort bien à la propagande, beaucoup mieux même que le roman historique, grâce à son esthétique technicienne aux effets rocambolesques, et c’est sans doute là une limite qui devait condamner le genre à brève échéance. L’actualité (ou l’histoire) se dissolvait entre la propagande et le vérisme : «La dramaturgie bourgeoise va se fonder tout entière sur une telle ambiguïté, en se proposant d’établir la vérité du personnage par rapport à un modèle qui existerait dans la vie, à l’extérieur de la scène : il faut et il suffit alors qu’une chose puisse être prétendue vraie, dans l’histoire et dans les faits, pour qu’elle s’impose au théâtre comme vraisemblable. Le vraisemblable perd son statut de catégorie esthétique, pour se mettre à relever du domaine de la simple créance et contredire l’ordre clos de la fiction par le désordre des choses» (R. Abirached. La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Grasset, 1978, p. 103). Le vérisme confondu avec le vraisemblable ouvrait la porte toute grande au canard, fausse nouvelle dont se repaissaient les journaux quotidiens, ancêtre de nos actuelles légendes urbaines, tandis que la propagande faisait basculer le drame historique du côté du kitsch, par son clinquant aux effets ampoulés en vue de la satisfaction des vanités militaires, impériales, voire même démocratiques. Voilà pourquoi est-ce un défi pour tout dramaturge de ressusciter le drame historique du marécage scénique dans lequel il a sombré.

C'est une erreur, je pense, que d'avoir trop «infiltré» des clins d'œil québécois dans la Suède de Christine. Ses allusions, à peine voilée, aux projets de développement du plan Nord, des constructions de routes, des mines d'où extraire les minerais, l'exploitation des habitants pour des rêves d'enrichissement et d'empire d'une Suède appelée à un grand avenir ne font pas dans la subtilité! Si le monologue de Christine vise à montrer combien elle fut bien la Pallas du Nord, elle énonce ce que tout spectateur avait déjà compris. Que l'on soit d'accord ou non avec l'aspiration idéologique ainsi développée, la pièce de Bouchard reproduit cette chute du vérisme dans la propagande que nous venons de mentionner.

Car déjà au XIXe siècle, le drame historique apparaissait trop clairement lié aux propagandes politiques de l'heure pour obtenir la caution des historiens, même prêts à reconnaître cette part de drame que l’on retrouve dans tous genres historiques, Françoise Mélonio rappelle qu'il «est d’abord une tentative pour chercher par analogie dans l’histoire l’intelligence d’un présent marqué par les catastrophes sanglantes des révolutions. Cromwell en 1827 représente un destin qui rate, celui de Cromwell, héritier de l’Ancien Régime monarchique et de la fureur républicaine, qui préfigure Napoléon» (F. Mélonio. op. cit. p. 127). L’intrusion d’éléments kitsch dans les effets techniques devait contribuer à ramener le drame historique vers ses racines mélodramatiques : «La durée de vie du drame est bien courte. De 1823, date des premiers manifestes, à 1843 où tombent Les Burgraves, il y a certes des succès éclatants : la Comédie-Française tire deux de ses plus grosses recettes d’Henri III et sa Cour de Dumas en 1829, malgré la cabale des classiques, et d’Hernani en février 1830, malgré les tracasseries de la censure. Après quoi le succès ne s’obtient qu’au prix d’une dérive vers le mélodrame avec La Dame aux camélias de Dumas fils en 1852. Il faut attendre Rostand, avec Cyrano de Bergerac en 1897 et L’Aiglon en 1900, tardifs surgeons du romantisme, pour que le drame historique trouve sa place éminente dans la mémoire nationale. Plutôt qu’un genre majeur, le drame est donc une grande ambition…» (F. Mélonio. ibid. p. 127). Les errements de l’imagination entre l’odeur sulfureuse du scandale et la morne sévérité de la vertu, le tout entremêlé d’effets gothiques, érotiques et sanglants, se présentent vite comme des obstacles à la grande ambition, réduisant le drame historique à une standardisation facile à reproduire. Les modèles à succès qui demeurent sont les pièces du vieux Alexandre Dumas, qui transposait les effets expérimentés au théâtre dans ses compositions romanesques. Dumas assura ainsi la persistance de l’atmosphère gothique puisée à même le roman noir anglais : «Ce qu’il voulait, c’était de l’action violente. L’époque Henri III avec ses duels, ses complots, ses débauches, l’âpreté de ses haines politiques, lui rappelait l’époque napoléonienne. L’histoire arrangée par Dumas, c’était celle que souhaitait le peuple français, légère, colorée, toute en contrastes, avec les Bons d’un côté et les Méchants de l’autre. Ce peuple de 1829, qui est le peuple du parterre, c’est celui qui a fait la Grande Révolution et les guerres de l’Empire. Il aime à voir ses rois et leurs règnes en tableaux “héroïques, familiers et dramatiques”. Les audaces brutales conviennent à d’anciens grognards. Eux aussi avaient serré trop fort des bras blancs et menacé des rivaux de leurs épées…» (A. Maurois. op. cit. 1957, pp. 70-71). Car Dumas est aussi l’héritier de la Révolution française, et en particulier de sa morale activiste. Chez lui, il n’est nullement question que l’histoire soit un long fleuve tranquille! Il ne peut d’ailleurs jamais se résoudre à laisser une héroïne passive, seule, devant le vice incarné dans une âme damnée : «Souvent, et c’est là son secret, Dumas introduit des personnages secondaires qui sont bien à lui et il explique les grands événements de l’histoire par l’action de ces inconnus. Parfois ils ont existé. Il y a un vicomte de Bragelonne, ombre à peine entrevue, dans Mme de La Fayette. Parfois Dumas les crée de toutes pièces. Le miracle est que ces héros imaginés sont toujours présents aux moments cruciaux de l’histoire réelle. Athos se trouve sous l’échafaud de Charles Ier Stuart et recueille ses dernières paroles; c’est à lui que s’adresse le fameux : “Remember.” Athos et d’Artagnan rétablissent, à eux deux, Charles II sur le trône d’Angleterre. Aramis tente de substituer à Louis XIV un frère jumeau, qui deviendra le Masque de Fer. L’histoire se trouve ramenée au niveau de personnages aimés, familiers, et du même coup au niveau du lecteur» (A. Maurois. ibid. p. 200). Voilà comment le roman historique porte encore la trace toute chaude du drame et démocratise l’historicité. Dumas ne se faisait aucun des scrupules qui rongeaient Schiller et Gœthe. Gœthe restait hanté par le tragique baroque alors que Dumas a rompu complètement avec la tradition classiciste. Il vogue allègrement vers le multimedia bourgeois par excellence, l’opéra : «Sans devenir à proprement parler historique, car l’élément historique n’est pour lui qu’un déguisement et un prétexte, le “grand opéra”… sacrifie au goût de l’histoire. Mais celui-ci ne devient vivant que lorsque la passion politique se cache sous la masque» (A. Einstein. La musique romantique, Paris, Gallimard, Col. Tel, # 86, 1959. p. 147). C’est en suivant le même parcours que les adaptations en comédies musicales des Belles-Sœurs et de Sainte Carmen de la Main de Michel Tremblay nous disent que ce qui était présenté en 1966-1974 comme des pièces d’actualité (des expériences), aujourd’hui sacrifie au goût de l’histoire (de la représentation).


Les drames historiques de Bouchard s'inscrivent dans l'Idéologique dans lequel le genre est né. S'il n'y a pas d'action, le drame n'existe pas. C'est la reproduction, en prison, d'une tragédie survenue dans un collège de Roberval quarante ans plus tôt qui soutient Les Feluettes. Les souvenirs mythomanes d'une mère absente dans l'esprit de ses enfants qu'elle a abandonnés dans Les Muses orphelines. Les rappels d'un «petit frère» qui n'a probablement jamais existé dans Tom à la ferme.Plus les conditions de restriction sont sévères, plus l'action se fait urgence. Les fantômes hantent les pièces de Bouchard. Sous leur pression, les personnages n'ont d'autres choix que d'adopter la morale activiste pour sortir de leur impasse dramatique, sans laquelle l'Histoire comme le drame resteraient bloquées dès l'ouverture du rideau. Et le fantôme dans Christine la reine garçon? Le père, la figure du père, à la fois figure bonne et figure archaïque : Gustave Adolphe II, tué à Lützen. C'est lui que les parapluies noirs portés par les courtisans représentent dans la scène finale. Il préside à la demande en mariage de Charles-Gustave et lorsque Christine décide de «l'adopter» plutôt que de le marier, en en faisant ainsi son héritier à la couronne après son abdication, la volonté du père est satisfaite et les courtisans ferment leurs parapluies. Ainsi, tous les protagonistes qui gravitent autour de Christine sont mues par cette gravité paternelle newtonienne qui n'a cessé de l'habiter depuis la mort du Père. Christine parle. Christine décide. Christine s'oppose. Christine agit. Christine aime et hait. Alors, aux autres de s'adapter par une contre-action qui ramène toujours à ce fantôme paternel. De la «collision» de ces morales activistes naît la trame qui l'achemine vers l'abdication (la désertion), la conversion au catholicisme (en quittant le monde luthérien pour vivre dans l'Europe catholique, Christine n'a pas d'autres choix que de se soumettre au cujus regio ejus religio qui lui permettra d'être ensevelie à Rome à côté des papes), enfin l'exil entre Fontainebleau et Rome (l'errance baroque). Et, en ce moment, n'est-ce pas le drame historique qui peut interpeller le plus profondément le Citoyen-Roi québécois? Déserter. S'effacer. Errer…⌛

Montréal
29 novembre 2012

L'essentialisme peut-il casser des briques?

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Comment l'essence ferme le mur à la liberté

L’ESSENTIALISME PEUT-IL CASSER DES BRIQUES?

Le monde est ainsi fait que les politiciens sont des opportunistes. Ils servent en discours et en pantomimes ce que les électeurs de chaque comté veulent se faire servir. En fait, ce sont les courtisans de la démocratie. Si Colbert devait travailler pour augmenter les rentrées fiscales qui permettaient à son souverain de faire ses guerres capricieuses, et ce afin de pouvoir se payer un titre de noblesse pour lui et sa dynastie, aujourd’hui, les candidats députés, chefs de parti ou autres, doivent promettre (livrer, c’est moins certain) ce que le Citoyen-Roi de l’endroit veut entendre. Ainsi, Stephen Harper aime bien commencer ses discours nationaux en français. Justin Trudeau, en anglais. Ça flatte les égos régionalistes, mais en aucun sens cela n’affirme la constitutionnalité du bilinguisme canadien. Que les derniers résultats du recensement de 2011 montrent que le français est en perte de vitesse au Québec et que le français et l’anglais le sont à l’échelle du Canada suggèrent que les nouveaux arrivants, tout comme aux États-Unis, sont assez nombreux pour se passer des deux langues canadiennes pour fonctionner en groupes fermés. Des ghettos d’immigrants se forment. Et il est possible d'y vivre l’économie de marché sans avoir à user, autrement que par nécessité, de l’une ou l’autre des deux langues «officielles». Devons-nous nous en inquiéter?

La vitalité d’une langue dépend de la façon dont nous l’utilisons. Le joual a été moins dommageable pour la langue française au Québec que le laxisme paresseux avec lequel les lexicographes chargés de dresser la liste des mots ou les grammairiens qui ont changé la formulation des règles de grammaire pour faciliter l’apprentissage de la langue qui sévissent depuis une quarantaine d'années. Le goût du néologisme, pas toujours nécessaire, pas toujours approprié; les pédagogues qui considèrent uniquement l’aspect utilitaire et fonctionnel de la langue, enfin les producteurs culturels qui fuient le style comme une marque d’élitisme et de verbiage inutiles pour exprimer l’essentiel des sentiments plus que des pensées, cette misère du langage est différente de celle que la loi 101 du Québec avait pour but de cibler et de combattre. La platitude des bavardages radiophoniques, télévisuels et des média sociaux montre que l’analphabétisme se perpétue à travers le manque de soins avec lequel la langue est maniée. Il en va de même de l’anglais - sauf chez les francophones du Québec qui, toujours désireux d’être plus catholiques que le pape, écrivent mieux l’anglais que le français. Comme marque d’aliénation bourgeoise, on ne pensait pouvoir trouver mieux que le joual des prolétaires, pourtant on a inventé pire grâce aux «protecteurs» de la langue française!

Qu’est-ce que tout cela nous enseigne. D’abord, qu’il n’y a pas un essentialisme linguistique au peuple québécois, et par corollaire, pour aucun peuple. Les Irlandais ont abandonné le gaélique pour l’anglais. Le latin a disparu avec l’empire romain (comme le remarquait déjà Tacite en son temps) et n’a survécu que comme une lingua franca de la catholicité et la diplomatie pendant une longue période sur le modèle de fossile-vivant. La plupart des gens ignorent l’étymologie des mots qu’ils emploient. Les métissages ne donnent pas toujours des chefs d’œuvre de création originale. Le cajun des anciens français de la Louisiane, la langue acadienne (que l’on justifie par sa proximité avec la langue de Rabelais) ne sont pas comparables au baroque mexicain qui a évolué pour donner un art national émancipé à la fois de ses racines nahuatl et espagnole sans les renier. Voyez Frida Khalo. Si le succès n’a jamais été démenti au Québec de Zachary Richard et d’Antonine Maillet et de sa Sagouine, c’est qu’il y a là des formes expressives qui rassurent pour une langue québécoise prompte à s’angliciser et que même le jour où elle sera rendue tellement métissée d’anglais et d’expressions anglaises qui dénoteront que nous sommes des francophones pensant en anglais, nous pourrons encore nous convaincre que la culture québécoise est encore pleinement vivante! Encore une fois, c’est une démonstration que les Québécois ne sont pas plus essentiellement francophones qu’ils n’étaient catholiques comme on le croyait naguère.

Cet essentialisme culturel, qui sort de la même boîte à malices que le «dessein intelligent» ou autres formulations conservatrices réactionnaires à la modernité, satisfait cette paresse mentale. Il invite, par son aspect tragique et fataliste, à baisser la garde. Il suppose des mondes fixes, comme le croyait Cuvier avant que Darwin confirme certaines hypothèses de Laplace sur le transformisme des espèces. Et comme la culture est le prolongement des facultés d’adaptation des espèces organiques, celle-ci ne peut, à son tour, que choisir des voies dans lesquelles elle se transformera pour devenir autre de ce qu’elle est présentement. Les cultures qui refuseront de s’adapter, comme les espèces qui n’ont pu le faire par le passé, se fossiliseront jusqu’à leur extinction. Ceux qui auront navigué vers la transformation survivront, mais autres : métissés ou sur le modèle décadent de fossiles-vivants. Voilà les options devant lesquels se trouve confrontée l’existence des cultures. Adapte-toi ou meurt. Aucune essence transcendante ne soutien les cultures. Les valeurs comme les symboles également sont soumis à variations de normes et de sens. En partant de ce constat, la vigilance s’impose d’urgence contre la paresse et la dépréciation des valeurs et des symboles qui soutiennent une certaine unité québécoise dans l’espace et dans le temps possibles. Pour l’unité d’intrigue, nous aurons à agir ou à réagir constamment aux nouveaux défis que l’Histoire dressera devant nous. Enfin, l’unité de corps de la collectivité doit apprendre une «hygiène» et une «diète» qui imposeront des remèdes de cheval contre le conservatisme régressif et une médication alternée de «jeûnes» et de «purges» qu’il faudra bien s’imposer devant les bactéries mangeuses de cultures et les virus nécrophages qui phagocytent notre corps collectif.

En ce sens, la récente déclaration de Justin Trudeauà des électeurs ontariens affirmant «cette facette importante de l'identité canadienne qu'est la possession d'une arme à feu», a fait bondir tous ceux qui se distinguent des Américains dans leur identité de Canadiens. Évidemment, à une semaine de l’anniversaire du massacre de Polytechnique de 1989, c’était plutôt navrant, c’est le moindre qu’on puisse dire. Certes, M. Trudeau pourra toujours nuancer en disant qu’il y a une marge entre la possession et l’utilisation d’une arme à feu. Cela s’entend, et à ce titre, tous les pays du monde peuvent affirmer, depuis le rappel des arbalètes, que «la possession d’une arme à feu» est importante pour leur identité! On ne peut raisonner plus creux. Une fois de plus, preuve est faite qu’un trou noir habite le crâne de Justin Trudeau. Les plus perspicaces ont répondu que la formulation était juste pour nos voisins Américains, que la possession d’armes à feu était garantie par la Constitution - en fait par le Bill of Rights, rajoutés par Jefferson - les fameux amendements constitutionnels -, dont le deuxième stipule qu’«une milice bien ordonnée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas enfreint». En fait, Jefferson, qui disait que l’Arbre de la Liberté avait parfois besoin d’être arrosé du sang des patriotes, soupçonnait que tout gouvernement tend à la tyrannie et qu’il est parfois du devoir des citoyens de se rebeller contre leur
Massacre de la Saint-Valentin, 1929
propre État s’il enfreint les libertés fondamentales, les garanties de l’existence et du droit à la poursuite du bonheur. C’était déjà la désobéissance civile en potentiel dans la Charte des Droits ajoutée à la Constitution. Bien sûr, dans l’esprit de Jefferson, il ne s’agissait pas de canarder tout le monde sous un prétexte quelconque! En ce sens, la libre possession des armes à feu peut apparaître comme une réaction de la liberté contre la tentation de la tyrannie de la majorité, lorsque cette majorité est précisément dévoyée par une minorité dominante. La possession des armes à titre individuel fait donc bien partie d’une structure (mais non d’une essence - un autre amendement pouvant, un jour, abolir le premier) de l’histoire américaine, avec l’effet pernicieux que cet amendement constitutionnel a nourri la violence politique (quatre présidents assassinés en moins d’un siècle, sans compter les tentatives manquées, c’est ce qui peut être qualifié d’une «bonne moyenne au canon»), la criminalité de gangs, les tueries de masse et les meurtres en série de psychopathes.

Ledit Justin avait bien voté contre l’abolition du registre des armes à feu, il y a pas six mois de cela en Chambre des Communes. Les Conservateurs ont déjà beau jeu pour le ridiculiser et montrer qu’il n’y a aucune cohérence entre ce qu’il fait et ce qu’il dit. Sur ce point, il faut reconnaître qu’en terme de «cohérence», Stephen Harper est logique entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, même si nous répugnons à ce qu’il fait et médisons sur ce qu’il dit. Carpette du lobby israélien au Canada, il favorise ainsi ce sale petit État d’Israël qui vient de voler les retours d’impôt des Palestiniens pour bouder le vote fortement majoritaire des pays membres de l’O.N.U. qui ont reconnu un statut d’État observateur à l’État palestinien lors des assemblées générales de l’organisme. Un État bandit, c’est ce qu’on disait déjà de l’État hitlérien dans les années 1930. On voit qui en a hérité le titre, l’esprit et le modus operandi.

Mais le banditisme n’est pas un essentialisme de la culture juive, pas plus que de la culture italienne ou de la culture québécoise. Il y a des mœurs qui peuvent se prêter à contourner des lois, certaines plus faciles que d’autres, mais, en général, l’illégalité fait partie de la structure même de la légalité dans les comportements collectifs. Le tout consiste à voir comment les structures illégales sont «harmonisées» avec les structures légales. Si les premières dominent les secondes, alors nous sombrons dans un système sauvage, de capitalisme, de communisme ou de dictature qu’importe son nom. Si les secondes parviennent quand même à faire prédominer la loi sur l’illégalité, alors il y a un système de double standard qui décrit assez bien l’état de nos mœurs que l’actuelle commission gouvernementale d’enquête présidée par la juge Charbonneau rapporte. Ce qu’elle nous dit, c’est que les structures légales sont fortement rongées par le cancer de l’illégalité dans les plus hautes instances du fonction-nement insti-tutionnel. Centrée sur l’octroi des permis de construction, de la façon dont les coûts sont estimés et chargés, enfin des ristournes politiques qui aboutissent des urinoirs aux fonds des coffres des partis politiques municipaux et provinciaux, la Commission Charbonneau pourrait voir surgir à côté d'elle, des tas de petites sœurs qui retrouveraient le même processus dans le milieu universitaire, le milieu médical et hospitalier, le milieu des services publics, etc. C’est dire que, malgré les réserves douteuses du Parti Libéral et du gouvernement Charest, il était temps de crever l’abcès. La question demeure : quand un autre système d’illégalité viendra-t-il prendre la relève de celui qui vient de crever? S'il n'est pas déjà installé…

Comme l’illégalité est structurelle à nos mœurs, la tentation est vive de crier là à un essentialisme de la culture québécoise, et tous les maffieux s’avoueront victimes de l’essentialisme qui n’est pas un humanisme! Cette négation du transformisme et de l’évolutionnisme est une façon de pétrifier les institutions, les mœurs et les règles normatives d’une société. Aucun anthropologue sérieux ne peut donner son aval à ce type de thèses qui contient davantage de racismes et de ségrégationnismes que d’observations objectives des conduites et des mœurs des sociétés. Ce fondamentalisme post-moderne, qui fait fi des connaissances pour s’ancrer dans des doxa unaires, s’en prend aux libertés individuelles sous le couvert de la «raison raisonnante», de «l’évidence», de la «loi naturelle» revue et corrigée par un scientisme religieux de droite. Fils bâtard de l’idéologie catholique et du triomphe du capitalisme qui s’empressait, après la chute du mur de Berlin, de s’écrier qu’enfin étaient arrivées la fin de l’histoire et l’affirmation du dernier homme, cette vision apocalyptique, catastrophiste encore-là héritée de Cuvier, où le Déluge biblique est ramené à l’égal de la comète de Xixulub, conduit logiquement à dire que l’image de la petite famille américaine de 1950 était déjà présente dans la famille Flintstone qui vivait dans une caverne avec cuisinière alimentée au feu d’un dragon et trompe d’éléphant comme aspirateur. Avec les thrills que l’annonce du calendrier maya leur fournit pour une éventuelle fin du monde le 21 décembre 2012, on s’apperçoit qu’il s’agit bien là d’un goût d’apocalypse sans eschatologie, c’est-à-dire une fin du monde ouverte sur le néant et non sur une signification ou une moralisation riche des anciens millénarismes aux discours sur les fins dernières.

Si l’essentialisme est une vision d’un esprit pathologique lié à la désagrégation de la civilisation occidentale, comment expliquer ce rapport dialectique entre les nécessités qui sont celles à laquelle le principe de réalité et les contraintes nous astreignent à accepter et la possibilité fructifiante du principe de plaisir et des aspirations qui nous motivent toujours à aller de l’avant dans l’Histoire?

J’ai analysé ailleurs la philosophie de l’histoire du thème de la Préhistoire. Des premiers discours occidentaux qui remontent à la Renaissance jusqu’aux découvertes les plus récentes (de l’époque, la célèbre petite Lucy), les grandes thèses exposées dans l’étude de G. G. Simpson, les rivalités entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, entre Darwin et Russell, entre les Leakey et Dart, permettent de saisir l’historicité (ce qui se rapproche le plus de ce que les essentialistes considèrent comme une permanence transcendante) entre l’orthogénèse et les opportunités afin de rendre l’adaptation comme solution, à la fois organique et culturel, d'une continuité capable de se moduler aux facteurs internes et externes qui défient les espèces.

L’orthogénèse n’est pas une «essence». L’orthogénèse désigne l’idée d’une direction dans le processus évolutif. Ainsi, de l’apparition des premiers chordés (c’est-à-dire de poissons munis de colonnes vertébrales) lors de la lointaine période cambrienne jusqu’à l’être humain, il y a bien une ligne directrice de l’évolution. Il y a toujours, dans la nature, des êtres organiques dénués d’ossatures internes liées à la colonne vertébrale, des exosquelettes (les requins), des mollusques, en plus des insectes et des arachnoïdes. Aussi, l’orthogénèse des chordés n’est-elle pas la seule qui chemine et perdure dans l’histoire de la terre. Pourtant, ce qui marque la force de ce phylum vivant, c’est sa capacité à surmonter les grandes extinctions préhistoriques (au tournant du permien et du trias, au tournant du crétacé et du cénozoïque) pour s’adapter aux situations externes «catastrophiques» nouvelles et poursuivre une évolution qui tout en «perfectionnant» les nouveaux modèles de chordés (qui finissent par dominer les mers, les terres et les airs), trouvent toujours les opportunités organiques ou culturels pour survivre à des situations extrêmes qui se présentent comme de véritables défis existentiels.  L’adaptation est donc le produit de la dialectique de l’orthogénèse et des opportunités, de la structure organique d’un long phylum multimillénaire et les variations expérimentales diverses et contradictoires qui se sont présentées à travers différents défis existentiels. On le voit, comme disait Laplace de «l’hypothèse Dieu» dans l’explication de la nature, l’essentialisme en est une autre qui est permis de ne pas retenir.

Préférera-t-on des observations de cultures et de civilisations pour essayer de sauver cette poupée gonflée à l’hélium réactionnaire? L’égyptologue américain Breasted, au début du siècle précédent, est l’un des seuls à avoir reconnu qu’il existait autant de différences entre l’Égypte de Manès ou de Chéops avec celle de Ramsès II ou de Cléopâtre, qu’il y en avait entre l’Angleterre de la reine Elizabeth et de Shakespeare et la sienne. C’est donc dire que l’image d’une civilisation considérée au XIXe siècle comme immuable pendant 4000 ans avait quand même connu bien des opportunités afin de s’adapter aux crues du Nil, à la poussée du désert, à la menace des Nubiens comme des peuples du Moyen-Orient. Elle avait connu une révolution religieuse majeure, éphémère, la révolution amarnienne, le premier monothéisme d’État, celui d’Akhenaton; elle avait connu l’occupation perse; la piraterie grecque, la conquête d’Alexandre le Grand et le métissage de la civilisation égyptienne avec la civilisation hellénique et qui produisit la cosmopolitaine culture hellénistique dont le cœur rayonnant resta Alexandrie. On chercherait en vain «l’essence» de la culture égyptienne dans tout cela, sinon de dire qu’elle a su s’adapter à toutes les situations. Ce qui n’en fait pas une essence pour autant spécifique mais plutôt une tautologie. Inutile de penser à l’Empire céleste, qui a subi unifications sur démembrements les uns après les autres au cours des millénaires… Ne pensons qu’au christianisme : celui de Benoît XVI, malgré son conservatisme d’esprit, n’a plus grand chose à voir avec celui pratiqué à l’époque de saint Augustin et encore moins avec celui fondé par les Actes des Apôtres. Conclusion, le «concept» d’essence culturelle est une blague pour les simples d’esprit qui se piquent de haute philosophie.

Existe-t-il une essence préalable à toute existence? On peut verser de l’essence à la vanille ou de l’essence aux fraises dans un gâteau, cela lui donnera du goût, mais ne sera pas le gâteau qui est de farine, de lait, de sucre, de beurre… On peut faire même des gâteaux qui manqueront de l’un ou de l’autre de ces ingrédients. L’analogie est instructive. Elle nous dit que l’essence est un produit du goût, ou plus exactement de nos perceptions et de notre imaginaire. Nous pouvons définir n’importe quoi comme essence de l’existence. Dieu pour les croyants, les principes pour les métaphysiciens, les lois pour les scientistes et les juristes. Dans tous les cas, nous en revenons à une mise en cohérence des images qu’ont perçu nos sens et auxquels nous ajoutons une transcendance virtuelle issue d’une symbolique souvent ésotérique ou gnostique, ou d’une idéologie socio-politique - comme dans le cas de l’essentialisme culturel -, qui favorise une minorité dominante, qui se croie «élue», dotée du «droit de dominer», parce que riche ou puissante, ou les deux à la fois, tout ça au détriment de la majorité à partir d’une croyance articulée à un processus de désinformation. Donc, si l’essence existe (sic!), elle dépasse notre entendement, et comme nous ne pouvons rien en dire, mieux vaut alors ne pas s’y attarder car ce serait perdre à la fois son temps et son esprit.

Considérons cela comme une tentative désespérée d’un courant idéologique de figer humanités et espèces vivantes dans un état inamovible qui garantirait la sécurité sur la liberté, la certitude sur le mystère, l’ordre sur la création. Il y a des essences qui polluent l’atmosphère, matières fossiles ou biocarbures, les combustibles organiques sont de toutes manières polluants, que ces organismes soient fossiles ou vivants. L’usage de biocarbure, en plus, augmente la rareté des céréales entraînant du coup une augmentation des prix des denrées alimentaires sur le cours du marché, rien de bien édifiant, reconnaissons-le. Il en va de même des essences qui polluent l’esprit, idées anachroniques ou idéologies manipulatrices, les essences philosophiques réagissent à un univers matérialiste, utilitariste, fonctionnaliste, existentialiste sans apporter grand chose à la compréhension du monde telle que l’entendent les herméneutes depuis Dilthey. Nous pouvons bien entendre, avec Jean Grondin, que l'herméneutique est fondée sur l'universalité du verbe intérieur et que derrière tout discours, la compréhension vise un sens intérieur qui excède les termes du langage extérieur, ou plus précisément de l’explication objective. C’est supposer que cette «universalité du verbe intérieur» - l’essence - ramène à une foi cosmopolite, antérieure à toutes formes religieuses ou philosophiques. Alors, nous nous enfermons dans une expérience mystique de l'essence, et la réalité de l’essence n’est même plus un présupposé nécessaire à cette expérience. Avec Bataille, nous pouvons recourir à l’érotisme pour faire parler ce «verbe intérieur». On a déjà là la célèbre empoignade entre Foucault et Ricœur. L’herméneutique permet-il d’accéder au divin? Nous ne le pensons pas. Elle ne permet que d’accéder à l’inconscient et aux motivations pulsionnelles qui ont leur propre logique qui n’est pas nécessairement la logique critique de la philosophie ou de l’analyse scientifique. Ce qu’avait déjà saisi le sociologue Pareto lorsqu’il distinguait le logique/illogique comme distinct du couple rationnel/irrationnel. Elle borne alors l’herméneute à une approximation, avançant prudemment sur des charbons ardents, manipulant avec dextérité des témoignages et des révélations (des aveux) dont il est difficile d’extraire la vérité de la dissimulation. «Le verbe intérieur» de Grondin n’est pas plus honnête que le verbe extérieur qui dit, ment, se dédit, confesse, se récuse, brouille. Lui-même n’échappe pas à l’explication et, par le fait même, revient à l’étape de la connaissance, de l’explication et de l’analyse. Seule demeure le mystère qui échappe toujours à faire d’une interprétation une certitude, et si là réside le «verbe», le «principe», «Dieu», il y a des chances pour que son espace ne cesse de se retrécir avec l’exploration de la conscience humaine, qui ne fait, en vérité, que commencer.

Nous sommes rendus loin de l’essence culturelle avec laquelle Trudeau-le-petit nous baragouine que «la possession des armes» est une caractéristique de l’Être canadien. C’est dire combien la pensée canadienne aime se vautrer dans le purin de porcs sans nécessairement y chercher une perle⌛
Montréal
3 décembre 2012

L'inlassable retour de Séraphin Poudrier

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Jean-Pierre Masson (Séraphin) et Donalda (Andrée Champagne)

L'INLASSABLE RETOUR DE SÉRAPHIN POUDRIER

Qu’est-ce que Les Belles Histoires des Pays d’en haut? Un roman d’abord. De Claude-Henri Grignon, Un homme et son péché, publié en 1933. Puis, un radio-roman, des films en noir et blanc, une série télé d’une demi-heure en noir et blanc avant de passer à une heure, en couleur. Des personnages truculents qui gravitent autour d’un maire avaricieux, rusé, assoiffé autant de pouvoir que d’or. Autour de lui, une épouse, Donalda, Sainte-Misère; un rival, Alexis Joe-Branch Labranche; un curé colonisateur, le curé Labelle. À une époque où le gouvernement québécois essaie de vendre le Nord Québécois dans un plan tire-misère, est-il approprié de ressusciter cette série?

On parie encore que oui. Le film de Charles Binamé a eu un succès certain, succès populaire plus que succès artistique. Ce film voulait rompre avec la tradition de la série télé en présentant des sujets tabous sous la plume de Claude-Henri Grignon, en particulier «les créatures», c’est-à-dire le sexe. Les fesses de Roy Dupuis ajoutaient un piment érotique à une histoire sordide. Je ne suis pas pudique, mais pour avoir vu les fesses de Guy Provost dans le film Les Ordres, je n'aurais sûrement pas appréciées de les voir dans Les Belles Histoires.

Qu’est-ce que les Belles Histoires des Pays d’en haut, à la télévision? Une série qui tient encore du radio-roman (par l’usage du bruitage). L’économie des scènes extérieures (trop coûteuses pour l’époque). Des décors intérieurs de cartons dont les murs vibraient chaque fois qu’une porte était fermée. Des comédiens souvent maladroits, dont certains éprouvaient des blancs de mémoire, d’inattention, de répliques impromptues qui brisaient l’élan du dialogue. Bien sûr, Jean-Pierre Masson en Séraphin a fait oublier Hector Charland, vraiment très mauvais comédien. Andrée Champagne, de même, Nicole Germain. Des personnages stéréotypés, campés, célébrant la dureté des hivers avant que Gilles Vignault ne chante Mon pays, ce n’est pas un pays c’est l’hiver. Mais avant tout, une sérénité d’un milieu fœtal, protégé par la sauvagerie de la nature, replié sur lui-même, porteur d’une mentalité de garnison. Tous les étrangers qui s’établissaient dans les Pays d’en haut étaient suspects aux yeux des habitants de Sainte-Adèle. La terre paternelle y jouait son rôle de figure de Mère difficile et âpre, mais bonne pour ses enfants travailleurs, impitoyable pour ses paresseux. La figure paternelle, bonne mais colérique, éruptive du curé Labelle, le «Roi du Nord» qui tient tête aux lointains premiers ministres comme à Séraphin, projetait l’État idyllique. Enfin, le bon peuple, avec ses qualités parfois surhumaines, d’autres fois franchement médiocre. Les péchés capitaux y valsaient, menés par l’avarice du maire tout-puissant. À sa mesure, la série télé, dans ses décors de cartons, livraient une copie adaptée de l’Enfer de Dante. Un enfer glacial, mais où la chaleur humaine résidait dans des types d’humanités, universels et particuliers à la fois. Sans idéal de soi, sans soumission au ça non plus, le moi québécois des Belles-Histoires de Grignon est un Moi collectif à mesure humaine. Le ton moralisateur apparaît aujourd’hui insupportable. À l’époque, il faisait déjà sourire. Mais Grignon, lui, ne souriait pas.

L’annonce d’une nouvelle version télévisuelle des Belles Histoires me laisse songeur. Qu’avons-nous, aujourd’hui, en plein XXIe siècle, le besoin de se radoter encore ce sujet de l’avaricieux cannibale de terres et d’or? Sans doute avons-nous besoin de retrouver une vision idyllique du Québec et des Québécois alors que nous sentons la corruption nous ensevelir sous les catacombes des immondices politiques. Les maires Bourque et Tremblay sont des mollassons à côté de Séraphin Poudrier. Le maire Vaillancourt n’a même pas l'intégrité de l’avare. À côté de ces tripoteurs de bas-étages, les péchés du monde des Pays d’en haut apparaissent bien véniels.

Symboliquement, il s’agit de redécouvrir une histoire perdue depuis une génération à travers des leçons transversales et des cours diagonaux. Le curé Labelle, Honoré Mercier, Adolphe Chapleau, Arthur Buies, ont vraiment existé, et comme tout drame historique, ils sont là pour accréditer la vérité des faits et anecdotes relatés par Grignon. Le sens de l’Histoire baigne dans la tradition, le rapetissement de la vie autour de l’alcool, des «créatures» et du travail difficile de la terre de roches.  C’est le monde où n’existe pas le Mal transcendant. Séraphin perd, au cours de son évolution, cette image de Père archaïque que Binamé lui a restitué dans son film. En ce sens, le film des années quatre-vingt dix a fait régresser le personnage à ce qu’il était dans les vieux films des années cinquante, lorsqu’il était interprété par Hector Charland, et que l’avarice n’était pas le seul ni le moindre de ses péchés.

Le réalisme d’Un homme et son péché, et sur ce point les critiques sont d’accord, prenait le roman du terroir à son propre jeu. La vie difficile mais belle, tant vantée dans les romans patriotiques édifiants avait son revers dans la boue, la neige, le givre, la froidure, le soleil torride, les chaleurs humides des saisons québécoises. Les êtres humains suivaient les mêmes penchants excessifs et contradictoires. En ce sens, la série développée par Grignon donnait des Québécois une image d’eux-mêmes qui joignait le pathétique à l’héroïque. Les premiers jets du roman et du radio-roman tombaient facilement dans le sordide et le misérabilisme. Avec le développement de la série télé, Grignon a retenu son «réalisme» pour se laisser porter par une nostalgie du terroir. Tout au long des années 60, au moment où la série connut son succès, les mutations de la société québécoise contredisaient l’idéal moralisateur de Grignon. La tradition, la famille, la patrie, la foi religieuse catholique, tout cela était emporté par un monde qui en était tout le contraire. Aujourd’hui, les reprises quotidiennes de la série à Radio-Canada remportent toujours le même succès. Avec les «soirées canadiennes» de rigodons et de gigues (et non de gigs), les télé plasma des centres d’accueil pour personnes âgées ressassent la voix radio-canadienne de Jean-Paul Nolet qui annonce «une autre page des belles histoires des pays d’en haut».

Alors, pourquoi reprendre ce thème, aujourd’hui? Par paresse? On cherche un succès garanti en partant d’une recette assurée. Il suffira de moderniser le tout et nous obtiendrons des Belles histoires des pays d’en haut, made in XXIe siècle. Le rapport de la télévision avec le temps suit sensiblement la même voie que celle du cinéma. Le passé, lieu d’exotismes, de dépaysements, de vitalité contraste avec l’essoufflement de notre monde post-moderne. La B.D. fournit des scénarios du futur, mais également - pensons au Magasin général de Loisel et Tripp, qui est l’un des meilleurs vendeurs dans le genre - au passé québécois. La mentalité de garnison qui habitait les personnages de Grignon est sans doute moins présente que du temps où la série passait en radio ou en téléroman. Pourtant, c’est cette mentalité de garnison qui enrobe le monde des Belles histoires. Sans cette mentalité, ce ne sont plus les Belles histoires. Les personnages truculents sont peut-être amusants ou pathétiques, mais dès que nous sortons de leur truculence, la vérité apparaît tout autre. En effet, Grignon savait les sortir de cette truculence superficielle pour les jeter dans le drame, la mainmise du maire avaricieux sur les propriétés, les dettes capital et intérêt, les taxes à payer dont il bénéficiait d’une ristourne en tant qu’intermédiaire avec les gouvernements fédéral et provincial. Cette truculence finalement n’était là que pour cacher la lâcheté, la servilité, la suspicion des habitants de Sainte-Adèle. La terreur exercée par un mari grincheux sur sa femme douce et passive. Les rêves impériaux d’un curé mégalomane qui veut faire des pays d’en haut un véritable empire francophone et catholique en vendant ses richesses naturelles aux Anglais et aux Américains. Sur ce point le thème du roman et du téléroman de Grignon aura servi de courroie de transmission aux sources symboliques et idéologiques du deuxième Plan Nord, celui du Nouveau-Québec d’après-guerre. Avec la version cinématographique de Binamé, l’évolution des personnages n’avait pas avancée. L’histoire de Séraphin Poudrier est une histoire achevée. On peut, comme Les Misérables de Hugo, en faire une comédie musicale, un autre film, une autre série télé, un jeu vidéo, que sais-je?  Mais elle ne peut débloquer sur autre chose, une autre vision de notre passé, de notre histoire qui en appellerait pas à cette mentalité de garnison, à cette fièvre obsidionale devant l’ouverture et qui dit qu’il vaut mieux rester entre soi plutôt que de s’ouvrir l’esprit et le cœur.

Éric Bruneau et Mariloup Wolfe
Radio-Canada a pensé à Gilles Desjardins, le réalisateur de Musée Éden, une série qui mêlait C.S.I. dans un décor de Montréal de 1910 avec des histoires de corruptions politiques et policières. Desjardins voit déjà en ses Belles histoires une imitation de Deadwood, une série américaine qui a eu un gros succès au cours de la saison dernière. Reprenant les textes originaux, écartés des versions définitives, Desjardins veut ramener le non-dit du passé québécois dans les nouveaux scénarios. C’est inquiétant. Verra-t-on Basile Fourchu, père de 14 enfants vivants sous les traits d’un maniaque sexuel? Jambe de bois comme un quêteux pédophile? Le secrétaire Dubouquet comme un efféminé du quartier gay de Saint-Jérôme? Ce qui allait pour une création comme Musée Éden n’ira pas nécessairement pour Les Belles histoires des Pays d’en haut.

Pour ma part, je ne vois donc pas l’univers de Grignon converger avec celui de Desjardins. Les producteurs, Sophie Deschênes de Sovimage et François Rozon d’Encore télévision pilotent financièrement ce projet et c’est eux que j’accuse de paresse dans cette résurrection d’une romance mille fois ressassées. Réécrire les 495 épisodes, ce n’est plus vouer un culte à une série, mais se rendre esclave d’un rituel qui ne peut élargir une audience qui, toujours, préférera l'original avec lequel on la comparera et sera perdante au fil d'arrivée car, comme je l’ai expliqué plus haut, c’est le mode de production de la série en studio qui marque la forme télévisuelle des Belles histoires, et non le récit déjà connu. Le succès du film de Binamé ne dément pas ce que j’avance puisqu’il s’est inscrit dans une réécriture des deux films des années 50 et non de la série télé. De plus, l’histoire des Pays d’en haut ne ressemble en rien au Dakota du Sud de Deadwood. Il y a là une violence qui ne concerne pas notre histoire. Regardez n’importe quel des épisodes des Belles histoires des Pays d’en haut et dites-moi ce qu’il s’y passe? Un curé-patriarche obsédé par la construction de son chemin de fer vers le nord. Un maire pathologiquement avaricieux. Un colon, ancien exilé, qui roucoule quand il ne s’enivre pas. Un petit curé d’Ars de paroisse. Un aubergiste lavette. Une maîtresse de poste guindée. Un notaire maniéré. Des gens à qui n’arrive rien sinon que des petits drames domestiques qui n’intéresserais pas normalement un spectateur s’il n’avait connu la télévision à l’âge héroïque du noir et blanc et des premières émissions en couleur. Bref, les intrigues sont des prétextes à tracer des portraits, des caractères, et non l’inverse tant il n’y a pas d’Histoire dans les Belles histoires. Il n’y a que des anecdotes récréatives. Cette truculence qui se renverse sous le poids de drames entraînés par les manigances d’un puissant maire avaricieux. Dans ce monde catholique, encerclé de protestants et d’anglophones, on s’imagine mal y voir se commettre des meurtres ou révélées du touche-pipi sordide. Contrairement à Deadwood, il n’y a pas d’or dans les Pays d’en haut. Il n’y a que les quelques pièces que Séraphin caresse frénétiquement dans son haut-côté. Peut-on tenir aujourd’hui 495 épisodes de cette mouture?

Je viens d’une ville, Saint-Jean-sur-Richelieu, sur laquelle j’ai produit un discours historique. C’est une ville qui, de ses lointaines origines françaises, dès les premiers voyages de Champlain, a vu passer Iroquois, missionnaires et soldats français, commerçants anglais, troupiers américains… Louis-Joseph Papineau et lord Gosford y ont terminé le voyage d’inau-guration de la première locomotive à avoir roulé sur des rails au Canada. Deux Patriotes de 37-38 arrêtés à La Prairie y furent délivrés par un coup de main de Bonaventure Viger en 1837. Une véritable flotte de navires marchands circulait sur le Richelieu jusqu’au lac Champlain. Des diligences faisaient halte à Saint-Jean entre Montréal et Albany, au point qu’il y eut un consulat américain durant plusieurs années. Des trains de bois descendaient le canal de Chambly. Plus d’une dizaine de poteries vinrent s’établir dans la région au milieu du XIXe siècle. Il y avait aussi des coins sombres et scabreux. Un pont de bois, payant, unissait les deux rives de la rivière. Un grand incendie en ravagea la rue principale en 1876. Deux de ses députés provinciaux furent premier ministre du Québec. L’un ministre des postes au gouvernement fédéral. Une querelle de collèges y sema l’émoi. De puissantes multinationalesétrangères s’y établirent et firent de la ville une des plus modernes du Québec au début du XXe siècle. Libéraux et unionistes s’y livrèrent des joutes épiques. Enfin, le crépuscule s’est abattu sur la ville, en même temps que tant d’autres, lorsque les activités quittèrent le centre-ville pour se disperser en périphérie, le long des voies d’accès. Moins qu’à Deadwood, je pense ici à Colorado saga de James Michener, qui fut adaptée pour la télévision dans les années 1980. Et ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres. Si le numérique peut faire revivre l’Angleterre des Tudors ou la Rome des Borgia, pourquoi pas une ville du Québec des XIXe et XXe siècles?

Bien sûr, l’argument de l’argent a bon dos et sans le minimiser, il faut reconnaître que de telles séries demandent des investissements jamais garantis. Le capital de risque porte ici bien son nom et dans le monde du spectacle, les succès gagnés d’avance sont incertains. Pourtant, il en allait de même aussi en 1950-1960 lorsqu’on produisit les Belles histoires des Pays d’en haut. Il en allait ainsi quand les Français produisirent la première version des Rois Maudits de Druon dans des décors de théâtre, alors que le remake des années 2000 ne souleva aucun intérêt. Il faut faire confiance alors au sujet retenu, au scénario, aux dialogues, aux caractères principaux et secondaires dans un décor de couleurs locales. Plus qu’un patrimoine «recyclé», c’est un patrimoine ressuscité qui s’ouvre ainsi devant ce besoin d’exotisme du temps. S’il y a une clientèle qui est prête à suivre ce type de série, autant en profiter de façon artistique et originale. Un décor urbain plutôt qu’un décor rural peut dépayser autant les téléspectateurs. La place aux intrigues qui s’étirent sur des générations y est garantie. L’évolution des décors, aidées de quelques reconstitutions numériques à partir de photographies, vaut sûrement des décors de carton construits dans des studios. Bref, sachons utiliser de manière la plus économe possible les ressources techniques, non seulement pour la production américaine, mais aussi les productions québécoises et canadiennes. Des réalisateurs, des scénaristes, des techniciens de la photo, de la caméra, du son, des acteurs et des actrices et tout le personnel de plateaux de tournage ne demandent qu’à travailler. Et plutôt que des recettes faciles, il serait temps de passer à l’émulation de ce qui a été fait ailleurs. Sinon, notre imaginaire collectif passera son existence prisonnier entre un maire avaricieux et son épouse misérable⌛
Montréal
6 décembre 2012

Rocco et ses frères

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Tragédie de Newtown, Connecticut, 14 décembre 2012

ROCCO ET SES FRÈRES

Voici venu le massacre des fêtes
C’est la saison où l’on s’abat.
Petit calibre et grosse Bertha.
Molson, vous offre un joyeux choix.
Molson…

Si j’étais le Time Magazine et l’on me demandait de désigner la personnalité de l’année, sans hésiter je répondrais Luka Rocco Magnota. Si les dernières semaines résument assez bien le contenu de l’année qui s’achève, on doit reconnaître que son esprit-assassin règne partout et ce depuis le début de l’année, avant même que son nom soit connu du grand public. La tuerie d’une vingtaine d’élèves et de six de leurs enseignantes dans une petite école primaire de Newtown, au Connecticut (14 décembre) répond comme un écho à son appel. Alors que la télévision et la fiction américaines polarisent sur les meurtriers en série afin de faire diversion (?), la réalité tangible du crime américain est maintenant passé au meurtre de masse. Une progression dans la quantification des victimes et la brutalité rustre est en train de s'inscrire dans la pratique de la criminalité américaine, et la mauvaise volonté des groupes de pression comme la lâcheté des gouvernements coopèrent au point qu'il serait permis de les considérer comme des complices tacites de ces assassins.

L’esprit Rocco est partout. Non seulement dans la civilisation occidentale, mais indissociable des apports de celle-ci aux autres civilisations. Nous le constatons bien au Moyen-Orient où les deux pays qui constituaient jadis la République Arabe Unie (1958-1961), la Syrie et l’Égypte, sont en guerre civile sanglante ou sur le pont d'y sombrer. Depuis plus d’une décennie Bachar al-Assad, fils de dictateur et dictateur lui-même, mène une guerre contre ses voisins (le Liban) et ses propres peuples. Sans la moindre pudeur, le moindre remords, le moindre respect pour les siens, il fait triompher le pouvoir contre la justice et crée un état violent perpétuel rarement connu dans un État. Ce salopard danse sur les cadavres de son peuple comme un ivrogne dans son vomi. Seuls les pays les plus autoritaires comme l’Iran ou les plus opportunistes comme la Russie et la Chine le supportent internationalement. En Égypte, la violence qui perdure à deux ans du printemps arabe, oppose un gouvernement islamique élu démocratiquement, toujours sur le point de basculer dans le fanatisme des Frères Musulmans et une armée qui a servi les régimes les plus corrompus, inféodée aux intérêts occidentaux. Là aussi les manifestations de masse et la violence sont en train de s’installer non seulement dans la banalité du mal, mais bien dans la banalité de l'horreur. Et j’omets toutes ces dictatures, tous ces fanatiques de différents gouvernements qui pillent, affament, torturent et tuent leurs propres semblables dans des pays où les i-phones sont moins présents pour capter instantanément toutes les images qui abreuvent nos fantasmes de destruction sadiques.

Alors, rabattons-nous sur la consommation intérieure puisque l’international nous laisse assez indifférent. Quand de tels crimes se commettent chez nous, et sur une échelle moins large, nous nous sentons autorisés de crier plus fort, de pleurer et de «sentimentaliser» avec plus de légitimité. Nous aimons mieux nos enfants que tout autres peuples, il est donc normal que nous souffrions plus du tort que les autres lorsqu’on leur fait du mal. C’est alors que Rocco apparaît, dans toute sa beauté glaciale. Son regard, froid comme la mort, projette déjà le ice-pic avec lequel il a tué sa victime tout en filmant le crime pour ensuite le poster sur You Tube. À Newtown, c'est un jeune homme de 20 ans, au regard tout aussi magnotesque, Adam Lanza qui a commis le carnage. Un grand enfant qui tue des petits, voilà où nous en sommes rendus, en Occident!

J’ai dit que l’esprit de Rocco était déjà là bien avant qu’il commette son crime sordide. Il a commencé à se manifester avant même que l’hiver ne finisse. Le gouvernement Charest, au Québec, sa compromission dans des affaires sales - très sales -, son agressivité tournée contre les étudiants et les manifestants qui lui résistaient, sa police - dont l’exceptionnelle 728, par sa taille et sa sociopathie - tant municipale que provinciale, n’ont pas hésité à éborgnerdeux étudiants manifestant, et cela, sans compter tous les autres : filles et garçons matraqués, frappés du pied, aveuglés par les poivres, insultés, humiliés, jetés en prison comme une petite pègre par les agents de la grande pègre gouvernementale. Il y a de quoi s’interroger sur les fondements éthiques et ontologiques d’un tel comportement étatique. L’État du Québec, un État policier? C’est que nous n’aurions pas évolué d’un iota depuis le temps de Duplessis et de sa police répressive (la P.P., la Petite Pute) à laquelle s’ajoutait la Petite Pègre pour aller matraquer les grévistes d’Asbestos et de Louiseville? Quelle continuité navrante. Et tous ces pantins : les Fournier, les Courchesnes, les Beauchamps, les Hamad, les Bachand et autres faquins libéraux qui, comme des chats tiennent par la queue la souris du Parti Québécois, parti d’incompétents, d’ineptes personnages et de lâches députés, les manipulant honteusement, n'hésitant pas, eux ces salauds qui ont volé sur une large échelle les contribuables, à jouer aux vertueux scélérats. Voilà l’indispensable bouillon de culture dans lequel se cultive l’esprit Rocco. Même le soir de l’élection du Parti Québécois et du nouveau Premier ministre, Pauline Marois, l’esprit de Rocco se manifestait par le meurtre d’un homme de scène tué par un déséquilibré armé de fusils de haut calibre. Depuis, que de suicides. Que de tueries. Que d’appels à l’évacuation de classes où l’on annonçait la venue d’un tueur de masse. Et la décision de la Commission qui redonne une liberté conditionnelle au docteur Guy Turcotte qui a exécuté, dans un moment d’éclipse de ses facultés mentales, (sic!) le meurtre sauvage de ses deux enfants alors que la mère fait la tournée des postes de télévision et de radio pour jouer à l’human interest tout en donnant des exposés en criminologie pour en appeler de l’acquittement de son mari. Une telle farandole, ça ne s’invente pas et aucun Gravol ne peut venir à bout des effets de nausée que tout cela entraîne.

Et pour finir, voilà que s’ouvre un procès contre un artisan qui fait des dummies en rubber, pantins imitant à la perfection la texture de la peau humaine, des vaisseaux sanguins, des chairs et des nerfs, servant à la «confection» de films d’horreur ou de séries télé gores. Le procès Rémy Couture, fabriquant de ces dummies for court, aime se complaire dans son métier, c’est incontestable. Il aime enrichir ses portefolios You Tube afin de démontrer ses grands talents, et certes ils sont incontestables ses talents, dans la fabrication de mannequins gore. Dénoncé en Autriche puis en Allemagne déjà depuis 2006, les plaignants s’inquiétaient de l’aspect vériste de ses reconstitutions macabres. Un peu comme ces hackers pistant Magnota depuis plus d’un an sur You Tube avant qu’il ne commette le crime du début de l’été, ces bonnes âmes germaniques ont signalé à la police le manque de mise en garde au début des vidéos tournées par Couture. À la différence des hackers qui pistaient Magnota, ceux-ci ont été entendus de la police et la Couronne a porté des accusations d’«obscénité» à l’endroit des œuvres de Couture. Décidément, visa le tatoué, tua le …jaune.

Or voilà qu’à quatre mois de l’ouverture du procès Magnota s’ouvre le procès Couture. Y a-t-il un hasard? La Couronne dirait oui. Dans les faits, c’est moins certains, car l’affaire Magnota a donné une ampleur imprévue jusqu’ici à l’affaire Couture, qui aurait probablement passée sans attirer trop l’attention si le débat en cour n’anticipait pas la plus formidable affaire judiciaire de l’année qui vient. Dans un pays qui a connu une censure pesante durant plus d’un siècle, les fibres nerveuses des artistes et des auteurs sont extrêmement sensibles lorsque la loi entend s’imposer ou imposer à l’art des mesures restrictives. À première vue, l’affaire apparaît anachronique. Allons-nous vers une nouvelle loi du cadenas qui nous priverait des membres tronçonnés et des hémorragies abondantes dans les prochains films d’horreur de Podz?

Ne soyons pas la dupe des apparences. L’«obscénité» est un terme ici utilisé pour désigner quelque chose qui n’est pas clairement défini sauf par les points de droit. C’est un problème de psychologie collective qui se dissimule derrière cette chasse aux pantins sanguinolents de Couture. En fait, ce qui se pose ici comme problématique, c'est la question formulée par les spécialistes du sadisme et du masochisme, a commencé par Theodor Reik et ensuite, de manière plus philosophique, par Gilles Deleuze : le fantasme précède-t-il ou suit-il l'acte cruel? Les vidéos du genre Rémy Couture peuvent-elles avoir «suggéré» la snuff-video de Rocco Magnota? Telle est la question que se posent nos nouveaux avocats du Danemark. Si la réponse est oui, alors la censure n’a qu’à étendre son pouvoir et cela satisfera la moral majority, permettant ainsi de se fermer les yeux sur les psychopathologies quotidiennes de la bourgeoisie, grande et petite. Si la réponse est non, c’est-à-dire que l'acte n'est pas le produit d'un fantasme inspiré par l'art, alors le procès Magnota ramènera toute la culpabilité sur le tueur en tant que sociopathe. La Couronne aura beau jeu de le taxer de «cas isolé» (ce qui n'est pas sûr), tandis que la défense invoquera la folle démarche d'un artiste qui a perdu les repères moraux pour s'égarer dans la commission d'un acte horrible pour faire un «vrai» film gore, dépassant ainsi Rémy Couture en authenticité et en effets spéciaux. Dans les deux cas, ce ne sont ni Couture ni Magnota qui sont en procès, mais bien nos mœurs, nos goûts inavoués et inavouables dans la satisfaction de fantasmes pervers et sanglants, la corruption qui conduit à la prostitution, la pornographie, etc. On le voit, la «liberté d'expression» s'est perdue quelque part dans tout cela. Et, connaissant nos tribunaux de juges Petaud, on peut tout de suite dire que ce sont là des ânes qui s'apprêtent à juger de la qualité des chevaux de Géricault.

Häxan. La sorcellerie à travers les âges, 1922
À partir d'un producteur de Grand-Guignol, l'abus du gore traduit une «banalité de l'horreur», c'est-à-dire l'habitude de vivre avec l'horrifique jusqu'à l'apathie, ce qui, dans un contexte apocalyptique comme l'attendent nos prophètes du calendrier Maya, n'appellerait pas à la résurrection de la civilisation mais à la finitude du capitalisme dans une orgie hypersadique. C'est dans la barbarie climatisée d'un monde qui a aboli la notion d'esthétique comme partage du beau et du laid que se définit la post-modernité artistique. Il est naïf de penser encore dans l'optique simpliste que le vrai = le beau = le bien; ce qui équivaut à croire au Père Noël. La faculté de juger oblige toutefois à interroger les productions littéraires et artistiques dans la mesure où elles ne vivent pas séparées des contradictions sociales. Le jugement ne doit pas reposer sur les effets spéciaux, bons ou mauvais, en eux-mêmes, mais sur la trame scénique du film. Pris en lui-même, le gore pour le gore, Rémy Couture ne fait que susciter des effets physiologiques (les sensations d’excitations viscérales, l’écœurement, le dégoût) sans création réelle. Il ramène le cinéma à ses origines, une activité impressionniste de fêtes foraines.

Le film où l'horreur est tout simplement insoutenable, c'est incontestablement le film de Pier Paolo Pasolini, Salo où les 120 jours de Sodome (1975). Le mal-être que nous éprouvons à visionner ce film - même si nous savons que les étrons que les personnages mangent sont du chocolat -, permet aux effets spéciaux gore de devenir la plus grandiose dénonciation des passions inconscientes de la bourgeoisie consumériste dont le fascisme est inscrit dans sa structure sociale et psychique même. Les juges Petaud italiens déclareraient (et de fait ils l'ont déclaré, jusqu'à entraîner l'assassinat du réalisateur) que c'était là de l'«obscénité». D’un autre côté, pourtant, le Saint-Père Jean-Paul II, ne trouvait, par contre, aucune obscénité dans la Passion du Christ telle que réalisée par Mel Gibson! Il trouvait même - puisqu’il y était présent sans doute, comme témoin -, qu'elle était conforme à ce qui s'était passé. Tout le problème est là : la droite bourgeoise censure l'obscénité non à cause du Grand-Guignol des scènes d'horreur, mais parce que cette laideur trahit le mensonge du confort moral sous lequel grouillent nos passions maudites; la gauche, elle, ne censure rien et, par le fait même risque le pari de la faculté de juger des esprits libres afin de distinguer ce qui est obscène de ce qui ne l'est pas sans recourir aux critères d'une censure qui serait ceux de la minorité dominante. Bref, c'est sa capacité à user de sa faculté de juger, qui rend possible l’expression libre de l'artiste. Capacité de juger du publique, mais aussi capacité de juger des créateurs. L’obscène et l’horrifique qui d’accessoires deviennent le prétexte à faire des films, au-delà de l’esthétique du sang, renvoient à une complaisance malsaine. L'esthétique du sang a participé à de grands films, et nous ne pouvons la condamner au nom de l’«obscénité» bourgeoise. L'horreur, la terreur, la violence, sont des réalités qui appartiennent à notre monde, comme je l’ai affirmé en début de message et comme les faits de Newtown le montrent une fois de plus, ce que nous ne pouvons nous dissimuler derrière le pastel de la mièvrie waltdisneyienne. La limite, comme toujours en art, c'est l'auto-complaisance, et Couture est terriblement auto-complaisant! Exhibitionniste? Voyeur? Narcissiste? Le cas Couture relève de la psychologie individuelle. Sa production artistique et son effet sur le publique de la psychologie collective.

Et l’auto-complaisance narcissique a été la motivation première de la carrière de Rocco Magnota, aboutissant à des actes horribles et meurtriers qu’il a filmés pour les diffuser sur les plus grandes chaînes de média sociaux. Le mass murder au cinéma était fort prisé par les admirateurs de Rambo et de ces vedettes qui, comme Stallone, Schwarzenegger, Bruce Willis et Jean-Claude van Damme, tuaient des centaines de Viets ou de Birmans par film, munis de pistolets-mitraillettes jamais à court de munitions. Puis est arrivé le docteur Lecter, et nous sommes passés au serial killer qui prenait la relève d'un genre épuisé. L'échelle des deux types de spectacles destrudinaux sont de l'ordre de l'orgie au viol dans la pornographie sexuelle. Aujourd'hui, dans les faits, nous revenons de plus en plus du meurtrier en série au meurtrier de masse. La complaisance dans l'accessoire (qui est un rebond des effets spéciaux numériques) est un «cancer» qui dévore le cinéma. Dans la masse confuse des angoisses qui inquiètent la société bourgeoise, le procès Couture agit bien comme une catharsis. Il est là pour ne rien résoudre mais pour punir la «mauvaise conscience» bourgeoise d'aimer le genre où la compétition (en amours, en affaires, en promotions carriéristes, etc.) est sourdement féroce. Il faut une énergie inouïe de la conscience pour retenir l’éruption des pulsions destrudinales tournées contre les autres et contre soi. Et comme l'on passe de plus en plus souvent à l'acte (deux mass murder en six mois, au Colorado en juillet et celui de Newtown en décembre), on veut prévenir en punissant le fantasme. Ce n'est pas un hasard si certains observateurs québécois ont invoqué le jugement de l'affaire du club échangiste l'Orage (envers sexuel du mass murder)aux «obscénités» des vidéos de Couture (envers serial killer au viol). Au Québec, au Canada, nous ne sommes en retard que d'une «génération» avec ce qui apparaît comme étant la tendance lourde actuelle aux États-Unis.

Degas. Absinthe
C'est un processus identique, comme je l’ai montré ailleurs, qui autorise la publication d’images de poumons sanguinolents que l'on met sur les cartouches de cigarettes. On voit tout de suite la contradiction. La même loi qui autorise interdirait la production du matériel gore, parce que dans le premier cas elle aide à terroriser les apprentis fumeurs, et dans le second servirait uniquement au divertissement et deviendrait par là «obscène»? Et ceux, les «suicidés moraux» comme les appelait Toulouse-Lautrec, ceux qui s'inspirent des photos des cartouches pour se tuer par un rapide cancer du poumon en fumant en même temps qu'ils s’abandonnent à une lente cirrhose du foie avec l'alcool? Ira-t-on jusqu'à poursuivre les gouvernements pour l'«obscénité» de ces images qui s'adressent surtout à qui sinon aux adolescents, les invitant inconsciemment à la transgression même en fumant des cigarettes pour le thrill de défier les ministères de la Santé? Cinéma gore et propagande de dissuasion : même cible. Le Festival annuel Fantasia comprend tout ça! Un jour, il y aura un film où défileront les meilleures images de dissuasion apposées sur les cartouches de cigarettes partout dans le monde. Le qualifiera-t-on de film obscène? De film provocateur (et si les études en psychiatrie venaient en démontrer la pernicieuse suggestion négative?), passible de poursuites devant les tribunaux pour «obscénité d'État»? Autant que l'anachronisme, à travers ce procès de censure, c'est l'hypocrisie d'une civilisation hantée par ses fantasmes de destructions massives (écologiques, économiques, sociaux, etc.) qui s'avoue sa démarche honteuse, destrudinale, mais très profitable aux minorités dominantes de la production et du marché. Le fantasme gore condamné, le meurtrier en série ou de masse est ramené à sa simple dimension psychologique personnelle et, de la prison il passe en institut psychiatrique (le cas Turcotte); le fantasme gore accepté, le meurtrier en série ou de masse devient un phénomène de société, sinon de civilisation, et la déviation psychopathologique cesse d'être individuelle pour se faire collective (le cas nazi). L'enjeu est important pour le procès Magnota à venir : est-il le produit déviant d'un fantasme que le cinéma servait à son narcissisme à forte dose, ou est-il le symptôme d'une civilisation en dévoiement, comme les gladiateurs romains qu'on laissait s'entretuer dans les «arènes sanglantes»? Sommes-nous tous devenus des voyeurs sado-maso qui nous gorgeons de films d'horreur pour se convaincre de franchir l'interdit et transgresser en allant tuer tel ou tel, ou pire encore, tuer gratuitement, par paresse, parce que ceux qu'on voudrait tuer sont trop bien protégés par des bonsers de Garda? Devant un tel paradigme, on devine la frousse qui s'empare des gardiens de l'ordre et de la sécurité…

L’esprit de Rocco, nous le considérons moins comme le narcissisme d’un individu sociopathe que comme un état mental et moral de la civilisation capitaliste occidental. Il faut donc innocenter d’obscénité Couture pour que nous nous retrouvions en face de la psychopathologie collective dans laquelle des crimes en série comme des crimes de masse deviennent des corollaires du sadianisme de l'exploitation capitaliste dans sa phase post-moderne. Le capitalisme comme mode de production et de consommation total détruit la civilisation en lui substituant une culture de dilapidation et d’épuisement de l’énergie et des forces vitales qui sont des stimuli nécessaires de la vie et de la créativité humaine. Son système idéologique est sadien, sa praxis ne recule devant aucun sadisme et son utopie, c’est la mort (l’être-fait-pour-la-mort de Heidegger mais surtout celui du prisonnier de Charenton). Nous le vivons avec la conscience malheureuse, décrite par Hegel, mais Marx ajouterait que nous devons en prendre une conscience critique en vue de s'en détourner. Voici comment.

Il faut donc se dire à peu près ceci, afin de s’ajuster à l’esprit authentique du capitalisme aux lendemains du massacre des enfants dans leur école primaire Sandy Hook, de Newtown. «C’est un acte horrible-horrible comme dirait l’ex-présidente de l’ordre des psychologues du Québec, Rose-Marie Charest (parente avec l’autre? en tout cas, animatrice de l’inepte Télé sur le divanà Radio-Canada), bref que dirait Rose-Marie Charest pour expliquer le geste du tueur. C’est évident. L’acte parle par lui-même. Adam Lanza (20 ans) tue sa mère qui l’avait éduqué dans l’amour de la pratique des armes à feu, se rend, armé de pied en cap, jusqu’à l’école où enseignait sa mère et tue enfants et institutrices pour enfin se suicider. Élémentaire cher Watson. C’était un enfant qui manquait d’amour, et il considérait que sa mère distribuait à des étrangers plutôt qu’à lui-même l’amour qui lui était dû. Il s’est donc “révolté”, a mûri son geste d’éclat et l’on connaît la suite. Donc, et le président Obama l’a dit lui-même. “Aimez-mieux vos enfants”. En cette période de Noël, où l’Amérique est sur le bord du gouffre économique, où la consommation ralentit et l’ordre familial se décompose, il faut aimer mieux ses enfants. Or, pour les Américains, mieux, c’est plus. Aimer, c’est donner sans compter, dixit le matriarcat nord-américain. Et donner, les enfants l’ont compris, c’est recevoir des cadeaux. Beaucoup de beaux cadeaux. Plus tu as de cadeaux, mieux tu es aimé. Les enfants doivent se souvenir de la Noël 2012 comme celui où ils auront reçu le plus de cadeaux de leurs parents émus! Acheter plus de cadeaux ne créera peut-être pas plus d’emplois, sauf pour les éboueurs obligés de ramasser les déchets des lendemains de veilles, mais cela aidera à relancer la consommation au-delà des chiffres prévus par les projections économiques. Comme le disait Mandeville, des vices privés faisons vertus publiques. Ce qui, en langage post-moderne, viendrait à dire : dépensez davantage à l'achat de plus de cadeaux et vous apparaîtrez comme quelqu’un qui aime mieux les siens que les autres».

Quelques conseils du genre se doivent également d’être apportés. Par exemple : «Si de vos enfants ont été tués dans la tuerie, ne répartissez pas les cadeaux et les jouets que vous leurs aviez achetés. Détruisez-les. Rose-Marie Charest vous préviendrait que donner des cadeaux ayant été dévolu à un enfant mort durant la tuerie à son petit frère ou sa petite sœur, serait lui transposer le fardeau d’un sentiment de culpabilité pour le reste de sa vie. Vu que c'est comme ça, achetez plus de nouveaux et de coûteux cadeaux. Plus de bonbons. Plus de coupons rabais chez McDo pour l’année qui vient. Plus de jeux électroniques aussi et violents si possibles, pour leur permettre de se défouler ou se distraire, etc. Puisqu'il héritera de toute façon de la «culpabilité du survivant», l’enfant ne pourra que se sentir bénéficiaire de ces morts horribles. Alors, autant qu'il le soit pour vrai! Doit-on ralentir le roulement de l’économie de marché pour quelques centaines ou milliers de névrosés? Vous vous consolerez au moins avec la fierté (secrète) d’avoir fait rouler l'économie américaine!

Car une vingtaine d’enfants est peu de choses sur la balance démographique d’un pays comme les États-Unis, mais songez à tous les millions qui survivent et qui vont attendre frénétiquement que leurs parents les «aiment» un peu plus qu’aux Noëls précédents! Les Bloomingdale's pour les riches et les Cosco pour les pauvres n’attendent que ça. Un Noël coupable est un Noël profitable. N’hésitons pas à torturer la conscience coupable en projetant le regard divin sur la scène de crime. «La maman du tueur était une mauvaise mère. La prédestination l’a frappée. Elle n’avait pas la grâce de Dieu. Aussi, avec plus de cadeaux, vous renforcez la confiance dans le salut en la grâce divine. Montrez qu’avec vous, parents, c’est toute votre famille qui bénéficiera de cette grâce sanctifiante. N’y a-t-il pas de plus beaux cadeaux spirituels que ces petits martyrs? Enfin, dites-vous que ces enfants-martyrs vont protéger et prier pour l’Amérique. C’est du cash en grâces que leur sacrifice fournit à tous. Le système économique capitaliste est le mieux adapté à nos exigences morales. Il y a donc plusieurs façons positives de voir ce triste événement».

Dans la matérialisme dialectique, les mauvaises mamans amènent leurs enfants à les tuer, ce qui entraîne, à son tour, les individus à dépenser encore plus après les tueries. Ce qui commence avec une arme d’épaule s’achève en Teddy Bear piteux. Les tueries sont donc profitables à l’économie et enclenchent un processus de développement social qui bénéficie (sic!) à toute la nation. Certes, cela déprime, cela écœure, cela montre à quel point la bourgeoisie est salope et cela révulse de plus en plus la conscience morale de la population. En fin de compte, l'homme est tel que vu par Sade, un monstre motivé par la destruction. Il faudrait une propagande de cheval adaptée à la révolution pour venir à bout de cet esprit Rocco. Comme le veut le darwinisme social, il faut sacrifier quelques-uns pour permettre à d’autres de bénéficier des effets de leur disparition. Nous ferons un monument kitschà la mémoire des enfants et l’Amérique aura évité le gouffre économique. Nous l’avons fort bien compris avec la tuerie de Polytechnique. L’horreur est devenue depuis une banalité alors que la mémoire du 6 décembre devait nous garantir de la non répétitivité de tels déchaînements. Mais les média publiques et les média sociaux vivent de ces «déchets humains» de l’ordre bourgeois. On comprend alors mieux où réside l'«obscénité» insupportable dans le procès Couture! «Nous ne voulons pas le savoir, nous voulons le voir», comme disait Yvon Deschamps dans l’un de ses monologues sur la télévision. Et le voyeurisme est une pulsion partielle qui, avec l’explosion de la pornographie, pollue tout (cinéma, théâtre, télévision, arts visuels). Les spectateurs partent frénétiquement en quête de sexe et de sang, de vie et de mort mécanisées, interprétés par des acteurs, des actrices, des doublures et des pantins en rubber. Pouvons-nous croire que tout cela relève du seul niveau individuel? Turcotte, Magnota, Lanza sont des psychopathes issus de la culture occidentale, culture liée non à la civilisation mais à la consommation seule, à ce courant de mœurs développé par la technique électro-ménagère et dont l’abolition du temps équivaut à l’abolition de l’Être. Étrange retour des égarements intello-compulsifs de Heidegger⌛
Montréal
16 décembre 2012

Je n'avais pas à savoir ça.

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Pour ceux qui auraient visionné les vidéos de Bruno Lalonde, maître libraire, sur You Tube célébrant les «5 et 6 nivôse an CCXX de la République», de pitoyables scènes d'exécution par guillotine qui insultent au génie cinématographique de Luka Rocco Magnota, je tiens à me dissocier TOTALEMENT de cette utilisation profanatrice d'un symbole démocratique et égalitaire de la République française, que je respecte. L'amateurisme pseudo-poétique avec lequel ce Rémy Couture des pauvres, un libraire erratique, s'est appliqué avec une complice consentante (à part) Je viens-tu de faire là un pléonasme, moé? Bah! Ils sont si bêtes qu'ils ne le verront pas) Hem! Hem! …à s'y prendre à trois coups de tranchoir pour parvenir à faire sauter la tête du citoyen Robespierre, fichée au bout d'un tooth pick qui tenait un fromage sur lequel avait été apposé sa figure, a, vous l'imaginez bien, dut faire tourner trois fois l'historien Albert Mathiez dans sa tombe. Voilà je tenais à prévenir mes amis français de toute mon INNOCENCE concernant cette boucherie de fromage et de radis. Si j'ai prêté la guillotine au dit triste sire, JE N'AVAIS PAS À SAVOIR ÇA, c'est à dire l'ignoble usage burlesque qu'il en ferait et qui doit maintenant faire rire toute la droite française, de son extrême droite à son extrême gauche, sinon à ressusciter ce qui reste de pourriture après le cadavre de François Furet. Voyez maintenant, comment la honte empreint mon visage, et, comme vous pouvez le constater, mon sourire n'est qu'un rictus de dépit serein. À tous mes fidèles lecteurs, une bonne année 2013 …hélas⌛

Montréal
6 nivôse an CCXX

De l'effet des rayons post-modernes sur les jeunes nationalistes

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Nicolas Francœur-Jérémie. Les symboles du Canada

DE L’EFFET DES RAYONS POST-MODERNES SUR LES JEUNES NATIONALISTES

Mon camarade, Marc Collin, est un véritable limier. C’est mon docteur Watson et je ne l’échangerais pour nul autre au monde. Il a le don de ramener sur son site Facebook tout ce qu’il peut trouver d’images kitsch ou kétaines, montages photoshops surréalistes, dessins freak ou weirdà faire peur, ou sordides (ceux-là, c’est moi généralement qui lui fournit!). Par contre, il sait aussi cueillir de superbes photos, des caricatures hilarantes, des images poétiques de l’univers et de la nature terrestre, des comportements humains courageux ou sots. Ce matin du 29 décembre toutefois, je me suis réveillé avec une cueillette sortie tout droit d’un cabinet médical de curiosités d’un de ces psychiatres du XIXe siècle, style Cabanès ou Lombroso à laquelle un courriel de Marc m'expédiait directement.

Convenons-en, les arts et la littérature ont toujours entretenu des relations ambiguës avec la connaissance historique. Rarement fidèles, des illustrations naïves qui accompagnaient les récits des chroniqueurs de la prise de Constantinople ou de la bataille de Crécy aux tableaux pompiers d’Ingres et de Meissonnier, enfin des bandes dessinées des manuels scolaires aux feuilletons télé, le couple est plutôt mal agencé. Certes, on ne demanderait pas à un artiste de reproduire le récit d’un chroniqueur ou d’un historien. Il ne peut que l’illustrer, le «représenter», dans la mesure où son Imaginaire va y associer une mise en scène personnelle à partir de certaines caractéristiques propres au récit : le moulin à vent de Valmy ou la nacelle au ballon emmenant Gambetta au-dessus des troupes prussiennes encerclant Paris.

Selon ce double courant, historique et artistique, nous avons eu des représentations de l’histoire canadienne ou québécoise aussi diverses : réalistes du temps de Garneau, romantiques avec La légende d’un peuple de Louis Fréchette, épique avec les épisodes montés en épingle par le chanoine Groulx, patriotique dans les années 60-70, évocatrice et quotidienne avec l’histoire économique et sociale à la fin du XXe siècle. Mais avec le petit «trésor» découvert par mon ami Marc, c’est carrément dans l’illustration post-moderne de l’histoire nationale du Québec que nous entrons.

Le tout, si vous désirez le consulter, se trouve au site Cartier général, dont la «galerie» se veut une illustration de l’histoire patriotique du Québec. http://cartiergeneral.com/galerie/. Tous les autres blogues couverts par ce site comportent des exposés, des récits, des rappels et quelques «fantaisies» concernant la culture nationale québécoise. Ce nationalisme, inspiré du regretté Pierre Falardeau, est virulent, mordant, sanglant même et ne fait pas dans la dentelle. C’est parfois heureux. D’autres fois moins. Le nationalisme est une idéologie et comme toutes les idéologies, il ne voue pas un respect particulier à l’intelligence. Le fédéralisme est encore plus grossier dans la mesure où sans peuple ni nation, il réussit à faire croire en un Canada uni partageant les mêmes valeurs d’un bout à l’autre de la Transcanadienne. Bref, ce n’est donc pas d’intelligence que nous devons parler devant cette «galerie» artistique, mais plutôt comment, chez de jeunes nationalistes québécois, l’art post-moderne souffle une nouvelle poétique de la construction de l’imaginaire du passé et du «sens de l’unité» de la nation. Et c’est ici que nous franchissons, nous d'un certain âge et d'une certaine culture générale, un twilight zone.

Le site est celui d’un jeune homme de vingt-six ans, Nicolas Francœur-Jérémie. Son objectif, il le précise dans sa présentation : «Cartier Général se veut principalement un recueil d’œuvres sur une grande histoire, la nôtre. Une histoire mal connue, qui mérite qu’on découvre ses nombreux héros. Je suis convaincu qu’il est plus aisé d’appréhender notre formidable histoire si on est capable de la visualiser et de l’imaginer! Surtout, cela la rend facile à partager. Il est aussi beaucoup plus intéressant d’en apprendre sur la bataille où Champlain abattit deux chefs Iroquois d’un seul tir ou sur les habitudes libertines des coureurs des bois plutôt que de lire une étude à propos des réalités sociales de l’époque dans une approche socio-constructiviste! Bref, des héros et des récits épiques». Autre charmante naïveté : «ce site se veut non partisan politiquement parlant. Mon seul parti pris étant celui du Québec».

Nicolas Francœur-Jérémie est né avec l’ère des jeux électroniques et y a projeté son goût pour le passé québécois. C’est ce mariage de post-modernité dans les média électroniques et de nationalisme traditionnel qui rend compte de cet étrange ballet de l’archaïsme et du futurisme dans une conscience historique ayant perdu tout point de repère réaliste. Il parle d’une grande histoire (la nôtre), mais c’est une histoire sans tissu, sans relations, sans liens. Il n’y a pas un enchaînement logique des «images» qui donne une historicité bien campée. Ce sont même des flashes stéréotypés depuis plus d'un siècle qui évoquent davantage les miniatures du Moyen Âge ou les bandes illustrées du manuel La Violette des années 40 que des scènes historiques à la David ou à la Meissonnier. De même, l’orthographe des textes de présentation laisse à désirer. Francœur-Jérémie ne fait pas dans la subtilité lorsqu’il s’imagine qu’on peut reconstituer une histoire davantage par l’imagination que par la connaissance objective. À ce titre, bien sûr, toute histoire devient «formidable»! Mais, c’est du conte de fées, du Walt Disney. Lorsque je me demandais où étaient rendus les héros de l’histoire du Québec, eh bien ils sont là, dans le site de M. Francœur-Jérémie. À n’en pas douter. Et ils ont revêtu les formes et les oripeaux de la post-modernité. Ils se sont dépouillés de l’«approche socio-constructiviste» (je me demande quel imbécile d’historien universitaire a pondu cette niaiserie pour parler de l’analyse critique?) pour s’en tenir à des anecdotes au goût douteux (pourquoi Champlain qui abat deux Iroquois d’un seul coup de fusil? Pourquoi les habitudes libertines des coureurs des bois? Par goût sadique? Par voyeurisme sexuel?) Là aussi le post-modernisme a ramené l’histoire des contacts entre civilisations au niveau de l'«histoire-bataille» tant honnie par Lucien Febvre, et l’histoire de la sexualité de Foucault et Veyne en étalage de grivoiseries dont se raffolait jadis Hector Grenon! Enfin, quand il complète en disant que son site se veut non partisan, je doute que les militants libéraux se délectent de sa vision du Québec. D’autre part, je doute également que si le Québec est son seul parti pris, qu’il y aime d’un même amour fraternel patriotes et chouayens, nationalistes et fédéralistes, René Lévesque et Pierre Elliot Trudeau. La négation de l’activité de l’Idéologique dans son projet l’inscrit déjà dans une «conscience malheureuse» de l’Histoire qui ne risque pas de pousser son ambition très loin, à moins d’être redondante jusqu'à l'ennui.

Rendons-lui hommage, toutefois, pour son effort et mesurons-en les défaillances. Son premier respect, il le porte à Henri Julien, l’auteur de la célèbre illustration du Patriote de 37-38, Le Vieux de 37. La naïveté du texte montre qu’un peu plus de socio-constructivisme lui aurait appris à éviter des mouse traps. Francœur semble oublier que le Patriote avait déjà été utilisé pour illustrer La légende d’un peuple de Louis Fréchette en 1887. D’abord présenté comme une allégorie, le vieux Patriote «inspire» plus qu’il ne désigne. «Il est habillé comme un paysan, comme un homme du peuple. Son air décidé et son arme font sans contexte [sic!] de lui un guerrier». Traitez un Patriote aussi décidé que celui de Julien de «paysan», et il vous fait sauter la tête de son fusil. Un «habitant», oui, bien distinct d’un vil paysan de l’ancienne France, au point que le terme «paysan», au Québec, devint une insulte méprisante. Le Vieux Patriote apparaît ici comme dans une pétarade de feux de Bengale. En fait, techniquement, il appartient à la même famille que Chatchou de l’espace, rendu populaire par une pub de Rogers avec de (faux) adolescents.

Léo Major. Un type qui m’était inconnu, est présenté sous les traits d'un pirate, ce qui ne ressort pas des différentes photos que nous avons de lui. Et pour cause : «Il combattit durant la Seconde Guerre mondiale, capturant un nombre incroyable de Nazis et il libéra à lui seul la ville de Zwolle, le tout en ayant un cache-œil de pirate et un nombre incalculable de grenades. Il participa aussi à la guerre de Corée durant laquelle il accomplit de hauts faits d’armes». En effet, ce Léo Major (1921-2008) est une découverte toute récente. Les livres d'histoire militaire n’en parlent pas. Les histoires du Québec non plus. Sans doute mérite-t-il qu’on se souvienne de son héroïsme et de son courage, mais reconnaissons-le franchement, Major est un héros de l’histoire …canadienne, et il s’inscrit parfaitement dans ce que nous savons des «légendes» de l’histoire du Canada made in English-Canada. L’iconographie ici présente relève d’un faciès de héros bédéesques à la Rambo. Non pas le Pirate des Caraïbes quand même, mais ce type de héros est plus approprié à un jeu vidéo qu’à une réflexion sur l’histoire du Québec (de fait, Léo Major était né au Massachusetts).

Alexis Trotteur reprend la légende fort connue d’Alexis le Trotteur. L'illustration de Francœur reproduit intégralement les récits du temps passé : «En fait, le véritable Alexis Lapointe, l’homme derrière la légende, coursait contre des chevaux avec une rapidité foudroyante. Né dans Charlevoix en 1860, il grandit dans une famille nombreuse mais miséreuse. On remarque assez tôt son tempérament plutôt …spécial. Il joue de manière particulièrement intense avec ses chevaux de bois, hennis volontiers et n’hésite pas à se fouetter pour stimuler ses muscles. Il développe une habileté certaine à galoper et aura éventuellement assez de jugeote pour gagner sa vie avec ses jambes. Le type, malgré tout, n’est pas trop futé, voir  [sic!] simplet, et il fait office de bête de foire sur la nitro. Il distance les chevaux, les bateaux et les premiers trains de l’époque. On raconte qu’il pouvait aussi danser toute une soirée de manière endiablée sans se fatiguer». Évidemment, c’est le retour du vieux modèle du Québécois héroïque : fort ou agile, toujours simplet, doué de qualités naturelles à la limite de la bestialité, presqu’un animal métamorphique, sa destinée est fataliste et s’achève dans un éventuel suicide une fois devenu vieux et employé de chemins de fer. À ce compte, nous retrouvons l’imaginaire misérabiliste de l’ancienne historiographie cléricalo-nationaliste du premier XXe siècle.

LaMadeleine de Verchères de M. Francœur sort tout droit du récit épique traditionnel, mais sa composition artistique évoque une «aura» tirée du New Age, à un point tel qu’il se sent obligé de nous expliquer l’image : «À propos de l’image : On peut apercevoir les mains de l’Iroquois qui lui arrache son foulard. En arrière plan, une crête de canons évoquant celui qu’elle fit tonner pour appeler les renforts. Les couleurs autour de ses yeux symbolisent l’aspect hautement légendaire de sa personne, tout en évoquant le fait que son récit fut maintes fois modifié et embelli avec le temps». Ce goût pour le style New Age se retrouve maintes fois dans les évocations imaginaires de notre formidable histoire!

La chose est particulièrement évidente avec le tableau intitulé Les Feux de la Saint-Jean. «Une allégorie pour la St-Jean-Baptiste. Couronnée de lys, sa tête ornée d’un panache glorieux et fier, elle relâche un bélier-dragon pour allumer de son souffle les feux de la St-Jean». Cette figure allégorique plutôt vespérale est pourtant ornée d’un symbole de la virilité, le panache d’orignal qui fait redondance avec les cornes du bélier, car le gentil agnelet du petit Saint-Jean Baptiste frisé de mon enfance s’est mué en un mâle en rut prêt à sauter la figure allégorique et à l’emporter dans un tourbillon de flammes. Nous ne sommes plus dans l’Histoire mais bien dans la mythologie ésotérique la plus pure. Des panaches d'orignaux sortant de la tête d'une Barbie, on ne peut pas dire que c'est une association particulièrement heureuse.

Il en va encore de même avec le tableau suivant, La Mère des batailles menant les Patriotes: «Sur le dos d’un destrier, la mère de toutes les batailles mène les patriotes vers le combat, leur insufflant le courage nécessaire pour le combat. Son arme est l’épée de justice». Cette mère est la Walkyrie, bien sûr, et tout le monde ayant le moindrement un peu de culture la reconnaît. Sa furioso est tirée de la Marseillaise de Rude sur le monument de l’Arc de Triomphe à Paris. Plus hystérique que courageuse, son «épée de justice» ressemble à la torche qu’on avait placée dans la main d’Hippolyte LaFontaine dans une caricature du Punch de 1848. Mais le modèle de l'artiste est à trouver ailleurs. Chez le célèbre Douanier Rousseau, dans un tableau intituléLa Guerre. Pour ceux qui savent que les offensives de Patriotes bas-canadiens ressemblaient déjà plus à une débandade au moment de l’attaque qu’à une véritable prise d’assaut, il ne reste pas grand chose d’historique dans cette scène plus proche d'une sarabande de Goya que de Henri Julien!

Quelques arpents de neige, en mémoire de la malheureuse phrase de Voltaire, sont symbolisés par un Caribou, une allusion idéologique également à cette aile gauche et radicale du Parti Québécois qui contraste avec les autres membres pour sa vigueur à réclamer l’indépendance du Québec. Le message exprimé clairement : «Perdue, car en ce moment, le Québec se cherche, étant en manque de leader pour emmener la harde [sic!] à bon port», exprime le désarroi d'une génération de jeunes nationalistes qui attendent après la solution du sauveur qui viendrait reprendre le flambeau de la première génération d'indépendantistes : les felquistes, les Vallières, Bourgault, Lévesque, Parizeau et autres. Il y a du désarroi dans ce projet iconologique de Francœur-Jérémie.

La figure de Radisson s’ajoute à la galerie des portraits de héros partageant tous les mêmes mérites : courage, abnégation, résistance, endurance, vindicte, triomphe. Major, Madeleine de Verchères, Radisson. Trois personnes en un héros, comme une nouvelle trinité nationale, ne sont pas à séparer du manque exprimé par le tableau des Quelques arpents de neige. Là où l'on est en droit de s'interroger, toutefois, c'est comment le héros, à défaut de s'imposer auprès de la Nouvelle-France, a été fonder la plus grande compagnie de traite au service des intérêts du frère du roi d'Angleterre? Ambivalence de la figure héroïque qui peut toujours, sans avertir, se transformer en celle d'un traître à la nation. Francœur-Jérémie ne semble pas trop embarrassé par cette ambivalence baroque.

À la Manic, hommage au barrage Daniel-Johnson, qu’une chanson de Georges Dor a rendu célèbre, apparaît comme un repaire de guerriers de jeux vidéos avec un sigle sorti tout droit de l’iconographie de la B.D. de science-fiction. Pour un peu on se demanderait si c'est là le gîte de Dark Vador dont les épées au laser se reflèteraient dans les nuages se tenant au-dessus du barrage. Comme une forteresse médiévale futuriste, le barrage n'apparaît plus comme devant retenir les eaux de la Manicouagan pour alimenter en électricité la Province, mais comme une force occulte, tellurique ou aquatique, par où le Québec cesserait de jouer son éternel rôle de colonie pour tout un chacun et deviendrait une sorte de Camelot, une sorte de château du roi Arthur où sortiraient des Perceval et des Galaad d'un nouveau genre? L'intrication archaïsme/futurisme est, encore une fois, à l'image de Gotham City de Batman, une allégorie mi-fantastique, mi-gothique d'un monde hors de la réalité.

Puis, viennent Les Griffes du Diable, une autre de ces histoires folkloriques qui mettent Satan en vedette. Celle-ci est localisée à Saint-Lazare-de-Bellechasse, vers 1820. Une mère de famille décide d’aller cueillir des bleuets un dimanche matin, avec son plus jeune enfant, alors que tout le monde est à la messe. Cueillant dans le champ d’une voisine, une dispute de mégère s’élève et la seconde envoie la première «chez le diable». Il n’en faut pas plus dans ce genre de légende! De la fumée noire émane alors du sol et en sort une créature démoniaque aux grandes ailes qui demande : «Vous m’avez appelé Mesdames?» Après un moment de panique, les deux femmes s’accrochent au bébé, «puisqu’il est pur et donc intouchable par le diable» (pauvre Freud!). Le diable devient fou de rage, crie, maugrée et, dans sa colère, plante ses griffes dans le sol, dont on dit qu'on peut toujours voir les empreintes dans la région. La leçon était claire pour l'époque : le dimanche matin, c’est tout le monde à la messe et pas question de se remplir la panse de petits fruits, bleuets ou framboises.

Sautons les symboles du Canada (la feuille d’érable, le «Ô Canada», le castor et une phrase bide de Jean Lesage), pour nous retrouver avec le Régiment de Carignan-Salière,«nos héros». En tant que régiment, nous ne voyons bien qu’un seul homme qui avance, comme un malheureux inquiet, prêt à verser dans ce qui sera son destin après la pacification de la vallée du Richelieu, c’est-à-dire devenir cultivateur, un habitant, époux d’une fille du Roy expédiée par navire directement de Paris. Il est difficile de voir en ce jeune homme un héros vraiment positif. L'arrière-plan romantique, couverture nuageuse inquiétante, ne semble pas lui ouvrir la vie sur des promesses de richesses et de gloires.

Ceci contraste d'ailleurs avec la phrase célèbre : Par la bouche de mes canons. On aura certes reconnu-là la phrase de Frontenac adressée à l’émissaire du général Phipps, en 1690. Mais l’iconographie est moins claire. La bouche du canon ressemble assez étrangement à une cheminée d’usine en pleine action. Il est vrai que le canon d’artillerie n’est pas un engin particulièrement exploité par l’art post-moderne contrairement à l'âge cubiste, mais l'art de la propagande des deux conflits mondiaux du XXe siècle le représentait souvent sous cette forme, menaçant et lourd de conséquences. Il en va de même avec Tabarnak, une évocation de l’autel catholique, mais sa composition gothique en fait un reliquaire plutôt ambigüe. On y reconnaît sans doute l'influence romantique des croix juchées sur le sommet des pics dans les tableaux de Gaspard Friedrich de l'époque de la peinture romantique allemande. La petite statue de la Vierge surmontée par la croix évoque ces niches que l'on greffait aux croix de chemins dans le Québec traditionnel. De blasphème, dont beaucoup d'utilisateurs ignorent les origines, Francœur-Jérémie a eu un coup de génie un peu plus fortuné pour ce tableau que pour les précédents.

Avec Duel, c'est un retour au Patriote de 37-38 qui offre l’occasion d’une scène particulièrement violente d’un combat où le sang se mêle à la pluie. Après un rapide exposé sur les causes des Troubles, notre illustrateur avoue candidement : «L’image représente un vieux patriote éclatant le crâne d’un ennemi Anglais, dans un duel sous la pluie froide. L’arme est celle de l’Anglais, qu’il aurait peut-être dû tenir un peu plus fort. Le style muscles-saillants-je-t’éclate est quelque peu inspiré des comics américains». Le post-modernisme qui, à travers la bande dessinée et le cinéma trouve ses couleurs et ses effets, inspire de plus en plus l'illustration historique!

Coureurs des bois : le Vrai de vrai, par contre, comme pour suivre un vieux jingle du Coca-Cola, prend une pose nonchalante. On le voit mal incarner spontanément ce qui en est dit : «Insoumis, libertaires et aventureux, ils n’étaient pas nécessairement bien vus par les autorités. Ils fumaient le calumet et se tatouaient le corps ”à l’indienne”. Ils étaient assez populaires auprès des jeunes filles amérindiennes[.] Ils se rasaient d’ailleurs la barbe car le poil était loin d’être à la mode chez les Sauvages!» (De fait, génétiquement, ils sont imberbes.) En fait, un coureur des bois du temps de Rémy Couture et de Xavier Dolan. La distinction est déjà évidente pour Francœur puisqu’il nous livre tout aussitôt un Coureur des bois folklorique. Ce dernier serait donc passé date et devrait céder la place au premier! Évidemment, le coureur des bois folklorique appartient à une autre époque de l'iconographie qui s'imaginait ses coureurs des bois du passé comme étant revêtus de peaux d'animaux à fourrures, portant le mousquet sur l'épaule et posant comme devant un photographe. Par contre, «le vrai» - car l'autre, en tant que folklorique, est rejeté dans la catégorie du faux -, parce qu'il satisfait plus notre imaginaire de boutique de tatoueurs professionnels, devient soudainement plus «authentique». Bref, à chaque époque son coureur des bois dans lequel l’artiste préfère se reconnaître. C'est ainsi que l'imaginaire poétique l'emporte sur la quête historique. Aristote prend sa vengeance.

Héros : l’explorateurévite de reprendre la célèbre image de Jacques Cartier qui a illustré les paquets de cigarettes Player's au cours de tant de générations. «J’ai représenté ici un officier du 2e voyage, vêtu aux couleurs du roi de France, François 1er», nous informe Francœur. Il faut noter, encore une fois, la solitude qui enveloppait déjà le héros du régiment Carignan-Salière. Cette persistance de la solitude chez les héros de l'histoire québécoise est une problématique foncièrement nouvelle. Les illustrations traditionnelles nous les présentent toujours, accompagnés de leurs hommes ou en conversations avec des Indiens des tribus. Un explorateur seul, c'est un explorateur largué, comme Henry Hudson, abandonné en pleine mer avec son fils et quelques fidèles par ses équipages mutinés. Mais, même dans la perdition de l'équipage de l'amiral John Franklin, les explorateurs ne sont jamais seuls. Francœur-Jérémie nous offre des héros livrés à eux-mêmes, aux regards perdus dans le lointain, non un lointain héroïque et lumineux, à la manière Mao Tsé-Toung, mais perdus dans des décors vastes, vides, bleuâtres comme l'est la couleur du drapeau québécois. Couleurs froides, regards égarés, hommes abandonnés. La confiance n'y règne plus. On attend toujours la venue du Sauveur de la nation qui tisserait à nouveau le lien entre les hommes : «ton histoire est une épopée» et non un cumul ennuyeux de légendes.

La langue du lys (ou d’Ulysse?) nous dit peut-être pourquoi le Sauveur se fait tant attendre? C'est une allégorie qui, reconnaissons-le, donne un peu la chair de poule. Nous ne sommes pas loin de la scène gore avec le lys enfoncé dans la bouche, ce qui donne peu envie d’apprendre cette langue française si mal aimée. Une autre allégorie dans Devoir de mémoire, présente le harfang des neiges et illustre une phrase du poète Gaston Miron. «Nous ne serons jamais plus des hommes si nos yeux se vident de leur mémoire». Comme tous les héros de la même galerie, «l’animal possède naturellement un regard intense et une stature très noble. Il s’agit de plus d’un chasseur hors pair et d’un redoutable prédateur!». Bref, tout ce que ne sont pas les Québécois, mais tout ce dont ils rêveraient d’être! En fait le plumage du harfang renvoie à la couleur blanche du lys enfoncé dans la bouche de l'allégorie, la langue se muant en bec et les yeux révulsés de la première se métamorphosant en regard d'acier du prédateur. Comme le bélier en rut se cachait sous la toison de l'agnelet de jadis, l'évocation de l'«esprit» enfoui dans les profondeurs symboliques du corps québécois se réalise sous la forme d'une métamorphose tirée du bestiaire qui en appelle aux grandes dates du passé, ce qu'illustre le dernier tableau, Je me souviens. Deux avant-bras musclés dressés, poings serrés, aux dates tatouées dans la chair : 1534, 1759, 1774, 1791, 1837, 1840, 1867, 1948, 1960, 1970, 1980, 1995… À vous de vérifier si vous connaissez les événements associés à ces dates.


Une fois cette galerie épluchée, que retenons-nous du lieu où ont abouti nos héros d'antan? Ne nous méprenons pas sur la démarche de M. Francœur-Jérémie. Elle ne s’inscrit plus dans «Ton Histoire est une épopée», mais bien dans l’inventaire des «Légendes canadiennes». En ce sens, la «conscience malheureuse» de la conscience historique post-moderne québécoise, c'est qu'elle véhicule une conscience historique CANADIENNE, pour ne pas dire, CANADIAN, comme le persiflait Michel Brunet, sous la fiction d'une conscience historique québécoise. D'autre part, et ce n'est pas pour aider, le merveilleux l’emporte sur l’historique. Beaucoup de nationalistes ne comprennent pas qu'on ne puisse être Guy Frégault et Fred Pellerin à la fois. Passe pour l'idéologie nationaliste de M. Francœur; pour ses symboles puisés davantage dans la littérature des effets spéciaux cinématographiques ou de la bande dessinée, du New Age même. Mais plutôt que d'enlever, cela ajoute à cette structure de présentation qui convient mieux à la conscience historique des Canadiens anglais que celle héritée de la tradition historiographique des Canadiens français ou des Québécois. Nous sautons d’une légende à l’autre, du 37-38 à la Nouvelle-France et de la Nouvelle-France nous revenons à des allégories des feux de la Saint-Jean, du Caribou et autres figures emblématiques. Dans la mesure où le récit du passé raconte des événements tenus pour «véridiques» et qui ont, pour cette raison, une importance soit traumatisante, soit normative, nous ne pouvons ni les traduire, ni les associer par des emblèmes ou symboles sinon que ceux produits par la littérature d'imagination ou par la propagande des institutions et qui sont historiques eux-mêmes! Dans cette conscience malheureuse, tout est confondu. On y perd et le sens du réel, et le sens de l'unité historique de la nationalité québécoise, au point que même l'artiste se sent obligé d'expliquer sa propre iconologie!

Côté artistique, le genre est entièrement post-moderne. Il confond archaïsme et futurisme, mêle des figures tirées ici et là, de la Walkyrie aux boucs de Goya, de la peinture symboliste de William Blake au décor du Seigneur des Anneaux de Tolkien. Il est trop tôt pour savoir s’il y aura une postérité à ce genre d’expression de la conscience historique. Sans doute, dans des jeux vidéo, dans des bandes dessinées léchées, dans des ouvrages de fantaisie, il est possible d’utiliser tout cela, mais sûrement pas pour «raconter» l’Histoire, mais bien se raconter des histoires.

Car la tâche, précisément, est de raconter une histoire et non de l’illustrer de tableaux épiques ou fantasmagoriques. Il s’agit d’avoir une trame poétique, des symboles qui lient le monde du réel à l’affectivité des membres d’une collectivité, des normes, des idéaux qui ne sont pas que des visées supralunaires de courage, de vertu, de triomphe et de gloire, mais des visées infralunaires de combats quotidiens, de compétitions et de compassions journalières; des efforts sans fins pour des réussites qui apparaissent souvent vaines et, continuer malgré tout. Il n’y a rien qui ressort de tout ça. Je ne plaiderai pas pour ce que M. Francœur appelle «l’histoire socio-constructiviste» - je ne sais pas ce que c’est, objectivement -, mais je plaiderai toujours pour une historiographie critique où l’acte pédagogique consiste à investir des affects positifs et négatifs bien partagés, des normes et des valeurs qui ne se centrent pas sur le narcissisme (même celui des petites nations), le nihilisme (d’un futur sans lendemain) ni l’hédonisme d’une histoire-spectacle, d'une histoire-exotique qui tue la conscience plutôt que de la revivifier⌛
Montréal
29 décembre 2012

Le «Mamelonet de Février»

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Saint Georges et le dragon, icône russe

LE «MAMELONET DE FÉVRIER»
OU LA NÉCESSAIRE MISE À MORT DES UNIVERSITÉS

Avant même que ne s’ouvre le Sommet sur l'enseignement supérieur commandé par le Gouvernement du Parti Québécois, il est facile de prédire combien les discussions vont s’écarter des problèmes essentiels du monde universitaire pour ne parler de ce qui plaît aux «principaux intéressés» : d’argent, il est impondérable d’affirmer ceci : les universités, au Québec et oserai-je étendre la proposition dans l’ensemble du monde occidental?, doivent mourir pour que la culture intellectuelle puisse revivre.

Jusqu’à présent, je ménageais la chèvre en lui enlevant le chou de sous ses sabots pour les restituer aux écoles techniques financées essentiellement par les milieux d’affaires qui en profitent et les secteurs où elles sont indispensables à la recherche et aux progrès de la connaissance et de l’intervention dans les différents milieux naturels et humains. Je laissais le «ventre mou», ce secteur dit des «savoirs inutiles» pour reprendre l’heureuse expression de Michel Foucault, à un financement d’État dû à son rôle premier qui est d’assurer l'entretien et la promotion de l’intelligence propre à une civilisation. Or, il avère que l’université elle-même, dans son ventre le plus mou, est encore plus pourrie qu’on pouvait l’imaginer. Ici au Québec, ailleurs aux États-Unis comme en France, on assiste à l’effondrement du «haut savoir» en tant qu’un Idéal du Moi propre aux institutions universitaires qui n’atteignent plus, au mieux de leur Moi idéal, qu’à pensionner quelques vedettes de la recherche et des enseignants dont le but est de produire une quantité incommensurable de textes, de recherches, d’enquêtes aux résultats souvent les plus insignifiants qui soient, afin d’assurer le conservatisme d’une minorité dominante qui fait sous elle comme un vieillard incontinent. Les universités ne sont plus à la «traîne» mais bien à la «couche» et aucune Pamper’s, si absorbante soit-elle, ne peut éponger les fèces de méthodologies paresseuses, de rhétoriques creuses, d’épistémologies oiseuses, de curatelle de l’intelligence par les fonctionnaires accrédités par une institution qui vit de renvois d’ascenseurs avec les entreprises et surtout avec les gouvernements. Reconnaissons-le, l’échec des universités québécoises (et je parle toujours ici des centres mous, pour moi le secteur technique est clairement évacué), dans la compétition internationale tient beaucoup moins à une question d’argent et de financement qu’à toute une série de situations déplorables qu’il faudrait réparer si la chose était encore possible.

La première cause de l’échec : l’impréparation des étudiants par les milieux primaires et secondaires de l’enseignement publique.

Essayons d’ordonner, de manière méthodique, les causes de l’échec des universités québécoises. Il faut le reconnaître, les étudiants qui arrivent à l’université sont, règle générale, mal préparés à affronter les défis de la démarche intellectuelle. Exclure l’éducation publique du «Sommet» - disons plutôt, afin de garder la juste proportion de cette réunion, du «mamelonet» de l'enseignement supérieur -, c’est déjà exclure l’un des principaux vices de malformation. Comment, dans des cours universitaires, des étudiants se trouvent-ils dans l’incapacité de lire des textes ne comprenant aucun terme technique, forcés de s’arrêter à tous les cinq ou dix mots pour vérifier leur signification dans un dictionnaire usuel? D’où provient ce manque de vocabulaire? D’où provient, également, ce manque de maîtrise de l’écriture à une époque où des correcteurs automatiques sont intégrés à tout traitement de texte? Les étudiants ne prêtent aucune attention à ce qu’ils écrivent, ni comment ils l’écrivent et encore moins à leur contenu puisqu’ils ne prennent même pas la peine de les réviser afin de les corriger. Du moins, jadis, y avait-il au niveau secondaire des cours d’introduction à l’usage de la bibliothèque. Des cours, également, sur l’apprentissage de la méthode de recherches, de travail avec les livres, comment utiliser les tables des matières, les index, les collections. Quand, en 1977, j’ai retrouvé ces cours que j’avais suivi en secondaire II moins d’une décennie plus tôt au département d’Histoire de l’UQAM, dans un cours de méthodologie que les professeurs tiraient au sort pour ne pas avoir à le donner, je me disais déjà que quelque chose d’important se passait PRÉSENTEMENT. En 1990, alors que je travaillais dans une librairie de livres neufs et usagés, je rencontrai mon ancien professeur d’études médiévales à la même université. Lui demandant comment se déroulaient ses cours, il poussa un profond soupire et m’expliqua que les étudiants ne savaient plus lire même les textes les plus informatifs, les introductions les plus simples, sans usage de termes techniques sur la matière. Vingt ans plus tard, je m’aperçois que même en France, des étudiants sortis des lycées de la République sont atteints des mêmes maux. Le vocabulaire de la langue s’efface au profit de l’usage d’abréviations phonétiques, J’t’m. J’t’a-i. Les mots se laissent deviner plutôt qu’exprimer. Même Flaubert, Hugo et Proust sont rendus «illisibles» pour les jeunes générations. Il est difficile de penser qu’une telle pratique ne puisse empêcher la prolifération de problèmes d’inhibition chez les adolescents. Là, il n’y a pas que la paresse qui en bénéficie.

Les objectifs des cours élémentaires et secondaires étant d’amener les étudiants à «fonctionner en société», l’aspect culturel - celui de la culture savante -, cède le pas à des connaissances qui se partagent entre le divertissement (le culte des vidéo-clip, des vedettes, du sport, de la pornographie, etc.) et celui des savoirs orientés vers les techniques (les mathématiques, les sciences et même les arts sont orientés vers le «marché de l’emploi», la culture scientifique même est absente de ces programmes). On veut produire en série des comptables François-Legault, au langage bébéesque, à la maturité attardée, aux intérêts partagés entre des spectacles extravagants comme ceux du Cirque du Soleil et des connaissances générales liées à la pratique du golf et du jeu de poche. Il ne faudrait surtout pas prendre l’image que les 30 vies de Fabienne Larouche nous offrent à la télévision pour un reflet de ce qui s’enseigne dans les écoles secondaires. Bien sûr, il y a des professeurs dévoués et engagés dans «le processus d’éducation» de la jeunesse. Il y en a, parmi les plus vieux, qui restent pour déplorer la baisse des exigences qui n’a pas, pour autant, relevée les résultats scolaires. L’incapacité réelle d’endiguer le phénomène du décrochage montre à quel point l’école n’est pas ressentie par les élèves comme un lieu d’intérêts et d’épanouissement. Il est facile de mettre la responsabilité sur You Tube ou Internet, mais il ne faut pas chercher à l’extérieur des écoles les origines de problèmes liés à la déficience même des contenus des programmes, à l’attention et à la concentration mentales des élèves, à des exigences et des pratiques qui laissent déjà sous-entendre à l’élève qu'il est mentalement dans un état d’incapacité intellectuelle à saisir une culture ou une connaissance plus abstraite. La déficience première, ici, appartient aux pédagogues du ministère et aux enseignants complaisants.

Sont-ce là les objectifs que s’étaient fixées la Commission Parent dans les années 60, une commission formée de membres du clergé et de l’élite universitaire de l’époque? J’en doute. Ces gens étaient des humanistes et ils considéraient les étudiants qui, désormais, démocratiquement, allaient accéder à l’éducation supérieure tout à fait capables de s’adapter aux exigences des milieux universitaires, à l’exemple de tous les petits Américains, les petits Français et les petits Britanniques. D’où vient alors ce problème qui, comme je l’ai dit, semble également toucher aussi bien les jeunes Québécois que les jeunes des autres nations occidentales? Si j’observe l’attitude des différents gouvernements québécois depuis trente ans, des dirigeants des milieux d’affaires comme des élites intellectuelles, je ne peux que conclure à un SABOTAGE implicite des instruments que nous nous étions dotés après la remise du rapport Parent.

En effet, les réformes administratives qui n’ont cessé de se multiplier ici et là, accrochant sur des objets aussi secondaires que les modes docimologiques par exemple, indiquent qu’il s’agit d’un modèle de destruction en ciseau. D’une part, la réduction des exigences auprès des élèves, d'autre part, la normalisation des notes en bout d'année. D'abord, on demande moins avec la certitude qu’on va obtenir plus. Évidemment, moins que vous exigez, moins on vous livrera. De la diminution de la quantité de mots de vocabulaire appris, vous obtiendrez encore moins de mots de vocabulaire retenus. Il en va également de la grammaire, où on a perdu un temps énorme à reformuler pompeusement les anciennes règles, pourtant assez claires, des conjugaisons et des accords, ce qui eut pour effet de marquer, de signifier, une nette rupture avec les anciens modes d’apprentissage de la langue, refluant les vieilles grammaires méthodiques aux poubelles. Quel parent, instruit dans l’ancien système, peut expliquer avec les formules abscons de la nouvelle grammaire, les règles qui sont pourtant appliquées dans les faits de la même façon à leurs enfants ou petits-enfants? Ce fossé a des conséquences plus graves qu’il n’y paraît, car il isole les cultures générationnelles les unes des autres, rompant ainsi une transmission du savoir, et laissant sous-entendre aux enfants et aux adolescents que leurs parents étaient de sacrés ignares alors qu’ils en sauront toujours plus que les enseignants sortis des «formations déficientes des maîtres» de l’université! D'autre part, à l'autre extrémité, celui des résultats de fin d'année, on procède à l'opération magique de la normalisation des notes. Comme le redoublage est devenu exceptionnel, on pratique une opération magique qui consiste à faire passer au-dessus de la note de passage ceux dont les résultats sont en-dessous. Ça s'appelle la normalisation des notes. Les notes individuelles sont recalculées à partir de la moyenne de la classe. Ainsi, les pochetons montent dans l'échelle des notes, mais les notes des meilleurs étudiants sont, par le même exercice, abaissées (même légèrement). Le message implicite est celui-ci : faites le moindre effort et vous serez acceptés au niveau supérieur; efforcez-vous au mieux et vous serez sanctionnés. Voilà la structure en ciseau du sabotage qui démontre assez bien que le minimum d'exigence de la part des élèves est une fourberie. Résultat : les élèves arrivent au Collégial et à l’Université avec un bagage de connaissances restreint qui les rend inaptes, toujours davantage, à suivre les mêmes programmes des années précédentes. Pour les meilleurs étudiants, qui verront la supercherie des normalisations de notes se poursuivre, c'est le début du cynisme et du désintérêt de l'apprentissage supérieur. Dans les faits, rendus à l’université, l’ajustement à la baisse des programmes et des contenus de cours donne en 2013, au premier cycle universitaire, ce qui était voilà un demi-siècle le résultat d’un niveau de cours classique (aujourd’hui, le secondaire).

Gustave Moreau. Hydre de Lerne
Cette culture de l’ignorance à l'intérieur des institutions de haut-savoir se poursuit car l’arbre tend à s’incliner sur une base déjà mal partie. Les problèmes rencontrés à l’université sont donc à chercher, en grandes parties, dans les choix pédagogiques et didactiques qui ont été faits depuis une trentaine d'années aux niveaux élémentaire et secondaire. Redresser cet arbre mal dressé est plus difficile à faire qu’on ne le pense, car il n’y a pas eu de relève d’un enseignement sérieux et formateur. De la démocratisation de l'éducation, on est passé à la dénonciation démagogique de l'élitisme. Il suffisait d'étaler une culture savante, même rudimentaire, pour se voir traiter d'élitisme, et d'être tenu pour un adversaire méprisant ou condescendant envers la culture populaire! Cette complaisance démagogique réduisait la culture populaire à l'ignorance la plus crasse. La complicité des partis politiques, des gouvernements, des ministères de l’Éducation successifs, des commissions scolaires et des syndicats d’enseignants qui réclamaient toujours moins de tâches et plus d’argent, a suffit pour mettre par terre le projet d’une vraie démocratisation de l’éducation qui aurait pu réussir si, au lieu de se masquer les yeux devant l’ampleur des exigences nécessaires, on avait arrêter de «normaliser» les notes afin de «niveler» les résultats scolaires (c’est-à-dire faire monter les pochetons tout en abaissant les efforts des étudiants volontaires) pour se faire croire que tout Québécois était capable de sortir avec un doctorat dans sa giberne.

La seconde cause de l’échec : l’adaptation à la baisse des exigences universitaires.

Comme nous venons de le voir, les exigences à la baisse aux niveaux élémentaires et secondaires ont forcé les exigences collégiales et universitaires à suivre le pas. Dans les secteurs techniques, le mal est moindre considérant que la technique fonctionne essentiellement sur l’imitation et l’émulation. On reproduit sempiternellement des problèmes basés sur les mêmes formules de résolution et on obtient des résultats déjà prévisibles. Une fois sur cette lancée, la recherche vise à dépasser les résultats acquis et les chercheurs finiront toujours par dépasser le goulot d’étranglement qui bloque une technique inférieure et permet d'accéder à une technique supérieure. Croire qu’il en va de même dans les sciences humaines ou sociales, en critique littéraire ou artistique, relève de la perversion épistémologique.

J’ai été témoin de l’expression de cette perversion en 1979, lorsqu’on professeur qui enseignait l’histoire du mouvement ouvrier au Québec, toujours à la même UQAM, dans une assemblée, avait déclaré qu’il n’était pas utile de donner de la culture (historique) aux étudiants mais de leur apprendre la méthode scientifique, qui dans son jargon voulait dire la «science marxiste-léniniste». Pour un anticlérical comme moi, c’était là une sottise, mais l’ensemble du milieu, marxiste ou pas, convenait de cette perversion liée à un sentiment d'infériorité face à la méthode scientifique articulée sur une base épistémique développée dans les recherches en physique. Mais dans les sciences humaines, ici, une formule expliquait le réel comme un mot de passe faisant ouvrir la porte de la caverne d’Ali Baba. Aujourd’hui, nous récoltons les «petits trésors» issus de cette caverne. On peut les retrouver dans ces enquêtes que se plaisent méchamment à produire certaines émissions de télévision qui ouvrent annuellement «la chasse aux cancres» à la porte de l’UQAM ou de l’Université de Montréal : «qui était Jeanne Mance?», «qui a peint la Joconde?», etc. Le culte de la «méthode scientifique» idéale répondant aux critères d’une épistémologie élaborée ailleurs, dans un autre terreau parfaitement étranger, les sciences pures, et inapplicable dans le contexte des sciences humaines ou sociales - le popperisme! - avait pour but à la fois de discréditer la valeur des résultats de la recherche dans ces domaines des sciences humaines et sociales, et nourrissait ce «complexe d’infériorité» parmi les enseignants qui se rabattirent dès lors sur un positivisme archaïque, schizophrénique (le savoir positif est à la fois savoir méthodique et aveu d'ignorance) et antisynthétique (la disparition de la synthèse en histoire, en littérature, en arts et en sciences est une catastrophe culturelle et une déstructuration voulue de la conscience historique, qu’elle soit de couleur nationale, sociale, genre ou locale). Le résultat a été, une fois la «méthode marxiste-léniniste» effondrée (bien avant la chute du mur de Berlin), qu'il n’est plus rien resté pour relever l’apprentissage culturel et même des méthodes d'enquête, sinon que des vieilles recettes tirées de l’histoire économique et sociale (l’économétrie), les statistiques et les échantillonnages de discours. Il n’est pas toujours sûr, même, que la critique interne et la critique externe des documents aient résisté à cette crise épistémologique de l’historiographie.

La sociologie, l’économie, les sciences politiques, l’anthropologie et la linguistique ont moins souffert car, au départ, ce sont des spécialisations récentes dont les méthodes sont relativement restées les mêmes. Que l’on soit disciple d’une soi-disant école américaine ou française, les élèves copieront les méthodes liées à la chapelleà laquelle appartient leur professeur. Il sera ainsi assuré d’avoir des «équipes de recherches» pour obtenir des subventions auprès des organismes fédéraux et provinciaux. Comme le cercle s’est refermé avec les départs à la retraite, le palliatif de l’usage des chargés de cours, travailleurs contractuels et autonomes sans promesses d’élévation hiérarchique, sauf pour une certaine protection syndicale, le résultat est que les professeurs-chercheurs concentrent dans leurs mains les directions de thèses. Avec pour résultat que la qualité de la matière s’est détériorée, contribuant à son tour à la baisse des exigences pour les futurs étudiants. Comme me disait laconiquement un professeur, il y a de cela plus de trente ans : à l’université, les étudiants passent et les professeurs restent. En effet, nous sommes à même aujourd'hui d'en constater les résultats. «Après nous le déluge», la médiocrité des premières générations d’enseignants universitaires a cultivé la dépendance d’étudiants moins cultivés, moins autonomes, moins indépendants d’esprit pour obtenir des chercheurs passifs, fidèles, toujours inférieurs par rapport au savoir du maître, et lorsque ceux-ci ont levé les pattes, ils étaient en position de prendre la relève. Ces nouveaux technocrates - car ils traitent la matière humaine selon la gestion des biens des morts -, sont étonnants d’ignorance dès qu’on les fréquente un peu. Ils ont généralement des idées usées, qu’ils croient redécouvrir comme l’invention de l’eau tiède. Ils épatent des journalistes plus ignorants qu’eux et médusent un public de certifiés dans une technique ou dans une autre. En bout de ligne, la culture savante meure avec leur ignorance et leur fatuité, et comme dans un Molière, nous nous laissons faire la leçon par des Diafoirus. Le langage bébéesque de Charles Tisseyre est l’équivalent des diagnostics d'un Sganarelle, tant on s’imagine mal un Fernand Séguin s’adressant de cette manière à ses auditeurs - le récit des tribulations du bébé mammouth est une pièce d'anthologie -, qui étaient pourtant des gens ayant fait parfois pas même une septième année!

La troisième cause de l’échec : la gérontocratie pensionnée.

Il ne s’agit pas d’affirmer que les enseignants universitaires sont tous des cancres et qu’ils n’ont pas à bénéficier de la reconnaissance qui leur est due. Beaucoup d’entre eux, comme leurs équivalents de l’élémentaire et du secondaire, déplorent la baisse des exigences et la médiocrité des résultats trafiqués par des études comparatives où l’on fait paraître de hauts niveaux d’excellence nos institutions. On oublie trop rapidement qu’un siècle et demi de collèges classiques et d’études catholiques à Rome de jeunes séminaristes québécois n’ont jamais fourni un seul grand théologien de réputation au Québec, alors que dans la France persécutrice, les catholiques produisirent une récolte appréciable d’auteurs (de Claudel à Bernanos) et de théologiens catholiques (de Maritain à Chenu)! La chose se poursuit sous l’enseignement universitaire laïque. Certes, certains universitaires québécois ont publié des Que sais-je?, sont des auteurs Seuil ou Gallimard, ou reçoivent des honoris causa ici ou là. Nous n’avons jamais été séparés du monde, ni sous l’époque cléricalo-nationaliste du premier XXe siècle, ni sous l’époque laïque du second. Le fait est que ces indicateurs ne représentent rien. Ce sont-là des pratiques universelles; des renvois d’ascenseurs à l’échelle planétaire. Des mœurs universitaires fondées en Europe et aux États-Unis et auxquels nous nous sommes adaptés comme tout le monde. Les contributions, toutefois, sont parcellaires et généralement limitées au niveau strictement local ou national. Cherchez un Marc Bloch, un Lucien Febvre parmi les historiens québécois? Est-ce un hasard si la plus grande (du moins la plus grosse) biographie de Samuel de Champlain, «père de la Nouvelle-France» est le produit d’un historien américain? Et le collectif sur La Guerre de Sept Ans autant de contributions originales françaises que québécoises? C’est bien que les autres s’intéressent enfinà notre histoire. La question demeure : pourquoi n’avons-nous pas été capable d’exporter notre histoire à l’étranger? Il est trop facile de se rabattre sur la résistance des milieux universitaires ou d’éditions en France, plus intéressés par l’histoire américaine que l’histoire québécoise ou canadienne. À un certain niveau, nos chercheurs, nos enseignants universitaires et nos éditeurs ont dormi au gaz, préférant aller se pavaner à la foire de Francfort plutôt que d’élaborer une stratégie afin de percer les marchés du haut-savoir à l’étranger. Après tout, comment le leur reprocher, puisqu’ils dépréciaient la culture générale dans leurs propres institutions, pourquoi l’auraient-ils cultiver ailleurs?

C’est là le résultat de l'entretien du fardeau des «pensionnés», les derniers qui profitent des avantages syndicaux négociés au cours des années 70, protection qu'ils ont refermé sur eux-mêmes pour ne pas avoir à partager l’argent mis à leur disposition par les gouvernements. Cette rapacité, qui n’a rien à voir avec la réputation ou la compétition des universités québécoises avec leurs consœurs étrangères, s’est terminée (ou se termine présentement) dans des scandales de primes de départ à des gestionnaires ou des recteurs incompétents ou tout simplement fraudeurs. Dans la mesure où le «Mamelonet de Février» serait une mini-Commission Charbonneau des fraudes universitaires, ce serait au moins ça de gagner, mais l’aura sociale du milieu en fait, comme une mafia de l'intelligence, un univers d’omertà et de protections digne du pire panier de crabes. Le pensionnat des chercheurs et des enseignants universitaires conforte la sécurité qui tend à cultiver une certaine paresse, une indigence et un confort intellectuels. Il assure une alliance tacite entre les membres d’un même département et l’ensemble du milieu universitaire, de sorte que les universitaires consciencieux sont obligés d'assurer la protection des incompétents qui se sont faufilés là par les jeux de coulisses. À ne pas vérifier si les exigences de renouvellement de la formation des maîtres s’effectuait, les sérails d'universitaires incompétents se sont vite peuplés d'étudiants paresseux. On règle ses comptes en famille, derrière des portes closes avec des fenêtres donnant sur le chèque de paie dont les fonds proviennent de l’extérieur. C’est le guichet des carmélites universitaires, qui confirme le mot profond d'Alain de Libéra, dans son livre Penser au Moyen-Âge, qu'un universitaire n'est pas nécessairement un intellectuel et un intellectuel un universitaire. Les palabres entre universitaires dans des cénacles restreints et itinérants - les call-girls comme les appelait Kœstler et qu'a filmés Alain Resnais dans La vie est un roman - sont une gratification auto-référentielle, la reconnaissance des pairs étant l’équivalent d’une franche camaraderie de soutiens. L’usure des pensionnés, dont le niveau de vie élevé oblige à toujours conserver son poste, même au-delà de l’âge de la retraite, finit par imposer à la charge financière des universités des has been déphasés qui polluent la santé intellectuelle de l’institution. En même temps, des aspirants en pleine capacité de produire des textes, des recherches, des enseignements intéressants se voient contrés par l’obligation reconnue par les plus hautes cours de justice du Canada, de conserver ces dinosaures rabougris.

La quatrième cause de l’échec : le goût des modes universitaires.

En devenant de plus en plus au «service de la société», comme n’importe quelle entreprise économique, le savoir universitaire s'est trouvé réduit au niveau d'une marchandise qui dissimule derrière elle la vraie raison de l’existence de l’institution. L’université existe pour ceux qui en vivent, comme je l’ai déjà dit ailleurs. La marchandise est un savoir fétichisé qui n’ouvre sur aucun emploi assuré, sur aucune reconnaissance assumée par le milieu, sur aucun perfectionnement de la conscience ni des aptitudes humaines et sociales. C'est un bibelot inutile et dont l'esthétique ne vaut pas les frais de scolarité payés. Certains vivent encore sur l’illusion du «haut savoir» qu’elle dispense. D’autres viennent y réaliser des rêves de jeunesse frustrés. En fait, les programmes font compétition entre eux, les cours se présentent comme des petits bonbons à sucer, les professeurs font du noyautage pour combler des classes qui autrement seraient vides. Bientôt, verrons-nous Jean Grondin danser le Gadamer style pour s’attirer une clientèle jeunesse en philosophie classique ou en herméneutique? Le verrons-nous couché par terre, dans un ascenseur sous un panda platonicien se faisant aller le bedon ou en train de se tortiller avec un Paul Ricœur à grosses lunettes noires embarquant dans sa Ferrari après un petit coup de déhanchement? Jusqu’où l’élite universitaire sera-t-elle prête à se lancer dans la publicité racoleuse pour amener plus de clientèle analphabète à discuter des dialogues socratiques ou de l’impératif catégorique de Kant?

En fait, cet avilissement dans la propagande de vente et de «séduction» du marché du haut-savoir provient précisément de l’engourdissement due à l’importance des pensionnés jointe à leur succession par des enseignants peu cultivés, peu sensibilisés à l’importance du savoir culturel et rivés à des spécialisations et des techniques intellectuelles plutôt stériles.  Contrairement à l'Europe, les universités québécoises ne construisent pas leur clientèle sur des réputations. Le fait d’avoir véhiculé pendant plus d’une génération qu’à l’université, «on - on désignant ici les départements et leurs enseignants - n’est pas intéressé à ce que vous pensez», mais à ce que vous produisez en termes de recherches et de publications (ce qui était sous-entendue), campait l’étudiant dans un rôle accessoire à l’institution. Le fait que les départements aient accumulé la production de critiques de textes, des commentaires de critiques de textes, etc. plutôt que de développer une philosophie originale ou d'engager une tradition de recherche, confirme le refus de l’usage de la culture tant elle conduit à la pensée et à l’interprétation du monde per se, c'est-à-dire une maturité de l’université dans son Idéal du Moi. Or, c’est le contraire que nous obtenons aujourd'hui.

La mode y est également pour beaucoup. Certes, il n’y a plus d’orientation marxiste-léniniste dans les cours, ni dans les lectures et encore moins dans les travaux. On remplace cela par des doctrines ou des théories à la mode. La sémiotique, par exemple, a été présentée comme le summum de la sémiologie, alors qu’elle n’était qu’un décodage technique d’effets qui servent aujourd’hui à fabriquer des effets spéciaux plutôt qu’à vraiment comprendre la peinture, la sculpture ou le cinéma en tant qu'arts. Lorsque ce n’est pas une méthode qui est mise en vedette, ce sont de nouveaux objets : la sexualité a ainsi succédé aux luttes ouvrières et au syndicalisme dans l’historiographie québécoise. Mais si on descend plus bas, nous trouvons des objets d’histoire à la mode, en France ou aux États-Unis. Ce n’est pas que ces objets ne méritent pas notre attention. Bien au contraire. Mais ils sont lancés, comme ça, comme des fusées sans direction, sans aucun projet d’harmonisation qui en feraient un véritable feu d’artifices. Comme il n’y a plus de volonté de synthèse, ces objets sont des électrons libres qui iront là où les étudiants de maîtrise et de doctorat pourront les conduire, là où leurs directeurs pourront les récupérer pour leurs propres recherches (tout étudiant aux études avancées se départit de la propriété de ses recherches au profit de l’université, c’est-à-dire de ceux qui en sont les professionnels, il lui est difficile après de revenir pour dénoncer un plagiat). Le diplôme équivaut à lui faire fermer la gueule!

À un autre tournant, les critiques journalistiques de cinéma, de livres, d’art sont formés à l'image des appréciateurs du défi Pepsi versus Coke plutôt que des Georges Bataille ou des Maurice Blanchot. Pourquoi? Pour avoir un job aux papier-cul quotidiens de Péladeau et de Desmarais. Telle est l’importance de l’université dans le milieu «intellectuel» québécois. Maintenir le niveau culturel, intellectuel, savant, aussi bas que possible. Créer des consommateurs de produits bêtes et inutiles. Meubler des consciences vides d’images qui ne sont rien de plus que des signaux pavloviens afin d’assurer l’accroissement des échanges économiques. Discréditer la valeur civilisationnelle de la culture. Déprécier le savoir comme étant un «empêcheur de tourner en rond», ce qui favorise le cynisme politique et social et la «dé-citoyenneté» des individus. La prostitution de l’enseignement universitaire au divin marché est la position actuelle de ces institutions appelées à comparaître sur leur liste de dépenses auprès du ministre Duchesne peu curieux, de ce farceur de Bureau-Blouin qui commence à peine à fréquenter l'université, et autres députés et observateurs participants au «Mamelonet de Février». Dès le départ, l'exercice suscite peu de crédibilité.

Pourquoi sonner le glas des universités québécoises?

Parce que c’est un système irréformable. Comme pour tout ce qui est corrompu et avili par le capitalisme, qui est le système le plus anti-civilisationnel qui soit, lorsque les institutions sont pourries de l’intérieur par des mentalités productivistes (publish or perish, peu importe que ce soit), ou par des contournements de travail (se contenter d’exiger la lecture de l’introduction et de la conclusion d’un livre pour en tirer un résumé déprécie les efforts d’écriture que demande une véritable thèse) et que le mensonge l’emporte sur la franchise des intentions et des intérêts, il est difficile de penser extirper les mœurs établies qui sont en plus reliées à des réseaux extérieurs animés par l’avidité de l’argent. Je me souviens, du temps où j’étais étudiant en doctorat à Concordia comment mon directeur de thèse, Geoffrey Adams, me rapportait que certains donateurs qui voulaient, généreusement, offrir de l’argent à un département, se voyaient court-circuités par l’administration universitaire qui s’occupait d’encaisser les donations et les redistribuer à leur discrétion. Ensuite, comment se demander pourquoi les «généreux donateurs» ne se sont plus pressés aux portes de l’université pour faire des dons!

Il n’y a plus qu’à recommencer à zéro - et suivre la leçon de courage que Kipling enseignait à son malheureux fils dans son poème If -, puisque nous avons gaspillé la chance que les années 1960-1970 nous offraient. Abolir les universités québécoises (toujours exclues des départements techniques), c’est mettre fin à un régime universitaire inefficace, qui n’apporte plus rien ni à la société qui la défraie de ses deniers, ni à ses étudiants qui paient pour des programmes miteux. Il faut, si on a la foi, s’en remettre à la loi évolutionniste qui dit quele besoin crée l’organe. Avons-nous vraiment besoin de ces départements d’histoire, de sociologie, de psychologie, d’arts et de lettres? Il faut se poser franchement, courageusement, la question aux risques de la réponse la plus décourageante. Non. C’est de l’argent perdu, nous n’en voulons plus. Alors plaçons cet argent dans ce que le populo minuto veut puisqu'en démocratie, il est «roi» : les sports, les divertissements de masse, les journaux sanguinolents, les jokes d’Adam et Ève, les soins de santé surtout… Parce qu’un petit bobo est tellement affligeant!

Mais, il n’y a pas que des visions désolantes à tirer de l’abolition des universités.

Si le besoin crée l’organe, alors cet organe sera de meilleur aloi. Il n’attirera pas ceux qui croient que l’enrichissement est automatique à l’instruction (même universitaire). Nous risquons d’avoir un personnel enseignant plus passionné, donc mieux formé à transmettre la connaissance, que des pensionnés désabusés et cyniques en fin de carrière. Ce serait un avantage pour tout le monde.

Si le besoin crée l’organe, alors cet organe exigera des sélections plus sévères puisqu’il n’aura pas les moyens d’attirer des étudiants mal préparés. Le ressac du laisser aller des écoles élémentaires et secondaires les obligera, par sentiment de honte ou par pression parentale, à investir sincèrement dans les méthodes d’enseignement afin d’obtenir des étudiants capables de passer des tests d’admission à un programme universitaire, comme il se fait en France et ailleurs. L’acceptation automatique n’est pas un corollaire nécessaire de la démocratisation de l’éducation; il faut une évaluation qui permet de distinguer les possibilités des étudiants de comprendre et de s’intégrer à un milieu de  diffusion des connaissances et de culture. Ceci ne relève pas d’un élitisme qui empêche l’émergence de bons étudiants comme la gérontocratie actuelle tend à miner l'avenir des universités.

Si le besoin crée l’organe, cet organe aura un programme défini, une insertion dans une démarche, une volonté de fonctionner au meilleur de ses capacités. Il sera une synthèse de savoirs afin d’insérer la spécialisation dans un tout et non la gaspiller dans une masse de production et de consommation d’objets de recherche. Bref, l’université retrouvera ce qui manque le plus présentement à ses étudiants : un sens à l’engagement intellectuel. Les demandes à la mode ne dicteront plus les offres universitaires. L’université cessera d’être un marché de la connaissance et de la culture.

Si le besoin crée l’organe, il ne pourra servir de pension. Cela prendra un sens intériorisé de la gratuité de la part des enseignants aussi bien que de la part des étudiants pour reconstruire un authentique système universitaire, car mettre un système en place, dans un monde qui étrangle par des liens d’argent et des réseaux communicationnels dominés par des exigences de masse, impose une vie frugale, une vie sans passions de célébrité, de richesse, de pouvoir. Pourquoi est-ce dans les monastères au début, puis dans des écoles royales que les premiers humanistes de l’histoire ont-ils trouvé lieux pour s’enraciner? Parce que le travail intellectuel exige un certain retrait (mais sûrement pas un retrait total) du monde. Il a une fonction évangélique dirions-nous, bons chrétiens que nous sommes, et surtout, il a un désir d'apport de la connaissance au monde. Il reprend la pensée de Socrate qui disait que le savoir était libre comme l'air que l'on respire. Voilà pourquoi, qui se montre désireux de l’acquérir pour des raisons gratuites plutôt que des raisons mondaines ne reculera pas devant une certaine frugalité courageuse. Les réseaux sociaux ne font pas qu’offrir des désavantages corrupteurs, ils peuvent rendre également possible des liens que l’éloignement, autrefois, empêchait. Les réseaux universitaires de l’avenir, s’ils doivent se recréer, n’auront plus autant besoin de locaux absurdes, parce que vides la plupart du temps, pour un échange en continue qui permettra de suppléer aux institutions devenues des distributrices à diplômes, comme d’autres sont des distributrices à gâteaux ou à condoms.

Si le besoin crée l’organe, cet organe mettra l’administration en tutelle à ses activités premières. Si tout organisme a besoin de contrôle et de gestion, la gestion ne doit pas devenir la fin d’une institution ou d’un organisme. À partir de ce moment, on verrait vite se reformer les élites de doyens, chanceliers, recteurs et tout ce qui coûte trop à des institutions dont l’accès aux revenus est limité.

Si le besoin crée l’organe, il est évident que les
…vraiment?
exigences seront plus élevées. Il s’agira de distinguer les enfants des adultes. Une université qui prend des étudiants qui n’ont pas les aptitudes intellectuelles ou mentales de participer à la société étudiante, les fourvoie, les vole, les abuse. Un marché universitaire n’a aucun respect de sa «clientèle étudiante». Il joue de la démagogie pour remplir les goussets des régistraires. Il est prêt à distribuer des diplômes sans évaluation sérieuse des postulants. Des recherches absurdes, dont j’en ai exposé une ailleurs, reçoivent la même attention, sinon plus, que des recherches méthodiques avec des résultats beaucoup plus sérieux. Le temps d’en finir avec cette perversion, cette subversion de l’institution universitaire, est venue et quels que soient les rapports qui seront déposés sur les tablettes à l'issue du «Mamelonet de Février», le mal restera identique dans les universités, et le lent pourrissement ne pourra aller qu’en s’accentuant⌛
Montréal
5 janvier 2013

La forclusion de la civilisation occidentale

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Forclusion du Cri d'Edward Munch
 
LA FORCLUSION DE LA CIVILISATION OCCIDENTALE

Un sentiment de panique règne sur l’ensemble du monde occidental. Ce sentiment de panique provient des incertitudes de l’actualité et d’une vision inquiète de l’avenir. Comme si le passé présentait depuis toujours un gage de stabilité et d’harmonie pour le monde. Quoi qu’il en soit, le sentiment de panique propre aux mammifères échappe à tout raisonnement. Et l'homme appartient toujours à cette espèce. L’ego cogito sum est impuissant devant son état de panique, ce qui explique certains de ses comportements aberrants. S’il en va ainsi de l’individu, imaginez l’ampleur qu’il prend lorsqu’il s’agit d’une culture, d’une civilisation!

Les autorités françaises sous Sarkozy (2010) ont fait rire d’elles en envahissant un petit caféà Tarnac, dans le Corrèze, qu’on soupçonnait être le lieu caché où complotaient des terroristes de «l’Ultra Gauche», nouvelle marque de savon déposée par le parti de l’UMP. Du containment et de la provocation, méthodes Adolphe Thiers qui ont fait leurs preuves lors de la Commune de Paris, la stratégie consistait à pousser la gauche «violente» a réagir. Or, il n’y eut aucune réaction, preuve que cette Ultra Gauche en complot permanent n’était qu’une «vision d’un esprit dérangé», et la tentative du ministère s’est avérée un fiasco. Ainsi donc, tout s’est achevé dans un immense éclat de rire, le parquet n’ayant rien de sérieux à déposer aux dossiers des jeunes suspects qui avaient été arrêtés, amenés à Paris et quelques temps détenus. M. Nicolas Sarközy de Nagy-Bocsa (puisque le grossier est noble maintenant en France), l’auteur du grand dérangement des Roms, le terroriste d’État  protecteur de la grande bourgeoisie d’affaires de France, aspergé de parfum «Fiscal» de l’entreprise Bettencourt, a prouvé, pour ceux qui n’étaient pas encore convaincus, que le ridicule en politique ne tue pas. Lorsque l’Ultra Gauche se réduit à quelques paysans du Corrèze et à quelques jeunes gens sortis des facultés de sciences po et désireux de mettre en pratique ce qu’ils ont appris en théorie, s’il n’y a que cela pour s'énerver le poil des jambes, c’est dire combien l’état de panique des minorités dominantes occidentales est à vif. Pourtant, jamais elles n’ont été aussi «sécurisées» de tout ce qui pourrait leur paraître menaçant : le terrorisme anarchiste, la montée d’un totalitarisme stalinien, le protectionnisme d’un État interventionniste, une coalition de nations extérieures ou même une guerre civile semblable à la Seconde Guerre de Trente Ans (1914-1945). À cette seule farce, nous ne pouvons que tirer un diagnostic : l’état de panique actuel est pathologique et les réactions politiques et judiciaires sont des moyens d’intimidation d’un ennemi fantasmatique qui grouillerait, grenouillerait et scribouillerait uniquement dans les neurones bourgeoises.

Guillaume Ier en chevalier teutonique
Le discours de la décadence est la réponse inversée du discours sur le progrès. Là où certains voient une «évolution» quantitative et qualitative, d’autres pressentent une «dévolution», un appauvrissement, une usure irréversible. Alors que le progrès nous projette vers une assomption, la décadence nous engage dans la voie de la décomposition. Voilà pourquoi la sensibilité de droite est portée vers le discours réactionnaire qui apparaît comme la pied sur le frein de la décadence. Son paradoxe consiste à poursuivre dans la voie du progrès tout en maintenant ou en ramenant les tendances qui s’écartent vers la décadence. Le futurisme et l’archaïsme, comme solutions à l'irrésistible désagrégation de la civilisation sont, nous le
Guillaume II futuriste
savons depuis Toynbee, des solutions de protection qui visent à s’extraire du temps actuel pour se projeter soit vers l’avant, (dans cinquante ans avec un budget national équilibré et la dette payée alors qu’il est impossible aux ministères des Finances d’équilibrer le budget annuel); soit vers l’arrière (retourner à des solutions ayant fait leurs preuves par le passé : un New Deal modéré, un soft-fascism, une censure contrôlante). Dans le premier cas, l’idée de progrès devient une pathologie de «la fuite en avant», onirique, fantasmatique, mythomaniaque. Dans le second, l’idée de décadence devient une pathologie de la régression, nostalgique, fétichiste, forclusive.

La forclusion est incontestablement la dynamique que la Psyché occidentale use présentement pour se protéger du «temps qui court». Désignée par le terme Verwerlung par Freud, Lacan l’a identifiée comme un véritable mécanisme de défense propre à la psychose et qui en serait même à l’origine. Grosso modo, la forclusion consiste à transposer sur le signifiant la négativité du signifié. Prenons les signifiants qui «terrorisent» le plus les minorités dominantes occidentales : le gouffre budgétaire, la décomposition des familles, la licence sexuelle, la menace écosystémique, les manifestations populaires. Voilà autant de signifiants qu’il s’agit d’«isoler» avec la ferme intention de les combattre comme des dangers qui sont, en fait, amplifiés par l’orientation psychotique prise par la représentation sociale. Derrière tous ces signifiants, un seul et même signifié : l’échec du projet libéral de mener au bonheur l’ensemble de la société. Voilà ce qu’il faut forclore : il faut pallier coûte que coûte au déficit et à la dette, légaliser un simulacre de familles traditionnelles, encadrer la permissivité des mœurs, apaiser l’angoisse vitale devant les dérèglements géo-climatiques, réprimer les manifestations contestataires. Tout cela doit se résorber en tant que signifiants pour faire disparaître le signifié maudit : il y aura toujours une solution économique ou politique à la dette inimaginable de l’État; la famille demeure car il faut un papa et une maman pour faire un enfant; le sexe, c’est sain à condition qu’il respecte le code criminel; l’industrie écologiste trouvera les moyens techniques pour venir à bout des effets secondaires du réchauffement planétaire; les manifestations ne sont pas des contestations politiques mais des délinquants qui se sont laissés entraîner par le charisme d’un chef trublion voire même déséquilibré. Tout cela est extrait de la sphère du Symbolique, donc exclue de l’inconscient collectif, aussi faut-il normaliser le tout de manière à ce que la rhétorique agisse comme une formule magique et fasse disparaître le signifié latent. Dans un processus de négation de la conscience historique, cette forclusion a déjà fait «s’évanouir» les rivalités meurtrières entre les sectes des premiers chrétiens, la Révolution anglaise de 1640 derrière celle de 1688, la Constitution de l’an II derrière celle de 1789 qui «sacralisait» la propriété, les stratégies provocatrices d’un Louis-Napoléon Bonaparte, d’un Adolphe Thiers, d’un Otto von Bismarck et autres usurpateurs du pouvoir aux XIXe et XXe siècles et, en ce moment, travaille à «revaloriser» certains pans du fascisme, n’hésitant pas à dissimuler derrière la seule Shoah qui devient une traite de l’Occident à l’égard du petit État d’Israël, l’extermination de toutes les autres catégories de prisonniers des camps. Tout cela, ce n’est pas de la realpolitik mais bien du délire, du déni et des professionnels - historiens, politologues, journalistes, analystes, etc. - s’associent à l’entreprise de forclusion sociale pour la confirmer par des thèses et des publications. La désinformation devient ainsi stratégie de forclusion du savoir objectif et engage l’ensemble de la civilisation à partager les délires psychotiques de ses minorités dominantes.

Pollution à Pékin, 2013
En face de la forclusion, il y a bien sûr le refoulement qui conserve le langage symbolique et qui doit être soumis à l’analyse. Le gouffre budgétaire comme résultat d’un choix politico-militaire inévitable; la décomposition des familles pour résultat de l’individualisme atomistique, la licence sexuelle comme accomplissement politique de l’isolisme sadien, la pollution comme rançon de l’industrialisation et de l’urbanisation, les manifestations populaires comme résultats nécessaires d’une société structurée sur l’inégalité des revenus. La névrose n’interdit pas la reconnaissance de la responsabilité sociale de sa condition, elle rend ainsi possible l’accès à des solutions aux problèmes en rectifiant les déviances de ses aspirations. Au contraire, la forclusion refuse l’interprétation des symboles du refoulé dans l’inconscient donc la responsabilité (coupable) des effets secondaires des politiques décidées, votées, et appliquées. Aussi, il n’y a aucune conscience critique possible de la part des décideurs. Alors, les minorités dominantes s’évadent par la logorrhée délirante, les hallucinations terroristes, les menaces extérieures non-identifiées auxquelles le cinéma d’effets spéciaux, les romans en série et les descriptions gores vont prêter une «reproduction».

Voilà ce que signifie, en substance, l’idée de décadence qui anime présentement les régimes conservateurs et réactionnaires du monde occidental. Il s’agit bien d’un «état limite» dans la mesure où, pour les minorités dominantes, «ça passe ou ça casse», même s’il n’y a pas de menaces réelles en soi. Le déni des sources du problème (l’échec du projet bourgeois libéral) conduit au clivage du Moi civilisationnel hors du champ objectif du réel. C’est dans le fantasme d’une vérité subjective pathologique que se joue la confrontation, entre des forces malignes imaginaires et des détachements de polices et de soldats; des attentats sans conséquences et des sentences judiciaires rigoureuses; des persécutions des idées non conformistes, la chasse aux réseaux sociaux (l’affaire WikiLeaks) et la désinformation journalistique, etc. La paranoïa étant une pathologie mentale contagieuse, bientôt la société entière retrouvera ce qu’elle a tant dénoncé jadis de la société soviétique : le climat de terreur et de suspicion omniprésent; les chuchotements ne seront plus le monopole de la nomenklatura soviétique devenue poutinienne.

La régression apparaît sous les traits d’une nostalgie d’un passé imaginé plus que vécu; une aspiration à un âge d’or qui n’a jamais existé mais qui serait l’idéal de cette stabilité, de cette sécurité que les minorités dominantes sentent glisser sous leurs pieds. Ainsi, les bourgeoisies voudraient revenir au «capitalisme sauvage», au capitalisme sans entraves. Mais elles ignorent que ce capitalisme a vécu seulement à certains moments fugitifs de l’Histoire - la dernière décennie de l’Angleterre du XVIIIe siècle, sous le gouvernement Pitt le Jeune et aux États-Unis entre la Guerre de Sécession et la Guerre hispano-américaine (1870-1890). C’étaient des périodes d’anarchie et de violence tant la concurrence ne trouvait nulle règle contraignante. Très vite, pour tout le monde y compris les capitalistes, la situation devenait insupportable. D’où l’échec historique d’un système rêvé aujourd’hui par des institutions économiques et politiques qui ne sauraient comment en assurer l’ordre! Il en va ainsi de la famille nucléaire, qui n’est pas la famille traditionnelle, mais la famille née de la politique malthusienne du XVIIIe siècle. Rien de sacré là où on voudrait que la tradition s’impose comme règle de conduite. La sexualité liée à la reproduction plus qu’à la notion de plaisir? C’est le vieil argument de Pétain contre les Français vaincus de 1940 : «l’appétit de jouissance» dont il n’était, lui-même, jamais suffisamment rassasié! Ce mythe de la virginité et de l’asexualisme est une rengaine liée au puritanisme pharisien des discours religieux. Là aussi, c’est une nostalgie inventée de toute pièce dans le délire forclos de la psychose. La banalisation de la condition écosystémique de la planète renvoie à une existence dans un Disneylandédénique qu’on pourrait exploiter indéfiniment sans entraîner d’effets délétères pour les espèces vivantes. Enfin, les manifestations populaires sont des interventions de groupuscules secrets, de sociétés secrètes pratiquant le complot en vue de déstabiliser nos valeurs et notre ordre social. Rien de réel dans ces manifestations, aucune grogne populaire, seulement des illuminés «infectés» par des esprits pervers qu’on ne peut accuser d’être des «opposants politiques», puisque la société est unanime dans son désir d’ordre libéral et démocratique seul garant de la stabilité. La nostalgie dresse devant l’incompatibilité de la réalité et de la psychose les fétiches habituels : la nature généreuse, l’ordre social et moral, la loi, la religion, la famille, la répression (des déviances sexuelles ou politiques), l’internement, la propagande missionnaire comme la pratique l’ACDI (l’Aide Canadien au Développement International) actuellement, en finançant de préférence les organismes d’aide de secours international à vocation religieuse plutôt que laïque (qui prône le contrôle des naissances et même l’avortement). Acheter nos mensonges religieux, notre bêtise superstitieuse pour obtenir à manger et à boire, à se vêtir et un toit sous lequel habiter, même les anciens missionnaires n’ont jamais eu le cynisme de pousser aussi loin leurs «vocations oblatives». Seuls des États réactionnaires en état de panique peuvent s’engager dans une telle déchéance morale.

Cette régression, je l’ai souvent dit, se manifeste au Canada mieux que dans aucun autre pays occidental et en cela, il trace déjà la voie en servant d’exemple aux autres membres de la civilisation. La réanimation des symboles du vieux colonialisme anglais par un culte fétichiste de la reine d’Angleterre (dite du Canada, comme un doublet de la même fonction), des épisodes d’une guerre oubliée (celle de 1812 entre Britanniques et Américains et auxquels les Canadiens ne furent que les prétextes : la vache de Laura Secord et le tronc d’arbre de Salaberry), le fétichisme des parades et cérémonies militaires qui célébreront le premier centenaire de la Grande Guerre de 1914 en préparation; tous ces fétiches, donc, ont la spécificité de créer une mémoire historique artificielle d’un Canada heureux entre 1800 et 1930, un Canada impérialiste britannique, jingo, colonisé. Bref, un «bourrage de crâne» déjà mis en pratique en 1914!

La reconnaissance récente par la Cour Suprême du peuple métis comme relevant du groupe des autochtones apparaît comme une victoire des intérêts métis qui pourront bénéficier désormais des avantages que leur donne le statut d’autochtone dans la loi canadienne. Or, d’une part, il n’est pas dit que le gouvernement ne changera pas sa loi, considérant l’entrée en grand nombre de métis, vrais ou faux, qui pourraient réclamer les mêmes «privilèges» accordés aux membres des premières nations, mais de plus le fait d’être métis exclu la part occidentale de ces gens pour ne les camper que dans la situation autochtone qui, il faut bien se l’avouer, est la situation la plus aliénée qui soit au Canada présentement. Derrière une revendication obtenue se cache un cadeau empoisonné qui risque d’avilir ceux qui pouvaient encore échapper à la condition misérable et sous-humaine qui est présentement celle des «Indiens du Canada». Je ne peux dire ici qui a vraiment gagné à cette décision de la Cour Suprême.

Stephen Harper, en tous cas, n’a rien à perdre. Bien au contraire, en additionnant le nombre des Amérindiens avec celui des Métis, il ramène l’Ouest canadien au niveau constitutionnel de ce qu’il était du temps où cet immense territoire et ses populations appartenaient à la Compagnie de la Baie d’Hudson qui exploitaient sans limites les richesses naturelles et le travail de la population autochtone. Il ne reste plus à Winnipeg qu’à reprendre son nom ancien de Fort Garry. Plus profondément, il en va des politiques militaires (l’aide au Mali ressemble à l’aide apportée par Laurier à l’Angleterre lors de l’expédition du Nil à la fin du XIXe siècle), économiques (la réforme de l’assurance-chômage qui équivaut, quoi qu’en dise cet hypocrite d’Alain Dubuc dans La Presse) à l’abolition de tout aide gouvernementale au nom de l’efficacité magique de la main invisible du marché. Comme une caricature d'aborigènes débiles, Stephen Harper et son ministère de morons s’agenouillent devant des fétiches ineptes et dont l’in-signifiance n’a d’égale que les torts et les souffrances qu’ils peuvent faire supporter à leurs populations. Car aucune portion, aucune classe ne peut échapper aux solutions psychotiques d’une société engagée dans la réaction à l’idée de décadence. Nous l’avons vue à la fin du XIXe siècle, lorsque cette idée de déclin, de dégénérescence et de décadence finit par envoyer les fils de bourgeois aussi bien que les fils de prolétaires en première ligne des tranchées pour sauver, qui de la marine britannique, qui de la marine allemande, qui des intérêts français, qui des territoires autrichiens, l’emporterait dans une guerre de positions et d’épuisement.

Mais, nous l’avons dit plus haut, le paradoxe actuel consiste à poursuivre dans la voie du progrès tout en maintenant ou en ramenant les tendances qui s’écartent vers la décadence. Qu’est-ce à dire? En même temps que la psychose use de la nostalgie, du fétichisme et de la régression délirante, il s’agit, pour maintenir le niveau de vie des minorités dominantes, de poursuivre l’avancée vers le progrès; c’est la pathologie de «la fuite en avant». Prise intrinsè-quement, cette «fuite vers l’avant» est d’abord onirique, comme elle s’exprime à travers la science-fiction ou les projets de recherche visant à améliorer la condition des êtres humains pour dans dix, vingt ou cinquante ans : le prolongement de la vie, la manipulation des gènes défectueux, l’automatisation de toutes les tâches désagréables et avilissantes (vieux rêve d’Aristote alors confié aux esclaves), l’abolition des pannes surprises, etc. Comment pourrait-on être alors contre le progrès en effet, lorsqu’il s’agit de sauver des vies humaines ou améliorer les conditions d’existence, même en se fermant les yeux sur ses effets pervers : l’accroissement de la dépendance des humains envers les machines et les psychotropes, la perte de contrôle sur les effets polluants qui détruisent la nature, la sélection artificielle, etc. «On rêve d’un avenir meilleur» dit une publicité; en effet, ce n’est qu’un rêve.

Plus précisément, un fantasme. Le bonheur. On oublie qu’à l’origine, le mot bonheur a été mis par Thomas Jefferson dans la Déclaration d’Indépendance pour le substituer à celui, jugé sans doute trop borné, de propriété que l’on retrouvait dans une formule identique de la Déclaration d’indépendance de l’État de Virginie, déclaration à laquelle lui-même avait participé. Depuis, la notion de bonheur a pris un sens large et vague qui se ramène généralement à l’égoïsme et à l’hédonisme le plus étroit. La notion de plaisir, plus qu’un principe, devient une nécessité absolue où la jouissance départie les vivants des morts. Ce qui au départ était libération des contraintes parentales et familiales et progrès de l’affirmation du plaisir sur les convenances, est maintenant devenu aliénation et régression. La sexualité a fait un tour de 360º en revenant à l’endroit d’où elle était partie, c’est-à-dire au mariage (même gay), à la famille (même reconstituée), au cérémonial religieux (même ésotérique). La soumission dans la réciprocité et la réciprocité dans la soumission; la famille étroitement unie, tricotée serrée; bonheur assuré ou argent remis.  Un rêve infantile soudainement domine une décision et une action d’adultes, car le mariage d’aujourd’hui ne peut avoir ni la même signification ni la même portée que jadis (exunt la fidélité, l’exclusivité sexuelle, pour le meilleur et surtout pour le pire).

La projection dans l’avenir devient mythomanie qui n’a plus raison de ne pas avoir lieu. C’est le cas de la spéculation boursière et cette incroyable stratégie des produits dérivés qui sont des consolidations de dettes que l’on espère transformer en actif boursier par un tour de passe-passe! Oui, le bonheur existe, je l’ai rencontré chez mon courtier! Les revenus spéculatifs sont sans limites. Une bulle rapporte tant qu’elle n’éclatera pas. Mais nous savons tous qu’un jour ou l’autre, elle va éclater, mais il y en aura toujours une autre pour se former par après et l’État épongera les dégâts. La privatisation des profits et la socialisation des pertes, c'est plus qu'une formule; on n’a jamais rien imaginé de plus «magique» en économie. Nous pourrions rire de cette mythomanie exploitée par les agences de publicité, comme nous sourions aujourd’hui à la lecture du traité de Condorcet, Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain (1794) qui annonçait le triomphe de la raison humaine sur la mort. Mais la naïveté de Condorcet reposait sur un futurisme qui mettait sa foi dans le dépassement d’une société jusqu’alors limitée par les caprices des mœurs et les lois désuètes de l’Ancien Régime. Aujourd’hui, cette «fuite en avant» est d’une nature toute différente.

Car, dans l’intrication des pulsions, c’est la pathologie de la régression qui l’emporte sur celle du progrès. Ce sont les pulsions de mort qui mènent le bal et la «fuite en avant», onirique, fantasmatique, mythomaniaque, se fait coiffer de la nostalgie, du fétichisme et de la régression. La forclusion décrite plus haut, engage toute la civilisation vers une «fuite en avant» qui n’a pas plus à rêver que d’avoir toujours davantage à consommer, comme un Pays de Cocagne inépuisable de nouveaux fétiches, de jouets électroniques superflus auxquels notre bonheur semble désormais nécessairement associé. De même, les fantasmes ne sont que des volontés archaïques infantiles de toute-puissance, le Citoyen-Roi se voit dans une position impériale. Il a son sérail, ses eunuques, et ses charmeurs de serpents; un harem qui se renouvelle et avec lui entretient un désir inépuisable où la séduction se rassasie d’elle-même. Tantôt Tibère, tantôt Caligula, tantôt Néron, il puise ses jouissances stériles auprès de vierges déflorées, de puceaux sodomisés, de jeux pervers et assassins qui lui apparaissent désormais à porter de mains, ne serait-ce que virtuellement et, avec l’affaire Magnotta, on sait qu’il est toujours possible de transgresser du virtuel au réel, dans ce domaine comme dans bien d’autres. Les passions sont renvoyées à la sauvagerie, les désirs disparaissent pour laisser place à des plaisirs sur commandes et la régression n’a plus de limites. Après la régression sadique-anale (1860-1945) et la régression sadique-orale (1945-20…), nous acheminons-nous vers l’étape ultime de la régression utérine?


C’est ce que nous donne à penser le comportement politique du gouvernement conservateur canadien de Stephen Harper. Le retour au sein de la matrice britannique, même en se présentant comme le premier défenseur des intérêts du Commonwealth dans le monde, ramène la conscience des citoyens Canadiens dans un état d’infantilisme colonial qui lie un Peuple-Enfant à une figure de Mère-Empire (de Victoria à Elizabeth) et de Père-État (où, lui, Stephen, assure cette tâche «ingrate») qui pourvoie à la fois aux biens de l’Empire et celui de «ses sujets». On ne peut imaginer régression œdipienne plus pathologique. Il en va de même de l’Europe-unie qui est un retour à l’ancien Empire carolingien où France et Allemagne jouent la double figure du Père-État de la coopération européenne, les autres États, selon leur importance dans l’échelle du système, apparaissent comme des Peuples-Enfants toujours à un doigt de la tutelle. Le cas de la Grèce, mauvais enfant qui dilapide ses avoirs, punie par la marâtre allemande et le paternel français bonasse, rejoue assez bien un scénario à la Dickens. La Mère-Europe, entre Méditerranée et Baltique, est une Mère aux seins bien gorgés, mais comme une truie, en a-t-elle pour tous ses porcelets?

Aux États-Unis, c’est par la tête que le poisson pourri, c’est-à-dire par des idéologies peu subtiles qui lient régressions politiques et mythomanies religieuses : le Créationnisme, le Dessein Intelligent, le Parti Républicain, les télé-évangélistes, les grands financiers pourvoyeurs de subventions entretiennent des aliénations de domination et de soumission aussi fanatiques que celles prêtées aux islamistes ou aux hindoux. Dans la mesure où les minorités dominantes américaines peuvent influencer de leurs deniers et de leurs rhétoriques un gouvernement, le plus puissant du monde à ce qu’il paraît, les solutions palliatives à une insécurité maladive risquent d’entraîner encore plus loin la régression sur des voies auto-destructrices. Les récentes tueries de masse accomplies dans ce pays ne sont qu’un symptôme parmi d’autres de l’incapacité morale des Américains de se redresser entre des culpabilités inouïes et un sentiment d’entraînement fatal vers une voie sans issue. La culture cinématographique ou bédéiste américaine peut bien projeter vers l’avant des satellites, des planètes, des vaisseaux spatiaux futuristes, phalanstères déjà usés d’un mode idéal d’organisation sociale par la force et l'hypertechnologie; elle ne fait que répéter une nostalgie du «capitalisme sauvage» du temps où les territoires annexés étaient des satellites, les États latino-américains des planètes, les trains des vaisseaux spatiaux et quand l’Ouest pouvait encore tenir le rôle d'un espace infini.

La forclusion n’est pas un problème sans conséquences graves pour l’équilibre psychique du Socius occidental. Même si le Premier ministre Harper ne croît pas à la vertu nationale de la guerre de 1812 ou que l’Ultra Gauche est un pur délire du cabinet Sarkozy, leur utilisation a pour effet de supposer que tout cela est vrai alors que ce ne l’est pas. Voilà pourquoi des commentateurs aussi ineptes que le gros Bock-Côté sur les ondes de TVA peut délirer devant l’animateur simplet Mario Dumont et donner SON explication d’une Ultra Gauche qui n’existe manifestement pas. Tant nous déréalisons les signifiants pour obstruer l’accès à la conscience du signifié, nous créons un «monde parallèle» qui brouille toute analyse critique. Voilà pourquoi aucun discours de gauche ne peut espérer résoudre la forclusion des minorités dominantes. L’Ultra Gauche devient ainsi une bête fabuleuse dans le délire psychotique de la civilisation. Repris à la suite d’un incident traumatique historique, nous disposons avec un tel délire de tout ce qui peut entraîner un mouvement de panique des masses et conduire à un pogrom d’innocentes victimes.

La forclusion est un indice troublant d’une fin de civilisation. Nous la retrouvons, par exemple, à la fin de la civilisation hellénique, lorsque l’Empire romain s’est décomposé en essayant de se renouveler au dernier instant par une culture nouvelle inspirée du stoïcisme et du christianisme. L’Antiquité tardive n’est pas la réussite que les historiens en ont faite. C’est une tentative trop tard venue de résoudre les paradoxes internes de la civilisation hellénique entre son archaïsme du retour aux sources de la République romaine et son futurisme projeté dans des cultes importés de l’Orient : le culte d’Isis, celui de Sol Invictus sous l’empereur Aurélien, enfin le christianisme qui a le mieux su s’insérer dans les costumes de l’autorité impériale grâce à Théodose. La fin de la civilisation chinoise également porte une marque indélébile de forclusion sous la dynastie Ming lorsque la rénovation par le néo-bouddhisme et le néo-confusianisme ramenait des solutions archaïques qui rencontrèrent les apports futuristes occidentaux véhiculés par les Jésuites, le tout synthétisé par la dynastie mandchoue à partir de la conquête du XVIIe siècle. La forclusion forcée de la pax azteca sous les coups de l’invasion et de la conquête espagnoles est l’une de celle dont on peut mesurer le mieux les effets, par les abondants témoignages qui nous sont parvenus, des dérèglements psychologiques et moraux des peuples méso-américains. Il n’est donc pas raison pour que la forclusion occidentale ait des effets moins traumatisants au cours des prochaines décennies.

Tant que l’Occident résolvait ses contradictions par des solutions mitoyennes, capables d’adapter l’ancienneté à la nouveauté, la forclusion restait évitable. Lorsqu’après la Révolution française, les pays européens et nord-américains ont eut recours à des réactions radicales pour extirper la nouveauté politique (la démocratie) puis sociale (les révolutions ouvrières devant l’industrialisation), les partis se sont campés dans des attitudes de promotions et de rejets radicales. La bourgeoisie conservatrice a poussé jusqu’à la réaction fasciste tandis que le socialisme a poussé, dans son sens, jusqu’à la technocratie bureaucratique. La Guerre Froide fut la traduction historique de cet affrontement dont la forclusion s’est progressivement dégagée au cours du second XXe siècle. Déjà encline à la psychose par sa tendance à l'agressivité défensive, la civilisation occidentale se refusait la chance d’éviter l’ultime régression. Maintenant, aucun raisonnement idéologique, aucune critique rationnelle ne peut parvenir à convaincre les minorités dominantes occidentales de l’ampleur de sa pathologie. Et celles-ci le seraient-elles qu’il n’est pas évident qu’elles parviendraient à redresser l’Occident alors que la désagrégation s’accomplit au moment où la chronologie historique rencontre la chronologie géologique. Ayant brûlé la chandelle par les deux bouts en un espace de temps assez bref comparé aux autres civilisations du passé ou qui lui sont contemporaines, la civilisation occidentale en est maintenant à son heure de vérité.
Montréal
15 janvier 2013

Les écrins fleurdelysés

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LES ÉCRINS FLEURDELYSÉS
 
Le peuple québécois sait manifester la reconnaissance pour ceux qui ont œuvrer à les élever et à les placer sur la carte. Voilà pourquoi, sans doute, devons-nous au Ministère des Relations internationales la gestion des types de funérailles officielles. Voici le cortège qui accompagne le corbillard se rendant aux marches de l’Église cathédrale, à Québec ou à Montréal. Les principaux représentants des corps politiques sont présents. Le lieutenant-gouverneur, le Premier ministre ou son représentant, le chef de l’opposition ou son représentant, des ministres du gouvernement fédéral intéressés à se faire voir. Puis suit le cortège des membres de la famille du défunt, les photographes de presse, la télévision. Un monseigneur, de Montréal ou de Québec, procède à la cérémonie. Chacun défile devant le lutrin pour dire combien la personne décédée était importante pour lui ou elle et surtout pour le peuple québécois. On énumère les mérites, les titres honorifiques, les apports personnels incontestables. Parfois, comme lors des funérailles de Pierre Eliott Trudeau, on assiste à des effets mélodramatiques d’un proche membre de la famille pour stimuler le human interest auprès des téléspectateurs afin de susciter une hystérie d'émotionalite aiguë. Mais là, nous sommes dans le processus fédéral. Limitons-nous ici aux funérailles officielles québécoises.


Puis, le cortège repart comme il est venu, et le corbillard, recouvert du fleurdelysé, sera mené au cimetière où un profond trou attend qu’on y dépose la dépouille regrettée. Ce cercueil, ou plutôt cet écrin fleurdelysé, s’il nous arrivait de l’ouvrir par curiosité (puisque nous sommes tous des ignorants des vraies choses de l’existence), nous ne trouverions peut-être pas le héros dont on nous parlait dans les éloges et les témoignages laudateurs entendus plus tôt, mais un crottin dur, dur comme une crotte gelée l’hiver. Comme ce Richard Garneau que Radio-Canada et TVA n’ont cessé, depuis une semaine qu’il est mort, de nous dire combien il doit rester précieux à la mémoire des Québécois.

Bien entendu, je devine certains ho là! pour me rabrouer par manque de respect pour un mort. Mais un mort n’est jamais plus qu’un vivant qui ne l’est plus. Et s’il n’est plus, les funérailles officielles sont là pour nous rappeler que nous devons poursuivre les œuvres et les valeurs que le décédé est censé nous avoir transmises. Donc, en un sens, il est toujours vivant. Et on peut dire du mal de lui.

Dans le système des funérailles officielles québécois, nous retrouvons différents types de funérailles. D’abord les funérailles d’État qui sont réservées aux ex-premiers ministres ou à un premier ministre en exercice et très exceptionnellement à un ex-ministre. 

C’est-à-dire que les Bouchard, Landry, les deux Johnson,
Funérailles de Maurice Duplessis, 1959
Charest et Marois sont déjà enlistés pour des funérailles d’État. Charmant cortège d’opportunistes, de refouleurs de revendications populaires, de fournisseurs d'aide sociale à des entreprises multinationales et fraudeurs de budget où le déficit annuel se voyait balayé dans la dette nationale, de personnalités incolores, inodores et sans saveur, de mercenaires grassement entretenus par leur parti politique ou de manipulateurs de mots sans substance. Voilà ce type de crottin que nous retrouvons dans l’écrin fleurdelysé suivant le protocole des funérailles d’État. Belles cérémonies en perspectives pour l’avenir.

Un degré plus bas, nous arrivons aux funérailles nationales réservées aux personnalités qui ont marqué la vie politique, culturelle ou sociale du Québec, selon une décision du gouvernement. Contrairement à l’automatisme des funérailles d’État, les funérailles nationales sont des choix politiques de l’un ou l’autre des partis au gouvernement au moment du décès de l’heureux concélébré. Nous y reviendrons.

Les funérailles civiques concernent essentiellement les hommages rendus à des maires, des policiers ou des pompiers morts en devoir, des personnalités au plan local. Avec toute la ribambelle de maires corrompus, fraudeurs, voleurs, petits tyrans de basse-cour, manipulateurs en tous genres, les écrins municipaux vont se substituer aux diverses décharges publiques de la province.

Enfin, les funérailles privées concernent les particuliers qui refusent l'une ou l'autre, par modestie, des funérailles précédentes. Ainsi, Alys Robi, la chanteuse de Tico Tico, n'a pas obtenu du gouvernement Charest de funérailles nationales, mais le gouvernement a accepté d'envoyer quelques breloques pour souligner son triste départ.

Le protocole retenu pour les funérailles nationales est plus simple que celui des funérailles d’État. Ici, le Parlement, qui sert ordinairement de chapelle ardente et d’exposition pour l’ex-Premier décédé, n’entre pas dans le protocole. Le tout «peut se faire dans une maison funéraire ou à tout autre endroit jugé adéquat comme un musée, une salle communautaire, etc. Ce choix se fait en tenant compte du secteur d'activité marqué par l'action du défunt. Par exemple, le hall d'entrée d'un musée peut être choisi pour la chapelle ardente d'un représentant du milieu culturel. Les drapeaux du [Parlement] seront mis en berne le jour des funérailles, de l'aube au crépuscule, la journée des funérailles».

Si René Lévesque a bénéficié des funérailles d’État, Claude Ryan, Louis Laberge, Jean-Paul Riopelle, Maurice Richard, Camille Laurin, Gaston Miron, Gilles Carle et plus récemment Denis Blanchette, l’employé du Métropolis qui a été tué par «the Canadian Patriot» Richard Henry Baines, ont bénéficié des écrins fleurdelysés supervisés par le protocole des funérailles nationales. Certains cas ont d’ailleurs soulevé des critiques, ainsi les funérailles nationales accordées au dauphin de Jean Charest, Claude Béchard alors que le même gouvernement les a refusées au poète, chansonnier et compositeur Claude Léveillé.

Évidemment, la présence deDenis Blanchette dans cette liste est tout à fait honorable. Mais nous devons retenir le fait qu’il a été tué avant de bien comprendre ce qui se passait. Force est de considérer ces funérailles nationales comme une reconnaissance d’une dette de la Premier Ministre, Pauline Marois. L’intention était bien marquée que ces funérailles étaient avant tout une propagande pour le Parti qui venait juste d’être élu avec un mandat minoritaire. La suite de ses cafouillages administratifs montre que l’opportunisme de récupérer toutes les causes et situations favorables à sa réputation était acceptable à ses yeux et que n’importe qui, qui se serait trouvé dans la ligne de mir du joyeux Bains, aurait mérité des funérailles nationales.

Pour Camille Laurin, le «père de la loi 101», le «protecteur de la langue française», celui qui a voulu redonner une fierté aux Québécois colonisés jusqu’au trognon (encore aujourd’hui), il apparaissait difficile pour quel que parti au pouvoir que ce soit, de lui refuser une telle reconnaissance. Pour le poète Gaston Miron, qui fut essentiellement le poète d’un seul livre, L’homme rapaillé, imposé dans les cours aux CEGEP depuis plus de trente ans, c’était un honneur facile due à la poésie mythique québécoise, car unanimement, nous le savons, tous les Québécois sont des poètes! Et comme l’écrit Victor Hugo dans son William Shakespeare, «Qu’est-ce qu’un poëte? S’il s’agit de l’honorer, rien; s’il s’agit de le persécuter, tout». Il en va de Miron que les partis ont honoré précisément parce qu’ils n’ont pas eu besoin de le persécuter. Vie pauvre, peu exposée, retiré dans son logement de la rue Saint-Hubert, comme je l’y ai vu une fois (je demeurais alors dans l’édifice adjacent), Miron devenait poète national parce qu’il n’avait pas l’étoffe de William Shakespeare ou de Victor Hugo et que bientôt, il ne serait plus qu’un nom. Comme Vignault et comme tant d’autres, il a véhiculé une idéologie nationale (-iste) qui n’insultait pas à l’ordre établi. Il en va de même de  Gilles Carle. Son calvaire des dernières années a fait de lui un cinéaste aussi mythique que Nelligan en poésie ou Borduas en peinture. De Carle, il y a du bon et du moins bon, du paysagiste de l’hiver urbain dans La vie heureuse de Léopold Z, au regard impitoyable sur la nature humaine de La vraie nature de Bernadette, jusqu'au délire religieux qui s’achève en tragédie dans Pâté chinois, c’est là le meilleur Carle. Sa lutte à la religion répressive, au rapetissement québécois, à la fraude qui se cache derrière les aspirations célestes des Québécois a fait la marque du meilleur Carle. L’autre, le moins bon, s’est abandonné à des gamineries comme La Postière ou La Guêpe, ou ne s’est pas montré aussi bon cinéaste qu’il l'était, comme avec La mort d’un bûcheron. Artiste venu des arts plastiques, Carle est-il notre plus grand cinéaste? Non. Mais il ne dérangeait personne du pouvoir. Il n’avait ni la caméra pamphlétaire d'un Falardeau, ni la poésie gauvresque d’un Gilles Groulx, qui eux n’ont pas eu le droit à des funérailles nationales. Bref, dans ces cas-ci, nous assistons à une récupération politique, à une façon d’embrigader des enseignes culturelles dans une séance collective de regrets qui apaisent surtout la bonne conscience des minorités dominantes de la société qui, du temps de leur vivant, fréquentaient assez peu et Miron, et Carle.

Par contre, combien d’autres étrons trouvons-nous dans les écrins fleurdelysés! Claude Ryan, médiocre vieillard qui faisait pleurer tous les bébés de peur lorsqu’il paraissait à la télé! Ce journaliste dont l’esprit relevait d’une autre époque (son doigt de Dieu a fait bidonner tout le Québec), qui avait donné son appui en 1976 au Parti Québécois, au temps où ce parti était sincèrement indépendantiste, avant de se retourner contre lui en se portant chef du Parti Libéral a achevé de ruiner le crédit qu'il s'était établi à la direction du Devoir.Chef de la gang du Non, il a proféré des énormités durant la campagne référendaire de mai 1980, alors qu’il était complètement effacé par les promesses sirupeuses de Trudeau et les menaces non voilées de Chrétien. Délirant le soir de la victoire du Non, contrairement à la face de plâtre de Trudeau qui évitait tout triomphalisme en jouant au réconciliateur des deux partis, Ryan sautillait en postillonnant qu’il allait être porté au pouvoir lors de la prochaine élection provinciale tandis que les partisans du Non s'empressait de quitter la salle une fois la victoire proclamée. Sur les ondes de Radio-Québec, Pierre Bourgault avait dit que Ryan montrait là qu’il était «le politicien le plus sale du Québec». Le mot était dit. On a vite oublié le «anybody but Ryan» aux élections de 1981 qui le renvoya dans l’opposition, jusqu’à ce que Robert Bourassa revienne de son exile honteux reprendre la tête du Parti Libéral. Bourassa conserva, sans enthousiasme, la présence de ce prédécédé jusqu’à lui offrir le ministère de l’Éducation supérieure où il se montra d’une inefficacité de singe de porcelaine.

Un autre crottin du genre à être déposé dans un écrin fleurdelysé, c’est le gros Louis Laberge, président de la Fédération des Travailleurs du Québec (la F.T.Q.) que Michel Chartrand ne cessait de houspiller et qu’il accusait d’avoir trahi les intérêts des travailleurs. Ce «pauvre» Laberge fut l’une des victimes du gouvernement Bourassa de 1971, lorsque les chefs des trois grandes centrales syndicales furent arrêtés et emprisonnés pour désobéissance civile à une loi spéciale obligeant les grévistes du secteur publique à retourner au travail. Croyant qu’il s’agissait d’une farce, en prison, il téléphona au ministre du travail, Jean Cournoyer, pour lui expliquer que ça ne se pouvait pas, qu’on ne pouvait pas RÉELLEMENT  les arrêter et les détenir à la prison d'Orsainville! Inutile de dire qu’il ne fut pas soumis au régime du pain sec et à l’eau ni enculé sous une douche. Ce spectacle d’humeur d’un gouvernement libéral frustré après la Crise d’Octobre de ne pas se voir obéi par les employés de l’État n’était pas aussi méchant qu’il paraissait. De fait, Laberge, président de la F.T.Q. laissa son syndicat se transformer en entreprise d’investissements capitalistes avec le Fonds de solidarité F.T.Q., patron qui, comme tous les patrons, se trouva souvent en opposition avec des travailleurs syndiqués …de la F.T.Q. Ce modèle fut suivi un peu plus tard par la C.S.N. Les syndicats devenaient des petits patrons qui subventionnaient des entreprises qui créaient des emplois, très souvent de sous-traitants. Les capitaux accumulés à même les cotisations syndicales des travailleurs apparaissaient comme un compromis qui éveillait en chaque travailleur le petit capitaliste qui sommeillait en lui. Voilà pourquoi ce gros crottin imbibé d’alcool eut droit à des funérailles nationales. C’était un honneur qui ne coûtait rien et montrait que collaborer avec les minorités dominantes et le parti au pouvoir, c’était rentable pour tout ambitieux qui se présentait à la chefferie d’un syndicat national. Gabriel Nadeau-Dubois peut dormir tranquille, même condamné il pourra toujours bénéficier, un jour, de funérailles nationales!

Et Maurice Richard? Le joueur mythique du Canadien. Celui qui, malgré lui, sans aucune action ni volonté de sa part, entraîna la première émeute des temps modernes de l’histoire du Québec, en 1955, au Forum de Montréal? Ce hockeyeur venu d’un milieu pauvre, vedette de hockey sur laquelle on projetait la furioso canadienne-française contre les «Anglais», ne faisait pas des millions par contrat, contrairement à nos vedettes actuelles issues de la débilité collective. Baignant dans un univers anglophone, il finit par répondre automatiquement en anglais aux questions qu'on lui posait. Pauvre, il dut vendre sa collection de cossins ramassés au cours de sa carrière et que les idolâtres s'arrachèrent souvent pour des bouchées de pain. L'État, lui, ne pouvait ne pas se rappeler qu’il appela au calme les partisans déchaînés qui renversaient et brûlaient des voitures sur la rue Sainte-Catherine et que la police de Montréal ne parvenait pas à endiguer. Ce héros, l'un des rares vainqueurs à s'illustrer comme «gagnant» fut bien honoré parce qu’il offrait aux Québécois ce dont ils avaient le plus besoin comme gratification : «gagner» (de l’argent, du pouvoir, des compensations en tous genres). Voilà pourquoi on pensera, dans quelques siècles, que Maurice Richard aura été un «esprit surnaturel» emparé du corps d’un joueur de hockey. Mais Maurice Richard n’était rien plus que cela, un joueur de hockey, talentueux sans doute, rapide (the Rocket, comme le surnommaient les Anglophones), mais sûrement pas une contribution imparable à la société québécoise. Bref, un symbole puissant, mais rien qu'un crottin en odeur de sainteté.

Et Jean-Paul Riopelle? Bien entendu, il méritait son écrin fleurdelysé, ne serait-ce que pour avoir indisposé durant une entrevue l’insupportable Robert Guy Scully, admirateur béat de Claude Ryan. Riopelle fut une réussite québécoise, mais comme Céline Dion, essentiellement ailleurs. En Europe, aux États-Unis, au Japon. Cet amateur de voitures sport, qui vivait la grande vie des surréalistes à Paris, parce qu’il a co-signé le Refus global de Borduas et Gauvreau, a eu une réputation d’iconoclaste. Mais bien peu des gens de la minorité dominante aurait voulu fréquenter cet ivrogne, ce délirant, ce poète abstrait du paysage québécois qui a fini sa carrière par une superbe murale dédiée à Rosa Luxemburg, de qui peu de Québécois savent qu’elle était l’une des leaders du mouvement Spartakiste, les communistes allemands de 1918, assassinée par les voyous des Frei Korps (qui formeront plus tard l’essentiel de la voyoucratie hitlérienne) sous les ordres du gouvernement social-démocrate (le N.P.D. allemand de l’époque) de Noske. Encore là, c’est le mythe Riopelle qui a été enseveli dans l’écrin fleurdelysée plus que l’artiste lui-même. Comme Miron, comme Carle, Riopelle n’était pas politiquement dangereux. Un brave bougre du Plateau Mont-Royal qui avait réussi, preuve que le vieux quartier de Michel Tremblay ne produisait pas seulement des Germaine Lauzon!

Alors, avant Richard Garneau, trouve-t-on de vrais crottins, des crottes dures et pures dans les écrins fleurdelysés du Québec? Bien sûr, Claude Béchard appartient à cette catégorie. Politicien mort prématurément (et rapidement) d’un cancer, il était apparu avec l’élection de Charest de 2003 comme un ministre jeune, batailleur et déterminé. En fait, un technocrate qui eut l’aide sociale comme premier ministère et qui continua la politique nocive du gouvernement péquiste précédent : appauvrir
Le bon peuple aime bien rendre hommage à son crottin
les assistés sociaux au point de les forcer à s’engager dans un marché du travail sans structures et sans avenir. Claude Béchard, rien de plus. À moins que déjà il pratiquait le patronage dans son comté, vieille rengaine libérale autant que péquiste. Dès 2006, le Service de Transport de Montréal publiait un appel d’offres pour le remplacement des wagons du métro de la ville. Le ministre Béchard s’organisa pour que l’assemblage se fasse dans son comté à l’usine Bombardier de La Pocatière, se disant prêt à contourner les règles des lois du commerce international sur les appels d’offre. Cette décision souleva la colère de la compétitrice Alstom à qui la cour donna raison. Bombardier et Alstom s’unirent alors pour former un consortium. En janvier 2010, le gouvernement modifia le contrat en haussant sa commande à 786 wagons. L'arrivée d'un nouveau joueur espagnol, CAF, dont la proposition fut jugée sérieuse, nécessita la publication d'un nouvel appel d'offres. 18 millions de dollars ont été ainsi dépensés uniquement dans la paperasse et le jeu politique. Fait pour assurer la réélection de Béchard en 2007, ce tripotage, en plus de coûter 18 millions en avocasserie, repoussa de plusieurs années la livraison des wagons indispensables pour remplacer les wagons vétustes du métro de Montréal. Bref, Béchard était une salope du Parti Libéral qui annonçait les autres saloperies que le Parti allait cumuler au cours des années ultérieures. Ce n’était pas un Paul Gouin; Béchard, c’était du Parti, un crottin.

Lorsque Stéphane Laporte écrit dans la Presse : «Claude Léveillée n’aura pas droit à des funérailles nationales. Le gouvernement du Québec en a décidé ainsi. Inculte!», il souligne la défaillance endémique culturelle et intellectuelle du personnel politique québécois depuis des décennies. Pour lui, «Bouder Léveillée, c’est manquer de mémoire, de goût et de coeur». Il en sera de même pour Alys Robi à qui le même gouvernement Charest refusa des funérailles nationales malgré la grande réputation qui fut celle de la vedette dans les années 40-50. Claude Léveillée avait été l’amant de Piaf. La carrière internationale d'Alys Robi fut tragiquement interrompue par des traitements sévères contre la maladie mentale. Alys fut une Céline Dion qui n’eut pas la chance d’avoir un manager capable de lui organiser une carrière sur le modèle des vedettes américaines. Si Léveillée et Robi n’ont pas attiré davantage l’attention du gouvernement Charest, ce n’était pas parce qu’ils étaient des figures «politiques» gênantes. C’est seulement, comme le dit Laporte, par inculture. La ministre Christine Saint-Pierre, qui troqua sa respectabilité pour un plat de merguez libérales tant elle reste toujours aussi bête dans son obstination partisane, n’a jamais démontré plus de soucis d’honorer de vraies personnalités québécoises qui ont contribué à l’enrichissement intellectuel ou spirituel de la population québécoise. Des vedettes sans compromissions politiques, des symboles éthérés d'une réalité aliénante, les funérailles nationales n'ont de nationales que les intérêts politiques conservateurs des dominants de la société québécoise.

Et voici maintenant que son successeur péquiste donne des funérailles nationales à cette voix sans pensée que fut celle de Richard Garneau. Pourquoi? Qu’a fait cette logorrhée de la boîte Radio-Canada pour mériter des funérailles nationales? Eh bien, c’est assez simple. Pendant vingt-trois ans, il a doublé de sa voix ce que tout le monde pouvait voir avec ses yeux. Il a contribué à faire croire que le hockey était un sport plein de stratégies, de tactiques, de préparations, de planifications, d’évaluations scientifiques des joueurs, de longueur de portée de pisse d’une ligne bleue à une ligne rouge. Chaque samedi soir, le vide se déversait de sa bouche sur le ton de la préciosité radio-canadienne comme il n’en existe plus, afin d’entraîner la foule devant le téléviseur à lever le coude, à manger jusqu’à péter, à vomir durant la nuit. Richard Garneau, comme André Lecavalier avant lui, s'est efforcé de donner un statut d'honorabilité à un sport de consommation de masse, rempli de gros bras braquant une rondelle contre un filet et sortir vainqueur en brandissant, en signe obscène, un bras terminé d'un poing fermé qui imitait une bite sortie d'une chatte après l'éjaculation. Cela ne mérite-t-il pas des funérailles nationales?

Eh puis, si le hockey ne suffit pas pour justifier cette apothéose, il faut ajouter qu’au vide populacier, il ajoutait un standing au vide aristocratique! N’a-t-il pas couvert 23 Jeux Olympiques, depuis ceux de Rome en 1960 et ce jusqu’à Londres en 2012! On le dit spécialiste d’athlétisme! Pourtant, je l’ai toujours vu assis bien cambré dans sa chaise radio-canadienne! Faut-il en venir à confondre le perroquet avec l’athlète? Et ces si beaux spectacles de patinage artistique qu’il commentait avec Alain Goldberg, commentaires tellement insupportables qui ensevelissaient la musique sur laquelle dansaient les patineurs qu’il fallait aller les regarder sur CBC anglophone où là, du moins, les commentateurs se taisaient pendant les prestations.

Car il faut bien avouer, toutefois, que Richard contribuait physiquement à la cause. À l’ère du jogging et de ces biches en costumes moulants qui traversent à toute vitesse, écouteurs sur les oreilles, les allées des parcs montréalais, il créa le Marathon international de Montréal en 1977, où il s’est montré le champion ex-aequo avec son collègue Serge Arsenault. La belle affaire! Donne-t-on des funérailles nationales à tous ces joggers insouciants qui crèvent d’une crise cardiaque en se lançant dans des courses effrénées? Qu'importe! Garneau a présidé la Fédération québécoise d’athlétisme dans le cours des années 1970. Ce descendant du grand historien François-Xavier Garneau conservait toutefois une langue dont on lui attribue le mérite et qui n’est pourtant que le prolongement de celle de René Lecavalier qui a su, au moins, inventer une terminologie française au hockey!

Mais les mérites attribuées à M. Garneau sont nombreux :
    •    1955 : Trophée Radiomonde décerné à l’artiste le plus populaire au Québec
    •    1959 : Trophée Radiomonde décerné à l’annonceur le plus populaire au Québec
    •    1970 : Prix du plus bel homme du Québec, par l'émission « Appelez-moi Lise », animée par Lise Payette, sur les ondes de Radio-Canada
    •    1976 : Trophée du meilleur commentateur des Jeux Olympiques de Montréal, remis par le Club de la Médaille d’or
    •    1994 : Prix du Mérite du français, section Culture (attribué à une personne ayant démontré des qualités remarquables sur le plan de la langue dans son domaine d’activité; le choix est fait par l’Union des écrivaines et des écrivains québécois, par la société des auteurs, recherchistes, documentalistes, compositeurs et par l’Union des artistes)
    •    1997 : Trophée de l’Académie des Prix Gémeaux pour l’ensemble de sa carrière
    •    1999 : Membre du Temple de la renommée du hockey
    •    2000 : Chevalier de l'Ordre national du Québec
    •    2000 : Sports Media Canada Achievement Award, du chapitre canadien de l'Association internationale de la presse sportive (AIPS)
    •    2003 : Académie des Grands Québécois
    •    2003 : Prix Hommage Jacques Beauchamp, au 31e Gala Sport Québec
    •    2004 : Prix Sport Media, décerné par le Comité international olympique
    •    2005 : Docteur honoris causa en éducation physique, de l'Université de Sherbrooke
    •    2006 : Membre de l'Ordre du Canada
Il est aussi récipiendaire de quatre prix Gémeaux, respectivement pour La Soirée du hockey (1986 et 1989), le Marathon international de Montréal (1987) et les Jeux olympiques de Barcelone, présentés à l'antenne du Réseau TVA (1992).

Après de tels états de service que vaut la peau d’un mineur qui a travaillé 35 ans au fond d’une mine du matin jusqu'au soir? Sûrement pas un écrin fleurdelysé.

Soyons sérieux, M. Garneau reçoit des funérailles nationales parce que c’était un monsieur politiquement bien placé auprès de tous les partis : fédéral et provincial; capable de siphonner l'argent des possédants pour des entreprises sportives. S’il l’avait fait pour des entreprises intellectuelles, sa mort n’aurait même pas été mentionnée en onde. C’est là où ses talents d’athlète sont les plus remarquables : dans la course aux mondanités et aux subventions sportives. Autrement, cette version soporifique de la Pythie de la Sainte-Flanelle, avec son troupeau de fidèles béats prêts à payer des petites fortunes pour assister au forum à des célébrations consensuelles de la compétitivité au nom de la bonne santé et du culte de l’exercice physique, serait disparue comme tant d'autres. Approvisionnant ainsi une masse de consommateurs sportifs, tantôt avec des joueurs de hockey incultes et narcissiques, des patineurs artistiques dont on nous décrivait les triples axels parce que nous étions trop cons pour les remarquer avec nos yeux, Richard Garneau  complaisait à ces immenses fraudes d’aristocrates et de grands bourgeois que sont les Jeux Olympiques autour desquels gravite la grande corruption, celle des riches, qui achète des membres du Comité Olympique, des médecins spécialistes dans l’art du dopage indétectable, des tortionnaires d’enfants et d’adolescents que l’on pressurise et martyrise impitoyablement pour obtenir des performances à la hauteur de l’efficacité du système social, capitaliste ou communiste, et que l'on appelle des «entraîneurs» (pourquoi pas des souteneurs?). Voilà le mérite de Richard Garneau derrière les titres de Monsieur Radiomonde ou de l’Ordre National du Québec. Voilà un nom qui passera sûrement à l’histoire des alzheimers québécois de l’an 2100!

Oui, les écrins fleurdelysés, ces cercueils recouvert du si précieux drapeau national agissant un peu comme un papier cul, célèbrent des individus dont le rôle essentiel est de contribuer à l’anesthésie de la conscience collective et à son rapetissement à des divertissements dont le seul but est le défoulement hystérique. Des symboles éculés, des noms pour épater la galerie, des exempla pour des adolescents sans autre projet d’avenir que (comme des chiens entraînés et conditionnés) gagner des médailles et décrocher des publicités, comme cette caricature de Despaties sortant son Big Mac de son slip et y mordant à belles dents. Et la langue de Molière, proférée comme un latin moderne adapté au cirque de la bêtise tricolore. Pourquoi faire une commission Charbonneau pour chasser les fraudeurs et les imposteurs qui détournent nos taxes et nos impôts quand, d’un autre côté, nous en hissons un aux honneurs nationales?
Montréal
25 janvier 2013

Le bovarysme télévisuel

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Réal Bossé et Claude Legault dans 19-2
LE  BOVARYSME TÉLÉVISUEL

Elle vit sa vie par procuration
Devant son poste de télévision

Jean-Jacques Goldman

Nous venons d’assister à un véritable tour de force médiatique afin de rehausser les cotes d’écoute de la télévision avec le premier épisode de la série19-2. Cet épisode présente un individu - un jeune - armé jusqu’aux dents qui entre dans une école et commence à canarder à gauche et à droite. On trouve des corps morts percés de balles, du sang éclaboussant un mur glauque, le tout filmé dans le style propre à Podz. Ensuite, nous voyons les schtroumpfs, la trouille au ventre et la poussée d’adrénaline s’entre-mêlant, frôler les murs, ne sachant où trouver le tueur qui pourrait surgir à tout moment de derrière une porte et abattre nos héros. Évidemment, ceux-ci finiront par l’abattre …vous devinez où : dans la bibliothèque!

Je reste toujours pantois quand j’entends l’un des scripteurs et acteurs de la série, Réal Bossé, affirmer qu’il veut nous présenter «l’humain» derrière la fonction du policier. Ce qui est parfaitement honorable. Or, tous les policiers de la série sont des cas borderlines.  Son collègue (joué par Claude Legault), souffre d’avoir dénoncé son père, un autre bat sa femme qui est la sœur d'un des policiers vedettes, un troisième boit parce qu’il ne peut supporter le stress du métier, on a droit à la flicque (?) lesbienne et le personnage principal (joué par Bossé) souffre de la culpabilité de la mort de son partenaire. Comme dans le Bataillon Sacré de Thèbes, les flics sont jumelés afin de créer un lien affectif (négatif ou positif) qui les oblige à fonctionner ensemble dans des situations qui vont entre le grotesque et le sordide. C’est ici que la fiction dépasse la réalité. Si les policiers sont des humains comme tout le monde, vivent-ils pour autant une vie aussi merdique que celle présentée dans la série? Car 19-2, pour ceux qui l'auraient oublié, ce n’est qu’une série télé, une fiction, un rêve au goût de cauchemar, pas une enquête documentaire ou anthropologique sur l'état de policier. On ne sait pas si la série a un effet tangible sur l’augmentation des inscriptions à l’école de police de Nicolet, mais elle a suffi jadis à créer un sentiment de sympathie parmi la population montréalaise à l’égard de ses policiers. À quand un immense bouquet de roses à 728?

Bien sûr, le sujet de la série bénéficie des événements d’avant Noël, à Newtown au Connecticut, bien qu’elle ait été tournée avant les tragiques événements. Aussi, Radio-Canada a jugé bonne l’idée de créer un effet 19-2 pour la rentrée de la série. À toute fin pratique, avant même la diffusion de ce premier épisode, la campagne de presse et de marketing ainsi que l’«événement» post-diffusion était en place pour susciter les émois voulus. La publicité sur les sites radio-canadiens agissait à la fois comme prévention et comme sollicitation, à la manière dont on passe une bande avant la télédiffusion d’un C.S.I. pour nous dire que l’émission qui vient comporte des scènes de violence pouvant traumatiser un certain publique. Sur le Web, on trouve cet extraordinaire paragraphe :
Il y a longtemps qu'un épisode d'une télésérie a autant fait jaser. [À noter qu’il n’a pas encore été télédiffusé] La première de la deuxième saison de 19-2, dans laquelle Ben et Nick interviennent durant une fusillade dans une école, soulève de nombreuses questions. [sic !]

Si vous souhaitez réagir ou vous informer afin de mieux comprendre le triste phénomène des fusillades dans les écoles, voici comment.

Pour s'exprimer

Pendant et après l'émission (de 21 h à 22 h 30), un clavardage en direct sera proposé.
[Comment peut-on regarder une série télé tout en clavardant?] Vous êtes invité à dialoguer et à poser des questions sur Radio-Canada.ca ou sur Twitter. Les comédiens Claude Legault et Réal Bossé, le réalisateur Podz et l'auteure Danielle Dansereau y participeront.

Un second clavardage en direct aura lieu mardi de 11 h à midi. Vous pourrez alors échanger avec un invité qui a déjà vécu un drame de cette nature et avec des journalistes qui en ont assuré la couverture.

Pour mieux comprendre

Une page spéciale offre dès maintenant des informations pour tenter de comprendre ce triste phénomène.

Accédez au clavardage et à la page spéciale.
Tout cela n’est pas sérieux. Aucun événement comparable ne s’est déroulé au Québec (l’invasion d’une polyvalente par un tueur de masse) et les expériences de Polytechnique, Concordia et Dawson se sont déroulées sur une durée relativement courte, alors que le suspens de l’épisode dure une vingtaine de minutes, à tel point qu’il devient peu crédible, puisque les «casqués», l’équipe tactique, auraient eu normalement le temps d’investir les lieux et de venir à bout du tueur s’il ne se suicide pas, comme c’est la plupart du temps le cas. Bref, en voulant trop montrer, on tombe dans l’improbable. Si les «casqués» peuvent venir aussi vite sur un lieu de manifestation étudiante pacifique, on imagine qu’ils auraient été bien plus empressés de se rendre sur un campus investi d’un tueur fou. Les spectateurs, n’étant pas plus bête qu’il le faut, nous avons tous compris qu’il y avait là une longueur que certains journalistes ont qualifié de «complaisance dans la violence», ce qui est bien le cas.

Voilà pourquoi la propagande radio-canadienne a quelque chose d’odieux. Préparer les nerfs des spectateurs en leur promettant de vivre, par une fiction, un événement-traumatique analogue à celui exposé par les média à la veille de Noël. Comme ces spectateurs qui rient avant même que l'humoriste soit apparu sur scène, c'est à un phénomène de suggestion contagieuse analogue à ceux pratiqués par le nazisme au XXe siècle auquel s'est livrée la société d'État. Est-ce à dire que les commentateurs de télévision ont eu suffisamment d’esprit critique pour ne pas tomber dans le piège? Allons donc! À La Presse, la greluche de service, Nathalie Petrowskiécrit :
La directrice générale de la télé de la SRC m'avait bien prévenue: le premier épisode de la deuxième saison de la série policière 19-2 n'est pas un épisode comme les autres. Oh! que non. C'est une bombe. Une vraie bombe! [Nathalie nous dit qu’on l’a bien préparée]

Elle avait raison. [Nathalie nous dit qu’elle a mordu à la suggestion] Ce premier épisode qui marque le retour des deux célèbres patrouilleurs est un épisode-choc, violent, sanglant, à la limite du supportable. [Allons donc! Au même moment, à CTV une série de tueur en série avec Kevin Bacon montre du gore bien plus écœurant que ce qu’on a vu dans 19-2! Franchement, Nathalie, sors un peu!] C'est aussi un épisode dont on ne se remet pas aisément et qui va sans doute créer une mini-tempête auprès de l'auditoire. [Nathalie sert maintenant d'allumeuse pour la S.R.C.]

Au cœur de ce premier épisode, une fusillade dans une école secondaire, pour ne pas dire une douloureuse et interminable tuerie, empruntant tantôt à la tragédie de Polytechnique, tantôt à celle du collège Dawson.
[La plupart des victimes montrées sont des filles, ce qui laisse supposer que le tueur sélectionne ses victimes]

Interminable: je n'écris pas ce mot en vain. Je ne crois pas exagérer en affirmant que la tuerie dure de 30 à 35 minutes sur les 44 que compte l'épisode complet.

Peut-être est-ce un peu moins en temps réel, mais l'effet perçu, à tout le moins à mes yeux, c'est que le carnage n'en finit plus de finir, que les morts se comptent par dizaines et qu'être le spectateur passif et impuissant de ce bain de sang est un supplice.
[Allons donc, ces sensations sont purement auto-suggérées. À aucun moment cet épisode n’est comparable en effets psychologiques à ceux qui ont été témoins, à la télé, de l’effondrement des tours du World Trade Center. Comme le disait Talleyrand, «Tout ce qui est exagéré est insignifiant», ma Nathalie.]

Évidemment, les événements tragiques et récents de Newtown jettent sur ce premier épisode, écrit et tourné bien avant, un éclairage sinistre que l'équipe de
19-2 ne pouvait prévoir. Mais il n'y a pas que la proximité de la tuerie de Newtown qui provoque le malaise. Il y a une question morale qui ne se posait pas (du moins pas pour moi) avec Polytechnique, le film de Denis Villeneuve, et qui se pose ici tant sur le plan de la manière, du média que de l'événement en tant que tel.

Je m'explique: la tuerie de Polytechnique a infligé à la société québécoise un immense traumatisme collectif qui a longtemps été refoulé et tenu sous silence. Or, 20 ans après le fait et avec la distance que confèrent les années, le film de Denis Villeneuve nous a aidés en quelque sorte à exorciser ce traumatisme.
[C’est de la niaiserie ou Nathalie a la mémoire courte. On a jamais cessé de parler de Polytechnique - ce n’est quand même pas la Shoah! Très tôt, la date du 6 décembre est devenue celle d'une commémoration des victimes et là ont commencé les démarches pour la célèbre pétition sur l’enregistrement des armes d’épaule, sous le gouvernement Mulroney. Alors Nathalie, si tu es trop sotte, essaie au moins de ne pas désinformer tes lecteurs!]
On voit bien l’effet recherché par les publicistes de Radio-Canada et de La Presse : créer de toute pièce un événement-traumatique, non pas réel (comme à Newtown) mais purement fictif. Des psychologues (à la Rose-Marie Charest, les dents sorties, valeur d’entretien à un four o’clock tea) sont mis à la disposition des téléspectateurs au cas où la série les aurait trop affectés! Décidément, comme le tonneau des Danaïdes, la sottise est sans fond.

Ce matin, on nous montrait un exercice commandé par la direction de l’école Pierre-Eliott-Trudeau de pratiques en classe au cas où un tireur fou s’introduirait dans l’établissement. Ridicule. Cela rappelait ces exercices que l’on faisait du temps de la Guerre Froide où l’on disait aux élèves de se cacher sous le pupitre au cas où une bombe atomique exploserait à proximité! C’est oublier que, comme une pratique d’incendie, la mise en scène demeure très loin de la réalité lorsqu’elle frappe. C’est oublier également que, malgré sa raison, l’homme demeure un mammifère qui se comporte devant le danger avec panique et effroi. Il peut figer sur place et se laisser abattre comme un lapin, ou il peut courir partout et tomber comme un Bambi bien ajusté! Directeurs et enseignants ne sont pas exempts d’une telle panique, car elle est profondément viscérale. C’est le génie de Podz de savoir décrire les états d’humeur des individus devant des situations limites, ce qui a fait l’essentiel de l’épisode et qui traumatisait tant Madame Pétrowski qu’elle perdait le cours de la série à force de regarder sa montre pour savoir quand est-ce que cela «finirait de finir».

Eric and Dylan. Columbine, 1999

En fait, et c’est ce qu’il y a de plus dur à dire : devant un événement imprévu, les réactions de tout un chacun demeurent imprévisibles et voilà pourquoi ni exercices de sécurité, ni planification policière sont susceptibles d'une efficacité garantie. Tout au plus peut-on susciter un sentiment de terreur appréhendée endémique parmi les enfants; aussi l’épisode de 19-2 n’est qu’une fiction et ne rend nullement compte de ce qui se passerait si un tel événement survenait. Plus sot encore, le risque de susciter un copy cat, un sociopathe qui voudrait défier la police en reproduisant l'intrigue de l'épisode, la finale étant un défi lancé à tous ceux qui désireraient se confronter avec les forces de l'autorité. Que conclure, sinon que Radio-Canada s’est servie, d'une manière étourdie, de la conjoncture entre les événements de Newtown et du premier épisode de la série 19-2 pour créer un «événement-traumatique» médiatique subjectif. D’une part, la S.R.C. était certaine de rafler les cotes d’écoute et assurer la continuité de la série pour le reste de la saison et mettre Toute la vérité (qui est une série plus que fatiguée) K.-O.; d’un autre côté, créer un état psychologique parmi la collectivité télévisuelle dont les membres vivent dans un état de totale atonie et dont la vie par procuration ne se déroule plus qu’à travers des situations exotiques, érotiques, violentes et finalement borderlines tant l’existence est devenue plate. L’ennui est l’essence de la civilisation occidentale actuelle.

Blaise Pascal l’avait bien observé à la cour de Louis XIV lorsqu’il parlait du rapport entre le vide et le divertissement. Les Lettres de madame de Sévigné et les Mémoires de Saint-Simon confirment que la vie des rois et des courtisans est une vie blasée, satisfaite, sans surprise. Aussi, le moindre bavardage, le moindre commérage, la médisance et les faits divers les plus sensationnels insufflent un sursaut de vitalité dans la voillière versaillaise. À l’ère où le citoyen est devenu roi, le même phénomène se répète. À l’époque, il y avait Molière et Racine qui pouvaient alimenter les sursauts de vigueur chez les courtisans; aujourd’hui, c’est Podz et autres réalisateurs télé. Podz a du style. Mais les commandes finissent par abuser de sa marque pour finir comme Picasso, par signer des serviettes de tables. Tel est l'avatar du médium télévisuel. Il est difficile maintenant de réveiller l’atonie des téléspectateurs. On peut les tenir un temps en éveil lorsque des événements comme 9-1-1 ou Newtown se produisent, mais au bout d’un certain temps, la mise en divertissement de l’effet médiatique épuise le peu d’énergie qui leur reste. On l’a vu avec Robbie Parker, ce père d’une enfant tuée à Newtown qui se comportait comme un acteur d’Hollywood, suivant la mise en scène du directeur du scoop, souriant, puis se pompant pour apparaître sanglotant alors qu’aucune larme ne coulait de ses yeux. Lorsqu’on est rendu que l’on met en scène son propre deuil de son enfant tué par un tireur fou, il y a de sérieuses questions qu’il faut se poser sur la valeur de nos sentiments les uns par rapport aux autres. C’est plus traumatisant que les policiers haletants de 19-2.

Comment qualifier cette situation d’une vie par procuration que chantait jadis Jean-Jacques Goldman? Car cette situation a un nom. C’est du bovarysme. Pour les incultes, comme Nathalie, «qu’est-ce que le bovarysme?» Le bovarysme est «un état d’insatisfaction, sur les plans affectifs et sociaux, qui se rencontre en particulier chez certaines jeunes personnes névrosées, et qui se traduit par des ambitions vaines et démesurées, une fuite dans l’imaginaire et le romanesque». En fait, la jeunesse des personnes est toute relative, car on souffre davantage de bovarysme au fur et à mesure que notre vie vieillissant perd de sa saveur et que la routine et l’habitude achèvent de la dévorer. Aussi, le bovarysme traduit-il surtout une identification excessive à un personnage de fiction. C’est à travers les personnages des romans savons, des téléséries aux effets rocambolesques, des films de série d'aventures (pour les hommes) et de sentimentalisme (pour les femmes) que la compensation fantasmatique comble le vide existentiel. Et de tous ces vides, le plus douloureux est sans doute le vide affectif qui augmente l’expérience douloureuse de la frustration sexuelle dans la solitude comme dans la vie de couple. Ainsi, dans le roman de Flaubert, Emma Bovary a beaucoup lu durant sa jeunesse, en particulier des ouvrages romantiques. Sa vie conjugale, loin de se conformer à ses rêves, ne lui apporte que frustrations et désillusions. Et son mari, Charles Bovary, est de plus un homme médiocre. Si, du moins, il avait été violent, sa vie aurait ressemblé à quelque chose comme un immense martyre (Donalda, sainte-Misère). Elle se donne alors quelques amants tout aussi médiocres, d’où son état d’insatisfaction qui la conduira à s’empiffrer d’arsenic à la pharmacie de monsieur Homais, le bourgeois typique du vide intellectuel et moral de la société contemporaine.

Le bovarysme n’est pas apparu avec la télévision, ni même avec le roman (qu’il soit de Balzac ou de Flaubert). Il est apparu avec la petite bourgeoisie occidentale, à l’ombre des grands capitalistes au tournant du XVIIIe siècle. C’est donc un phénomène psychologique et moral lié à un mode de développement du Socius. La société capitaliste, par son goût du désir pour le désir, de la marchandise compensatrice et du cycle fermé de l’échange, crée ce vide existentiel, ressenti à la fois comme un vide intérieur et extérieur. Intérieur dans la mesure où il cultive l’isolisme sadien. Extérieur dans la mesure où il réduit tous les êtres à des marchandises transitoires où s’investit et se retire le désir selon l’épuisement de la tension érotique. En définitive, plus rien, plus personne ne peut satisfaire notre soif d’excitations, de nouveautés, d’expériences hors de l’ordinaire. Alors l’ennui s’installe et sécrète le bovarysme dans des fantasmes qui prendront des formes différentes selon le mode d’expérience du vide. Les deux policiers de 19-2 sont eux-mêmes atteints de bovarysme dans la mesure où ils comblent leur solitude et leurs échecs sentimentaux par un surinvestissement de la fonction policière qui les amène à courir après les situations les plus extrêmes. Ce cours d’auto-destruction en accéléré plaît aux téléspectateurs qui n’auraient jamais le courage ni la force psychique de s’engager dans une telle existence borderline. La chute dans la paranoïa, la psychose, les névroses graves, voire la mort donnée et reçue, est une expérience que le romanesque nous fait vivre depuis les mélodrames du XVIIIe siècle. Le mode télévisuel ne fait que le «démocratiser» encore plus en substituant à des imaginations déficientes ou des plumitifs moins habiles que leurs prédécesseurs, le visuel susceptible de préciser le voyeurisme qui échappait à des lecteurs distraits ou en panne de vocabulaire. Les effets sémiologiques sont d’une efficacité plus grande dans les média visuels et la télévision ne cesse de se donner comme limite non plus le sky de jadis, mais l’outrageous de l’abject.

Objectivement, l’épisode de 19-2 reste bien en deçà de ce que sert le cinéma à effets spéciaux et les séries américaines. Ce qui est dérangeant, c’est que ces scènes de violence ont été produites au Québec et non aux États-Unis. Des Américains, nous recevons comme «normal» ces débauches de sang et de tueries. Nous, Québécois, qui sommes purs et chastes, recevons moins bien ces scènes lorsqu’ils viennent de chez nous. Ainsi, dans les années 1960, on allait au cinéma voir des films pornographiques (soft) venant de Suède ou de France, mais dès qu’on s’est mis à en produire, en partant de ce film ultra-moralisateur qu’est Valérie, nous avons été «choqués» - comme Radio-Canada espérait «choquer» ses téléspectateurs en annonçant l'aspect ultra-violent du premier épisode de 19-2 avant sa diffusion. Aujourd’hui encore, nous recevons difficilement la vue de nos acteurs ou actrices nus dans des scènes trop explicites. Cela ne convient pas à l’image que nous nous faisons de nous-mêmes, entièrement voués à la pureté et à l’innocence face au sexe et à la violence. Et comme de plus en plus la règle du marché télévisuel impose aux producteurs québécois de distribuer des scènes gratuites d’érotisme et de violence dans leurs séries, les derniers naïfs à croire que nous sommes une catégorie spéciale d’humanité tendent à se fragmenter dans les cotes d’écoute.

Comme ne peut exister l’État dans l’État, le bovarysme, au contraire, peut exister dans le bovarysme. Et nous ne savons plus à quels degrés peut atteindre ce surinvestissement de bovarysme. Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’une satisfaction temporaire (et de plus en plus brève) des appétits insatisfaits qui oblige à s'accrocher à une dose quotidienne d’injection mentale de bovarysme. Comme une masturbation morale, la répétition conduit à la compulsion inhibante, d’où la série télé se substitue à la prière de 7 heures du soir à C.K.A.C. (Trente vies) ou aux grains de chapelet épluchés les lundis soirs. La fatigue culturelle de la télévision québécoise procède de cet épuisement du bovarysme qui ne parvient plus à satisfaire le vide qui pèse de plus en plus sur la Psyché des téléspectateurs. Voulant résoudre le vide existentiel des individus, la télévision finit par se vider elle-même de toute culture et de toute satisfaction aux curiosités et aux expériences hormonales qu’elle s’était donnée mission de combler. La vie par procuration est un échec - un autre - de la stratégie culturelle du bonheur du capitalisme post-moderne. D’où la nécessité de ces milliers de postes privés sur le câble qui s’attachent aux névroses individuelles (la névrose du golf, de la cuisine, des petites bêtes domestiques, des collectionneurs de timbres, du kerling, du maquillage, de l’érotomanie, de l’histoire et de la géographie, de surf, de la culture des bégonias…) Après plus de vingt ans d’existence, même la stratégie du câble est épuisée. Le rythme avec lequel s’épuisent ces média est extraordinaire, compte tenu des coûts de production, de diffusion, de publicités, de commandites. Toujours, l’ennui revient comme une vague déferlant obstinément contre les falaises.

Doit-on rajouter que c’est là un autre indice de la déstructuration de la civilisation? Les Romains aussi sont morts d’ennui. Leur existence débile trouvait procuration auprès des gladiateurs et des vies érotomaniaques de leurs empereurs désœuvrés. En bout de course, ils se sont jetés dans des sectes religieuses de tous genres venues d’Orient. Le culte de Mithra pratiqué par les soldats de l’Empire; le culte de Cybèle qui exigeait la castration de ses prêtres; le culte d’Isis et de ses mystères hellénis-tiques (métissage de savoir grec et de sagesse orientale), enfin du christianisme héritier de Platon et des stoïciens. Dans tous les cas, ces cultes conduisaient, après les spectacles de divertissements sanglants ou dionysiaques, dans des situations borderlines qui donnèrent les martyrs chrétiens et les fanatismes gnostiques. Aujourd’hui, des psychothérapeutes et des sectes marchandes menées par des gourous exotiques et nocifs, vendent des compléments aussi débiles et inutiles pour soulager plutôt que soigner les blues de l’existence.

Comment remplir une vie vide par quelque chose de substantiel? Je ne sais pas. Peut-être, pour commencer, faudrait-il vraiment le vouloir? Au commencement était la volonté. Sinon, alors tout restera au stade où le chantait Jean-Jacques Goldman : 

Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons
Elle vit sa vie par procuration
Devant son poste de télévision

Levée sans réveil
Avec le soleil
Sans bruit, sans angoisse
La journée se passe
Repasser, poussière
Y'a toujours à faire
Repas solitaires
En points de repère
La maison si nette
Qu'elle en est suspecte
Comme tous ces endroits
Où l'on ne vit pas
Les êtres ont cédé
Perdu la bagarre
Les choses ont gagné
C'est leur territoire
Le temps qui nous casse
Ne la change pas
Les vivants se fanent
Mais les ombres, pas
Tout va, tout fonctionne
Sans but, sans pourquoi
D'hiver en automne
Ni fièvre, ni froid

Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons
Elle vit sa vie par procuration
Devant son poste de télévision
Elle apprend dans la presse à scandale
La vie des autres qui s'étale
Mais finalement, de moins pire en banal
Elle finira par trouver ça normal
Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons

Des crèmes et des bains
Qui font la peau douce
Mais ça fait bien loin
Que personne ne la touche
Des mois, des années
Sans personne à aimer
Et jour après jour
L'oubli de l'amour
Ses rêves et désirs
Si sages et possibles
Sans cri, sans délire
Sans inadmissible
Sur dix ou vingt pages
De photos banales
Bilan sans mystère
D'années sans lumière 

Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons
Elle vit sa vie par procuration
Devant son poste de télévision
Elle apprend dans la presse à scandale
La vie des autres qui s'étale
Mais finalement, de moins pire en banal
Elle finira par trouver ça normal
Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons

Elle apprend dans la presse à scandale
La vie des autres qui s'étale
Mais finalement, de moins pire en banal
Elle finira par trouver ça normal
Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons


Montréal
29 janvier 2013

La Conquête de l'Angleterre par les Canadiens

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Tapisserie de Bayeux. La Conquête de l'Angleterre par les Normands

LA CONQUÊTE DE L’ANGLETERRE PAR LES CANADIENS

J’adore Stephen Harper! Alors que j’avance timidement, sur la pointe des pieds disons, dans ma démarche théorique, lui roule devant moi, apportant plus que je n’ai besoin pour confirmer mes hypothèses historiques et de psychologie collective. Il confirme la mouvance régressive qu’il ne cesse d’accélérer par ses options politiques et économiques depuis les tout débuts de son «règne». Ne reste plus qu’à justifier le pourquoi du changement du nom du Musée des Civilisations en Musée d’Histoire du Canada sinon que pour y installer une immense tapisserie représentant La Conquête de l’Angleterre par les lois canadiennes.

Que l’Angleterre décide de changer certaines règles dans la tradition de la succession royale, c’est son affaire. Comme l’ont démontré l'attitude deGeorges VI et de sa famille lors de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les bombes pleuvaient sur Londres et sur l'Angleterre, le roi est là comme principe unificateur de l’État et de la société anglaise, et ce, même s’il ne gouverne plus en tant qu’exécutif, fonction dont il est dépossédé mais porte toujours le titre. C’est un principe essentiel à toute société, se disant nation ou pas, que d’incarner son sens de l’unité par un symbole, vivant de préférence. Du pharaon égyptien à l’empereur de Chine en passant par les rois d’Afrique centrale, les rois absolus européens et le Président des États-Unis d’Amérique, c’est toujours la même fonction de psychologie collective que nous retrouvons dans l’incarnation transcendante du groupe dans l’individu unaire de l’État : l'incarnation du sens de l'unité collective.

Or c’est précisément ce qui fait défaut au Canada. Aucune fonction ne s’identifie à un principe unaire, ce sens de l’unité qui ferait du Canada un État cohérent, au-delà du contrat commercial de 1867 et du support administratif d’une Charte des droits et libertés de 1982. 1982, dont le trentième anniversaire a été effacé par un souvenir-écran, celui de la guerre de 1812! C’est ce problème de psychologie collective, auquel est particulièrement sensible le Premier ministre Harper et lequel il ne sait comment résoudre sinon que par des moyens régressifs dommageables. D’un côté, le fait d’être en liaison permanente avec le Parti Républicain américain le force à reconnaître la spécificité géographique et économique des relations entre les États-Unis et le Canada. Rome, pour lui, c'est Washington. D’un autre côté, le Canada ne peut survivre en termes spécifiques que par son passé britannique, par le choix fait par les Canadiens Français et des Loyalistes de ne pas rallier les Patriotes américains, c’est-à-dire en s’accrochant à tous les symboles et les liens résiduels du Commonwealth britannique, succédané du glorieux empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais.

Ce sens de l’unité inexistant entre la vocation continentale et les origines historiques avorte à travers un écartèlement qui exerce un pression sur les liens avec les origines historiques, d’où la nécessité de les renforcer par une série d’actes symboliques compulsifs, à l’image de ce que le Québec traditionnel faisait en voulant ignorer qu’il habitait un continent nouveau, transformé par un métissage culturel qui l’éloignait définitivement de ses origines françaises. Cette multiplication infinie de héros de la Nouvelle-France, d’une épopée mystique contre la sauvagerie pour le triomphe de la religion catholique romaine, la mission historique de porter la vraie foi et la langue de Molière et de Racine (et non celle de Hugo et de Valéry) en terres protestantes et anglophones, sont reprises aujourd’hui par le Gouvernement du Canada. Des événements récents en font la démonstration évidente. D’abord les héros de la guerre de 1812 : Salaberry, un francophone totalement anglicisé et assimilé à l’armée britannique et Laura Secord, Isaac Brock et Tecumseh ont été mis à l’avant-plan sur la scène historique dans la droite ligne des anciennes Gloires nationales de Guy Laviolette des années 40-50 au Québec. Ces faits, que j’ai commenté amplement ailleurs, appartiennent à une nouvelle «chanson de geste», la conservation du Canada aux intérêts britanniques. Si Britania rules de waves, Canada is a dominion a mare usque ad mare. Il y a un lien de nécessité, structurel si vous préférez, entre le burden of white man des jingoïstes anglais de la fin du XIXe siècle, stimulé par l’esprit impérialiste de l’ancien Secrétaire d’État aux Colonies, Sir Joseph Chamberlain (1895-1903) et la réponse actuelle du Canada en tant qu'héritier privilégié de la «mère des Parlements». En ce sens, si la Manifest Destiny a nourri l’esprit des Américains dans leur conquête de l’Ouest, rien de véritablement comparable ne s’est imprimé dans la conscience historique des Canadiens, sinon que de poursuivre la destinée européenne en Amérique. Ce manque grève sérieusement le sens de l’unité canadienne. Contre l’anglais américain de Webster, il suffit de se rattacher à l’anglais de Shakespeare, et le Théâtre de Stratford, en Ontario accomplit cette tâche depuis des lustres. Comme les Australiens, les Canadiens Anglais se targuent de parler une langue anglaise plus pure que le slang américain, perçu comme un avatar dégénéré par une démocratie trop paresseuse pour sauver le ton élitiste des dynastes assassins que l'on retrouve dans les œuvres du grand Will. Par contre, si les sectes protestantes d’origines britanniques ou allemandes, ukrainiennes ou orientales se sont fortement implantées au Canada, le vieux protestantisme anglican s'efface devant l'Église-Unie du Canada, la plus importante du pays.

Dans le préambule de sa Constitution rapatriée de 1982, Pierre Trudeau avait manqué de courage. Qu’il ait placé Dieu à la tête de la Constitution, lui, licheux de balustres et grenouille de bénitier qu’il était, ça se comprend; mais qu’il ait conservé ce qui était à l’époque un vestige d’une obéissance à la souveraineté du Roi d’Angleterre, ce n’était qu’une concession aux orangistes ontariens et aux westerners qui collectionnaient les souvenirs de la participation aux deux guerres mondiales. Comme il ne voulait pas éterniser les discussions constitutionnelles et que la crainte d’une éventuelle proclamation d’indépendance du Québec lui chauffait ses hémorroïdes bénies, il a accepté dans un package deal : Dieu et la Reine plutôt que Dieu est mon droit.

La chose n’était peut-être pas plus importante qu’il fallait à ses yeux, mais il ne pouvait savoir qu’un demi-siècle plus tard, le gouvernement conservateur allait s’appuyer sur ces deux idoles pour enraciner une politique conservatrice libérale génératrice d’une forme quasi absolutiste, une insulte aux prérogatives parlementaires et à la confiance donnée par les électeurs sollicités. Sa phobie du «socialisme» et du «communisme», proprement américaine, était compensée par un surinvestissement d’archaïsme dans les liens entre le Canada et l’Angleterre. Et comme si cela ne suffisait pas, la prestigieuse institution britannique par excellence, la Banque d’Angleterre, venait chercher un Canadien pour la diriger - tout en le consacrant de la citoyenneté britannique indispensable à tous les directeurs de la célèbre banque, ce qui était plus sérieux que la citoyenneté russe accordée à l’acteur Depardieu par le président Poutine de Russie.

La nomination de Mark Carneyà la tête de la Banque d’Angleterre a ajouté à la stratégie psychologique collective de Stephen Harper. C’était comme une illumination qui le frappait. L’Angleterre avait tant fait pour le Canada (sic!) qu’il était juste, qu’en retour, le Canada témoigne de sa reconnaissance en se faisant aussi Britannique que les Anglais. La chose n’est pas insolente en soi sauf qu’elle nous entraîne maintenant à nous mêler de choses qui ne nous concernent pas. De quoi s’agit-il exactement? Laissons à Andrew Thomson le soin de nous dire de quoi il s’agit :
«Le gouvernement canadien a présenté un projet de loi qui avalise officiellement certaines modifications aux règles du Royaume-Uni concernant la succession au Trône et les mariages des membres de la famille royale.

La Loi régissant la ligne de succession au Trône, présentée aujourd’hui par le ministre de la Justice, Rob Nicholson, donnant l’assentiment du Canada à une loi de Westminster qui moderniserait les lois britanniques, prévoit les mesures suivantes, entre autres :

    * mettre fin à la pratique selon laquelle les héritiers ont préséance sur leurs sœurs aînées dans la ligne de succession;
    * permettre aux successeurs d’épouser quelqu'un de religion catholique romaine et de maintenir leur admissibilité à la succession au Trône.

La première modification s’applique à tout enfant né après le 28 octobre 2011 – y compris l’enfant qu’attendent le duc et la duchesse de Cambridge.

En ce qui a trait à la religion, l’unique interdiction s’applique au mariage avec les catholiques – un résultat des conflits religieux  en Angleterre durant les XVIe et XVIIe siècles et du désir de voir un monarque protestant sur le Trône. Par contre, tout monarque doit être baptisé anglican puisqu’il devient automatiquement chef de l'Église d'Angleterre».

Il ne faut pas profiter du terme «avalise» pour minimiser la portée symbolique de la loi. Celle-ci est bien une «intrusion» du Canada dans la processus de succession de la monarchie anglaise même si celle-ci est conçue comme monarchie «cana-dienne». La tradition a «avalisé» la présence d’un monarque qui incarne le sens de l’unité des Britanniques; mais il n’en va pas ainsi pour les Canadiens. C'est par une constitution écrite qu'ils ont donner (comme ils pourraient le lui retirer) le titre de monarque du Canada au roi (ou à la reine) d’Angleterre. Même chef d’État, «loin des yeux, loin du cœur», la reine est ici représentée par un délégué désigné par le Premier ministre et son conseil, un gouverneur général qui tient son poste le temps que le Ministère le lui confie. Il n’y a que les Autochtones pour croire encore que le gouverneur général peut représenter une autorité supérieure et transcendante au gouvernement. Il s’agit donc d’un «projet de loi» qui entend bien que le Canada ait son mot à dire dans la succession royale. Après la guerre des Deux-Roses, assisterons-nous maintenant à la guerre du Lion britannique et de la feuille d’érable?

L’assentiment du Canada, qui se placerait sous le respect de la décision du gouvernement anglais concernant les règles de succession au trône, est une formule purement diplomatique. Même si le gouvernement anglais dérogerait à ses décisions et refuserait d’amender les règles de succession au trône, le projet de loi voté par le gouvernement fédéral le place exactement sur le même statut qu’un projet de loi du gouvernement britannique. L’assentiment est beaucoup plus qu'une politesse diplomatique, c’est un avis très sérieux - projet de loi - qui vise à mesurer l’étendue de l’influence canadienne sur l’ancienne métropole et l’ensemble des pays faisant parties du Commonwealth. C’est une épreuve de force internationale. Il est certain que ni Westminster, ni Downing Street ne se laisseront dicter leur conduite dans une affaire interne, mais le Canada est une béquille éprouvée sur laquelle s’appuie un Royaume-Uni toujours de plus en plus fragilisé.

Il est vrai, ce que les informations passent parfois sous silence, que Londres avait déjà annoncé son intention de changer les règles de succession qui privilégiaient les garçons dans une famille royale, demandant aux 16 pays appartenant au Commonwealth, dont le Canada, de donner leur assentiment à ce changement. Ce test de solidité des liens unissant le Commonwealth suggère des doutes et des inquiétudes de la «métropole» sur cette solidité. Si la question se pose pour les Britanniques, c’est parce que la succession héréditaire mâle est assurée et le risque de 50/50 pour que l’enfant de Kate Middelton soit un garçon - et peut-être savons-nous déjà le sexe de l’enfant? - risque de ne pas changer grand chose avant un certain temps …où il n'y aura peut-être plus de couronne en Angleterre. D'autre part, l’Angleterre est un pays où les reines ont eu des rôles historiques plus important que partout ailleurs en Occident; de Boadicea qui anima la résistance à l’invasion romaine sous l’empereur Claude à Mary Tudor et Elizabeth, puis à Ann Stuart et Victoria et la reine actuelle, Elizabeth the second, ne cause pas de préjudice à la psychologie collective anglaise. Cette nouvelle règle aura donc peu d’effets réels sur les mentalités. Par contre, cette idée que le roi puisse épouser une catholique alors qu’il reste le titulaire de chef de l’Église d’Angleterre, de l’anglicanisme usant de la version King James de la Bible, a déjà coûté la couronne aux Stuart.

Plus risible toutefois l’avis du ministre Moore qui affirme : «Tous ces changements peuvent se faire sans aucun amendement à la Constitution canadienne», de même lorsque «les hauts fonctionnaires qui ont expliqué le projet de loi n'ont pas pu y mettre un prix mais assurent que l'exercice représente des coûts peu élevés pour l'État canadien». Certains auraient voulu que les Parlements des provinces puissent également donner leur «aval» - pourquoi pas, puisqu'elles ont également un représentant de la reine en la personne du lieutenant-gouverneur, elles auraient tout aussi droit à donner leurs avis sur la succession britannique! -, mais le gouvernement Harper a préféré se réserver l’entière responsabilité de la décision. Se basant sur l’avis des avocats du Conseil privé et du ministère de la Justice qui soutiennent qu’il ne s’agit pas là d’un amendement constitutionnel à la charge de la reine (les prérogatives royales exercées au Canada), mais rien qu’une modification qui ne touche que les lois britanniques (d'où l'intrusion), c'est depuis un an, donc au moment où il se lançait dans les coûteuses commémorations de la guerre de 1812, que le gouvernement Harper était informé de ces changements. Le fait que les provinces n’y ont pas prêté attention montre la «solidité» des liens qui unissent les gouvernements provinciaux au symbole monarchique, de consommation nationale et non provinciale.

L’ignorance des véritables enjeux de cette «intrusion» est lamentable. Ainsi, sur les ondes de R.D.I. (la Société Radio-Canada pour les riches), le constitutionnaliste Benoît Pelletier enchérit en disant que «le gouvernement a pris la bonne décision» (sic!) : «Nous ne sommes pas en présence d'une modification constitutionnelle. C'est une modification limitée, qui est dans l'air du temps. Qui peut être en faveur d'une discrimination contre les femmes de nos jours? Même le gouvernement du Québec ne pourrait s'y opposer. On ne touche pas du tout à la monarchie constitutionnelle». Voilà un féminisme bien déplacé! Le pragmatisme est parfois aussi aveugle et borné que la pire des superstitions. Et pour ajouter l’insulte à l’outrage : «Je ne crois pas que les provinces doivent donner leur consentement. Mais ce serait un beau geste de courtoisie que le Parlement du Canada informe les provinces officiellement de la modification, sans aller à requérir leur approbation formelle». Consternante réaction d'un colonisé jusqu'au trognon… Ajoutons que pour le risque de malchance du 50% de bébé fille que pourrait accoucher Kate, les changements apportés à la législation britannique seront rétroactifs pour assurer au premier enfant du prince William et de la duchesse de Cambridge sa place dans la succession au trône, peu importe son sexe.

Nous devrions ne pas prendre tout cela au sérieux. En effet, comme on le répète à satiété, comme si c’était secondaire, ce ne sont là que des symboles. Mais ce tripotage de symboles révèle une infrastructure fragile de la conscience canadienne. Le Canada peut-il être considéré comme une nation? Sinon, serait-il resté au stade latent de «colonie» qui inverserait son rôle en «se gonflant» comme une métropole, le complexe d'infériorité compensant par un complexe de supériorité dans les affaires nationales et internationales, ombre fugace du rôle du Colonial Office britannique au XIXe siècle dans les affaires canadiennes? Légiférer sur la succession de la monarchie royale anglaise au moment où les Autochtones réclament à hue et à dia des rencontres avec le Premier ministre afin d’améliorer leur sort dans le contexte de l'infantilisante tradition inscrite dans la loi célèbre de 1763; au moment où la nouvelle loi d’assurance chômage pénalise d’une façon odieuse les travailleurs des maritimes et de l’est du Québec ainsi que des travailleurs saisonniers et contractuels de l’ensemble du Canada (preuve que le Trésor et les Finances du Canada ne sont pas encore entrés au XXIe siècle et ignorent volontairement les mutations entraînées par les modifications du divin marché de l’emploi) ne donnent pas du tout le goût du sens de l’unité aux Canadiens. Et cela blesse viscéralement les convictions de Stephen Harper.

Il n’est pas besoin qu’une collectivité toute entière éprouve ou partage un sentiment commun unanime pour dire qu’il y a une pathologie psychique chez elle. Il suffit qu’une minorité dominante, qu’un gouvernement, qu’un ensemble d’institutions et de mesures finissent par «contaminer» l’ensemble de la collectivité pour sombrer dans la pathologie mentale. Ne disait-on pas autrefois que la folie était contagieuse? Les Allemands qui se réveillèrent en janvier 1933 avec Adolf Hitler comme nouveau chancelier ne partageaient pas, loin s’en faut, sa pathologie individuelle. Pourtant, sa voyoucratie réactionnaire, étriquée entre l’archaïsme de la Walkyrie et le futurisme des canons et des tanks, a donné ce que nous savons. C’est un phénomène analogue qui touche Stephen Harper et son parti, étriqués qu’ils sont entre un archaïsme britannique et un futurisme républicain conservateur. L’archaïsme agit uniquement au niveau fantasmatique. Un passé, une tradition, une «aventure» que les Québécois ne partagent plus ou ignorent même lorsqu’ils sont fédéralistes à la Trudeau Junior. Le futurisme est plus angoissant, car il appelle à la participation à un «glacis nord-américain» dont les États-Unis ont entièrement le contrôle économique et militaire. Comme l’éléphant et la souris se partageant le même lit, l'éléphant républicain risque à tout moment de se retourner et d'écraser la souris canadienne. De même, les Maritimes et l’Ontario tirent sur l’archaïsme britannique (le respect des traditions non écrites qui font lois) alors que le futurisme américain est anticipé par les Prairies, la Colombie britannique et… le Québec. Le conservatisme éminent des gouvernements qui se succèdent aussi bien en Alberta qu’au Québec, de même que les résistances critiques que l’on retrouve à Vancouver et à Montréal, montrent que le futurisme est aussi délirant et dangereux que l’archaïsme est futile et anesthésiant.

Stephen Harper entend donc, à l'exemple de Guillaume le Conquérant, entreprendre sa conquête de l’Angleterre avec sa loi avalisant et ses «avis juridiques» qui confirment que l’eau chaude est bien chaude et que l’eau froide n’est pas chaude. Son capital symbolique complète son capital financier. Il veut que son gouvernement soit reconnu comme un excellent gestionnaire à la fois des biens matériels et des biens symboliques du Canada. Pour Harper et l'école néo-libérale conservatrice, l'économie symbolique et l'économie des biens font partie d'un seul et même système, d'où l'importance structurelle de ces amplifications symboliques. Malheureusement - pour lui -, ces rétroprojections dans le passé et ces «fuites en avant» ne peuvent se rejoindre (comme l’est et l’ouest dans le poème de Kipling), et s’il accumule autant de capital symbolique qu’il peut, il n’obtiendra jamais ce sens de l’unité qui a échappé même à ce rusé renard que fut Pierre Eliott Trudeau. Enfin, la brutalité législative avec laquelle le gouvernement Harper abuse de son pouvoir le rend encore moins susceptible de gagner son pari.
Montréal
1er février 2013

Tittytainment au Bordel Métaphysique

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Clocher de la Cathédrale Saint-Jacques, Université du Québec à Montréal

TITTYTAINMENT AU BORDEL MÉTAPHYSIQUE

What’s up doc? demandait régulièrement Bugs Bunny, au début de ces insipides dessins animés de ma jeunesse. Il faut croire que le lapin des frères Warner a fait des petits au Québec, rien qu’à regarder la jolie récolte amassée pour la tenue du prochain sommet de l’Éducation supérieure au Québec, des 25 et 26 février 2013.

L’annonce et la préparation de ce sommet ont déclenché une véritable guerre civileà l’intérieur même des universités. Le gel des frais de scolarité comme la diminution des subventions annoncée par le gouvernement Marois ont dressé les rapaces les uns contre les autres. Les recteurs d’un côté suivis de leur cortège d’administrateurs douteux; les enseignants et les chercheurs de l’autre qui, au nom de l’indispensable apport de la science à la société et aux entreprises, réclament toujours des salaires capables de compétitionner avec ceux (déjà exorbitants) des médecins spécialistes. Tous ces gens se présentent - ont-ils lu Saint-Simon, pas le mémorialiste mais le philosophe libéral-socialiste? - comme étant les soutiens de la société (Ibsen). S’il n’y avait pas les grosses sommes d’argent et les privilèges sociaux qui accompagnent ces réclamations, la lutte paraîtrait futile.

Je dois à mon ami, Bruno Lalonde, d’avoir exhumé de l’oubli ce thème du tittytainment lancé par l’ancien conseiller du Président Carter, Zbigniew Brzezinski, membre de la Trilatérale et autres corporations de Think tank, conseillers des capitalistes et encaisseurs du pauvre monde, au cours du premier "State Of The World Forum", sommet tenu à l'Hôtel Fairmont de la ville de San Francisco. L'objectif de cette rencontre était de déterminer l'état du monde et suggérer des objectifs souhaitables et proposer des stratégies pour les atteindre dans le contexte de la mondialisation et des politiques globales pour obtenir sa mise en œuvre. C’est à cette occasion que les invités du sommet sont arrivés à la conclusion que la fameuse Société 20:80 était inévitable, celle dans laquelle le travail de 20% de la population mondiale serait suffisant pour faire vivre la totalité de l'appareil économique de la planète. 80% de la population restante s’avérant «superflu», ne disposant ni de travail ni d'occasions d'aucun type, d’où sa propension à cultiver le ressentiment et la vengeance.

Cette prémonition était avant tout une aspiration et un plan d’action pour ces leaders, tous néo-libéraux : Mikhaïl Gorbatchev, George Bush, Margaret Thatcher, Vaclav Havel, Bill Gates, Ted Turner, etc., esquissée au cours d'un marathon de présentations et de répliques chronométrées. C'est là que, pour faire court, notre Brzezinski fit rire l’assistance avec son néologisme : tittytainment, une contraction des mots titty et entertainment, qui entendait désigner par là un mélange de marchandises matérielles et psychologiques propres à endormir les masses, contrôlant également leurs frustrations et leurs protestations prévisibles. Brzezinski expliquait l'origine du terme tittytainment, comme une combinaison des mots anglais «tit» ("sein" en anglais) ou «titillate» («taquiner pour exciter gentiment» en anglais) et «entertainment» qui, dans aucun cas, ne devait être compris avec des connotations sexuelles, mais au contraire, comme allusif à l'effet soporifique et léthargique que l'allaitement maternel produit chez le bébé quand il boit.

Hans-Peter Martin et Harald Schumann, dans leur livre Le piège de la mondialisation (Solin Actes Sud, page 12) exposent ainsi la projection futurisante des néo-libéraux rassemblés au sommet Gorbatchev:

«L’avenir, les pragmatiques du Fairmont le résument en une fraction et un concept : «Deux dixièmes» et «tittytainment».
Dans le siècle à venir, deux dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l’activité de l’économie mondiale. “On n’aura pas besoin de plus de main d’œuvre”, estime le magnat Washington Sycip. Un cinquième des demandeurs d’emploi suffira à produire toutes les marchandises et à fournir les prestations de services de haute valeur que peut s’offrir la société mondiale. Ces deux dixièmes de la population participeront ainsi activement à la vie, aux revenus et à la consommation – dans quelque pays que ce soit. Il est possible que ce chiffre s’élève encore d’un ou deux pour cent, admettent les débatteurs, par exemple en y ajoutant les héritiers fortunés.

Mais pour le reste? Peut-on envisager que 80% des personnes souhaitant travailler se retrouvent sans emploi? “Il est sûr, dit l’auteur américain Jeremy Rifkin, qui a écrit le livre
La Fin du travail, que les 80% restants vont avoir des problèmes considérables”. Le manager de Sun, John Gage, reprend la parole et cite le directeur de son entreprise, Scott McNealy : à l’avenir, dit-il, la question sera “to have lunch or be lunch” : avoir à manger ou être dévoré.

Cet aréopage de haut niveau qui était censé travailler sur «l’avenir du travail» se consacre ensuite exclusivement à ceux qui n’en auront plus. Les participants en sont convaincus : parmi ces innombrables nouveaux chômeurs répartis dans le monde entier, on trouvera des dizaines de
millions de personnes qui, jusqu’ici, avaient plus d’accoin-tances avec la vie quotidienne confortable des environs de la baie de San Francisco qu’avec la lutte quotidienne pour le survie à laquelle doivent se livrer les titulaires d’emplois précaires. C’est un nouvel ordre social que l’on dessine au Fairmont, un univers de pays riches sans classe moyenne digne de ce nom – et personne n’y apporte de démenti.

L’expression “
tittytainment”, proposée par Zbigniew Brzezinski, fait en revanche carrière. Tittytainment, selon Brzezinski, est une combinaison des mots entertainment et tits, le terme d’argot américain pour désigner les seins. Brzezinski pense moins au sexe, en l’occurrence, qu’au lait qui coule de la poitrine d’une mère qui allaite. Un cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettrait selon lui de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète».
Moins qu’un programme machiavélique, la réflexion de Brzezinski renvoie à une observation qui confirme ma thèse de la régression sadique-orale de la civilisation occidentale depuis l’implantation de la société de consommation d’après-guerre. Le lait et les joujoux, les bergers et les spectacles, le pain et le cirque version occidentale. Avec des moyens inimaginables pour les empereurs romains mais qu’ils n’auraient sûrement pas écartés s’ils les avaient connus, la rétroprojection de la décadence romaine est visualisée devant nous. Il faut se dire alors que le sommet de l’Éducation supérieure va se tenir sur fond de sommet Gorbatchev, car les spécialistes de la «gérance» de l’État, qu’ils soient libéraux ou péquistes, changent peu la donne, acceptent - et ils sont forcés de le faire - cette inévitable issue du XXIe siècle. Comment, alors, faire accepter aux étudiants et à la jeunesse en générale, que seulement 20% d’entre eux gagneront suffisamment leur vie pour rembourser leurs frais de scolarité et que les 80% autres devront trimer dans une compétition effarante pour gagner leur vie ou s’écrouler dans une assistance sociale avilissante? À la lumière de tout ceci, nous comprenons mieux la lutte féroce qui s’est déclenchée dans le monde universitaire, au-delà des revendications étudiantes. Entre la technocratie administrative et la technocratie chercheuse/enseignante, une lutte se livre pour ramasser les miettes que l’État va injecter dans la broyeuse universitaire. De cette lutte, les objectifs kantiens de l’éducation pour tous (et je ne parle pas de l’éducation «gratuite» pour tous), la haute valeur de la culture et de la civilisation, la beauté du savoir et le progrès technique ne sont que des leurres que l’on fait miroiter aux imbéciles. Les 20% sont déjà bien identifiés par les résultats des revenus annuels publiés par Statistiques Canada. Les 80% de la population qui reste vacille entre les classes moyennes (petites bourgeoisies rentières ou besogneuses) et une immense masse de sans emplois - assistés sociaux, chômeurs, travailleurs itinérants ou contractuels - qui sera formée par ces futurs diplômés universitaires.

Nous comprenons mieux - ce qu’un Léo Bureau-Blouin par exemple ne peut comprendre -, que les positions du ministre Pierre Duchesne, nolens volens, s’inscrivent dans cette projection. D’où son refus d’envisager l’éducation supérieure gratuite ni le gel permanent des frais de scolarité, réclamés respectivement par l’ASSE et la FEUQ. Plus réaliste parce que sans doute mieux informée de la stratégie à long terme du néo-libéralisme, la rectrice sortante de l’Université McGill, Heather Munroe-Blum, a qualifié le sommet de «farce» aux débats «chorégraphiés à la minute près». Certes, ce n’est pas le respect de la condition des étudiants qui caractérise le mieux Mme Munroe-Blum, mais bien son ralliement à un développement économique du 20:80. Voilà pourquoi le ministre Duchesne a laissé tomber platement : «J’espère que la farce est drôle». En fait, il semble que lui et son parti ne l’ait pas comprise du tout.

Entre les leaders du sommet Gorbatchev et ceux de l’Éducation supérieure du Québec, il y a un gouffre qui sépare d’un côté, «savoir ce que l’on veut», et de l’autre «ne pas savoir ce qui nous attend». Le premier était décidément un choix de civilisation, celui jadis pris par l’Empire romain, le Tittytainment indispensable à maintenir la base d’ordre dans la société des 20:80. Le second ne sait pas encore ce qu’il va faire des 80% aux statuts précaires, aussi préfère-t-il ne pas y penser. Encore une fois, les Québécois vont se laisser dicter leur «choix» - même si les esprits chagrins s’empresseront vite de rétorquer que ce choix n’existe véritablement pas - par les dirigeants mondiaux. Ces Québécois! Non seulement n’ont-ils pas été foutus de faire leur propre révolution française, libérale et démocratique; non seulement ils n’ont pas été assez brillants pour s’approprier la révolution industrielle capitaliste que les Anglais faisaient porter sur leur dos; non seulement ont-ils opté pour un socialisme capitaliste ou un capitalisme à visage humain comme le lançait, ingénument, Bernard Landry, mais ils vont se laisser dicter leur attitude à tenir dans l’agonie de notre civilisation. Tittytainment, le lait Natrel et les shows de télé-réalité avec des idiotes aux gros seins. Déjà les Paul Desmarais, les Pier-Karl Péladeau, les Guy Laliberté et les René Angelil de ce monde sont suffisamment riches pour abreuver le 80% restant de sottises encore pendant un bon quart de siècle. Le temps que la réalité du 20:80 s’installe définitivement comme tissu social.

Ce monde de 20:80 est évidemment le monde de la technè, celui du développement technique comme réalisation magique de la religion théorique et scientifique. Ce monde, comme le passé hellénique le démontre amplement, annonce une fragilisation constante des qualités et des capacités humaines au détriment de l’automatisme d’instruments non-organiques, les «robots». Un Shakespeare de 2050, joué par une série de robots aux mouvements quasi-humains, reprenant les fameuses répliques du dramaturge - le fameux «être ou ne pas être» de Hamlet, dit par des robots, ce n'est quand même pas rien -, attirera beaucoup plus de spectateurs faciles à épater que la même représentation exécutée par les artistes, survivants du 80% rendus inutiles par les acteurs dramatiques robotisés. Nous filmons déjà Versailles à travers un écran vert, alors? Alors, nous ne pouvons que nous émerveiller des possibilités contenues dans la promesse des leaders mondiaux réunis à l’hôtel Fairmont.

À la technè resterait à opposer la classique vision de la païdeia, peu en valeur dans le cours du marché des idées actuel. Pourtant, lorsque Socrate et Platon l’ont exprimée, la Grèce sortait, elle aussi, d’une violente guerre civile où Athènes avait été vaincue par son adversaire, Sparte. C’est dès le début de l’effondrement de la civilisation hellénique - qui sera relayée par la dictature romaine -, que le choix s’est offert aux Grecs entre la technè et la païdeia. La défaite d'Athènes signifia aussi la défaite de la technè. Avec les guerres constantes, c’est le marché des esclaves qui alors réduisait l’activité des Grecs et des Romains aux 20:80. De plus, malgré les allures démocratiques que se donnait l’oligarchie athénienne, c’est dans le 20% que s’est fait le choix de civilisation pour la technè et non dans le 80%, trop préoccupés par ses petites affaires et ses divertissements honteux : les comédies d’Aristophane ou les vulgarités de Plaute. Les combats de gladiateurs ou les attraits touristiques des Hyakinthos où de jeunes adolescents spartiates donnaient des spectacles d’endurance physique sous les coups de fouets donnés par des aînés, alors qu’on imagine assez nos touristes romains, glace à la main, s’exclamer des ooh! et des aah!à chaque lacération de la peau sous le coup du fouet de leur «télé-réalité» morbide. C’est dans cet esprit «décadent» que s'oppose Socrate aux sophistes, les rhéteurs, les partisans de la technè de l’époque. Qui étaient-ils?

Au-delà des spécificités civilisationnelles et du cours du temps, un lien tissé serre les sophistes et l’argent. Jacqueline de Romilly souligne combien l’enseignement de la technè des sophistes, déjà, visait l’immédiateté et l’efficacité. Considérant la rhétorique comme l’art de convaincre en démocratie basé sur des «effets sémiologiques», les sophistes ne se donnaient pas pour but d’approfondir les sujets de débats mais d'ornementer seulement les formes. La profondeur d’une pensée est inaccessible au commun des mortels, aussi l’apparence fait tout aussi bien l’affaire. Le tout consistant à faire payer la maîtrise de cet art de convaincre : «Les sophistes, écrit Jacqueline de Romilly, détenteurs d’une technè immédiatement efficace et transmissible, marquaient par le fait même de demander de l’argent, cette efficacité et cette valeur pratique de leurs leçons. Le succès qu’ils promettaient pouvait normalement appeler une rétribution, alors que la recherche de la vérité ne le pouvait pas» (J. de Romilly. Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès, Paris, Éd. du Fallois, rééd. Livre de poche, col. Biblio-essais, # 4109, 1988, p. 55). Les enseignants de l’université actuelle s'inscrivent naturellement dans la lignée des sophistes, même s’ils s’en défendent par tous les «arguments à effets» possibles, cumulant les références à Heidegger, à Gadamer, à Marx ou à Wittgenstein. Ce sont des techniciens de la langue, de l’interprétation, de la société et des mathématiques. Et en tant que techniciens, en système capitaliste, ils ne peuvent être que des péripatéticiens du savoir, logés dans un «bordel métaphysique» où il faut payer pour entrer, payer pour s’asseoir dans une classe, payer pour voir le streap-tease intellectuel du maître, payer pour faire des travaux pro forma, enfin payer pour le diplôme. L’Université comme bordel métaphysique est une institution apparentée au tittytainment, sans doute moins violent que les Hyakinthos de jadis, mais où la valeur de la marchandise dépasse celle du client.

Dans le contexte de la guerre civile que représente la guerre du Péloponnèse (431 - 404 av. J.-C.) - la guerre de Trente Ans des Grecs -, le fait qu’un brillant élève de la vedette de la sophistique, Protagoras, ait décidé de rompre ce lien entre l’argent et la formation citoyenne, est une révolution en soi. Antonio Tovar distingue les trois traits typiques qui oppose la païedia socratiqueà celle des sophistes. «En premier lieu, les sophistes étaient avides d’argent et se faisaient payer leurs leçons. Leur art consistait à réaliser des profits en vendant des discours sur la vertu. Dans les milieux de l’éristique, c’était précisément le gain qui différenciait la sophistique : elle en était la branche utilitaire. La sophistique était une discussion et une dispute, une lutte et un combat menés avec une idée de lucre. Socrate savait que le sophiste ne manquerait pas de donner son enseignement si on lui offrait de l’argent; autrement il garderait sa science pour lui seul. […] Et pas mal d’argent, puisque Socrate trouvait les sophistes bien trop chers» (A. Tovar. Socrate Sa vie et son temps, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1954, pp. 240-241). L’éristique, c’est l’art de la querelle. Les sophistes formaient des querelleurs, ce qui décrit assez bien ce que sont nos parlementaires modernes. Avant nos faiseurs d’images, la sophistique consistait à exposer les modèles les plus beaux, les langages les plus séduisants et les arguments les plus démagogiques afin d'obtenir le ralliement du plus grand nombre. Les universitaires d’aujourd’hui, avec leur surcharge de néologismes techniques, inventent des novlangues propres à leur monde totalement psychotique et paranoïaque, vivant à l'ère de l’espionnage intellectuel ou industriel qui rend assez vite la vie du chercheur ou de l’acteur social insupportable, tant il doit surveiller son langage, ses relations, ses déclarations, ses documents écrits, son portable… Le montant versé par l’étudiant à l’université l’investit comme marchandise symbolique propre à opérer moins sur le réel qu’à participer à cette «sphère» paranoïde de manière d'être aliénante, appelé à s’intoxiquer de tittytainment, qu'il soit dans le 20 ou le 80% de la masse.

«Une deuxième différence, poursuit Tovar, résidait dans la passion toute professionnelle avec laquelle les sophistes tâchaient d’influencer les autres. Sûrs d’eux-mêmes, ils s’appliquaient à chercher des jeunes gens dont ils pouvaient modeler l’âme. D’après Platon, Socrate ressentait une horreur profonde devant cette chasse aux âmes : “l’âme, ce qu’on ne confie ni à son propre père, ni à son frère, ni à aucun de ses amis”, c’est ce qu’on livrait au sophiste. Mais le sophiste n’attendait pas qu’on vint le chercher; il traquait, comme “un chasseur salarié, des jeunes et des riches”. Socrate le voyait chassant dans des prairies où abondaient la richesse et la vertu car, pour les socratiques, sophiste était synonyme de maître d’éducation et de vertu» (A. Tovar. ibid. p. 241). Le Bordel métaphysique universitaire a aussi ses campagnes de publicité, il racole dans les cégeps, les instituts privés, les entreprises. Il s’agit de façonner à son image la nécessaire «vertu» des postulants; une image qu’il n’apprécie pas nécessairement, préférant généralement l’image de l’autre (de l'américaine, de l'européenne, de l'orientale) à la sienne, dans la plus pure tradition des colonisés. Non seulement, comme le démon de l’Évangile, il se veut le diffuseur des meilleurs tours de force, mais il n’hésitera pas à étouffer l’âme, la «vertu» de celui qui chercherait à critiquer ou remettre en question la portée de sa démarche.

«En troisième lieu, conclut Tovar, la différence entre Socrate et les sophistes était dans l’ambition d’atteindre à la vérité. Les socratiques ont souvent insisté sur la frivolité des sophistes dans l’accomplissement de cette tâche. Manque de rigueur, emploi de la magie et de la prestidigitation dans les objections et les discussions, jonglerie avec des connaissances qui aboutissent à ne rien savoir des choses : voilà tous leurs défauts. Le sophiste cultive l’art des apparences, il forge des images, il est “athlète dans les joutes de paroles”, il est doté d’une science discutable et non vraie, d’une science qui ne découvre rien. Son art est un art de trompeur, contraire, en termes techniques, aux choses qui sont. Son attention n’est pas attirée par les choses connues, mais par celles factices et, sur celles-ci, il croit savoir ce qui n’est en réalité qu’une opinion» (A. Tovar. ibid. pp. 241-242). C’est tout le malaise de l’université moderne que nous retrouvons ici décrit. La frivolité l’emporte sur l’aspect sérieux de la tâche. «L’École nationale de l’humour» n’est plus parodie, c’est un édifice du complexe uqamien de Montréal! Bernard Landry a transformé la formation du Cirque du Soleil - qui n'est au fond qu'une compagnie aux intérêts privés - en diplôme collégial. Autrement dit, c’est le manque de rigueur dans la pensée qui mine les sciences sociales et humaines; l’emploi de formules abscons et creuses, comme une formule magique, qui ouvre sur une technique opératoire; jonglerie, également, avec les concepts qui s’accumulent en tas pour dépasser en hauteur la tour de Babel. Enfin, indispensable au tittytainment, il faut pratiquer l’art de l’illusion, la magie où la parole trompe les yeux, les effets pris pour la nature du phénomène. Le savoir du nouveau Bordel métaphysique est bien un savoir factice qui creuse le vide de l’âme et de l’esprit. Et c’est pour cela que les étudiants paient! Et c’est cela que le gouvernement et les entreprises veulent nous faire acheter!!

On l’a vu, le ministre Duchesne a mis dehors du sommet de février Socrate et ses disciples. Du moins, il a dit qu’il était prêt à les entendre mais non à les écouter. Cet ancien déblatérateur de l’information à Radio-Canada et inlassable biographe de Jacques Parizeau choisit la voie mensongère des 20% contre l’impasse qui attend les 80% d'autres. Parce que le gouvernement péquiste a refusé la tenue de véritables États-Généraux sur l’Éducation pour s’en sauver, à rabais, avec un sommet mamelonesque, l’inutilité du savoir réel est une fois de plus confirmée. «Socrate sait profondément récuser la sophistique parce qu’il en vit intimement les limites et la frivolité, et croit bon d’en convertir les vertus à une plus haute vertu. Si Platon a fait porter tous ses efforts pour discréditer impitoyablement la sophistique, ce n’est pas seulement à cause du verbalisme de celle-ci, de son relativisme et de son amoralisme fonciers. C’est peut-être aussi parce qu’il doit trancher les innombrables liens qui unissaient Socrate à la sophistique de son temps jusqu’au jour où une crise intérieure… va rompre les ponts avec ces sophistes, dont il ne garde les tendances dialectiques que pour en faire son outil propre» (J. Mazel. Socrate, Paris, Fayard, 1987, p. 152). Visiblement, cette rupture n’a jamais eu lieu entre les ténors politiques et pédagogiques québécois et la sophistique universitaire, et les étudiants sont entraînés, tantôt putes, tantôt clients, au Bordel métaphysique universitaire.

Jacques Mazel, que nous venons de citer, offre un rappel savoureux de cet affrontement entre les sophistes et Socrate : «Au quotidien, l’incompatibilité apparaît fortement tranchée dans le dialogue de Xénophon où Antiphon le sophiste s’étonne de la vie de Socrate : “Je croyais que la philosophie rendait heureux; mais ce que tu pratiques me semble le contraire. Tu manges et tu bois mal et tu n’as qu’un misérable manteau pour l’été et pour l’hiver. Tu ne vis ni élégamment ni librement, et ce que je crois est que tu es le maître de la malchance”. Socrate répond : “Tu crois que je vis mal, mais fais bien attention : comme je ne touche pas d’argent, je fais ce qui me plaît, sans que personne ne puisse rien exiger de moi ni m’obliger à quoi que ce soit et, comme je me contente de peu, je n’ai pas besoin de plus. Mon condiment est la faim; ce qui donne la saveur à l’eau que je bois est ma soif. Tu crois ingénument que le bonheur est dans ce qui est délicieux et cher; moi, en revanche, je sais qu’il est divin de n’avoir besoin de rien. Je ne veux avoir besoin de rien. J’admets que tu sois juste mais non que tu sois un sage. Tu fais cadeau de ton enseignement et tu ne l’apprécies pas à sa valeur; or, comme tu évalues à rien ce qui
Robert van Ackeren. La femme flambée, 1983
pourrait te rapporter de l’argent, tu n’es donc pas un sage. - Je crois que la science et la fleur de la jeunesse appartiennent au même genre. Si nous appelons prostitué celui qui vend la fleur de sa jeunesse, il faudra appeler du même nom celui qui vend sa science. En fait, les gens appellent ceux qui agissent ainsi d’un nom similaire, du nom de sophiste. Je ne veux pas d’argent, mais des amis; en donnant ma science, je gagne des amis, et ainsi je ne perds rien”. Pour sauver la mémoire de leur maître, les disciples useront souvent de cet argument opposant l’avidité des sophistes au désintéressement de Socrate» (J. Mazel. ibid. pp. 153-154). Bien entendu, ce texte de Xénophon est tardif et a valeur davantage de fable que de documentation. Socrate ne vivait pas si pauvrement et l'avidité des sophistes pas toujours aussi ignominieuse.

Nous vivons dans la société marchande capitaliste où l’industrialisation a réduit la société à un immense marché de cash & carry. Lorsque le nombre des producteurs et celui des consommateurs s’équivalaient, et que l’un était l’autre, la civilisation pouvait se payer des techniciens pour entretenir la circulation des marchandises. Maintenant, tout en poursuivant dans l'ordre moral de cette époque, les capitalistes néo-libéraux s’entendent pour ne rien changer à cette structure qui les dépasse pourtant, et dans la mesure même où les leaders de l'hôtel Fairmont de San Francisco l'avaient «planifié». La conquête des marchés par les grandes puissances, développées ou émergentes, finira un jour par atteindre son point d’équilibre qu’elle ne pourra plus rompre sous peine de destruction planétaire. Cet équilibre nécessaire aura pour prix la pétrification de la stagnation économique et la régression mentale toujours plus débile. Le 20:80, c’est la stagnation; le Tittytainment la régression sadique-orale. L’alma mater n’est plus que cette Prostituée (aux gros tétons) suggérée par l’Apocalypse. Le Bordel métaphysique, la Babylone, la Rome, le Montréal de notre eschatologie⌛
Montréal
9 février 2013

Ce n'était qu'un petit caillou venu de l'espace

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Trainées de la météorite du 15 février 2013

CE N’ÉTAIT QU’UN PETIT CAILLOU VENU DE L'ESPACE

Il est toujours étonnant de remarquer combien les bulletins d’information mettent l’emphase sur des sujets insignifiants tandis que se baladent autour de nous des milliers d’astéroïdes ou d’autres corps célestes extraterrestres qui nous bombardent continuellement, et que nous sommes portés par un noyau de magma incandescent niché au cœur même de notre planète qui pourrait, par une suite de secousses sismiques et d’éruptions volcaniques, anéantir une bonne partie de la vie sur terre. Excitation fébrile issue de l’idée du cataclysme définitif qui accompagnait la «prophétie des mayas» de la fin du monde pour décembre 2012? En tous cas, si le projectile qui s’est écrasé ce matin du 15 février 2013 dans l’Oural, dans les régions de Tcheliabinsk et de Sverdlovsk, avait dévié de sa course un peu plus vers l’ouest, c’est Moscou et un peu plus vers l’est, c’est Beiging où les habitants auraient pu penser que ces bons vieux mayas ne s’étaient trompés que de quelques semaines!

C’est toujours la même dramatisation journalistique - on l’a vue, il y a deux ans avec l’éruption du Eyjafjallajökull (qui est en fait le glacier qui recouvre le véritable volcan situé en dessous, l’Eyjafjöll, de mars à octobre 2010, et quelques mois plus tard, en mai 2011, avec le Grímsvötn - : le ou la lectrice de nouvelle nous donne un reaction shot d’une nouvelle qui s’annonce extraordinaire, apeurante, voire terrifiante. Puis on passe la bande filmique désormais fournie par des additions de séquences prises par des téléphones cellulaires. Enfin, soupir de soulagement, nous apprenons qu’il y a eu plus de peur que de mal. L’amplification de l’information d’abord, la tension portée à son paroxysme par la bande filmique, enfin le soulagement que «ce n’est pas pour cette fois». C’est ainsi que, depuis au moins septembre 2001, les media réussissent à vendre la nouvelle comme un épisode de téléroman ou un film d’action qui nous tient en un suspens insupportable ne serait-ce que quelques minutes. La mort, mais non seulement la mort de l'individu, mais la mort collective, celle de l'espèce, est au cœur de la nouvelle. Pour un peu, nous nous laisserions entraîner comme certains auditeurs de l’émission La guerre des mondes, présentée sur les ondes radiophoniques de CBS le 30 octobre 1938. Nous savons aujourd’hui que le soi-disant état d’hystérie qui aurait suivi la diffusion de la dramatisation d’un roman d’H. G. Wells ne s’est pas déroulé exactement comme il a été raconté, mais monté en épingle à partir de l’addition d’une série de faits divers procédant ou accompagnant la radiodiffusion de la dramatique. Dans une enquête très sérieuse, Pierre Lagrange (La guerre des mondes a-t-elle eu lieu?, Paris, Robert Laffont, 2005) a démontré - et démonté - le canular du jeune Orson Welles, mais surtout le canular des agences de presse. Dans le contexte des «accords de Munich», l’anticipation de la menace aurait due pourtant porter le regard des Américains ailleurs.

Mais, le commun des auditeurs de l’émission de Welles put laisser échapper un soupir de soulagement lorsqu’il réalisa que les martiens n’envahissaient ni ne détruisaient la Terre. De même, après avoir vu les séquences filmées du bolide qui se disloqua au-dessus de l’Oural ce matin du 15 février 2013, le commun des spectateurs des bulletins télévisés peut laisser encore échapper un soupir de soulagement, bien qu’un autre objet céleste - un astéroïde celui-là, plus menaçant - doit effleurer la Terre au cours de la nuit du 15 au 16. Ici, les esprits catastrophés ont depuis longtemps de quoi se mettre sous la dent. Au moment où j’écris, la NASA continue à traquer de très près cet astéroïde au nom mythologique post-moderne de 2012-DA 14. C’est lui que les partisans de l’eschatologie maya attendaient en décembre dernier.

Avouons que 2012-DA 14 a une taille impressionnante… vue de Terre. La NASA estime sa taille à 60 mètres de diamètres (197 pieds). Repéré il y a un an, en février 2012 par des astronomes espagnols, des Madames Soleil n’ont cessé de supposer depuis une collision possible avec la Terre. 27 000 km (16 700 milles) ne sépareraient la planète de 2012-DA 14. C’est en fonction de cet astéroïde que des esprits malins ont suggéré de faire exploser la roche en la bombardant ou en envoyant un vaisseau spatial s’écraser sur lui, négligeant le fait que la pulvérisation de l’astéroïde serait encore plus dommageable par la rocaille que l’explosion dirigerait vers la Terre. C’est-à-dire que le phénomène qui s’est produit ce matin dans l’Oural aurait été comparable à un bombar-dement intensif de l’ensemble de la planète! De toute façon, même si 2012-DA 14 manque le rendez-vous avec la Terre cette nuit, il pourra se reprendre à son retour, en 2056! Quoi qu’il en soit, à regarder cette image d’ambiance prise par Bertrand Kulik, même s’il est dans l’image, nous ne le voyons pas. Les astronomes ont beau nous rassurer en disant que la météorite tombée en Russie ce matin est bien un objet distinct de l’astéroïde qui nous frôle présentement, la coïncidence est quand même révélatrice de ce bombardement continue que le bouclier atmosphérique de la planète parvient à détruire chaque jour avant que les corps célestes heurtent notre sol et nos cités.

Mais, ce matin, le bouclier n’a pu venir à bout de «l’étoile filante» qui a terminé son trajet au-dessus des régions de Tcheliabinsk et de Sverdlovsk. En un peu plus d’un siècle, c’est la seconde fois que la Russie est touchée par l’impact d’un corps céleste, depuis il y a un peu plus d’un siècle, en juin 1908, dans la forêt de la Tunguska, en Sibérie. Il n’y eut pas alors, dans cette Russie d'Asie profonde, d’émotions hystériques, contrairement à ce que sera la hantise projetée par la comète de Halley en 1910, car la large portion de forêts - 2 150 km (830 milles carrés, soit à peu près l’équivalent du Luxembourg -, fauchée par la météorite contenait peu d’habitants. Mais ceux qui ont survécu pour témoigner, après la révolution de 1917, ont décrit un phénomène par certains aspects assez analogue. Rappelons d'abord les faits :

«À 7 h 17, heure locale, au matin du 30 juin 1908, dans le bassin de la rivière Podkamennaya Tunguska, en Sibérie centrale, eut lieu une gigantesque explosion. Des témoins virent un énorme bolide traverser le ciel en quelques secondes, du sud-est au nord-ouest; tout de suite après sa disparition, ils entendirent une explosion assourdissante. À l’usine de Vanavora, située à 60 kilomètres du point d’impact, plusieurs témoins furent jetés à terre par l’onde de choc; un des habitants de cette localité, qui était assis sous le porche de sa maison, fut projeté à plusieurs mètres et perdit connaissance. Des secousses sismiques furent enregistrées partout dans le monde, de même que des ondes de pression atmosphérique.

La première nuit après cet événement fut exceptionnellement brillante partout en Europe et en Sibérie de l’Ouest. Même dans le sud de la Russie, au Caucase, par exemple, la nuit fut si lumineuse qu’il était possible, à minuit, de lire le journal sans l’aide de lumière artificielle. Cet effet s’atténua progressivement jusqu’à n’être plus perceptible à
la fin du mois d’août.
À cause de la situation politique qui régnait à l’époque en Russie, il fallut attendre 1927, soit dix-neuf ans après la chute, pour qu’une première inspection du point d’impact soit effectuée par une expédition organisée par l’Académie des sciences de l’URSS, sous la direction du savant soviétique Kulik. Le point de chute était situé au cœur d’une forêt; les arbres étaient arrachés dans un rayon de 30 à 40 kilomètres, les troncs pointant dans la direction de l’explosion.

On avait tout d’abord cru que le phénomène observé était dû à la chute, d’une météorite géante semblable à celle qui est responsable du célèbre “
meteor crater” en Arizona; cependant, les membres de cette première expédition eurent la surprise de constater qu’aucun cratère n’avait été formé; de plus, ils furent incapables de recueillir le moindre débris météoritique. Ils en conclurent que le bolide s’était désintégré avant d’atteindre la surface du sol. De l’analyse de l’ensemble des observations recueillies, on conclut que l’objet s’était désintégré à l’altitude 8,5 kilomètres.

[…]

Cet événement extraordinaire a suscité un intérêt considérable; plus de deux cents articles scientifiques lui ont été consacrés et on ne peut faire le compte des journaux qui en ont parlé. Depuis la première expédition de 1927, d’autres se sont succédé, en 1928, 1929, 1958 et 1961. Et les théories plus ou moins fantastiques n’ont pas manqué.

[…]

Une explication plus simple et plus plausible a été proposée par l’Américain Fred Whipple en 1930 : le noyau d’une petite comète serait entré en collision avec la Terre. Il se serait vaporisé dans l’atmosphère sans laisser de débris solides sur le sol. La
brillance excep-tionnelle de l’atmosphère aurait alors été due à la poussière de la queue qui, répandue dans l’atmosphère, aurait diffusé la lumière solaire. Le 30 juin 1908, la Terre se trouvait près de l’orbite de la comète Pons-Winnecke et on a donc pensé que notre objet était un fragment de cette comète, détaché au cours d’un passage antérieur.

En 1978, Lubos Kresak réexamina l’idée de Whipple et remarqua que l’événement survenu en Sibérie avait eu lieu alors que la Terre traversait l’essaim des Taurides dont on pensait depuis longtemps qu’il était produit par la désintégration de la comète d’Encke. L’objet de la Tunguska serait donc plutôt un morceau de la comète d’Encke.

En 1983, Zdenek Sekanina étudia en détail tous les faits connus. Comme tout indique que l’objet de la Tunguska n’a donné lieu qu’à une seule explosion, il lui paraît invraisemblable qu’un fragment de comète ait pu survivre à une plongée si profonde et si rapide dans l’atmosphère terrestre. L’objet
de la Tunguska devait donc être un corps dense, peut-être un de ces astéroïdes de type Apollo, d’après le nom du premier d’entre eux qui fut découvert. On a vu des bolides dont la masse était estimée à plus de cent tonnes à être suivis dans l’atmosphère durant plusieurs secondes puis exploser et disparaître totalement en quelques dixièmes de seconde. Sekanina pense que c’est ce qui s’est passé en 1908. En un temps très court, toute l’énergie cinétique de l’objet a été convertie en énergie mécanique par le freinage de l’atmosphère. La puissance libérée lors de l’explosion fut estimée à l’équivalent de 12 mégatonnes de TNT, soit 600 fois celle de la bombe d’Hiroshima. Une telle énergie peut être fournie par l’annulation de la vitesse d’un corps de 100 mètres de diamètre dont la vitesse initiale est de 10km/s.» (M. Festou, P. Véron, J.-C. Ribes. Les comètes : mythes et réalités, Paris, Flammarion, 1985, pp. 236 à 240)
On constatera que la description des faits entourant l’explosion dans la Tunguska en 1908 est plus impressionnante que ce que nous voyons sur les images vidéo de l’Oural du matin du 15 février 2013. Festou, Véron et Ribes s’intéressent davantage aux témoignages scientifiques, mais que dire des témoignages humains de la catastrophe de la Tugunska?

«Il est raconté par Carl Sagan dans Cosmos : “On vit une boule de feu traverser le ciel à grande vitesse. Quand elle rencontra l’horizon, une immense explosion se produisit. Deux mille kilomètres carrés de forêts furent rasés et des milliers d’arbres brûlèrent comme des torches autour du point d’impact. L’onde de choc atmosphérique fit deux fois le tour de la terre. Pendant deux jours, l’atmosphère fut pleine d’une fine poussière au point qu’on pouvait lire un journal la nuit dans les rues de Londres, à dix mille kilomètres de là, grâce à la lumière ainsi diffusée”. Les récits des spectateurs lointains, rapportés par l’expédition venue sur les lieux de la catastrophe vingt ans après, sont éloquents. Certains sont rapportés par Carl Sagan : “Il était très tôt et dans la tente tout le monde dormait, la tente a été violemment projetée dans les airs, avec tous ses occupants. En retombant, tous se firent de légères contusions et Akulina et Ivan s’évanouirent. Lorsqu’ils reprirent leurs esprits, ils entendirent du bruit autour d’eux et virent des flammes dévaster ce qui restait de la forêt”. “J’étais assis sous le porche de la maison à Vanovata à l’heure du petit déjeuner. J’étais tourné vers le nord, occupé à cercler des tonneaux. Au moment où je levai ma cognée, le ciel s’ouvrit en deux, et très haut au-dessus de la forêt au nord, le ciel entier parut brûler. Je sentis alors une chaleur intense, comme si ma chemise était en flammes. J’essayai de l’enlever pour la jeter plus loin quand une explosion retentit dans le ciel, suivie d’un long et puissant fracas. Je fus projeté sur le sol à plusieurs mètres du porche et perdis conscience quelques instants. Ma femme sortit en courant et me tira à l’intérieur de la maison. Après l’explosion on entendit comme des pierres tomber du ciel ou des coups de feu. La terre trembla et, allongé sur le sol, je me couvris la tête de peur que des pierres me tombent dessus. Au moment où le ciel s’ouvrit, un vent chaud comme sortant de la bouche d’un cheval souffla sur le village venant du nord. Il laissa des traces de son passage sur le sol”» (J.-M. Homet. Le retour de la comète, Paris, Imago,1985, p. 158).

Ces témoignages sont d’une sobriété qui exclue toutes métaphores infernales ou ufologiques. Par le fait même, si nous comparons avec ce que nous voyons et dont ont été victimes les Russes ce matin, l’impact de la Tunguska fut autrement plus violent que celui-ci. Homet ne retient qu’une explication pour le phénomène : «“Un petit morceau de comète heurta la terre ce matin-là”. Certains l’ont calculé. Il s’agirait d’un morceau glacé mesurant environ 100 mètres de large, pesant un million de tonnes et se déplaçant à une vitesse d’à peu près trente kilomètres à la seconde. Les effets obtenus par le choc furent comparables à soixante bombes d’Hiroshima, mais sans radiations ni retombées radio-actives» (ibid. p. 159). Le savant soviétique E. Sobotovich a identifié de minuscules diamants, trouvés en grand nombre, sur le lieu de la catastrophe de Tunguska. «Ces diamants, complètement désintégrés au moment du choc, ont la même provenance que ceux des météorites» (ibid. p. 159).

Cette fois, les savants n’ont pas attendu 20 ans pour se rendre sur les lieux et déjà sont repérables des indices de l’impact non d’une comète mais d’une météorite. Ainsi, trois fragments du bolide auraient déjà été retrouvés, selon l'agence de presse Ria Novosti, citant un porte-parole du ministère de l'Intérieur russe. L'objet céleste s'est fragmenté de manière spectaculaire sous les yeux de nombreux témoins à 9 h 23 du matin (heure locale), ce 15 février 2013. Des photos de cratères témoignent d'un impact différent de celui de la Tunguska

Deux l'ont été « dans la région de Tchebarkoul (70 kilomètres à l'ouest de Tcheliabinsk) et un dans la région de Zlatooust (110 km à l'ouest de Tcheliabinsk)», écrit Ria Novosti. À Tchebarkoul, un trou de 6 m de diamètre, creusé dans un lac gelé, a été photographié. On présume qu'il résulte de la chute d'un fragment du bolide. Un peu plus tôt, l'agence spatiale russe (Roskosmos) avait publié une estimation de la vitesse d'entrée du bolide, 30 km/s (100 000 km/h). Sa masse, selon une source à l'Académie des sciences de Moscou, serait d'environ 10 tonnes. 10 tonnes aujourd’hui contre le un million du bolide de 1908, l’écart entre les effets de l’impact ne peuvent donc être comparables (pas de lumière naturelle la nuit, à minuit, dans les rues de Londres, suffisante pour lire un journal). Plus pressé que le gouvernement tsariste de l’époque, le gouvernement Poutine s’est empressé de réagir : le ministère des Situations d'urgence a mobilisé 20 000 hommes pour explorer la région, ainsi que sept avions de reconnaissance. Selon la chaîne de télévision Russia Today, un cratère de 6 mètres de diamètre aurait déjà été découvert. Évidemment, la proximité des lieux habités augmente la quantité des blessés suite aux chocs en retour de l’explosion. Un dernier bilan fait état de 950 blessés, principalement par les éclats des vitres soufflées par l'explosion. Trois cents immeubles ont été endommagés. Enfin, il apparaît évident que si l’on peut soupçonner que le bolide de 1908 fut un morceau d’une comète, le bolide de 2013 appartient bien à un météorite de la catégorie de ceux qui bombardent quotidiennement la Terre.



Quoi qu’il en soit, la réflexion est toujours la même : et si le bolide de 1908 était tombé sur Saint-Pétersbourg ou Paris? Si 2012-D 14 frappait la ville de New York? On pense immédiatement à la comète dont le cratère d'impact du Chicxulubà la pointe du Yucatan au Mexique,  remonterait à 65 millions d'années, coïncidant avec la disparition des dinosaures. On sait que ce cratère a un diamètre moyen de 200 km, le diamètre estimé de la météorite responsable de ce cataclysme est de 10 kilomètres. Ce qui est déjà bien loin du 60 mètres de notre astéroïde. De plus, si la thèse est souvent remise en question, il faut considérer que le cratère est là pour témoigner de la force de l’impact, même si d’autres phénomènes naturels, comme les trapps qui constituent le plateau du Deccan, dans l'Inde actuelle, témoignent d'une exceptionnelle activité volcanique à peu près au même moment où sont disparus les dinosaures. Comme toujours, en Histoire de la Terre comme dans l’Histoire de l’Humanité, les causes uniques sont assez rares pour expliquer des phénomènes d’une telle ampleur.

Quoi qu’il en soit, pour les témoins de l’arrivée du bolide de ce matin, la question n’en était pas encore aux comparaisons ni aux explications, mais à l’événement-traumatique qui se manifestait devant leurs yeux et sous leurs pieds. On pensait à un missile, une bombe atomique même, preuve que l’angoisse historique l’emporte encore sur l’angoisse vitale. Il n’y a que l’homme qui puisse détruire l’homme. Notre entrée dans la chronologie géologique n’est pas encore acceptée par notre conscience. De ce filet blanc qui déchire la robe du ciel bleu, à -17º C., naît une sphère qui a tout de l’aspect d’un soleil - et non du soleil noir nucléaire vu par les témoins des explosions atomiques du passé -, un «flash» qui s’achève à l’horizon, produisant une onde de choc qui meurtrit les édifices et dont les éclats de matériaux et de verres meurtrissent à leur tour les personnes.

Que penser alors de toute cette mise en scène télévisuelle entre la reaction shot de Pascale Nadeau (lectrice du bulletin de nouvelles en fin de soirée à Radio-Canada) et le «ce n’a été que ça» qui conclut le visionnement des séquences filmiques et que le spectateur est appelé à formuler automatiquement?  Je ne sais pas, à vous de rappeler si vous vous êtes couché ce soir-là, rassuré ou inquiet. Si vous avez dormi paisiblement ou avez fait de terribles cauchemars de «fin du monde»?⌛

Vision d'une météorite frappant Rouen, en France

Montréal
16 février 2013

R.I.P. Parti Québécois (1968-2013)

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Avis de décès. Parti Québécois (1968-2013)
R.I.P. PARTI QUÉBÉCOIS (1968-2013)

«À Montréal, est décédé le 26 février 2013, à l'âge de 45 ans, le Parti Québécois, fils du Mouvement Souveraineté-Association et du Rassemblement pour l’Indépendance nationale. Dirigé d’abord par René Lévesque (1922-1987), qui fut élu Premier Ministre en 1976 dans un enthousiasme
Que le grand Cric me croque
lié à la Révolution tranquille à laquelle il avait participé dans différents ministères sous le gouvernement libéral de Jean Lesage, il fut le chef du clan du Oui au référendum sur la souveraineté-association de mai 1980, qu’il perdit. Atteint de paranoïa, il fut forcé de démissionner en 1985 après une hémorragie des forces vives de son parti. Relayé par des figures falotes à la chefferie du parti, il faudra attendre le retour de Jacques Parizeau au gouvernement, en 1993, où il présente un modèle de système politique post-référendaire en désignant un cabinet ministériel parmi les députés et un protosénat avec d’autres députés élus représentant les diverses régions du Québec. Ce fut là, depuis la Confédération de 1867, la seule tentative progressiste de réorienter la structure même de la législature québécoise. Après un second échec référendaire en 1995, il est remplacé par Lucien Bouchard (1996-2001), un conservateur marqué par l’obsession pathologique budgétaire du déficit zéro pour l’an 2000, ce qui le força à mutiler les acquis de la Révolution tranquille, à couper dans les secteurs sociaux névralgiques comme la santé et l’éducation, et laisser la province exsangue de revenus pour se fortifier. Politique malheureuse qui sera suivie par les gouvernements successifs de Bernard Landry (2001-2003) et Pauline Marois (2012-2013). Le Parti Québécois laisse dans le deuil, une quantité de souverainistes indécis dans leurs aspirations, des opportunistes certains de leurs intérêts et une population qui n’aura plus à se fendre la tête pour choisir entre deux partis d’Union Nationale pour rivaliser avec le Parti Libéral».

C’est qu’il en aura mis du temps à mourir, ce parti, après 30 ans de désintégration due à un échec stratégique de ses aspirations : faire de la Province de Québec un pays. Et le plus ironique de l’histoire, c’est que ce n’est pas cette léthargie stratégique qui l’aura tué, mais une incapacité passagère de gouvernance. À l’heure où ce mot, inventé par les gestionnaires plus que par les politiciens ou même les politologues, devient le canevas du politique, le Parti Québécois aura manœuvré, depuis l’échec référendaire de 1995, comme un poulet privé de sa tête, courant dans un sens et dans l’autre. D'abord, vers un messie conservateur puis un gay à cassette; ensuite, dans un état de mutinerie sans fin à un chef qui, pour être la première femme Premier ministre du Québec sera aussi fort probablement la dernière à occuper ce poste pour le Parti Québécois. Structuré à l’éclatement comme le prédisaient Anne Légaré et Gilles Bourque dans les années 1970, il n’a cessé d’éclater à plusieurs reprises comme du pop corn sur un feu continu. La première fois, après le référendum de 1980, quand il a perdu une partie de sa clientèle électorale sur les épaules de laquelle il s’était hissé au pouvoir, jusqu’à la crise de 1984, lorsque le 20 novembre, Pierre de Bellefeuille, un radical de l’indépendance, démissionne du caucus, suivi deux jours plus tard par plusieurs ministres seniors : Jacques Parizeau, Camille Laurin, Denise Leblanc-Bantey, Gilbert Paquette et Jacques Léonard. Jérôme Proulx, un ancien député de l’Union Nationale premier rallié à Lévesque, annonce qu'il siègera désormais comme député indépendant. Le 27 novembre, Louise Harel démissionne à son tour suivie, le 4 décembre, de Denis Lazure. Avec la succession de Pierre-Marc Johnson et la guerre que lui livre Gérald Godin, le parti entre pour un temps dans un premier purgatoire. Il faudra attendre le retour de Jacques Parizeau pour voir le parti renouer avec ses fondements idéologiques. Mais l’échec du référendum de 1995 le plonge de nouveau dans la tourmente, même s’il est au pouvoir. Sa tendance à renaître sous l’aspect d’une nouvelle Union Nationale est consolidée par Lucien Bouchard, Bernard Landry et Pauline Marois. De crise en crise, jusqu’à la démission de quatre députés alors que son chef, Pauline Marois, siège dans l’opposition, le parti lutte pour sa survie plus que pour l’affirmation de son option idéologique, mise au congélateur depuis près de deux décennies déjà. Malgré son élection, même en position minoritaire, les stratégies de «gouvernance» du Parti Québécois n’ont pu que démontrer son incapacité - contrairement à 1976 - à «être le bon gouvernement» qu’il souhaitait être pour lutter contre la charogne libérale, croupissante dans la corruption et la ploutocratie des hommes d’affaires.

Les causes du décès sont donc multiples. Le silence honteux de son option, incapable de structurer une stratégie de propagande efficace auprès de la population; l’incompétence administrative qui coïncide avec la corruption du parti Libéral; ses manœuvres opportunistes qui finissent toujours par se dévoiler au grand jour sous un aspect plutôt obscène; son empressement à montrer que si le social lui tient à cœur, c’est d’abord son portefeuille financier qui loge dans sa poche droite; ses négligences multiples à insuffler une utopie projetée d’une société québécoise qui serait autre que le modèle imité d’une entreprise d’affaires. Enfin, surtout - et cela, on ne l’attendrait pas d’un parti qui clame à la justice sociale -, son mépris incroyable et récurrent de la population québécoise et surtout des plus pauvres de ses membres. Il n’est donc pas étonnant que de crise en crise, on ait vu de larges migrations de membres de la base soit vers un quelconque parti socialiste (plus récemment Québec Solidaire) pour les membres socialement impliqués, ou vers un autre parti indépendantiste, «pur et dur», «caribou»,  désormais vers le nouveau parti d’Option Nationale. Les membres les plus à droite ont suivi l’ancien ministre péquiste François Legault vers un ralliement avec la droite régionale, celle de l’A.D.Q. devenue la Coalition Avenir Québec, la C.A.Q., un parti qui remet à l’avant-scène le mot d’ordre de l’Union Nationale, de Duplessis à Johnson : l’autonomie provinciale comme garantie de tenir la constitution canadienne fermée dans sa ceinture de chasteté. À partir de ce moment, le P.Q. et la C.A.Q. sont devenus des partis en lutte mortelle, tant deux Union Nationale ne peuvent vivre à l'intérieur d'un même parlement. Le ministère Marois aurait dû comprendre, dès le soir de l’élection de septembre 2012, que c’était là non seulement sa dernière chance d’être porté au pouvoir et de s’y montrer un gouvernement fidèle à son programme original et à sa tradition fondamentale, mais également la chance de survivre en tant que parti de premier plan sur l’éventail des partis au Québec. Manquer cette chance équivalait à un suicide.

Pourquoi la population du Québec sera-t-elle moins prête à pardonner l’incompétence manifeste de Pauline Marois que les fourberies et les complicités douteuses de Jean Charest? Pourquoi, mené par le docteur Couillard ou ce rigolo nain de jardin qu'est Raymond Bachand, le Parti Libéral du Québec sera-t-il en position de force pour renverser le gouvernement péquiste lorsque, installé au pouvoir, maîtrisant le caucus en main, allié avec la C.A.Q., il n’aura plus qu’à précipiter les élections (probablement au printemps ou au début de l’été, à l’automne au plus tard), et remporter à nouveau le pouvoir? Tout simplement parce qu’on attend rien d’autre du Parti Libéral. L’historicité du P.L.Q., ce n’est pas sa «militance», mais ses bailleurs de fonds, les moyens - honnêtes ou pas - de faire de l’argent privé à partir des pouvoirs publiques. C'est un parti qui a perdu de vue son «Histoire» depuis longtemps et dont les principes sont étroits et sans profondeur. Ne promettant rien de neuf à la population, la population n’attend rien de lui qu’à défaut de ne pas faire de bien, il ne fasse pas trop de mal. Bref, tout le contraire de partis comme le Parti Québécois et Québec Solidaire, des partis qui promettent du neuf mais sans mettre en cause la sécurité établie. Par expérience, leurs gouvernements déçoivent ses membres qui attendent beaucoup et, à défaut de parvenir au bien, augmentent la croissance du mal. Les années post-référendaires de 1981-1984 et de 1996-2000 l’ont amplement démontré par la conduite irrationnelle, voire même illogique des gouvernements péquistes frustrés par la population québécoise.

Agents provocateurs au sommet de Montebello, 2007
Les partis politiques sont le développement libéral et démocratique de ce qu'étaient, à l’origine, les sociétés secrètes au XIXe siècle. Pour survivre, les sociétés secrètes avaient besoin de deux choses. Des membres, bien sûr, prêts à sacrifier leur vie à l’époque, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, et des sponsors, des financiers sympathisants voire membres, ou tout simplement des taupes de la police ou de la force armée du gouvernement réactionnaire. C’est ainsi que le F.L.Q. fut encore, dans les années 1960, infiltré par des membres de la G.R.C. au point de se demander s’il n’y avait pas plus de membres de la police secrète que de véritables et authentiques révolutionnaires. La tragi-comédie de 1970 a montré ce qu’il fallait en penser de ces «touristes» pour Cuba, revenus la queue entre les deux jambes, mais suffisamment bien évalués comme étant peu dangereux pour retrouver des postes dans le milieu universitaire (comme praticiens expérimentés) ou culturel (le cinéma, l’édition…). À la même époque, il était évident - l’affaire Morin devait le révéler plus tard -, des membres du Parti Québécois servaient de taupes à la police fédérale tout en entretenant des contacts étroits auprès de certains ministres du gouvernement. À l’époque, le Parti Québécois pouvait faire peur à deux catégories de personnes : les fédérastes, toujours aussi portés à la défense du Canada dans la mesure où ce Canada coïncide avec leurs intérêts d’affaires; et les souverainistes, Québécois sur les lèvres mais foncièrement Canadiens-français dans l’âme. Des gens comme René Lévesque ou Gilles Vigneault, toujours prêts à parler du pays, mais jamais prêts à le faire. Au point que le premier est perçu comme étant quasi un Père de la Confédération nouvelle de 1982, l’autre comme un habitué des décorations et ordres du gouverneur général du Canada.

Qu’on aime le Québec au détriment du Canada, ou le Canada au détriment du Québec, pour reprendre la doctrine des deux amours de saint Augustin (La Cité de Dieu), les politiciens aiment surtout et davantage l’État au détriment de la population. À l’âge des sociétés secrètes, la cause pouvait se confondre avec un «objet» concret : l’idée nationale avec un territoire à s"emparer, une population à libérer constituée d'une ou de plusieurs langues parentes, de cultures communes; l'idée sociale avec une classe opprimée, etc. À l’âge des partis politiques, au moment où les aspirations se réalisent sous la forme de gouvernements ou de pouvoirs, les causes s’épuisent très rapidement. Les communistes deviennent socialistes, les socialistes deviennent libéraux et les libéraux s’ajoutent aux vieux conservateurs. C’est le cas du Québec et du Canada notamment. Les communistes des années 70, pour ceux qui n’ont pas été convertis par la nouvelle technologie aux affaires, contaminent maintenant Québec Solidaire, prêt à manger à tous les râteliers d’insatisfaits de la société. Son socialisme devient du communautarisme en même temps qu’Amir Khadir règle son compte à l’indépendantisme bourgeois : «L'indépendance si nécessaire mais pas nécessairement l'indépendance». En retour, les Péquistes tranquilles ouvrent la chasse aux Caribous et ceux-ci se réfugient sous le parapluie d’Option Nationale. Ces allers-retours sur l’échiquier partisan de la politique québécoise s’accompagnent de l’incompétence du gouvernement péquiste à décider d’une politique dans un domaine quelconque, tandis que la population, écœurée de la corruption des libéraux, s'indignent : «Nous n’avons pas voté pour ça». Le paradoxe hilarant survient lorsque des arrogants comme Jean-Marc Fournier «défendent» les étudiants de l’ASSÉ, contre qui un an plus tôt il envoyait charger ses policiers, dénonçant la «trahison» et «l’abus de confiance» de Mme Marois qui portaient alors le carré rouge. Tant qu’à être fous, pourquoi s’arrêter à mi-chemin?

Tableau de la partisanerie québécoise par Jean-Michel Bovin-Deschaines

Le «mamelonet» de l’Éducation supérieure qui va se tenir pendant un jour (l’autre étant coupé de moitié et la moitié restante servant à résumer les travaux de la veille) est une simagrée de sommet; une illusion afin de s’épargner tout le travail que de véritables États Généraux sur l’éducation auraient imposé. Lorsque Jacques Parizeau gourmande le gouvernement Marois, c’est encore la conscience de la Révolution tranquille qui s’exprime et se soulève contre l’opportunisme affiché et l’incompétence politique et administrative du gouvernement. Parti sans idée claire, sans unanimité dans ses rangs, opportuniste des déboires des autres, le gouvernement péquiste était placé devant ce choix : ou bien satisfaire ses électeurs au risque de précipiter des élections; ou bien naviguer au pif des ressentiments exprimés tout haut. Bref, en repêchant une partie de l’électorat du Parti libéral et de la C.A.Q. On devine la reconnaissance que libéraux et caquistes sont prêts à vouer aux péquistes!

C’est à faire pleurer Machiavel. Le mercenariat de Jean Charest est dans le principe même de la Realpolitik; les vivotements de Pauline Marois sont le comble de la lâcheté et de l’incompétence politique. Femme d’expérience ne veut donc pas dire femme compétente, il faut bien se l’avouer, malgré les flatteries journalistiques. Voulant être le sommet de la réconciliation après la crise impressionnante du mouvement étudiant du printemps 2012, le «sommet sur l’éducation supérieure» des 25-26 février 2013 est la pire déception dont tout le monde sortira frustré : les recteurs parce qu’ils auront été pointé du doigt comme d’éventuels témoins à la Commission Charbonneau; les professeurs parce qu’ils n’auront pas la possibilité de détacher la tâche de l’enseignement de celle de la recherche; les étudiants parce que le gel des frais de scolarité passera à l’indexation au coup de la vie (i.e. à l’inflation), enfin l’ensemble de la population qui aura fait les frais de tous ces événements pour en arriver à un simulacre de règlement. Une fois de plus, le Parti Québécois aura fait la démonstration de sa vulnérabilité devant les milieux d’affaires et son incapacité à dominer ses angoisses face à des décisions de portée historique à prendre. Avec Raymond Lévesque et Jacques Parizeau, il reste peu de voix pour exprimer cette conscience nationale des Québécois et celles de la jeunesse expriment moins une conscience qu’une aspiration qui ignore les contraintes sociales et l’Ananké qui paralysent la volonté des individus comme d’une collectivité à prendre la responsabilité de son destin. À ce titre, il n’y a pas lieu de se réjouir du décès du Parti Québécois, qui n’aura même pas droit à des funérailles nationales⌛
Montréal
17 février 2013

Jean-Jacques Samson et la Barbarie journalistique

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Jean-Jacques Samson, la barbarie journalistique du Journal de Montréal
JEAN-JACQUES SAMSON ET LA BARBARIE JOURNALISTIQUE

L'image que je me faisais des «sauvages» dans mon enfance était celle qui ornait la couverture de mon second album d'Histoire du Canada de Guy Laviolette. Comme vous pouvez le voir par vous-mêmes, le «Sauvage» tourne son regard vers nous, enfant-lecteur. Un regard menaçant par-dessus une épaule; regard sournois, impitoyable. Avec ses frères, il observe passer un innocent petit navire d'explorateurs français qui remonte le Saint-Laurent. Depuis, l'étude de l'histoire et de l'anthropologie m'ont appris à identifier le «sauvage» comme quelqu'un qui refuse la civilisation. La civilisation occidentale sans doute pour les autochtones du Canada, mais la Civilisation aussi comme principe, c'est-à-dire la vie sédentaire, établie dans l'enceinte d'un village, d'une ville, avec des règles «écrites», des «lois» conventionnelles auxquelles tous se soumettent et consacrées par le sentiment religieux, malheureusement institué en systèmes cléricaux. Comme cette idiote du Parti libéral, Julie Boulay, ex-ministre dans le cabinet Charest se l'est fait rappeler par le président de l'Assemblée nationale du Québec, en février 2013, le terme de «sauvage», par sa connotation péjorative, ne peut plus être employé dans l'enceinte de l'auguste assemblée. Mais il est vrai que le terme de «sauvage», et ce qu'il contient de stéréotype négatif, sont une invention de civilisés. Ce mot désigne ceux qui se tiennent en dehors de l'enceinte, qui menacent de la détruire lorsqu'ils sont mauvais - comme les «sauvages» de Guy Laviolette -, ou s'en éloignent dans le but de conserver leur «bonté naturelle» - comme se l'imaginait l'anthropologie du Siècle des Lumières : le «Candide» de Voltaire, le «Bon Sauvage» de Rousseau.

Au niveau secondaire, un nouveau mot apparaissait, le barbare, version française d'un vieux mot grec qui servait à ridiculiser ceux qui ne parlaient par la langue grecque et qui est resté depuis rattaché aux Berbères. Il y eut les «invasions barbares», plus proprement appelées, les «invasions germaniques» par de vieux historiens comme Ferdinand Lot. Mais la figure du barbare par excellence était celle d'Attila, roi des Huns. Qui étaient les Huns, une tribu nomade turque semble-t-il, indo-européenne tout certainement qui, quittant les steppes de l'Asie centrale est passée d'abord par Pékin, capitale de l'empire chinois qu'elle mit à sac, puis revint vers l'ouest, jusqu'à pénétrer dans l'Europe de l'Est, poussant devant elle d'autres tribus germaines ou hongro-finnoise non encore sédentarisées. Leur approche affola les Romains au point que l'empereur, Valentinien III, envoya une délégation dirigée par le pape Léon Ier. La mythologie chrétienne, dans le désarroi de l'Empire romain d'Occident, attribua au pape un rôle décisif par le fait qu'Attila s'écarta de Rome pour aller se faire tuer ailleurs. Mais ces habiles conquérants, toujours en recherche de combats, durent plutôt dédaigner une ville qui envoyait une délégation pour témoigner de sa frayeur. Aussi, «le fléau de Dieu» dut considérer tout cela avec un œil méprisant. L'anthropologie fait une distinction entre le «barbare» et le «sauvage». Le barbare détruit la civilisation pour mieux se l'approprier, se fondre en elle, en récupérer ce qui lui convient le mieux. Ainsi, Ostrogoths, Wisigoths, Francs, Saxons, etc. se heurtèrent à la civilisation hellénique. Sans doute détruisirent-ils beaucoup, mais ils conservèrent avec le même appétit. Finalement, ils s'assimilèrent avec les peuples hellénisés et formèrent la racine des peuples français, espagnols, italiens, portugais, grecs, etc.

Dans les années 1980, un livre au titre ambivalent de Jean-Christophe Ruffin, L'empire et les nouveaux barbares, présentait l'Occident envahie par les peuples migrants provenant des anciennes colonies. Cet ouvrage, qu'on pourrait classer parmi les millénarismes apocalyptiques, se voulait une étude sociologique et philosophique. Il appela plus tard un ouvrage aussi célèbre que Le choc des civilisations de Huntingdon et, après 2001, toute une bibliographie du même eau. Si on s'en tient au modèle de l'angoisse paranoïde de la civilisation occidentale, sa «morale de garnison», nous devons reconnaître que si ces gens qui partent de partout dans le monde, viennent pour profiter des gadgets technologiques et s'assurer une vie meilleure en terres libres, ils partagent souvent un mépris affiché pour les mœurs occidentales. En cela, comme les barbares de jadis, ils opèrent un tri entre ce qu'ils veulent et ce qu'ils rejettent. Mais ce qu'ils veulent finit toujours par leur faire accepter ce qu'ils rejetaient dans un premier élan de dégoût et de gêne. Finalement, comme par le passé, le métissage s'opère et une nouvelle civilisation, peut-on dire, se forme sous nos yeux. Ce nouveau prolétariat extérieur s'accroît à un rythme élevé dans le creuset occidental. Mais il y a aussi des barbares issus de la civilisation même, le prolétariat interne. À la fin de la civilisation hellénique, ce rôle fut tenu par les chrétiens qui détruisirent autant, sinon plus que les envahisseurs étrangers, l'héritage gréco-romain. Ils le firent par fanatisme (comme à Alexandrie), s'approprièrent les emblèmes impériaux (par le clergé romain), brûlèrent les livres des sophistes et des néo-platoniciens afin de ne laisser la place qu'à la patristique en voie d'élaboration, un métissage de judaïsme issu des Évangiles et de platonisme abstrait auxquels s'ajoutait une rhétorique cicéronienne. Mais, qui sont donc aujourd'hui nos nouveaux barbares intérieurs?

Nous en aurons facilement une idée en lisant cet éditorial tiré du démagogique Journal de Montréal, en date du 15 février 2013, dans la foulée de la préparation du Sommet sur l'enseignement supérieur et l'annonce que l'ASSÉ, l'aile la plus revendicatrice - donc la plus «extrémiste» - du mouvement étudiant, refusera de participer à ce sommet puisque la gratuité scolaire ne sera pas mise sur la table de discussion : 
L’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) ne représente que 66 000 des 400 000 étudiants des niveaux collégial et universitaire au Québec, soit quelque 16 % seulement. Cette association extrémiste est marginale, mais elle réussit, comme Québec solidaire, à occuper une couverture médiatique disproportionnée par complaisance.

L’ASSÉ est une fumisterie dans son appellation même. Il n’y a pas de syndicats d’étudiants au Québec et encore moins de fédération syndicale étudiante reconnue. Les dirigeants de l’ASSÉ jouent aux syndicalistes radicaux qui revendiquent pour des conditions de travail, alors que les étudiants sont des prestataires de services... et de prêts.

Un commentaire dans ma chronique d’hier sur la lie de la clientèle universitaire que l’ASSÉ abriterait, inscrite à des facultés et départements qui décernent des diplômes ne menant à rien, a beaucoup fait réagir. Regardons-y de plus près.

Des «lologues»
Les associations étudiantes affiliées à l’ASSÉ, que ce soit à l’Université de Montréal, à Laval, à l’UQAM, sont celles des étudiants en anthropologie, sociologie, sciences politiques, philosophie, histoire, littérature et langues, arts visuels, théâtre...

Pas un seul étudiant en médecine, pharmacie, sciences dentaires, droit, sciences et génie, administration...

Plus pragmatiques, ces derniers sont pressés de décrocher leur diplôme et d’intégrer les rangs de leur profession. Ils ont voté contre le boycott des cours en 2012, ce qui leur a valu le mépris des supposés penseurs des facultés de «lologues» qui ont pris la rue.

Or, ces supposés penseurs sont inscrits aux facultés où les critères d’admission, la fameuse cote R, sont les plus bas. Un trimestre ou une année perdue à jouer aux anarchistes n’ont pas les mêmes conséquences pour un étudiant en anthropologie ou en philosophie, qu’en médecine, en droit ou en génie. Le premier a plus de chances de devenir, aux frais de la société, chauffeur de taxi, critique social à la Rogatien dans Taxi-22, ou serveur dans un bistrot branché du Plateau, qu’anthropologue pratiquant.

Je ne détiens pas de statistiques, mais je suis assuré d’instinct que les plus mauvais payeurs pour le remboursement des prêts étudiants sont également des ex-étudiants de ces facultés et départements où sont concentrés les membres de l’ASSÉ. Quoi de mieux alors que la totale gratuité à l’université pour y poursuivre le végétarisme développé dans les agoras des cégeps pendant les quatre, cinq ou six ans qu’il leur a fallu pour terminer un cours collégial de deux ans.

Les parasites

La plupart des principaux leaders étudiants et gauchistes du demi-siècle dernier, qui ont bâti le mouvement étudiant, suivaient un curriculum exigeant.

Bernard Landry, cofondateur de l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ), est diplômé en droit et en économie. Il a étudié à Paris. Pierre Marois a aussi étudié en droit à Montréal et au niveau du doctorat à Paris.

Même un Alain Dubuc, ex-directeur de l’éditorial à La Presse, militant trotskiste pendant ses études universitaires, devenu chantre du capitalisme à la Power Corp., détient une maîtrise en économie. Claude Charron et Louise Harel sont certes passés respectivement par les sciences politiques et la sociologie. Charron a toutefois terminé une maîtrise et Harel a ajouté une licence en droit et un Barreau.
Les leaders étudiants qui ont bâti le mouvement étudiant au Québec et que j'ai appuyés étaient de véritables étudiants, à plein temps, qui visaient à participer activement au développement du Québec moderne. Ils ne cherchaient pas à en être les parasites patentés comme les dirigeants de l'ASSÉ.
La question maintenant à se poser est celle-ci : doit-on considérer le chroniqueur Jean-Jacques Samson, auteur de cette diatribe fangeuse, comme un «sauvage» ou comme un «barbare»?

Tout de suite le terme de «sauvage» semble exclu car il vit en citadin bien établi, même s'il sait à peine lire et a sûrement un bon programme de correction de fautes installé sur son ordinateur. En fait, ce journaliste appartient à la génération de ces bull-shiters issus de la Radio X de Québec, des voix insolentes, imbues des ressentiments régionaux, sans perspective d'analyse ni de compréhension méthodique et qui prennent les vues négatives de l'esprit - pour autant que nous leur en attribuons un - pour la réalité objective. Repris par des journalistes en manque de visibilité à Montréal, nous reconnaissons facilement un Richard Martineau, inculte, grossier, qui s'exclamait à Tout le monde en parle : «Est-ce que je suis rien que de la marde!», et qui semblait ne pas se rendre compte que poser la question c'était y répondre. On y retrouve aussi mon compatriote, malheureusement, le maire de Huntingdon, Stéphane Gendron, qui ne recule devant aucune grossièreté ni aucune bouffonnerie pour véhiculer sa rectitude de droite. Un autre barbare de la même tribu, c'est Benoit Dutrizac, querelleur, grande gueule, vicieux. Tous ces roués de l'information trouvent jusqu'à Télé-Québec une antenne pour véhiculer leurs immondices cérébrales. Béotiens et Pharisiens, ces nouveaux barbares joignent l'ignorance de l'objectivité à une virginité effarouchée devant les laideurs de ce monde, laideurs desquelles ils tirent pourtant leur pain quotidien. Voulant reprendre le succès de l'intervention de Martineau en 2012, lorsqu'il se scandalisait de voir des étudiants attablés à une terrasse extérieure avec un cellulaire et une sangria, notre Samson entend provoquer, avec l'espoir de déclencher une réplique tellement virulente de la part des étudiants qu'elle le placerait également en avant-scène, l'occasion qui le conduirait, lui aussi, à participer à Tout le Monde en Parle.

Ces sous-Foglia du ruisseau sont les versions populacières des journalistes vedettes de La Presse, principal concurrent du Journal de Montréal. Un André Pratte n'est pas plus intelligent qu'un Dutrizac mais tout aussi vicieux; Alain Dubuc a le même humour qu'un Richard Martineau (ou c'est l'inverse?), mais partout des opinions banales, des analyses peu éclairantes, une intelligence fermée sur l'idéologie néo-libérale. Ces voix publiques des grands capitalistes québécois, des Desmarais et des Péladeau, aussi bien peau de Libéral que viscères de Péquiste, baignent dans un même formol chloroformique. Ils ont leur place à côté des commentateurs sportifs qui, au lieu de prendre pour le lion contre le gladiateur, prennent un joueur de hockey contre un autre. Dans le cas de Samson, comme il s'agit de refaire le coup d'éclat de Martineau avec son cellulaire et sa sangria, ce dernier a décidé de monter d'un cran l'insulte avec les parasites et les lologues. La foule de lecteurs irréfléchis et démagogiques n'en demandaient pas tant. Dans cette volonté de s'en prendre à l'âne de la fable pour épargner le lion de la business, ce Samson de Bratislava se comporte comme un barbare. Voulant éreinter les étudiants contestataires, il montre le degré de sottise où en est rendue la chronique de la presse en général au Québec et pourquoi il est bon de ne pas la lire et encore moins de l'acheter ou de s'y abonner.

Analyser la bêtise du texte de Samson n'exige pas un exercice intellectuel compliqué. En tant que barbarisme, il faut le comprendre comme un texte essentiellement destructif, négatif, à la fois contre le progrès social et contre la civilisation, mais également comme un texte sélectionnant ce qu'il considère comme joignant à la fois ses frustrations personnelles et les avantages qu'il peut tirer de la situation actuelle pour les exprimer. Ce n'est sûrement pas un texte intellectuel, mais bien un texte idéologique, refusant des aspirants intellectuels comme héritiers car il les déteste avec envie tant il juge lui-même avoir échoué sa vocation intellectuelle. En ce sens, il rejoint les ressentiments vulgaires de la plupart des auditeurs des radio X-télé V, et les minorités dominantes qui considèrent que le bonheur de l'homme réside dans les bienfaits apportés par les techniques (la technè dont je vous ai déjà entretenue ailleurs).

Regardons d'abord la mise en vente de l'article. Sur informatique, on ne voit que le premier paragraphe, déjà un brûlot, afin de servir d'appât pour renflouer le site V.I.P. du Journal de Montréal. L'intégrité de ce texte est déjà douteuse en partant, puisqu'il sert avant tout à attirer des lecteurs à l'abonnement au journal. Les caractères gras amplifient l'affirmation qui repose d'abord sur des chiffres. S'ils sont vrais, il faut noter que le 16% est un chiffre beaucoup plus important que ne le donne à penser l'idée d'une «association extrémiste et marginale». De plus, les chiffres ne sont pas plus garants de vérité que les mots, car ils sont avant tout livrés à l'interprétation. Le Barbare dit que 16% c'est un petit nombre, le Civilisé que je suis dira que c'est un grand nombre, assez en tout cas pour inquiéter le 84% de la majorité restante. Et sur ce 84%, il y en a encore un pourcentage muet - de cette «majorité silencieuse» dont Jean Charest se proclamait le défenseur -, qui éprouve une certaine sympathie pour l'ASSÉ, même s'ils ne sont pas prêts à entériner toutes ses revendications ou ses stratégies de pression. Bref, une fois de plus, les chiffres servent à dérouter les yeux du réel. C'est là abuser de la formule de Galilée qui disait que «la nature était écrite en langage mathématique». Plus authentiques en termes de niaiseries, les accusations d'extrémisme et de radicalisme de même que la fausseté de la «couverture médiatique disproportionnée par complaisance». Or, qui parle le plus de l'ASSÉ sinon que M. Samson et sa tribu de barbares des journaux quotidiens,imprimés, radiophoniques ou télévisuels? Ils sont les premiers responsables de cette couverture médiatique, comme ils sont les premiers responsables de la «terreur»qu'elle inflige à la population. La terreur est l'arme même de la barbarie pour pallier à son impuissance en termes à la fois de nombre de combattants et d'armements de guerre. Si 16% seulement de la population étudiante suffit à jeter le trouble dans un esprit comme celui de M. Samson, on comprend qu'en appeler à la «complaisance» est avant tout une solution psychologique de réconfort. Mais tout cela n'est, objectivement, que mensonge et désinformation.

Voilà qui est bien mal partie. Accuser l'ASSÉ d'être une fumisterie est une projection du journaliste, car il vient de dire lui-même qu'elle compte 16% de supporters dans le milieu étudiant. Ce 16% est réel ou il est imaginé, et s'il est imaginé, il ne peut l'être que par celui qui l'accuse de «fumisterie» puisqu'il s'agit de sa propre fumisterie. De même, il y a toujours eu une reconnaissance syndicale de l'action étudiante (et lui-même le reconnaîtra plus loin dans son article). Qu'on discute de la nature de ces syndicats, c'est en effet nécessaire, considérant que le milieu étudiant n'est pas un milieu de production industrielle ni de services qui modélise les relations de travail. Le syndicalisme étudiant, et c'est sa faiblesse quand vient le temps de poser des gestes politiques, c'est sa facilité à user des instruments de revendication qui ne sont pas nécessairement appropriés à la condition étudiante. Par contre, les étudiants ne «sont pas des prestataires de services». Ce sont des consommateurs d'un bien qu'ils paient pour le moment et dont ils jugent la qualité douteuse. Ce ne sont pas des bénéficiaires de l'assurance-santé, campés dans des lits d'hôpitaux. Une telle sottise est navrante quand on pense qu'elle va être lue par des milliers de Québécois! Tant qu'à l'usage du mot «prêts», c'est un cheap shotpropre à un Barbare qui échappe à toutes règles de politesse et de civilité.

Nous pourrions arrêter là la démonstration de la barbarie de Jean-Jacques Samson. Mais il faut boire le vin jusqu'à la lie journalistique qui est plus dégoûtante que la lieétudiante soulignée par M. Samson. Pour notre Barbare, «la clientèle universitaire que l'ASSÉ abriterait, [serait] inscrite à des facultés et départements qui décernent des diplômes ne menant à rien», c'est-à-dire aux sciences humaines et sociales, aux arts, aux lettres, etc. Bref, le cœur même de l'Université située dans un monde civilisé. Partisan du pragmatisme et de l'utilitarisme, M. Samson tapote sur son clavier comme Attila portait des coups de talons aux flancs de son cheval. C'est un intoxiqué de ce bourrage de crâne vieux comme la Révolution tranquille du qui s'instruit s'enrichit. L'instruction n'a donc qu'un but, l'enrichissement financier des étudiants. C'est cela qui a donné tant de barbarie à l'élite intellectuelle du Québec présentement. Bien sûr, Denise Bombardier s'inscrirait dans cette élite, mais elle ne dînerait sûrement pas à la même table que M. Samson. Se sentant appelé à se justifier (par qui?), il nous invite à le suivre de plus près.

C'est alors qu'il divise son texte en deux parties : les lologues et les parasites. D'abord il confirme sa définition négative du mouvement étudiant en le rattachant à des départements qui, pour lui, ouvrent sur des diplômes non rentables : «Les associations étudiantes affiliées à l’ASSÉ, que ce soit à l’Université de Montréal, à Laval, à l’UQAM, sont celles des étudiants en anthropologie, sociologie, sciences politiques, philosophie, histoire, littérature et langues, arts visuels, théâtre...» Samson n'est pas Socrate. Puis, il nous dit qui sont les «bons» étudiants : «Pas un seul étudiant en médecine, pharmacie, sciences dentaires, droit, sciences et génie, administration...» Voici le set-up du western installé. Que sont les «bons»? Des pragmatiques, des étudiants pressés de décrocher leur diplôme et d'intégrer les rangs de leur profession. Le «vrai monde» entre l'université, le diplôme et l'emploi relève, chez M. Samson, du plus pourri des scénari de La Petite Maison dans la Prairie. Même dans ces domaines, tous les emplois ne se cueillent pas comme des fruits pendant des arbres! Combien d'avocats en chômage? La guerre que le néo-libéralisme livre à la fonction publique ne menace-t-elle pas les diplômés d'administration? Le monde des ingénieurs est dérouté par la commission Charbonneau sur la corruption? Il y a quelques années ne parlait-on pas du nombre de suicides effarant parmi les jeunes dentistes? C'est bien d'un monde fictif que nous parle M. Samson. Par contre, les «méchants» sont bien récompensés par le mépris de ces pragmatiques qui s'en prennent aux supposés penseurs des facultés de lologues. C'est oublier que le suffixe grec logos désigne précisément la pensée. Si j'étais animé de la même mauvaise foi que M. Samson, je dirais que les techniciens pragmatiques et «diplômes en poche» sont des gens qui n'ont jamais appris à penser de leur vie, d'où ce retour sur eux-mêmes qu'ils accomplissent, souvent vers la trentaine, quand ils se sentent intérieurement «vides» malgré leur grande réussite sociale. Des machines à sous automatiques aptes à entretenir une société d'enfants pourris par la facilité et la complaisance de leurs richesses au prix de leur débilité mentale, tel est le monde «objectif» et privilégié par M. Samson. Un monde à son image?

La cote R est utilisée selon les intérêts du milieu universitaire. Si elle est si basse, ce n'est pas pour favoriser un secteur comme celui des lologues, mais pour attirer une clientèle et surtout son argent pour remplir les poches des universités. C'est le cœur même de la querelle autour de l'augmentation des frais de scolarité. Plus les frais vont monter, plus la cote va baisser, car l'esprit consumériste de la diplômation l'emporte sur la qualité de la formation qui dépend de l'éthique ou de la déontologie des différents départements. Par contre, si les frais de scolarité sont au plus bas, voire même abolis, la cote R va être obligé de monter, comme en Europe. Il faudra que les étudiants qui entrent à l'université dans quelque disciplines que ce soient passent des examens sévères qui opèreront un filtrage. C'est là penser en termes d'intérêt et pour les universités et pour les étudiants, plutôt que des affirmations démagogiques qui pleuvent comme dans la critique de M. Samson. Ce ne sont pas des étudiants de sciences humaines qui émettent des pensées sociales à la Rogatien, ce sont des petits bourgeois qui ont échoué dans le monde des affaires et du travail salarié qui, pleins de ressentiments, se défoulent dans leur famille, leur milieu d'amis, sur les ondes de la radio, etc. Question sociologique, M. Samson ne passerait même pas la cote Z, même si son taxi demeure le 'ournal de Mon'réal.

Doit-on regretter qu'il ne détienne pas de statistiques? Ça ne changerait pas grand chose à grand chose. Sa recherchiste devait avoir la grippe cette journée-là. Bref, oui,«les plus mauvais payeurs pour le remboursement des prêts étudiants sont également des ex-étudiants de ces facultés et départements où sont concentrés les membres de l’ASSÉ», précisément parce qu'une société comme la nôtre, qui méprise le savoir, s'en sert comme objet de distraction, étale sa fierté d'anti-intellectualisme, ne suscitera jamais d'emplois pour ces secteurs, tenus ailleurs pour la base de la Civilisation. Notre Barbare plaide ici pour la barbarie. Il lui prête sa propre lâcheté de ne pas avoir poussé ses études jusqu'à lui permettre de distinguer que le «végétarisme» n'a rien à voir avec des gens qui végètent d'une discipline à l'autre.Une telle bourde suffit à montrer l'incompétence littéraire et scripturaire de notre Barbare.

Viennent ensuite les parasites. Car nos lologues sont aussi des parasites. Samson rappelle, étrangement, que «la plupart des principaux leaders étudiants et gauchistes du demi-siècle dernier, qui ont bâti le mouvement étudiant, suivaient un curriculum exigeant». Lui, qui disait tantôt que le syndicalisme étudiant n'avait pas d'existence concrète, le voilà qui nous parle de ces leaders qui ont bâti le mouvement étudiant; et quel cursus suivaient-ils ces leaders? «Bernard Landry, cofondateur de l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ), est diplômé en droit et en économie. Il a étudié à Paris. Pierre Marois a aussi étudié en droit à Montréal et au niveau du doctorat à Paris». Voilà le droit et l'économie à la fois exclus des lologues faire leur apparition dans l'univers pragmatique des diplomés en poche. Mais pour accéder au droit et à l'économie, il faut passer par les lologues de la philosophie, des sciences politiques, de la sociologie, de l'histoire. Toutes ces sciences où végétaront nos actuels «méchants» de l'ASSÉ! Ces vedettes du P.Q. n'ont pas nécessairement brillé dans leur carrière de leader du mouvement étudiant. Ainsi Bernard Landry, qui a servi de cheval de Troie au gouvernement de l'Union Nationale pour résoudre le conflit à l'École des Beaux-Arts de Montréal lors de la proclamation de leur célèbre «république» en 1968, ce que rappelle le très intéressant film de Claude Laflamme sur ces événements, La malédiction de la momie. Avec ce genre de leader, on n'a pas besoin de recteurs. Mais notre Barbare est quand même magnanime devant le milieu politique où flottent les journalistes; ainsi Alain Dubuc, «militant trotskiste pendant ses études universitaires, devenu chantre du capitalisme à la Power Corp., détient une maîtrise en économie. Claude Charron et Louise Harel sont certes passés respectivement par les sciences politiques et la sociologie. Charron a toutefois terminé une maîtrise et Harel a ajouté une licence en droit et un Barreau. Les leaders étudiants qui ont bâti le mouvement étudiant au Québec et que j'ai appuyés étaient de véritables étudiants, à plein temps, qui visaient à participer activement au développement du Québec moderne. Ils ne cherchaient pas à en être les parasites patentés comme les dirigeants de l'ASSÉ». Définitivement, les parasites d'aujourd'hui seront les leaders de demain, quand Gabriel Nadeau-Dubois sera chef de la C.S.N. ou Martine Desjardins députée péquiste ou Québec Solidaire, le cauchemar de M. Samson sera devenu réalité!

C'est oublier qu'un Alain Dubuc fut aussi sinistre en tant que trotskyste qu'il est infecte en tant que journaliste à La Presse. Et ce, en toute logique (lologue), car il défend le capitalisme avec le même dogmatisme qu'il déployait en tant que trotskyste. On peut dire la même chose de Gilles Duceppe au Bloc Québécois. Que son expertise en science économique soit aussi têtue que son ancien diamat, comment s'étonner? Toutes ces carrières surfaites, à une époque où il était facile de se manifester à gauche comme il est facile aujourd'hui de se faire chantre de la droite, montrent jusqu'où le degré d'opportunisme, d'incompétence et de veulerie sociale de cette génération de soi-disant penseurs ayant fait des «études sérieuses» et «exigeantes» s'est rendue pour que l'on se retrouve dans un tel marasme. Après tout, ne sont-ce pas eux qui sont encore, présentement, les enseignants pour cette nouvelle génération de végétaristes? Et que dire de Claude Charron et de Louise Harel? Charron, qui fut la figure éditorialiste du 'ournal de Mon'réal du temps où le vieux Péladeau dirigeait son entreprise et qui avait plus de connaissance et d'honnêteté intellectuelles que son diplômé en philosophie de fils qui, lui aussi, à l'époque, courait les bars étudiants avec sa casquette Lénine sur la tête, n'est-ce pas, M. Samson? Si tout cela n'était pas déjà des parasites patentés, des parasites qui ont profité de l'air du temps pour se faire une carrière dans la politique à desservir la population plutôt qu'à la servir, Dieu nous épargne une deuxième génération de telles compétences.

Ces deux parties du texte, les lologues et les parasites, partagent assez bien ce que notre Barbare veut et ne veut pas. Ce qu'il veut, ce sont des politiciens, des journalistes, des éditorialistes complaisants envers le système établi et les minorités dominantes qui en dépendent. Ces «bons» auxquels il se sent sûrement appartenir, ont travaillé dans des disciplines qui aujourd'hui ont été avilies et couvent tant de parasites. Or, à qui la faute? Aux étudiants de l'ASSÉ? Sûrement pas. Ils sont arrivés là comme «clients» du Wall-Mart universitaire et non comme recteurs ou professeurs. S'ils végètent dans les programmes - qu'ils paient beaucoup plus chers que leurs prédécesseurs des années 60-70 -, c'est que la société québécoise n'a rien à leur offrir, à sa grande honte, d'où la nécessité d'avoir des Barbares comme M. Samson pour faire porter la culpabilité sur le dos des étudiants. Si les sciences humaines et sociales ou les lettres et les arts se perdent dans un univers cubistes de théories qui s'insèrent les unes dans les autres comme des briques Légo, ou atteignent un niveau d'auto-référentialité navrant qui les éloignent de toutes réalités, ce n'est pas la faute de ces étudiants qui ont été abandonnés à eux-mêmes, mais à la débandade des chercheurs et des professeurs qui sont, par hasard (sic!) ceux qui appartiennent à la génération applaudie par M. Samson. Ce qu'il ne veut pas, c'est l'étalage nauséeux de cet échec de ses condisciples universitaires, de ses partisans du premier Parti Québécois qui ont été trop lâches ou trop maladroits pour mener le Québec à son projet d'indépendance. Ces communistes de tous poils qui ont trahi le soi-disant prolétariat pour finir le cul assis à Ottawa ou dans un bureau deLa Presse après avoir tant dénoncés la fraude du parlementarisme bourgeois et de la connivence du Grand Capital dans l'exploitation de l'homme par l'homme. C'est envers eux-mêmes, envers leur passé de militants et leur échec sanctionné par l'état actuel de la société québécoise que la honte et les ressentiments sont les plus virulents. Le mépris de l'ASSÉ dissimule précisément le mépris de soi de cette génération de fraudeurs intellectuels qui n'a rien apporté à la conscience québécoise et si peu à ses connaissances. Portant la responsabilité au niveau des «savoirs inutiles», M. Samson avoue sans le dire qui sont les véritables responsables de ce gâchis et l'incompétence de ces penseurs au pouvoir, dans le camp péquiste comme dans le camp de Québec Solidaire, toujours, encore, à promettre une résurrection d'aspirations égorgées en sacrifices aux contraintes miteuses et boutiquières.

Les Barbares qui envahirent l'Empire romain n'étaient pas dépourvus de culture. En tant que nomades, leur art s'exprimait dans l'orfèvrerie, les bijoux, les colliers, bref des objets faciles à emporter dans leur transhumance. Il y a donc un art issu de la Barbarie et qui permet de concevoir que les Barbares pouvaient s'ouvrir aux biens de la Civilisation tout en y portant un coup de grâce aux anciennes institutions locales. Existe-t-il une littérature écrite Barbare? Évidemment non, ils n'avaient pas d'écritures. Les Barbares d'aujourd'hui écrivent, mais ils sont sans histoire et sans littérature. Ils confirment, après plus d'un siècle et demi, le jugement de Lord Durham sur l'ensemble des Canadiens Français. Leur si forte présence sur tous les réseaux d'information pousse l'état de barbarieà une saturation jamais imaginée. En continuant sur la voie où ils sont rendus, les Barbares médiatiques vont bientôt pénétrer dans l'outrageous, dans l'ignominie, dans la sauvagerie, et nous précipiter …hors de l'anthropologie⌛

Montréal
18 février 2013

La conjuration des religions

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LA CONJURATION DES RELIGIONS

Je tiens de prime abord à préciser que ce texte n'est en rien une critique de ce qui peut être appelé le sentiment religieux. Si là où il y a de l’homme il y a de l’hommerie, il y a aussi de l’humanité. Beaucoup d’humanité, et dans le sens d'un supplément d'âme à la stricte obligation envers son prochain. Le sentiment religieux contribue à enrichir cette humanité. Lié à la reconnaissance de la commune humanité, invitant à la compassion et au respect de l'intégrité physique et morale de tout être humain par ses semblables, parce que nous partageons tous des forces et des faiblesses, ce sentiment a toujours servi de fondement à ce que les institutions et les systèmes religieux ont par là suite édifié. Mais, ce faisant, ils ont aussi réduit au niveau d'une morale de containment les exigences imposées aux fidèles, les privant même parfois de toute proximité avec la divinité. À la rencontre de la fragilité de la Psyché et de la vulnérabilité du Socius, ces systèmes et ces institutions ont mis ce sentiment au service de la conformité sociale. La loi de l’hospitalité, pratiquée par la plupart des grandes civilisations antiques, en est un exemple, que traduit la formule négative «Ne fait pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse» plutôt que la formule positive du «aimez-vous les uns les autres». La loi du talion, la vendetta, l’inceste et l'homicide sont les premiers interdits que les institutions religieuses ont vite fait de corseter dans un système de lois civiles et politiques assoyant la transgression de l’interdit sur un châtiment, longtemps disproportionné avec l’infraction. Voilà comment les institutions et les systèmes religieux finissent toujours par dévoyer, par trahir le sentiment religieux lui-même, en le confondant avec des comportements éthiques et moraux. Rien n’est plus fort dans l’éthos humain que la foi religieuse à laquelle est sacrifiée, pour des intérêts circonscrits, la liberté de conscience. Toutes les religions, et surtout celles que Toynbee appelait les religions supérieures, comportent à un certain degré le viol de la conscience des membres de la communauté des croyants, non tant pour le bon fonctionnement du Socius en fin de compte, que pour assurer la richesse et le pouvoir des clergés alliés aux puissances politiques.

Les religions supérieures sont donc ici les seules visées. Ce sont elles qui, pressées par la modernité des droits de l’homme, de l’impératif kantien et de la mondialisation du marché libéral, réagissent par une conjuration tacite (et non formelle) qui suspend les longues rivalités confessionnelles qui ont opposé ces systèmes les uns autres. À ce titre, le pape démissionnaire, Benoît XVI, a tendu la main à l’Islam et à la Judaïté en allant faire ce que les papes de jadis auraient eu horreur de commettre : prier dans la mosquée bleue d'Istambul et visiter la grande synagogue de Rome. Le fondamentalisme religieux des sectes protestantes et du christianisme orthodoxe, encore plus farouche parce que de la même obédience sacrée, durcit le ton face à ses fidèles et face au monde (urbi et orbi). La condamnation judiciaire des Pussy Riot dans la Russie du président Poutine comme les recours incessants à la persécution contre les marginaux de la société aux États-Unis ramènent la foi à sa fonction de containment moral plutôt qu'au ressourcement du sentiment religieux. Cette conjuration des religions vise donc un but, un but essentiellement défensif, un but panique, un but réactionnaire. Cette conjuration détourne, même de manière souvent vicieuse, les positions dites de gauche qui dénoncent le vide spirituel de la société libérale, matérialiste et consumériste, pour en appeler à une «révolution personnelle» de chaque individu mais qui finirait par confondre, à nouveau, les nécessités de l’âme avec l'aliénation psychologique. C’est ainsi que les clergés deviennent les pushers de l’opium du peuple. Cette complicité passée a permis le développement du système capitaliste - le plus négatif de l'histoire des civilisations -, en période de production, lorsqu’il s’agissait de le protéger des révoltes ouvrières et des revendications de justice sociale. En période de consommation, le capitalisme attend des clergés qu'ils continuent à se servir des religions afin de contrer la liberté de conscience, pour éviter que celle-ci ne devienne le fondement de la critique morale, ce qui condamnerait définitivement leur pouvoir symbolique et politique.

Voilà pourquoi des Églises, comme l’Église catholique, refusent depuis des siècles les acquis de la modernité. La liberté de conscience, même sous Jean-Paul II et Benoît XVI, n’est acceptée que dans la mesure où cette liberté se soumet à la conduite morale - à l’éthologie - définie et commandée par l’enseignement pastoral. La «défense des droits de l’homme» n’a servi d’idéologie que dans la mesure où se dressait la menace du communisme marxiste. À côté, la morale, défiée par les nouveaux comportements sexuels, visait toujours à exercer le même contrôle des mœurs dont la base reste la reproduction de l’espèce. Comme l’Église romaine ne pouvait accepter l’émancipation politique de la liberté d’expression, elle ne pouvait accepter la séparation du sexe de la reproduction (la question de l’amour n’a jamais été au cœur du commandement de l’œuvre de chair). La soumission au contrôle clérical est universelle dans les religions supérieures.

Au moment où la civilisation occidentale accomplit la phase finale de l’impérialisme amorcée aux XVe-XVIe siècles, la modernité frappe de plein fouet tous les systèmes religieux et menace la consolidation sociale de ces institutions. L'exemple du parcours de l'Occident depuis le dernier demi-siècle a de quoi effrayer les autres systèmes religieux qui s'attendent à un reflux semblable dans leurs sociétés. Si le pape, le Dalaï-lama, des imams et des rabbins de prestige se tendent la main, c’est qu’ils ont un intérêt commun à défendre autant qu’une conviction intime spirituelle à affirmer. Nous n’avons pas à présumer de la sincérité ou non de ces convictions intimes, mais les intérêts sociaux et institutionnels sont bien présents. Bousculées les unes sur les autres, la compétition entre religions supérieures ne se base plus sur des entreprises missionnaires comme jadis - quoique nous les voyons reparaître présentement, et nous en reparlerons plus loin -, mais sur des «dialogues» inter-confessionnels à un niveau où aucune religion ne pourrait honnêtement sauver son intégrité dogmatique si elle n’était forcée de s’entendre contre un ennemi commun et ses figures démoniaques de la modernité : les valeurs véhiculées par le libre marché.

Les religions ont nourri le libre marché de leur sein. Après tout, le commerce, les marchands ne sont pas diaboliques en soi. Ils existent de tout temps. En système capitaliste, l’économie du marché a perdu son importance au profit de l’économie de marché (dixit Fernand Braudel) dont la nature éthologique est très différente de ce que le monde avait connu antérieurement. Le marché n’est plus seulement une question de commerce, d’échanges, autant au niveau des contacts personnels humains que des marchandises, mais un système économique qui vise à absorber la société entière dans ses échanges et à tous les niveaux; autant celui des rapports sociaux (rapports de production, stimuli de la consommation) que celui des relations interpersonnelles (les liens entre les individus, l’amitié, l’amour, la sexualité). Si l’Église catholique, par exemple, condamne le libéralisme à côté du socialisme et de la liberté de conscience depuis Pie IX et son encyclique Quanta cura (du 8 décembre 1864) suivi du Syllabus errorum dans lequel est listé la longue suite des interdits modernes, la lutte à l’athéisme et au nihilisme a amené l’Église à tolérer davantage un système économique, moins toutefois qu’elle condamnait l’autre comme intrinsèquement pervers. Ce rapprochement a conduit l’Église romaine a laisser faire le marché sans aucune prise de position critique fondamentale. Maintenant, alors que les civilisations sont confrontées les unes aux autres et les religions ramenées à des états de croisade et de djihad, le clergé romain commence à prendre conscience que l’ennemi commun n’est plus l’athéisme ni le nihilisme, et que ceux-ci triomphent à travers le matérialisme qui réduit chaque individu à ne plus être qu’une machine automatique dont le bonheur et l’hédonisme sont les seules finitudes, et que la nouvelle religion universelle est bien le marché. Après s’être défiées de l’État, les religions supérieures sont bien obligées d’admettre que l’Église universelle des temps futurs réside désormais non dans une cathédrale ou une mosquée, mais dans un centre d’achat. La prise de conscience des clergés surgit donc lorsque chacun d'entre-eux anticipe la défaite de son ordre devant cette nouvelle religion authentiquement universelle, comme jamais aucune de leurs religions ne l’a été réellement malgré leurs auto-proclamations passées, tout en comprenant qu'aucune d'entre elles ne pourrait vaincre à elle seule ce nouvel ennemi commun. La conjuration des religions supérieures, la trêve des conversions, consiste donc à former un front mondial en vue d’empêcher cette nouvelle religion supérieure de les marginaliser et de leur enlever la base sur laquelle elles exercent le contrôle moral des consciences.

C’est ainsi que devant la «décadence occidentale», nous voyons des musulmans migrer dans l’un ou l’autre des pays européens ou nord-américains croyant qu’ils vont restaurer leurs mœurs en y infusant les règles morales contenues dans l’Islam! Inutile de dire que la réponse occidentale est plutôt intolérante à ce point de vue. Le culte hindou, de même, veut sauver l'Inde de l’avilissement, prix à payer pour devenir une «puissance émergente», d’où la radicalisation des différentes religions de sous-continent indien. Les sectes protestantes américaines vivent davantage du consumérisme que les autres religions, mais elles travaillent toutes au niveau politique à défendre les lois répressives contre les comportements moraux condamnés par l’Ancien Testament. Elles n’hésiteront pas à louer un kiosque dans un centre commercial pour faire du prosélytisme, entre une arme d’épaule et un deux pièces sexy pour madame. Certaines sectes ont leur propre centre d’achat! L’Église romaine fait de même - à Saint-Jean-sur-Richelieu, j'ai vu, il y a une quinzaine d'années, l'église d'une paroisse s'établir dans un petit centre commercial qui vivotait -, mais parce qu'elle s'est apauvrie financièrement au cours des dernières décennies du XXe siècle. Partout, le dimanche, les églises se vident alors que les centres d’achat se remplissent. C'est assez indicatif en soi pour réaliser que la foi aussi déménage de lieux.

C’est dans ces conditions que nous pouvons identifier la nouvelle religion supérieure du déclin de la civilisation occidentale. Ce qu'évoque aujourd'hui pour nous le temps des cathédrales, c'est ce qu'évoquera dans quelques siècles le temps des centres d’achatpour rappeler notre époque. Du temps où le Palais Royal, à Paris, avec ses boutiques, ses cafés et ses jardins servait de lieu de fermentation de la Révolution française, nous sommes passés par les magasins à rayons qui, tout en diversifiant les merceries de jadis, accroissaient l’espace et les transactions commerciales, pour aboutir au centre commercial, qui en est rendu à l'étape du gigantisme. Un centre d'achat, c'est la cathédrale de verre (qui n'est plus de verre) des temps modernes. On y offre le corps (pizza, hot dog, burger, frites, tacos, mergez, etc.) et le sang alimentaires (bière, liqueurs, café, thé, tisanes aromatiques) de la communion capitaliste. La caisse enregistreuse est là comme jadis le tronc d'église avec la charmante caissière qui vous sourit en vous disant merci et en inclinant pudiquement de la tête, comme les petits anges mécaniques d'autrefois. Il y a la nef, avec les kiosques (sacoches, chapeaux, souliers, etc.) et les bas-côtés avec les chapelles des grandes griffes. Il y a de la musique d'ascenseur en permanence entrecoupée d'appels publicitaires et les «liturgies» suivent les saisons commerciales dégradées des anciennes fêtes religieuses (Noël, Saint-Valentin, Pâques, Fête des Mères, Fête des Pères, Rentrée scolaire, Fête des Morts (Halloween) et Avent). Puis, lorsqu'est lancé le «ite missa est», i.e. quand la carte de crédit est «loadée», tout le monde se précipite vers la sortie pour embarquer dans leurs autos ou les autobus publics. Voilà l'Église universelle appelée à enfanter la civilisation de l’avenir, métissée et originale, et qui complète sa conversion du reste du monde à la foi nouvelle du libre marché. Elle succède à l'économie de la grâce du bon vieux christianisme. Il faut dépenser en bonnes actions (en $ ou en €) pour obtenir la grâce sanctifiante (l'épreuve qui témoigne de l'affection divine) qu'une pénitence bien contrite (la loi des faillites) vous exonérera, permettant de renouer avec la foi collective (par l'obtention d'une nouvelle carte de crédit). Le dogme est la foi dans l’économie du marché libre; la liturgie est dans la publicité; le rite dans l’acte commercial, l'hérésie dans le refus de participer à la débauche consu-mériste. Ainsi, comme l'entas-sement des fidèles dans les synagogues, les mosquées et les églises donnaient la communauté des fidèles, le va et vient des consommateurs sur le plancher des centres commerciaux produit la même impression. Pour les fidèles des religions traditionnelles, ce n’est là qu’une simagrée des vieux dogmes et des vieux rites; pour les clergés, cette nouvelle religion sonne le glas de leur pouvoir. Ramenés en périphérie de l’essentiel social, ils ne font plus que ramasser les pièces cassées par cette confrontation du pot de terre et du pot de fer. Si le bas clergé peut s’en sortir à meilleur compte, le haut clergé, qui vit de richesses et de pouvoirs absolus, se sent réduit à une tâche administrative ingrate : faire vivre des religions qui n’apportent plus ni gloire, ni richesse, ni même la certitude profonde de la foi. Voilà qui semble plus que n’importe quoi justifier la prophétie de Malachie, que le pape qui sera élu en mars 2013 sera le dernier de l’Histoire.

Voilà pourquoi, spontanément, les dirigeants religieux se tournent vers le soutien traditionnel du bras séculier, c'est-à-dire l’État. La profusion de dirigeants politiques conservateurs, réactionnaires et un peu mégalomanes sur les bords est devenue un don providentiel et un moyen de remonter leur puissance sociale. En retour, ces chefs d'État leur demandent de stimuler la morale traditionaliste et conformiste. C’est la tâche que le gouvernement régressif de Stephen Harper s'est donnée en fondant le Bureau des libertés religieuses.

Doit-on considérer la spiritualité de Stephen Harper comme sincère? Absolument pas. Il s’agit, pour le renard conservateur, de jouer l’avenir moral des Canadiens, ce qu’il ne peut obtenir par le rugissement du lion. Le programme moral des Conservateurs est très clair : non à l’avortement, non à l’égalité des droits des homosexuels et même des femmes, non à la justice sociale. Or, supposer qu’une loi au Parlement canadien pourrait abolir ces droits acquis de longues luttes est impossible. Même pour un gouvernement majoritaire. Aussi, Stephen Harper claironne-t-il qu’il ne rouvrira pas les dossiers moraux porteurs de contentieux. Ce qu’il ne peut obtenir par le haut, par la voie parlementaire, il entend bien l’obtenir par le bas, c’est-à-dire en contraignant la morale des Canadiens à compelle intrare, comme disait saint Augustin, à forcer l’entrée des consciences individuelles à l'intérieur d'un ensemble de conventions morales dont la subversion de l’ACDI (l'Aide Canadienne au Développement International) a été le banc d’essai.

Subventionner les organismes qui font œuvre de missionnariat dans les pays en difficultés économiques équivaut à entreprendre une opération de subversion par les dons qui, normalement, ne devraient être accompagnés d'aucune propagande morale. Qu’est-ce qui ordonne cela? Le principe même de la séparation de l’Église et de l’État qui a toujours été un principe non formulé mais appliqué par les différents gouvernements depuis la Confédération de 1867. Certes, il y a eu de nombreux dérèglements à la tradition, surtout par les gouvernements provinciaux, mais il faut reconnaître que les atteintes portées aux francophones hors Québec l’ont toujours été sur des motifs de langue et non de religion, bien que les deux aient été constamment liées. Comme les questions sociales ne relevaient pas du gouvernement fédéral, il n’avait nulle raison d’y toucher. Lorsque la Constitution de 1982 trouva dans son préambule la reconnaissance de l'existence de Dieu, c’était une lubie de Pierre Elliott Trudeau. Paradoxalement, Dieu est absent des constitutions des États-Unis et de la France. Pourquoi Pierre Elliott Trudeau a-t-il senti le besoin d’inclure Dieu dans le préambule de la Constitution canadienne? Cette vieille grenouille de bénitier avait-elle besoin de se sentir conforter dans sa peur de la mort? Faire de la Reine d’Angleterre la Reine du Canada n’en faisait pas pour autant la chef de l’Église canadienne comme elle est la chef de l’Église anglicane. À ce titre, l’action de Stephen Harper pourrait coïncider avec son besoin de «canadianiser» la Reine en demandant à son conseil - c’est-à-dire au cabinet des ministres, donc à lui-même -, de «canadianiser» la morale liée à la religion nationale qui, comme on le sait au Canada, est inexistante. À ce titre, Harper est prêt à tout prendre : un pape québécois si le cardinal Ouellet est élu au conclave de mars 2013, les représentants des mosquées des grandes villes - car c’est surtout là, plus que dans les Prairies, que les mosquées sont érigées, l'à-plat-ventrisme devant le sionisme, etc. Le moment est tout choisi pour passer à une offensive morale par le bas en considérant la perte des repères traditionnels que les Conservateurs, à la suite des Républicains américains, veulent réintroduire dans la quotidienneté. Dieu finit par servir à une entreprise qui n’était pas celle pour laquelle Trudeau l’avait institué dans le préambule de la Constitution de 1982. Le gouvernement canadien présente ainsi ce bureau:
Superbe mosquée de Toronto
«Document officiel

Le Canada est reconnu dans le monde entier pour son rôle de leader dans la défense des droits de la personne et pour les positions fondées sur des principes qui sous-tendent sa promotion des valeurs canadiennes de tolérance et de pluralisme sur la scène internationale.

Le 19 février 2013, le gouvernement du Canada a officiellement lancé son Bureau de la liberté de religion, au sein d’Affaires étrangères et Commerce international Canada. Il incombe à un ambassadeur itinérant, établi au Canada et à une équipe de représentants d’accomplir le mandat du Bureau, soit :

    * protéger les minorités religieuses menacées et défendre leurs droits;
    * lutter contre la diffusion de la haine et de l’intolérance fondées sur la religion;
    * faire la promotion des valeurs canadiennes que sont le pluralisme et la tolérance.

Le Canada considère comme un droit universel la liberté de religion ou de croyance, qui permet à quiconque de pratiquer sa foi religieuse en paix et en toute sécurité. Par l’intermédiaire du Bureau de la liberté de religion, le Canada travaillera de concert avec des partenaires ayant des vues semblables pour dénoncer les graves atteintes à la liberté de religion ainsi que la violence à l’encontre des défendeurs des droits de la personne, et condamner les attaques contre les lieux de culte et les fidèles partout dans le monde».
Le mot dont le sens est ici subverti, c’est «pluralisme». Il ne s’agit pas de tolérance comme le laisse supposer la formulation politically correct. La tolérance, au Canada, s'est toujours concrétisée par l’indifférence en matière religieuse et non par la défense des pratiques religieuses dans le pays ou à l’étranger. La séparation de l’Église et de l’État a toujours été une affaire très nette dans l’histoire canadienne. Y intervenir est un coup de force du gouvernement conservateur, un coup de force proprement anticonstitutionnel. Laissez entrouverte cette porte et dès demain vous verrez les agents les plus réactionnaires s'y engouffrer en grand nombre dans un pays prêt à considérer l’essentialisme comme une vérité totalitaire. Le dessein intelligent aura son ministre, ce que même la théorie de Darwin n'a pas avec l'actuel ministre des sciences et des technologies, et les vieilles répressions abolies par le bill omnibus de 1969 par Pierre Trudeau reviendront, précédant la restauration de la peine de mort. En inscrivant le Bureau à l’intérieur du ministère des Affaires étrangères et du commerce international, Harper entend se servir du commerce international pour forcer les affairistes à la fois canadiens et étrangers à se soumettre aux exigences morales que véhiculent les différentes religions, et qui concernent à peu près toujours les mêmes obsessions : le sexe, la richesse, la soumission passive des masses. Enfin, la noble lutte contre la haine concerne évidemment lahaine des religions, c’est-à-dire la sécularisation des valeurs morales qui en appelle au jugement critique de la liberté de conscience plutôt qu'à la soumission passive des individus aux diktats moraux. Ce texte que vous lisez présentement pourrait facilement tomber sous la loi criminelle régissant «la diffusion de la haine et de l’intolérance fondées sur la religion», puisqu’il en appelle ouvertement à l’extermination des Religions comme détournement obvié du sentiment religieux à des intérêts politiques et cléricaux.

L’intention perverse, subversive, est clairement énoncée au dernier paragraphe, où le Canada s’engage à faire respecter le «droit universel la liberté de religion ou de croyance, qui permet à quiconque de pratiquer sa foi religieuse en paix et en toute sécurité. Par l’intermédiaire du Bureau de la liberté de religion, le Canada travaillera de concert avec des partenaires ayant des vues semblables pour dénoncer les graves atteintes à la liberté de religion ainsi que la violence à l’encontre des défendeurs des droits de la personne, et condamner les attaques contre les lieux de culte et les fidèles partout dans le monde». Ce droit universel de la liberté de religion n’existe nulle
Cadavres des membres de l'Ordre du Temple solaire
part. Ce qui existe, c’est l’interdit de pratiquer des mesures discrimi-natoires, des persécutions, à l’égard des individus au nom de leurs croyances religieuses. Ce pseudo-droit ne défend pas la liberté de conscience mais seulement la liberté religieuse, ce qui constitue un rapetissement de la conscience des individus. À ce titre, la formulation n’ajoute rien à ce que la Charte de l’O.N.U. a déjà énoncé mais enlève beaucoup à la liberté de conscience, puisqu’elle a pour effet de proscrire la dénonciation de l'endoctrinement suggestif qui se pratique dans certaines églises ou sectes dangereuses. La formule dit également que le Canada travaille de concert avec ceux qui pensent comme lui, sans préciser s’il s’agit d’États ou de groupes particuliers, ce qui pourrait convenir, encore, à des sectes aux idéologies, aux discours et aux pratiques douteuses. Les «droits de la personne» sont enchâssés ici dans la liberté religieuse, les lieux de culte et les fidèles partout dans le monde.

Le ministre Baird s’est-il montré pour autant plus explicite dans sa déclaration en conférence de presse pour expliquer les objectifs du nouveau Bureau? D’abord, on fait état d’une série de consultations auprès d’une centaine de chefs religieux, de représentants d’associations et de spécialistes des religions, aussi bien dans le pays qu’à l’étranger, au Vatican et en Turquie. Bref, ce ne sont pas les citoyens qui ont été consultés, même pas les croyants, mais les différents clergés et les spécialistes universitaires qui vivent de la religion. Comme dirait un bon député libéral québécois : «les dés sont pipés». Ensuite, M. Baird déclare : «Ce bureau sera créé pour promouvoir et défendre la liberté de religion et les croyances conformes aux valeurs canadiennes fondamentales que sont la liberté, la démocratie, les droits de la personne et la primauté du droit». Ce qui, de l’avis du sympathique ministre, nécessitera un investissement de 5 millions, ce qui est de l’argent fort mal dépensé. Comme ce type de chiffres est toujours sous-estimé, le Bureau des libertés de religion pourrait très bien finir par coûter aussi cher que le registre des armes à feu sous le gouvernement libéral!

De plus, je ne suis pas le seul à claironner la méfiance envers ce Bureau. Plusieurs groupes de la société civile ont manifesté leurs inquiétudes sur l’étendue du pouvoir politique sur les œuvres religieuses. Là-dessus, le ministre a étalé les «endosseurs» du projet : «La liberté religieuse est une des premières clauses de la Charte. C'est une des premières clauses du Bill of Rights. Elle est au centre de la déclaration des Nations unies des droits de la personne. C'est un droit humain essentiel. Je n'ai aucune inquiétude à ce sujet»; complétant le tout par l’une de ces phrases lénifiantes : «L’histoire nous a montré que la liberté de religion et la liberté démocratique sont indissociables». Or, l'histoire enseigne qu'il faut toujours se méfier de ceux qui prennent l’Histoire à témoin.

Ainsi, Alex Neve, le président d’Amnistie Internationale Canada, rappelle que «la liberté religieuse pouvait avoir des “relations litigieuses” avec les autres droits de la personne tout aussi essentiels (liberté d’expression, égalité homme-femme, droits des homosexuels, etc.)» : «Nous surveillons le tout avec intérêt, mais aussi avec une grande inquiétude. Il y a tant de mystère à ce sujet». Il est vrai, en tant qu’organisme aguerri à la défense des droits et libertés, Amnistie Canada n’a pas été consulté sur ce projet. L’expertise d’Amnistie Internationale est autrement plus solide que des four o’clock tea avec des monsignores et des rabbins. De tout ceci, le gouvernement Harper ne fait que plaider les bonnes intentions, comme si nous ignorions que l’enfer en est pavé!

L’anticléricalisme a toujours eu pour essence de libérer le sentiment religieux du détournement que lui faisait subir les religions supérieures. Le but du sentiment religieux est l’humanisation d’une espèce animale bien particulière, dont les capacités échappent aux autres. Les religions en font une névrose obsessionnelle compulsive aliénante, «dévouée», aux intérêts matériels et politiques du clergé qui en détient la clef du dogme. Pour que le sentiment religieux se libère, il faut briser le corset des Églises universelles. Ramener le christianisme, le judaïsme ou l’islam contre l’Église universelle du libre marché, c’est une solution vouée à l’échec dès le départ car la pureté spirituelle dépend de la liberté d’une conscience critique capable de départager le sentiment religieux et l’inféodation aux dogmes. Comme la morale tend toujours à se substituer au sentiment religieux, le recours à ces vieilles machineries d’un passé rural et austère ne peut être adapté aux réalités de la société urbaine de masse, d’où la puissance écrasante de l’Église universelle du libre marché.

J'entends déjà la question qui vous vient à l'esprit : comment, Stephen Harper, partisan acharné de l'idéologie libérale et du marché de consommation, qui devrait être adepte du temps des centres commerciaux, s'oppose-t-il à la morale qui en découle «naturellement»? Pourquoi ces invocations de fantômes de la morale traditionnelle que seules les religions peuvent maintenant lui fournir? Cette contradiction ne lui est pas spécifique, elle est même nord-américaine. Les partisans néo-libéraux sont également ceux du fondamentalisme sectaire protestant. C'est en eux que réside la contradiction, comme elle affecte déjà les migrants des pays non-occidentaux qui veulent, à la fois, posséder les gadgets électroniques et maintenir le voile sur la figure de leurs femmes. C'est la négation du fameux cake of custom de Toynbee, croire que l'on peut séparer ce que l'on veut de ce que l'on rejette d'une culture, qui est source de tant de crises inter-personnelles. La liberté commerciale exige la liberté de conscience, mais ce n'est pas la liberté de conscience qui engendre la liberté commerciale, pas plus que la compétition entre les espèces animales n'engendre la concurrence commerciale. Toutes ces fausses perceptions viennent de la morale sadienne, vite consolidée par le capitalisme industriel du XIXe siècle; c'est de là que surgissent ces contradictions aberrantes. Or, la liberté de conscience est niée par la morale sadienne qui anime la liberté commerciale. Les échanges, qu'ils soient sexuels ou économiques, sont dévoyés de leur finitude pour se consumer dans la consommation, d'où la perversion sadique qui anime la société de consommation. Le capitalisme industriel et la morale sadienne partagent donc une même vision négative de l'homme, l'hommerie, l'homme est un loup pour l'homme. Et, mieux encore, ils procèdent tous deux de la morale traditionnelle, partageant unanimement une vision négative de l'homme, être de péché, être-fait-pour-le-péché (pour la mort, dirait Heidegger), être dont le péché surgit précisément de sa liberté. Évidemment, la morale sadienne est l'une de ces morales qui ne dit pas son nom. Alors elle n'existe pas dans l'esprit des fondamentalistes, de quelque religion que ce soit. Ils pensent donc que la morale négative traditionnelle (celle du pécheur) peut fort bien se maintenir avec la société de consommation. Cela est rapidement démenti par les faits, et plus ces réactionnaires se sentent pris en contradiction avec eux-mêmes, plus ils investissent dans ces morales répressives auxquelles ils attribuent la bonne conduite, la saine morale, les valeurs solides sur lesquelles se serait édifié le pays. Si l'on représente Mahomet tenant d'une main le Coran et de l'autre le sabre, Elmer Gantry, lui, tient d'une main la Bible et de l'autre son arme d'épaule. Entre le péché religieux et le nihilisme sadique, la condamnation de l'âme sans possibilité de salut et la destruction des objets créatrice de l'industrie de développement durable, le choix instinctif va vers le premier. Mais nous savons tous, ne serait-ce que par les problèmes causés par les détritus, la pollution et la dépression mentale que c'est le second qui impose sa vision hors de tout doute.

C’est toujours l’aveuglement des capitalistes libéraux de vouloir à la fois le beurre et l'argent du beurre. Il est impossible de vivre dans un monde où les investissements capitalistes, la spéculation financière et les profits des investisseurs coexistent avec un quelconque sentiment religieux autrement qu’à travers la superstition des boutiques d'oratoires touristiques. La cathédrale du dogme libéral, c’est le centre commercial, et son mariage avec le judaïsme, le christianisme et l’islam ne peut conduire qu’à la confrontation du pot de fer et du pot de terre, d’où l’apparition de ces comportements éthologiques jugés «décadents» tant au niveau sexuel qu’à travers la consommation effrénée. Il n’y a que la maturité psychologique et la conscience morale critique et libre qui peuvent venir à bout de cette aliénation commerciale. Le temps des rabbins, des papes et des imams est passé. Le sentiment religieux, pour vivre, n’a pas seulement besoin de se libérer de ces nids à haines chroniques et au mépris de la nature humaine, mais également de les détruire afin qu’il ne reste plus que le souvenir de leur passé intolérant, plein de rivalités meurtrières et de ségrégations morales des membres de leur communauté. Entre la cathédrale de verre des centres d’achat et la cathédrale néo-gothique vide, les synagogues usées et les mosquées défraîchies, c’est seulement à travers la première qu’il est possible d’accéder à la libération des consciences
Montréal
23 février 2013

Corrigé par Marc Collin

«Henry» de Yan England

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Gérard Poirier dans Henry, de Yan England
HENRY, DE YAN ENGLAND

Yan England est un jeune comédien qui fait de la télévision depuis près de vingt. Enfant-acteur, il s’est spécialisé depuis dans les émissions-jeunesse et malgré l’âge, on lui reconnaît toujours la frimousse d’un enfant moqueur qui aurait sauté sa dose de Ritalin. Joli garçon au sourire caricatural, comme tous les comédiens de sa génération on ne sait pas si son narcissisme est plus fort que son génie ou vice versa. Comme on dit du vin, il faudra attendre qu’il mûrisse pour savoir ce qu’il a réellement dans le ventre. Mais son court métrage, mis en nomination pour les Oscars, nous donne un tout autre portrait de lui.

Autant Yan England est extraverti lorsqu’il apparaît devant une caméra ou un micro, autant il devient introverti lorsqu’il filme Gérard Poirierdans sa lente dérive vers l’Alzheimer et la mort. Pudique, contemplatif de l’horreur qui s’abat sur le vieil homme perdu entre la musique de Schumann et les bombardements aériens de la guerre de 1943, errant dans les corridors du foyer où il réside où il débouche, par une porte, sur un grand salon italien où une violoniste, sa future épouse, exécute un solo qu’il s’empresse d’aller rejoindre pour l’accompagner au piano, c’est l’histoire de l’amour et de la mort de son propre grand-père que Yan England nous raconte. Et il le fait dans le ton jute, dans la délicatesse du sujet et avec la tendresse d’un petit-fils aimant.

C’était un sujet très périlleux sur lequel England a risqué sa future carrière de cinéaste. Si je tiens compte du fait que, pour moi, une nomination aux Oscars n’est pas du tout un critère de sélection pour la qualité d’un film, je ne peux que m'en remettre au film lui-même. Si Yan England a voulu surtout nous brosser un portrait de la progression de la maladie de son grand-père qui, par ailleurs, avait vécu une vie assez riche en expériences, il soulève la question fondamentale du processus de la perte de sa mémoire. Celle de ses proches mais aussi le fil ténu de son passé. La dernière réplique, lorsque Henry demande à sa fille (interprétée par Marie Tifo), dont il vient tout juste de perdre le souvenir, «Ai-je été un homme bon?», c’est sa personnalité tout entière qu’il vient de perdre. Comme un naufragé, il demande à cette inconnue qui il a été, lui faisant une ultime confiance. Il est difficile d'aller plus loin dans la conscience tragique.

Durant les 20 minutes que durent environ Henry, le tour de force de Yan England est de nous présenter plusieurs thèmes à la fois : l'art, l'amour, le vieillissement, la mémoire. Il y a une grande sensibilité qui se dégage de ce film, une poésie des dialogues et de la musique qui suivent un rythme parfois lent, parfois éruptif. La lenteur est associée aux moments de bonheur et de joie, voire de sérénité dans la vie de Henry; le rythme éruptif accompagne la rencontre de Maria, le bombardement, mais surtout l’agressivité avec laquelle le milieu hospitalier s’empare du vieillard projeté à la dérive  par sa mémoire défaillante. Tout au long du film, nous sommes DANS la mémoire, voire dans l’Imaginaire d’Henry. Contrairement aux autres films sur ce même thème, nous ne l’observons pas dériver avec un aidant naturel à son chevet pour entretenir un dialogue misérabiliste sur sa condition. La caméra d’England parvient à nous faire entrer dans l’esprit de cet homme, à la fois jeune et à la fois vieillard, comme un oxymoron baroque auquel, nous Québécois, sommes si friands. À aucun moment de sa souffrance que nous partageons, nous perdons la dignité du personnage. Sa déchéance évite l’avilissement souvent complaisant des bonnes âmes qui veulent nous sensibiliser à un quelconque problème de human interest.

Au-delà de l’exercice de style poétique, England nous montre ce qui se passe véritablement lorsque nous perdons progressivement la mémoire. La mémoire, rappelons l’hypothèse, c’est le déjà vu de notre Imaginaire, dimension indispensable de la conscience, de la représentation mentale de chaque individu, mais aussi des sociétés. Henry, au-delà du drame personnel, est aussi une interrogation de l'état de notre mémoire collective. Peut-être de la collectivité personnelle de la famille England, le grand-père anglophone émigré en terre francophone du Québec après la Seconde Guerre mondiale, mais aussi du Québec, voire du Canada tout entier. Il faut donc, pour ne pas s’embrouiller, séparer les deux aspects qui nous touchent de ce film.

D’abord l’aspect personnel. Henry ne perd pas la mémoire comme s'il perdait ses souvenirs en partant des plus anciens jusqu’aux plus récents. Les «images» qui forment son Imaginaire, ne disparaissent pas non plus en partant des plus récentes pour s'étendre aux plus anciennes, le processus qu’on associe plus particulièrement à l’Alzheimer. Ici, c’est par séquences que les images se perdent, se retrouvent, se déplacent, se confondent, brouillant les temps, 1943 et 2013, le jeune virtuose et le vieux compositeur, la promesse de jouer en duo Cavalleria rusticana et la mort de Maria le lendemain, enfin le dédoublement de Henry (vieux et jeune), lorsqu'il se rencontre comme un étranger l’avertissant d’un malheur menaçant sa femme, ramène les angoisses qui accompagnent normalement un temps de guerre. Le bombardement aérien sert de baptême à l'amour de Henry et de Maria, et, par le fait même, confine cet amour à l'angoisse de la perte. En retour, l’action répressive des infirmiers est bien réelle et la façon dont le malheureux Henry est lié par des bracelets de contention est d’une violence brutale qui renvoie à toute agression guerrière. Contrairement à la guerre ou le jeune Henry peut aller à un concert dans une maison de dignitaires italiens, le vieux Henry, à la suite d'une attaque de démence, se retrouve prisonnier dans une institution de santé …quasi-carcérale. En contradiction avec ses perceptions où s’efface tantôt telle image de son passé ou revient telle autre, il ne peut saisir la logique de ce qui se passe autour de lui et qui le place au milieu de cette incohérence d’inconnus qui s’agitent tout autour alors qu’il pense qu’un malheur est prêt à arriver à sa femme. Comme l’illustrent les corridors vides, froids, parfois éclairés parfois plongés dans les ténèbres, Henry parcourt un labyrinthe, métaphore de son propre supplice intérieur en perte de repères.

Nous comprenons donc l’effet qu’un tel film a pu avoir sur la sélection pour les Oscars. Non seulement le problème est-il associé à celui du vieillissement, qui est un lieu commun si on en reste à ce constat, mais Henry est également une réflexion sur ce qui constitue notre mémoire. De la guerre, le vieux Henry ne se souvient que de la rencontre avec Maria (interprétée par Louise Laprade) dans le contexte d’un concert privé un moment troublé par un bombardement aérien. Lorsque Nathalie, sa fille, lui demande à la scène finale s’il se souvient de cette rencontre et qu’il ne peut se rappeler, nous assistons sans doute au moment le plus pathétique du film, puisque c’est sa mort même qui se présente à ce qui reste de sa conscience. Le reste n’est qu’une fausse sortie afin de souligner la dignité avec laquelle le grand-père de Yan England a vécu sa fin. Une phrase de celui-ci surimposée à l’image ne fait que préciser ce que cette image nous dit déjà. Les images, qui resteraient donc imprégnées dans notre Imaginaire et qui tiennent notre existence jusqu’au bout de leur conscience, seraient celles auxquelles nous attachons des affects qui nous ont marqués pour toujours. Ici, la guerre comme événement-traumatique est complètement évacuée ou projetée dans le combat de Jacob et de l’Ange, c’est-à-dire entre le vieux Henry et ses infirmiers. Ce qui reste, ce sont les moments où le jeune Henry retrouve le vieux, lors de la rencontre en Italie par exemple, à la naissance de leur fille Nathalie, au premier concert donnée par celle-ci, à l’exécution en duo de Cavalleria rusticana la veille de la mort de Maria. Chacune de ces rencontres du jeune et du vieux Henry marque le temps où la mémoire s’évanouit pour laisser place au retour de la réalité glauque des corridors de l’hôpital, de la chambre de Henry plongée dans le noir ou de la chaise roulante dans laquelle il restera confinée jusqu'à la fin du film.

La perte des repère est bien celle des dimensions de l’espace, du temps et du cours des événements. L’unité d’espace du film, c'est l’intérieur d’un institut hospitalier qui se transforme tantôt en salon italien, tantôt en salle de concert, tantôt en cellule de prisonnier, tantôt en corridors vides et labyrinthiques, tantôt en salon avec piano, tantôt en chambre d’hôpital. Il n’y a qu’une scène tournée à l’extérieur, au moment d’une fugue de Henry, rejoint par une femme qu’il ne reconnaît pas et que nous connaîtrons plus tard pour être sa fille, Nathalie. La perte de la dimension de l’espace, où non seulement nous perdons l'orientation des pièces d’une maison ou d’un institut, mais également le souvenir des lieux où nous avons vécus durant notre enfance, notre adolescence, les lieux où nous avons travaillé, que nous avons visités, avons aimés, à l’ère des merveilles du G.P.S., est une expérience surréaliste complétée par la perte du repère de l’unité de temps. Ici aussi les temps s’interpénètrent, passé et présent, présent et passé; des situations perçues comme hors durée par le malheureux Henry comme lorsqu’il se voit de dos jouant en duo avec Maria Cavalleria rusticana un an plus tôt, son double à ses côtés. Comment pourrions-nous vivre sans avenir, sans passé et sans présent pour les rattacher? C’est l’expérience intérieure que nous fait partager Yan England avec son personnage. La seule unité d’intrigue qui subsiste, entre la rencontre durant la guerre et l’isolement dans la perte de la mémoire, c’est l’amour. L’amour de la musique d’abord, l’amour qui ouvrira à tous les autres. Cet amour de la musique, avec laquelle England nous introduit au personnage, se poursuit dans la fugue où Henry pianote sur sa partition qu’il est en train de rédiger, puis lors de la rencontre de l’amour en la personne de Maria, puis encore lors du triomphe de Nathalieà un concert. Jusqu’au bout du film, c’est l’amour de la musique qui s'impose comme le seul lien qui permet encore au vieillard de maintenir une unité mentale qui l’empêche de sombrer dans la folie.

À travers son langage cinématographique, je ne peux que reconnaître le talent créateur du jeune Yan England. S’il ne s’emballe pas trop pour la machine commerciale, s’il sait la dominer en conservant son indépendance, il pourra aller plus loin dans son art. Mais ce court métrage vaut déjà bien des longs métrages. Le starsystem nuit autant à l’art qu’il ne l’aide que bien peu, et de toute l’histoire du cinéma, ce fut toujours la confrontation que les grands réalisateurs ont dû mener avec les producteurs, les financiers, les sponsors qui se permettent souvent de tripoter, découper, imposer une finale à une autre; mais aussi contre les publics qui ne savent jamais ce qu'ils veulent pensant que c'est ce qu'on leur offre qu'ils désirent.

D'autre part, la démarche de England n’avait sans doute pas pour but d’appliquer cette métaphore de l’Alzheimer chez un vieillard à la mémoire collective, qu’elle soit celle du Québec, du Canada, des États-Unis ou de n’importe quelle nation au monde. Pourtant, c’est une question qui depuis une vingtaine d’années interpelle les historiens, les psychologues, les sociologues, les littéraires et les artistes. Le postmodernisme contient une expérience qui n'est pas sans parenté avec celle de Henry. En 1992 déjà (!), un historien canadien de l’art, Mark A. Cheetham, publiait La mémoire postmoderne, chez Liber, s’intéressant déjà à ce phénomène. Citant la critique d’un collègue, Fredric Jameson «dans Posmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism - un article qui est justement devenu la pierre angulaire des discussions sur le postmodernisme -, Jameson déplore la tendance, dans le postmodernisme, à “l’affaiblissement du sens de l’histoire, aussi bien dans notre relation à l’Histoire publique que dans les nouvelles formes de notre temporalité privée”. Cet oubli du passé public et personnel, soutient-il, restreint les “capacités (d’un individu) de prolonger ses pro-tensions et ses ré-tensions dans la structure temporelle” - en d’autres termes, sa capacité de comprendre le passé et d’agir dans un futur qui en serait le prolongement. Le regret de Jameson, alors, concerne ce qu’il croit être la perte de l’efficacité sociale et politique résultat de l’oubli de l’histoire» (pp. 20-21). N’est-ce pas précisément ce qui arrive à Henry dans le film de Yan England?

En effet, l’affaiblissement de la mémoire de Henry confirme sa perte du «fil de son existence», où espace et temps se dissolvent comme dans un bouillon où ils se séparent. Perdant le «fil de son existence» avec sa mémoire, Henry perd contact avec la réalité. Il ne sait plus où ni quand il se retrouve à chaque fois qu’une image surgit ou disparaît à son esprit. L’épisode de la guerre n’appelle plus aucune référence d'autres sinon que la rencontre avec Maria. De même il ne reconnaît plus sa fille quand elle est là sous ses yeux. Il ne peut plus rien tenir de sa durée existentielle (la ré-tension) pas plus qu’il ne peut saisir le milieu dans lequel il se trouve (la pro-tension). Ni passé, ni présent. Donc nulle possibilité d’avenir, d’où la mort à l’issue de la perte du souvenir de sa première rencontre avec sa femme. Dépouillé de toutes possibilités d’agir, il ne peut que fuguer en pensant qu’il va s’attabler tranquillement à un café pour terminer sa composition; sombrer dans la démence pour finir par combattre avec impuissance ses infirmiers; errer alors qu’il pense se rendre au concert de sa fille, etc. Pour pasticher Jameson, «la perte de l’efficacité de sa volonté résulte de l’oubli» de son passé, de sa durée. Est-ce que cela peut arriver à nos sociétés?

Mon père avait participé à la même guerre que le jeune Henry. Seulement, il n’avait pas le talent de musicien du jeune homme du film. C’était un simple soldat obligé de s’engager et qui parcourut l’Europe après le Débarquement de Normandie. Il a ramené des photographies de la Hollande dévastée après l’évacuation allemande, de l’ourson mascotte de son régiment buvant de la bière et autres photos de monuments, dont le célèbre Manneken-Pis. Il n’a jamais aimé parler de son temps sous les drapeaux. Il a vu l’Angleterre, l’Écosse, la Hollande, la Belgique, la France et l’Allemagne au moment le plus tragique du XXe siècle. Mais de tout cela, je n’ai jamais pu saisir ce qu’il avait compris de cette expérience peu commune. Sans être un Ernst Jünger ou un Curzio Malaparte, il aurait tout de même pu retenir quelque chose, de l’humanité comme de l’hommerie, que l’on rencontre en temps de guerre et que l'on partage en tant qu'expériences de témoin. Ce qui le scandalisait, et ce dont il n’avait pas été témoin, était le débarquement de Dunkerque en 1940, lorsque les marins anglais rapatriant leurs soldats devant l’avancée des armées allemandes, du pétrole s’était répandu dans la Manche et y avaient mis le feu, ce qui fit brûler vifs les Allemands qui poursuivaient les Anglais sur l'eau. Mon père haïssait les Anglais pour cet acte dont il n’avait qu’entendu parler. Je ne suis pas sûr qu’à sa mort, il se soit vraiment demandé s’il avait été bon.

Car cette question de la bonté humaine que Yan England fait poser à son grand-père ne se pose que lorsqu’on a bien été conscient de son existence, même si on en a perdu le fil à travers nos souvenirs. Et parce qu’on en a perdu le fil, la question devient urgente. Peu importe qu’il reconnaisse sa fille pour ce qu’elle est, si elle lui répond qu’il a été un homme bon en lui caressant doucement le visage, Henry sera prêt à prendre cette réponse qui fait sens à toute sa vie. Un sens dont l’unité est perdue. C’est la question que tous gouvernements, toutes institutions, tous peuples devraient apprendre à se poser comme s’ils vivaient le dernier moment de leur Histoire. Avons-nous été un peuple bon? Et s’ils ne se sentent pas le besoin de poser cette question, alors que leur chaut la connaissance de leur passé et les projets pour leur avenir?⌛

Montréal
25 février 2013

Projet HAARP. Guerre géo-climatique ou légende urbaine?

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Projet HAARP. Gakona, Alaska.

PROJET HAARP. GUERRE GÉO-CLIMATIQUE OU LÉGENDE URBAINE?

J’ai toujours éprouvé beaucoup de suspicion lorsqu’on me parlait des innombrables et sanglants complots de la C.I.A. du K.G.B. ou encore du MOSSAD. Si la réalité, comme le veut le proverbe, dépasse la fiction, alors ces institutions vont au-delà de toutes les terreurs possibles. D’autre part, si cet autre proverbe a également sa part de vérité - on ne prête qu’aux riches -, c’est tout aussi effrayant. Les romans d’espionnages, les films du même genre, les témoignages à vous faire dresser le poil sur les avant-bras, il n’est pas étonnant qu’on en vienne à ne plus savoir exactement quoi penser. Devenons-nous collectivement paranoïaque, ou conservons-nous assez de jugement critique pour savoir distinguer la réalité de la fiction? Et si tout s’embrouille, comme dans un terrible cauchemar labyrinthique, alors nous n’avons plus qu’à nous abandonner aux forces obscures du destin.

Il en va ainsi du projet HAARP. Depuis près de trente ans, cette opération de surveillance de la ionosphère - la couche la plus haute de l’atmosphère terrestre, celle qui arrête les effets nocifs du soleil avant qu’ils ne parviennent au sol -, suscite des questions et des fantaisies dont il est difficile de trancher la part du vrai du faux. Commençons donc par la définition la plus banale du projet. HAARP, c’est le projet High Frequency Active Auroral Research Program, un programme américain à la fois scientifique et militaire de recherche sur l'ionosphère. Ses activités dépendent de la base aérienne de Kirtland AFB et sont financées conjointement par l'armée de l'air et la marine des États-Unis, ses activités scientifiques étant gérées par l'Université d'Alaska et sa mise en œuvre par le laboratoire Phillips de l'US Air Force et l'Office of Naval Research. Son objet de recherche met donc en cause non seulement l’ionosphère, mais l’ensemble de l’atmosphère terrestre à l’aide d’instruments de recherche ionosphérique et des techniques radioélectriques dit-on inspirées des recherches de Nicolas Tesla, un physicien de haute réputation, mais aussi aux projets ambitieux et un tantinet fantastique du premier XXe siècle. Le but avoué de l’entreprise est de comprendre les mécanismes complexes qui régissent l’ionosphère, la haute atmosphère. Ainsi, utilisant des ondes de haute fréquence (HF), les chercheurs étudient l’impact de l’ionosphère sur les communications longues distances. C’est en ce sens que les institutions militaires américaines établirent leur principale base HAARP en Alaska, face à une Russie, qui était encore URSS, afin de dérouter des missiles ou des engins balistiques par des ondes réfractées par l’ionosphère.

Une base HAARP ressemble à une forêt de pylônes qui constitue une gigantesque antenne. «L'installation utilise un réseau d'antennes comportant 180 antennes dipôle. La puissance rayonnée est de 3,6 MW PEP pour une puissance ERP (puissance irradiée) maximale allant de 420 à 3800 MW, selon la fréquence (respectivement de 2,75 à 9,5 MHz). La gamme de fréquence HF utilisable sur cette installation s'étendant en effet de 2,75 à 10 MHz. Occasionnellement les radioamateurs sont amenés à participer à ce projet en communiquant des rapports d'écoute lors de tests effectués sur 3.3, 3.39 et 6.99 MHz». Un premier champ d’antennes a été ouvert près de Gakona, en Alaska au coût estimé à 30 millions de dollars. Un autre champ tout proche de Fairbanks, en Alaska encore, la station HIPAS et un troisième près de l’observatoire d’Arecibo à Porto Rico, sont les trois installations américaines du projet. De plus, les Européens ont érigé une forêt semblable près de Tromsø, en Norvège, EISCAT, dotée d’une puissance maximale de 1200 MW (ERP), tandis qu’une station similaire se trouve en Russie près de Nijni Novgorod, avec une puissance maximale de 280 MW (ERP), la station Sura. Semble-t-il que d’autres bases seraient disséminées un peu partout dans le monde, avec des puissances beaucoup moins grandes.

Si nous nous en tenons aux déclarations officielles du gouvernement américain, de telles installations n'auraient pour objectif que d'étudier les propriétés de l'ionosphère, en particulier, comment les pertur-bations de cette couche de la haute atmosphère par les orages magnétiques affectent les commu-nications radio mondiales, les systèmes de navigation par satellite ainsi que les réseaux de transport d'électricité sur de longues distances. Jusque-là, il n’y aurait pas de quoi fouetter un chat, mais lorsque l’on apprend qu’à ces installations, les chercheurs «tentent aussi de produire de petits changements [climatiques] temporaires sur une région limitée, directement au-dessus du site d'investigation, qui, en aucun cas, ne peut être comparable aux phénomènes globaux provoqués par les perturbations solaires», les esprits commencent à s’échauffer. «Les instruments, d'une sensibilité extraordinaire, installés à l'observatoire HAARP permettent de faire des corrélations détaillées à partir des effets limités ainsi produits, permettant une meilleure compréhension de la façon dont l'ionosphère répond à une grande variété de phénomènes naturels». Déjà HAARP est engagé dans la modification volontaire du climat. Non plus les effets secondaires du réchauffement climatique ou de l’usure de la couche d’ozone, mais des orages magnétiques, voire d'un Frankenstorm comme Sandy, qui, pour beaucoup de personnes, serait un pur produit de HAARP.

Les autorités conviennent qu’avec l'excitation locale de l'ionosphère par hautes fréquences et la modulation du signal, HAARP est en mesure de faire de la basse atmosphère une antenne ELF/VLF (Extremely Low Frequency/Very Low Frequency) virtuelle, grâce au fait qu'à proximité des régions polaires et équatoriales existent des courants électriques naturels nommés électrojets. La modification de la conductivité électrique de l'ionosphère par HAARP permet d'agir sur l'électrojet polaire, permettant de s'en servir pour la génération d'ondes ELF. Ainsi, plusieurs méthodes de modulation des Hautes Fréquences pour la génération d'ELF existent. Il y a la modulation d'amplitude (ex: marche-arrêt), et la modulation géométrique (déplacement cyclique de la zone irradiée selon la fréquence). Il existe aussi une méthode nommée «beam painting» (irradiation rapide de différentes parties d'une plus large zone puis refroidissement avant reprise du cycle). La production d'ELF n'est qu'une des nombreuses possibilités offertes par l'interaction de HAARP avec l'ionosphère, qui recouvre des aspects aussi bien militaires que scientifiques. Des chercheurs de nombreuses universités, américaines ou non, ont été ou sont encore associés à divers projets de recherches HAARP, ce qui a donné lieu à plusieurs publications. Par exemple, en décembre 2004, deux chercheurs américains ont publié dans la revue Nature les résultats d'une expérience au cours de laquelle ils ont pour la première fois créé une tache lumineuse verte visible à l'œil nu (Wikipedia), c’est-à-dire une aurore boréale purement artificielle.

Si nous arrêtions ici la description du projet HAARP, nous aurions suffisamment de matériel pour susciter déjà une certaine inquiétude. Mon père, qui n’avait aucune notion scientifique en tête, affirmait que le fait que les hommes ayant mis le pied sur la lune suffisait à changer le climat du tout au tout, aurait atteint un niveau de paranoïa au plus haut degré en lisant le livre publié en 1995 par Nick Begich et Jeane Manning,Les anges ne jouent pas de cette HAARP. Le jeu de mots est facile, mais ce que prétendent les auteurs ouvre sur une situation horrifiante : ainsi, «que la capacité d'HAARP à influencer l'ionosphère serait beaucoup plus importante qu'admise officiellement. Selon eux, ces 180 antennes permettraient un jour de faire des recherches pour pouvoir modifier le climat, interrompre toute forme de communication hertzienne, détruire ou détourner avions et missiles transcontinentaux et finalement, influencer les comportements humains, tout cela via des actions sur l'ionosphère». Décidément, disait ce bon vieux Talleyrand, «tout ce qui est exagéré est insignifiant», mais nous verrons plus loin qu’au contraire, ici, l’exagération fait sens. «En 1999, un rapport de la commission des affaires étrangères, de la sécurité et de la politique de défense du Parlement européen reprenait une partie de ces assertions en mentionnant que «le système militaire américain de manipulation ionosphérique, HAARP, lequel est basé en Alaska et ne représente qu'une partie du développement et de l'usage d'armes électromagnétiquesà des fins de sécurité tant extérieure qu'intérieure, constitue un exemple d'une nouvelle menace militaire particulièrement grave pour l'environnement et la santé humaine au niveau planétaire». L’utilisation sur l'angoisse paranoïde occidentale des armements techniques, même entre alliés, révèle qu’il y a là des enjeux qui sont loin d’être innocents. Si rien ne prouve la réalité de ces assertions fantastiques (ou fantaisistes), par contre on ne doit pas tenir pour une garantie le fait que les États-Unis seraient parties liées à une convention internationale interdisant ce genre de pratiques.

La guerre climatique ferait-elle partie des armements de destruction massive? En focalisant sur des points locaux particuliers la capacité de créer des ouragans du genre de Sandy, qui a frappé la côte est américaine au cours de l’automne 2012, peut-on causer des effets de destructions comparables au pire des bombardements du passé? Certains partisans de la théorie du complot décrivent, à partir de photosatellites, des ondes ionosphères qui auraient modulées les séquences du développement de l’ouragan. Sandy, qui serait ainsi un véritable Frankenstorm dans la mesure où il serait le produit de HAARP et de la nature. À partir d’une telle affirmation, pourquoi ne pas y inclure aussi Katrina et autres ouragans qui ont sévèrement balayé les Antilles et le Golfe du Mexique au cours de ces dernières années? Nous ne sommes pas très loin d’un phénomène comme le triangle des Bermudes si populaire dans les années 70 et qui semble être maintenant une légende urbaine usée et risible.


Toute une série de vidéos sur You Tube présentée par Anti Nouvel Ordre mondial et intitulée Pour détruire l’humanité, série qui remonte à la fin des années 1990, ramasse l’ensemble de la dénonciation de HAARP. Mais, dès le début de la première vidéo (http://www.dailymotion.com/video/xhpgzy_projet-haarp-pour-detruire-l-humanite-1sur5_tech), la terreur s'installe par des affirmations aussi douteuses qu’effrayantes de la part du narrateur : «Aujourd’hui, la terre est plus instable, elle vacille plus qu’avant, l’atmosphère s’accélère (?) et la terre ralentit, le noyau terrestre devient plus chaud, le pôle nord magnétique change, le soleil est plus actif et plus âgé que nous l’avons crû. Tout est plus imprévisible et les hommes semblent vouloir pousser les choses à leurs extrêmes limites». En elle-même, ces affirmations apocalyptiques mettent la table pour tout ce qui va venir par après. HAARP devient la conspiration géophysique d’esprits qui pourraient avoir de mauvais desseins pour l’humanité. Un Hitler ou un Staline, par exemple. Bientôt, le danger est étendu à la manipulation des conduites humaines. Les ondes à basse fréquence, manipulées depuis la ionosphère, pénètreraient notre cerveau, nous amenant à poser des gestes insolites ou dangereux. On aura reconnu là toute la tradition de la théorie du complot depuis les Monita Secreta Societas ou le rôle prêté aux Illuminati dans l’origine de la Révolution française par l’abbé Barruel.

HAARP s’inscrirait dans la démarche inaugurée par le savant serbe Nicolas Tesla (1856-1943), un génie dans lequel se mêlait la connaissance poussée de la physique et les projets les plus sensationnels, comme ce «rayon de la mort» qui serait porté par des ondes projetées sur une longue distance dans l'atmosphère pour créer un effet dévastateur à distance. Ainsi, la destruction de la forêt de Tunguska, en Sibérie, en 1908 aurait été le résultat des expériences de Tesla sur ce «rayon de la mort» alors qu'il travaillait aux États-Unis. Tesla jouerait auprès de HAARP le rôle qu’on prête à Einstein et à Oppenheimer pour la bombe atomique. Contrairement à Edison, qui lui vola plusieurs de ses inventions lorsqu'il était à son service, la personnalité de Tesla fut vite récupérée par le roman de science-fiction, la bande dessinée et le cinéma fantastique. Suivant le principe développé par Tesla du courant alternatif, la haute antenne érigée pour HAARP capte la fréquence radio qui est orientée dans la haute atmosphère pour simuler le rôle du soleil. Ainsi, HAARP pourrait aussi bien produire des effets d'éruptions solaires sur les réseaux de distribution d’électricité aussi bien qu’il brouillerait les commandes d'avion ou de sous-marin et augmenterait la chaleur même de l’ionosphère jusqu'à multiplier les effets de foudre sur le sol.

HAARP aurait aussi ses attraits économiques. Ces fréquences projetées dans l’ionosphère reviennent sur la terre et pénètrent le sol à des profondeurs marquantes. Comme un sonar, elles détectent en les identifiant soigneusement les filons de métaux ou d'éléments chimiques dans le sous-sol. HAARP serait le tamis des nouveaux chercheurs d’or qui ont ajouté à l’or l’uranium, le pétrole, les poches de gaz, etc. Il suffit de modifier les fréquences - de préférence les basses fréquences - tout en orientant les antennes afin de balayer des distances importantes du sous-sol. L’élévation des fréquences suffiraient jusqu’à créer des tremblements de terre et attaquer les plaques tectoniques. De la guerre climatique, nous passons à la guerre géophysique : susciter des séismes, des éruptions volcaniques et des tsunami chez l’adversaire économique, politique ou militaire. Voilà un échafaudage de la guerre au XXIe siècle beaucoup plus qu’une fantaisie eschatologique de bandes dessinées ou un scénario de film-catastrophe.

Selon cette vision du projet HAARP, celui-ci se servirait de l’ionosphère comme un amplificateur et un moyen d’émission, ou plutôt servirait à diffuser un signal et de l’amplifier afin de faire en sorte qu’il soit plus intense, des milliers de fois plus intense, et couvre un plus grand espace sur la terre. Comme on le voit, c’est la poursuite du «rayon de la mort» de Tesla. La conjoncture des ondes à basse fréquence et celles du cerveau humain ajoute l'horreur finale à Pour détruire l’humanité.

Bien entendu, les sceptiques ne se reconnaissent pas confondus et dénoncent les animateurs de la série vidéo comme des gens au passé ésotérique, usant des légendes urbaines tissées autour des OVNI et autres métissages de superstitions et de haute technologie futuriste. Il faut reconnaître que cette vidéo a péniblement vieilli et l’on n’aurait sans doute pas ressusciter les exagérations contre HAARP s’il n’y avait eu Sandy. HAARP, ce dérivé de la guerre des étoiles, est un projet qui stimule les angoisses vitales de la civilisation occidentale. Au-delà de la fascination pour les anecdotes occultes, il y a les inquiétudes réelles liées à la négligence du dévelop-pement économique sur l'état de la planète. La négation du réchauf-fement climatique est compensée par l’affirmation des manipulations militaires de l’atmosphère. C’est dans la tradition américaine de nier l’évidence naturelle pour la rejeter sur les malversations de l’État. Si un quelconque cataclysme devait se produire sur terre, encore plus dévastateur que le tremblement de terre qui a frappé voilà deux ans les côtes du Japon et le tsunami qui l'a suivi, la cause pourrait tout aussi bien être attribuée aux actions incontrôlées de HAARP. L’angoisse vitale complète son antithèse, l’angoisse métaphysique, jumelant non plus le démon aux séismes et aux volcans, mais les intérêts militaires et les cupidités de recherches de l’or et de l’or noir. La série des films de Spielberg sur les manipulations génétiques qui ramènent à la vie les dinosaures campés dans une île comme dans un immense disneyland pour enfants relève de ce même type de névrose obsidionale. Le mauvais génie qui hante les hommes les conduit à leur perte. La nature, qui est en l’homme comme à l’extérieure, est ainsi frappée. Les ondes de basses fréquences modifieront les comportements humains comme ils dérègleront l’ordre climatique. C’est ici que la légende urbaine se revêt d’un sens qui répète celui des écologistes les plus engagés : la destruction de la nature conduit nécessairement à la destruction de l’homme. L’effet formel du reportage apocalyptique est là pour insuffler la vérité de cette maxime. Si les chiffres qui accompagnent la destruction de la forêt amazonienne ne suffisent pas, ceux, encore plus formidables, en mégahertz projetés dans l'ionosphère par l’antenne de Gakona et les effets spectaculaires dans le ciel annonceront, à l’exemple de l’Apocalypse de Jean, ces signes de l’avènement de la fin des temps.
Montréal
1er mars 2013
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