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Saint Matthieu avec Sade

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Pier-Paolo Pasolini. L'Évangile selon saint Matthieu, 1964

SAINT MATTHIEU AVEC SADE
 
(Article paru sur Facebook, le 18 novembre 2017, 26 lecteurs)

En soixante ans, c'est la seconde fois qu'on retouche au Notre Père, prière fondamentale des chrétiens puisqu’elle fut enseignée par Jésus lui-même à ses apôtres. Les nouveaux exégètes catholiques nous présentent une critique philologique à propos d'un vers : Ne nous soumets pas à la tentation, qui est modifié en Ne nous laisse pas entrer en tentation. Ici se pose une question beaucoup plus philosophique que philologique. Soumettre à la tentation, c'est déjà le risque d’y faire succomber. Comme le souligne l'exégète Carmignac : une telle chose n'a pu être enseignée par Jésus. Pourquoi? Le célèbre petit catéchiste gris de mon enfance, à la question 970, interprétait ainsi le vers : Que Dieu nous aide à résister aux tentations. Explication pleine de bon sens et qui ne soulevait aucun questionnement théologique. Carmignac, la référence des traditionalistes qui regrettent le Notre Père avec sa version féodale du Vous, et du ...et ne nous laissez pas succomber à la tentation..., résout le problème en déplaçant la négation : Fais que nous n'entrions pas dans la tentation. Vers prophylactique. Mais entrer en tentations, c'est obligatoirement y succomber, d'où le vers suivant : ...et délivrez-nous du mal. Il est impossible de ne pas succomber à une tentation ou à une autre, donc nous demandons notre rachat et notre pardon pour la faiblesse de notre chair et de notre esprit. La chose est on ne peut plus logique.
 
Il faut connaître la structure du Notre Père pour comprendre le problème posé par le vers. Cette prière est une série de six demandes, et la sixième, celle que nous discutons, est la seule négative. Le philosophe Marc Philonenko, qui s'est penché sur l’étude du Notre Père, nous rappelle que ce vers serait inspiré d'un livre grec, les Jubilés, manuscrits esséniens dont l'original serait aujourd'hui disparu mais dont la résonance revient régulièrement dans les Évangiles. Le terme tentations serait synonyme ici d'épreuves, comme nous en trouvons régulièrement à la lecture de l’Ancien Testament (la Torah).
 
Utilisé dans ce sens, ne nous soumets pas ou ne nous induis pasà des tentations, même si c'est pour éprouver la force d’âme du croyant, suppose une certaine malignité de la part de Dieu. Le Dieu des chrétiens, que l'on veut mu par la seule bonté, retrouve des accents de divinités païennes. Telle la déesse Éris lançant la pomme de la discorde à l'origine de la guerre de Troie. Les dieux, nichés dans l'Olympe, jettent un regard méprisant sur les humains et leurs conditions. Ils sont les pantins de leurs querelles et ne cessent de les lancer dans des pièges ou les soumettre à des épreuves (comme dans l'Odyssée) espérant les y voir succomber. Or l’Être absolu divin peut-il n’être qu’un sadique? La théologie classique ne dit-elle pas qu'étant le créateur de toutes choses, il a lui-même créée le mal? Comment, afin de ramener au divin la figure du Bon Père, résoudre cette impasse? Fais que nous n'entrions pas dans l'épreuve a l'avantage d'«aménager un espace où peut s'introduire, à côté de Dieu, un autre acteur qui sera l'instrument de la mise en épreuve» (Philonenko. Le Notre Père, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 2001, p. 149). L’usage d’un verbe pronominal délierait Dieu de mettre lui-même quiconque à l'épreuve. N'en reste pas moins que par son omniscience et son omnipotence, cet autre acteur, fût-il le Malin, reste un instrument entre Ses mains. L’illusion paraît si évidente qu’on s’étonne qu’elle n’a pas été remarquée. Il y a là tout un effort de refoulement pour refuser ce que Job avait entrevu : Dieu aime faire souffrir les hommes, et cela pour son seul plaisir. C'est encore là une énième formule du même refoulement. Comme le rappelait Mgr Giraud en 2011 : «Nous comprenons que si Dieu nous conduit au désert pour que nous y soyons éprouvés, il ne nous éprouve pas lui-même. Cette métaphore du mouvement vers un lieu, restitué dans la nouvelle traduction, permet donc de se rapprocher des textes les plus anciens, sans introduire le verbe «succomber». Sa façon à lui de jeter la poudre aux yeux et de refouler l’impensable pour un croyant.
 
Pour reprendre la logique de Mgr Giraud, Dieu peut nous conduire vers, mais Il ne peut nous introduire (ou nous induire) dans la tentation. Donc, nous ne pouvons pas lui demander à ne pas être conduit vers (ce qui supposerait que nous refusions une bonne chose) ni à ne pas être introduit dans (ce qui supposerait que cela soit possible); demander à Dieu de ne pas faire une chose qu'il serait par ailleurs susceptible de faire est donc absurde. Dieu ne peut faire que le Bien et ne pouvons pas prier qu'il ne le fasse pas. Donc, Dieu doit nous garder, selon la vision du Bon Père de famille si chère à nos codes civils, et conserver le mot tentation - Massa en hébreu, mais aussi Meriba, qui se traduit par ...querelle -, que nous voudrions bien voir disparaître puisqu’il est la clef de la problématique. Comme par hasard, nous retrouvons la déesse Éris des Grecs. Le vers est modifié de telle sorte qu'il demande de ne pas conduire à la tentation, ce qui devient une clause de contrat avec Dieu : ne pas douter de Sa présence au milieu de nous exige qu'Il ne nous laisse pas succomber à la tentation. Nous confinons ici à la superstition votive.
 
La nouvelle formule, qui sera en application à partir du 22 novembre 2017, dit : Ne nous laisse pas entrer en tentation; elle contient toujours cet aveu implicite du doute quand à la bonté de Dieu. La chair et l'esprit sont-ils devenus si faible qu'il nous faille un dictateur spirituel pour nous briser les jambes avant d’entrer en tentations? On rappelle alors le sens du discours que Jésus adressait à ses disciples à Gethsémani : priez pour ne pas entrer en Tentation (Mt 26, 41), car ils seront bientôt amenés à douter qu'il est vraiment Dieu. Un tel manque de foi signifierait la déroute de la mission christique, les apôtres, désolés de ne plus reconnaître Dieu en Jésus ni le libérateur d'Israël, s'en retournant chacun chez soi, gros Jean comme devant. Le Ne nous laisse pas entrer en tentation dirait : Seigneur, gardes-nous de douter de toi! Et si le malheur voudrait que l'on doute de toi, délivre-nous alors du mal par ton pouvoir de thaumaturge, nous retrouverons alors confiance en toi.
 
Ce non-dit de la problématique nous amène à nous demander pourquoi tant de discussions autour d'un vers de la plus célèbre prière du christianisme, inscrite dans les Évangiles et récitée depuis plus de deux millénaires? Ce débat épigraphique et philologique concerne moins une question érudite ou une façon de se rapprocher le plus étroitement de Dieu qu’une stratégie de défense contre une faiblesse accrue de la sentimentalité envers le divin. Le doute qui tourmentait tant Luther est devenu le doute de toute la chrétienté.
 
Tant que nous vivions dans des sociétés fortement hiérarchisées, féodales et soumises, il n'était pas question de douter de la bonté de Dieu et il était de Son droit de nous demander tous les sacrifices et de nous soumettre à toutes les épreuves. C'était le service de Dieu au sens le plus militaire du terme et la mystique en était l’épreuve la plus élevée. Le conservatisme dogmatique de l'Église garda ce vouvoiement jusqu'au concile de Vatican II où l'on créa une relation plus conviviale, plus «bourgeoise» avec Dieu, notre ami et l'ami de tous. Il était possible de négocier avec lui. Il pouvait nous conduire ou nous induire à la tentation, mais le libre-arbitre étant à la base des relations, Il lui devenait possible d'évaluer le mal fait et de nous juger, selon les principes de Beccaria, en fonction de la gravité de notre faute. C'était le bonheur et le Bon Dieu était tout miel et tout pardon, ce qui donnait de Lui une image moins austère sans perdre pour autant Sa prééminence existentielle.
 
Aujourd'hui, la négociation n'est plus possible. Dieu est trop fort encore. Nous sommes trop faibles. Il n'y aurait pas de fautes s'il n'y avait pas de tentations. On Lui demande donc tout simplement de décider pour nous devant les tentations, tout comme nous le faisons par nos utilisations inconsidérées du droit et des prérogatives de l'État. Nous sommes dans une culture de la prévention et non de la punition. L'abolition des châtiments suppose une attente qui, comme le Bon Père du code civil, retient l'enfant avant qu'il ne tombe; cette attente nous est due, ce qui enlève toute signification au délivrez-nous du mal, puisque le Bon se sera montré finalement qu'un Mauvais Père, un Père indigne, et que si c'était possible, nous le poursuivrions devant les tribunaux pour négligence parentale. À ce point, il ne nous reste plus qu'à inventer une DPJ métaphysique. Le corollaire de cette vision, comme pour Luther, est le serf-arbitre. Si nous sommes entrés dans les tentations, c’est à cause de notre nature imparfaite avec laquelle Dieu nous a constitués et dont Il s’amuse comme un père vicieux. 
 
Dans la progression haineuse de la personnalité affective et littéraire du marquis de Sade, ce dernier avait démonisé la figure de Dieu selon le modèle prêté à son père, père absent; face à lui, il érigeait l’antithèse : la Nature, la Mère. Mais de la Mère (de la belle-mère qui le fit emprisonner par lettre de cachet), il en vint à haïr autant la Nature par sa volonté destructrice. Dieu et la Nature formaient donc un couple parental mauvais, et leur mauvais fils – car de mauvais parents ne peuvent donner naissance qu'à de mauvais enfants -, exprimait sa haine par des romans obscènes, scatologiques et homicides. Justine, à force de résister à (sa) nature, finit foudroyée par Dieu en qui elle mettait toute sa confiance. Le Dieu des chrétiens n'est finalement pas mieux que les dieux païens. C'est un pervers polymorphe qui crée toutes les tentations possibles, connaissant la faiblesse de Ses créatures, afin de les avilir et de les condamner à des tourments perpétuels. Paganisme et sadisme se tendent ici la main. La réhabilitation de Sade, surtout à partir des surréalistes athées et malgré le brillant essai de Klossovski qui le mettait sur un pied d'égalité avec saint Benoît Labre, son contemporain, pose cette confrontation du croyant au Dieu de bonté des chrétiens qui n'est plus que le doppelgänger du Diable querelleur. 
 
À une époque où l'hédonisme est la règle morale qui distribue le bien du mal, où l'on ne veut céder ni le beurre ni l'argent du beurre, où l'appétit de jouissance, comme l'appelait le bon maréchal Pétain, domine l'idée de bonheur; concevoir Dieu comme une Toute-Puissance sadique est difficile à accepter. Pourtant, dès les premiers siècles de la théologie, les Pères de l'Église s'accommodaient fort bien de la violence divine. Du mal peut naître le bien, pensait saint Augustin pour L’excuser, et comme les voies de Dieu sont impénétrables, nous ne savons pas, prisonniers de nos contingences de temps et d'espace, à quelles fins tels événements douloureux – persécutions, hérésies, guerres et eschatologie – peuvent conduire. Vivre sous la domination du Mal était garant de la libération promise au Jugement Dernier où tout, enfin, s'éclaircirait à notre vue.
 
L'atmosphère des années 1960 rendait difficile de croire à un Dieu bon après les quarante années d'horreur qui s'étalaient de 1914 à 1954. L'holocauste confronta brutalement les certitudes autant religieuses que scientifiques. Pour faire sens, si Dieu existait, nous devions le compter parmi les victimes et non les bourreaux. En ce sens naquit une définition lénifiante de Dieu, celle de la pastorale pizza où chacun avait sa pointe par laquelle il reconnaissait le divin. Les charismatiques pouvaient chanter en grattant la guitare l'amitié et l'amour divin qui ne discriminait pas et s'universalisait, non comme un dieu œcuménique, mais une projection de la conception chrétienne de Dieu sur toutes les autres divinités. Yahweh, Jéhovah, Allah, Bouddha, Confucius, étaient tous le même Dieu, Dieu d'amour universel, pacifiste et avec lequel on passait une sorte de contrat – il faut se rappeler que jadis, le contrat se signait avec le Diable – qui était l'équivalent d'une reconnaissance commune de part et d'autre. Dieu ne pouvait être le Mal si j'étais le Bien, et si je faisais le Mal, Dieu, lui, restait le Bien et m'assurait une absolution inconditionnelle (c'est l'époque où l'on passe de la confession auriculaire à la confession et l'absolution collectives).
 
La déchristianisation accélérée, à l'ère où la science et la technique se substituent comme dogme et magie du divin Marché, ramène le doute sur la bonté de la divinité. La pensée sadienne et surtout sa morale font qu'il est peut-être préférable d'être athée que de croire en un Dieu qui «permet» que l'humanité s'entretue d'une façon aussi cruelle, dans une quasi-indifférence et par un non-sens éprouvant. Le sacrifice même de Jésus, après l'adresse à Son Père par la prière, résonne en écho ses derniers mots : «Père, pourquoi m'as-tu abandonné?» En acceptant «que ta volonté sois faites», nous plongeons dans un désespoir insupportable, celui dans lequel sont plongées les victimes non consentantes des supplices des pervers de Sade. Cette condition peut-elle vraiment être celle de l'humanité, malgré toutes nos bonnes volontés? Le Bien n'est-il pas inlassablement condamné par le Mal tant que du bien aussi peut naître le mal? La perte du sens moral conduit inexorablement à un Imaginaire où la laideur, la terreur, l'horreur et la fatalité ramènent un paganisme antique qui pouvait s'appuyer, pour se consoler, sur une certaine confiance dans la sagesse de l'humain alors qu'aujourd'hui, ayant perdu tous ces repères, la conscience morale erre entre les diverses tentations sans qu'aucune barrière ne la retienne puisqu'elle-même se fait complice de la chute, de l'imperfection et du sadisme divin. En demandant à Dieu de ne pas nous laisser entrer dans la tentation, nous nous dégageons de toutes responsabilités des conséquences de sa mégarde à notre égard. Ce n'est pas moi, dont le libre-arbitre ne signifie plus rien sinon que la licence de faire ce qui me plaît, avec qui ça me plaît, de qui ça me plaît et comment ça me plaît, mais le Bon Dieu qui n'a pu m'empêcher de me garder en mon serf-arbitre, me laissant entrer en tentations (on ne pense même plus à l'épreuve), et qui pose ainsi : au mieux, Dieu est un impotent, au pire, un psychopathe sadique
 
 
Montréal
18 novembre 2017

Commentaires
Jacques Desrosiers
Jacques DesrosiersUn réviseur perspicace m’a signalé un jour un problème apparenté, qu’il
avait remarqué dans un endroit inattendu : le Petit Robert.


Le dictionnaire donne à la conjonction « comme » les deux sens d’une comparaison et d’une addition. Mais il met l’exemple « sur la terre comme au ciel » sous la rubrique « addition ».

Or cette expression du Notre Père ne peut exprimer l’addition.

Selon lui, la conjonction employée dans le texte grec original de l’Évangile où apparaît le Notre Père exprimerait la comparaison.

En plus, du point de vue de la bonne vieille théologie, il est inconcevable que l’être humain puisse demander que la volonté divine s’exerce dans la sphère céleste.

La personne qui prie demande en fait que la volonté divine s’exerce sur la terre comme elle s’exerce déjà au ciel. Car, en langage théologique, la volonté divine s’exerce parfaitement dans la sphère céleste. En langage profane, demander que la volonté divine s’exerce dans le ciel dépasse le champ des compétences de la personne qui prie, et contredit des principes fondamentaux du christianisme.

Bref « comme » n’a aucune valeur d’addition ici. C’est une pure comparaison. Il faudrait donc que le Petit Robert déplace l’exemple dans la rubrique « comparaison ».

Ce réviseur et un de ses collègues avaient écrit à ce sujet aux éditeurs du Petit Robert. J’ai vérifié que leur prière n’a jamais été exaucée.

Jean-Paul Coupal
Jean-Paul CoupalEn effet. "comme" ne signifie pas une addition mais une comparaison. Par contre, il lui arrive d'exprimer l'addition dans une expression : Les jeunes comme les vieux. Dans le cas cité, je suis d'accord avec vous, c'est absurde de supposer que la volonté divine soit optionnelle dans le monde céleste. Très mauvais exemple du Petit Robert. Lendemain d'une soirée de "brosse" peut-être?
Lisette Tardif
Lisette TardifQui de nos jours pose sa tente à Sion?

Jean-Paul Coupal
Jean-Paul CoupalCeux qui succombent à la tentation.

Raymond Roy
Raymond RoyQu'est-ce que Luther a dit sur le doute ? Sur quoi portait son doute essentiellement ? Sur l'existence de Dieu ?
 
Jean-Paul Coupal
Jean-Paul CoupalLuther souffre d'un doute viscéral en Dieu. Il ne cesse d'en chercher la présence, la manifestation. On comprend mieux la prédestination augustinienne du luthéranisme, du calvinisme et du jansénisme (le fameux pari de Pascal) quand nous réalisons le doute qui ronge le jeune Luther. Comme n'importe quel moine, il est confronté à sa vocation, il s'interroge. Il voit comment Savonarole, qui prêche un retour aux Actes des Apôtres est traité par Rome. La cupidité de la camarilla romaine qui appauvrit les paysans de leurs impôts pour ériger des monuments somptueux au Vatican. Son doute le conduit à des maladies somatiques. Il y a une mystique luthérienne dans son combat contre le démon, son défi face aux autorités, avec les risques que cela contient. Il saura utiliser les crises dynastiques au sein du Saint-Empire pour se protéger, mettant à profit la chute de Jan Hus. Il ne peut recouvrer la sérénité que s'il se détache du mensonge romain. Désormais, la libre interprétation lui permet de s'adresser immédiatement à Dieu et voudrait fondre sa réforme avec le Judaïsme. Le rejet de la Synagogue verront naître en lui un antisémite forcené. La traduction de la Bible et le refus d'Érasme de se joindre à sa dissension l'isole et les menaces anabaptistes qui soulèvent les paysans contre ses protecteurs lui font réaliser qu'il a déclenché une véritable tempête, d'où ce repli sur soi, en dernier, ce retour au serf-arbitre qui va jusqu'à contredire saint Augustin. Il y a une tragédie spirituelle profonde en Luther.

Raymond Roy
Raymond RoyMerci pour ces pistes.

Marc Collin
Marc CollinAu mieux incompétent, au pire corrompu... ce commentaire sur Dieu sonne curieusement contemporain.

Jean-Paul Coupal
Jean-Paul CoupalC'est de la projection, c'est évident. -_-
 
Jérôme Lefebvre
Jérôme LefebvreJe ne sais quand tu cesseras de m'épater, faut dire qu’en j’aime bien être épaté. Je suis un radical épaté, à la limite du ravi.
La bonté est ce qu’il y a de plus exécrable dans le Dieu chrétien. Et confondre amour et bonté est un signe de grande ... inexpérience. La source des bisounours est là !

Jean-Paul Coupal
Jean-Paul CoupalDieu est fait à l'image de l'homme, et à chaque époque l'homme se fait l'image de Dieu à sa ressemblance. Voilà pourquoi les fâmms sont exclues de la métaphysique et que nous n'avons pas de déesse. Sauf dans les revues de pin-up ou quelque pom pom girl...
Philippe Lesburguères
Philippe LesburguèresExcellent article ! Merci !

 

Les fautes du père, les larmes du fils

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Le Fils : Justin Trudeau, Premier ministre du Canada

LES FAUTES DU PÈRE, LES LARMES DU FILS
 
(Article paru sur Facebook, le 30 novembre 2017, 19 lecteurs)
 
Au cours du Moyen Âge, il existait ce qu'on appelle le don des larmes. Selon l'historien Piroska Nagy, ces larmes répondaient à la béatitude du Christ : «Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés». Le christianisme antique et médiéval recommandait de pleurer afin de purifier son âme. Pour certains, ce don semblait leur manquer et ils en étaient fort marris se croyant délaissés de la grâce divine. Pour d'autres, c'était le contraire. Les larmes coulaient abondamment, larmes douces et suaves qui créaient un charisme autour de ces bienheureux. Dominique, François d'Assise et Ignace de Loyola, le curé d'Ars au XIXe siècle et le célèbre Padre Pio sous le fascisme italien pleuraient comme des fontaines tant ils étaient imbus de la grâce divine. En serait-il de même du Premier ministre canadien Justin Trudeau
 
Il existe un autre don des larmes, celui du mélodrame. Ici, le procédé est simplement mécanique et, comme les rires du vaudeville, peut se reproduire à l’infini. C’est le rire des shows d’humour. Produit de l'ère industriel, le mélodrame consiste à poser un contraste entre l'innocence d'un personnage et l'amplification des malheurs qui lui arrivent. L'abbé Prévost avec Manon Lescaut, Jean-Jacques Rousseau avec La Nouvelle Héloïse, et surtout en Angleterre avec Richardson et sa Pamela ou la vertu récompensée, contre laquelle on pourrait tout aussi bien mentionner, de Sade, Justine ou les infortunes de la vertu; Daniel Defoe avec Les Heurs et malheurs deMoll Flandersou de G. Lewis Le Moinequi s'inscrit dans la vague du roman gothique anglais du tournant du XIXe siècle. Souvent mélange d'obscénités et de préciosités, le personnage, essentiellement féminin, sombre dans la pire déchéance avant de remonter, par tous les efforts possibles, vers un bonheur où l'amour authentique se coiffe de l'ascension dans les plus hautes sphères de la société. Ce mécanisme simple joue sur la sensibilité des spectateurs par des effets de contrastes baroques associés à des recettes qui se répètent de chapitre en chapitre. Même les plus grands romanciers du XIXe siècle y ont eu recours : Balzac, Hugo, Dickens... On pleure beaucoup dans les romans de Dostoïevsky qui opère un syncrétisme entre le don des larmes et la structure mélodramatique. Sans être de nature dostoïevskienne, les larmes du Premier ministre Justin Trudeau relèveraient-elles de purs effets mélodramatiques? 
 
Or, le don des larmes de Justin Trudeau ne relève pas de la grâce divine. Elles ne sont pas gratuites, comme elles devraient l'être, si elles étaient authentiques. Les larmes servent ici à clore une injustice : là aux abus physiques et moraux causés aux autochtones du Canada, ici aux fonctionnaires et militaires canadiens victimes de ségrégation due à leur orientation homosexuelle. La structure est donc purement mélodramatique. Justin pleure sur des victimes d'actes atroces commis en d'autres temps. Plus il pleure, plus il amplifie le drame. Non pas qu'en soi ces injustices criantes n’aient été point graves, mais l'amplification du drame a une portée politique autre que la simple réconciliation ou l'expiation des fautes de l’État. État qui, comme on le sait, ne commet jamais de fautes. Comme dans tout bon mélodrame, après avoir beaucoup souffert, beaucoup pleurer, il se passe un moment magique, une sorte de kérygme (terme grec repris par les premiers chrétiens pour marquer l'avènement d'une reconnaissance), événement romanesque ou dramatique qui rédime la victime de toutes ses fautes et la fait accéder au salut et au bonheur. Oliver Twist de Dickens est le modèle idéal de ce genre. Si le kérygme est le moment où Dieu manifeste sa présence parmi les humains, la morale du mélodrame reste de portée strictement bourgeoise. 
 
Le mélodrame a pour but de dire aux spectateurs de la bourgeoisie que malgré les basses activités de leur commerce vient un événement, un moment précis où ils reçoivent le succès qui leur est dû après tant d'efforts dépensés au travail et dans la business. Ce syncrétisme, plutôt médiocre, est facilement dérouté chez les hommes qui ont généralement un cynisme plus aguerri que de sentimentalité; par contre, chez les femmes, l'effet mécanique du mélodrame est accueilli avec un plus vif succès. Ce que les romanciers ont vite compris d’ailleurs en faisant des femmes les victimes privilégiées de leurs mélodrames. L'héroïne est entraînée, à son corps défendant, à se corrompre, se souiller, c'est-à-dire jouir de sa sexualité, même forcée, même violée, puis se refaire une vertu par l'expiation de ses fautes en surmontant les différents malheurs qui ne cessent de la poursuivre. Le kérygme est le moment où le prince charmant entre dans leur vie (parfois, comme dans Fanny Hill de Cleland, en passant par le bordel). Le mélodrame, entretenu depuis par le cinéma et les romans industriels genre Harlequin, est la pornographie de ces dames. Le sexe est rédimé par les intentions vertueuses, alors que le voyeurisme masculin se satisfait par l'onanisme.
 
Souvent, dans le mélodrame, le mal provient de la figure du Père. Le père du chevalier des Grieux est l'auteur des malheurs de Manon Lescaut et de son fils; le père d'Armand est l'auteur des malheurs de Marie Duplessis, la dame aux camélias d'Alexandre Dumas fils; le Baron d'Étange veut détruire l'amour de Julie pour Saint-Preux dans La Nouvelle Héloïse; Marius, le jeune héros des Misérables, éprouve la tutelle despotique de son grand-père, M. Gillenormand, etc. Il est donc structurel au mélodrame que les fautes du père soient la source des larmes des enfants.
 
Dans le cas qui nous occupe ici, pour Justin Trudeau, qui n'a qu'une formation littéraire et a enseigné le théâtre avant de se trouver une vocation politique, les larmes ont commencé à couler, spectaculairement, sur le cercueil de son père lors de la cérémonie funèbre tenue en la basilique Notre-Dame de Montréal en octobre 2000. L'année précédente, Michel, le plus jeune frère de Justin, était porté disparu dans les Rocheuses. Cette peine avait achevée la vie du père. Tout le gratin des affaires et de la politique canadiennes de même que des milliers de spectateurs découvraient l'aîné des fils Trudeau lors de cet épanchement lacrymale. Pensait-il déjà à faire de la politique? Je ne le crois pas. Trudeau, comme tous les Canadiens français, est une illustration de l'esprit baroque qui est le nôtre, perdu entre la réalité de l'illusion et l'illusion de la réalité. 
 
Justin Trudeau nous dit aimer le Hamlet de Shakespeare. Hamlet, comme Roméo et Julietteou Antoine et Cléopâtresont parmi les pièces les plus mélodramatiques de grand Will. Hamlet est le fils dépossédé de son héritage. Hamlet est le fils (de) Hamlet, comme Trudeau est le fils (de) Trudeau. Il s'avère que le père Hamlet a été tué par son frère qui en a épousé la femme, ce qui en fait une complice et un inceste. Le soir, le spectre d'Hamlet père vient hanter son fils et exige de lui qu'il le venge. Pour ce faire, Hamlet fils met en scène le crime, le projetant dans un autre contexte, mais où tout le monde reconnaîtra la cour du Danemark. Le tout s'achève en une série de meurtres où Hamlet fils lui-même finit par y passer. Il ressort de tout ça que Hamlet fils est un personnage fragile, hypersensible, mélancolique et impuissant. Hamlet père, fantôme hantant les tours du château, est fort, sans scrupules, manipulateur et deus ex machina de toute la tragédie. Même mort, son fantôme hante les personnages et les pousse à commettre crime par-dessus crime jusqu’à entraîner la chute du royaume.
 
Notre Hamlet national reste lui aussi prisonnier de la figure du Père. Trudeau fils poursuit la politique de Trudeau père. Pleure-t-il à la cérémonie pour les victimes de l’attentat à la mosquée de Québec ou rend-il hommage au multiculturalisme enraciné par son père? Pleure-t-il sur les agressions commises sur les autochtones ou rend-il hommage à son père qui inaugura jadis les cérémonies protocolaires invitant les autochtones à faire leurs cérémonies rituelles ouvrant les conférences fédérales-provinciales? Pleure-t-il sur les injustices commises envers les fonctionnaires et les militaires homosexuels ou rend-il hommage à son père qui décriminalisa l'homosexualité à travers le bill Omnibus en 1969? On invente pas des émotions sans être préalablement conditionnés, soit par des traumatismes personnels passés, soit par une mise en condition à partir d'une expérience personnelle. Pleurer sur des autochtones qu'on ne connaît que de manière superficielle ou des officiers homosexuels à qui on a donné une poignée de main relèverait plutôt de l'hystérie que de la sincérité. Sur ce point, on a raison de douter de l'authenticité de ces larmes.
 
Toutefois, elles nous en disent beaucoup sur deux points. D'abord le caractère artificiel du gouvernement Trudeau. Des selfies compulsifs aux déguisements appropriés à chaque cérémonie d'une quelconque religion, en passant de la langue tirée six pouces de long lors d'une Gay Pride pour en arriver aux larmes du Fils, nous nous promenons sur une scène théâtrale. Justin Trudeau est une mascotte qui reproduit sur la scène politique des fêtes pour enfants, des carnavals de Rio, des rassemblements de copains. Alors qu'il siégeait dans l'opposition, il se prêta à jouer une séquence dans une série sur la participation des Canadiens à la Grande Guerre de 1914-1918, personnifiant ce fédéraliste acharné que fut Talbot Mercer Papineau, petit-fils du leader de la Rébellion de 1837, tué au champ d'honneur. Il semble ne pas faire la différence entre la fiction et la réalité, ce qui est un caractère propre au Baroque, art par excellence du trompe-l'œil. L'ensemble de la politique de son gouvernement vise donc à créer les illusions de la réalité que le Canada est le plus meilleur pays au monde, comme disait Jean Chrétien. «Le monde a besoin de plus de Canada» lançait le leader du groupe U2, Bono. Il ne voit pas le sérieux de l'affaire. Tout n'est qu'un jeu de théâtre pour Justin Trudeau. On rit ici, on pleure là. Telle est la loi du genre. Justin Trudeau ne vit pas dans l'History, mais dans la Story, comme Hamlet met en scène la réalité du meurtre de son père par comédiens interposés.
 
Ce caractère artificiel se prend dans ses propres rets lorsqu'il s'agit de passer à la réalité des illusions qui consiste, par exemple, à autoriser des ventes d'armes à l'Arabie Saoudite sachant très bien qu'elles serviront à opérer des massacres partout au Moyen-Orient. Des femmes, des enfants, des vieillards mourront, mais la réalité financière des marchands de canon pèse plus lourd dans la balance que les larmes qui seront versés sur les massacres en Syrie ou en Iran par la faute de la cupidité de Canadiens. Se prétend-il défenseur des intérêts de l'écologie en étouffant l'oléoduc Énergie Est sous les règlements environnementaux? Il compte quand même assurer la remontée des finances publiques à l'aide du pétrole provenant des sables bitumineux. Sa sottise va jusqu’à le rendre fier de courtiser les pétroliers texans qui lui remettent, non sans ironie, une récompense pour son dévouement à l'égard de ...l'environnement. Convient-il, pour favoriser les réclamations des Sikhs, d'autoriser le port du kirpan dans les avions canadiens alors que tous couteaux ou armes blanches sont interdits : c'est faire fi perfidement des 329 personnes tuées à bord du vol 182 d'Air India le 23 juin 1985, parmi lesquels on trouvait 80 enfants et 268 personnes de nationalité canadienne et dont la responsabilité revenait à un terroriste sikh habitant la Colombie Britannique? L'irréalisme des politiques de Trudeau vise toujours à faire disparaître le politique derrière le spectacle. Que dire d'un gouvernement qui fait de la légalisation de la marijuana une pierre angulaire de sa politique nationale? Pour lui, la politique, c'est du théâtre. Légiférer est un jeu pour maison de poupées.
 
Mais il arrive parfois que la réalité frappe durement Justin et fasse évaporer toute illusion. On l'a vu avec son rejet maussade et tranchant de l'indépendance catalane après la tenue d'un référendum et son appui inconditionnel à Madrid. Lorsqu'il s'adresse à un adversaire de ses politique et use de l'expression «mon ami», on croirait entendre la voix nasillarde de son père parler à travers sa bouche. Tout n'est pas gentil et fleur bleue chez Justin. Comme Hamlet, il a une double personnalité, celle de l'illusion du saltimbanque qui exécute des pas de danse avec sa femme au soir de son élection et qui rappelle les folles culbutes du père; mais également la réalité d’un narcissisme brutal prêt à exercer opiniâtrement le pouvoir au détriment des citoyens canadiens s'il le faut. Alors? Les larmes de Justin? À quoi servent-elles?
 
Là est l’autre point. Tout simplement à créer des souvenirs-écrans. L'expression, utilisée en psychanalyse, est une réaction post-traumatique qui vise à dissimuler derrière un souvenir quelconque, généralement heureux, un trauma douloureux. En politique, il s'agit essentiellement de dissimuler un état actuel plutôt grave derrière une célébration dont on amplifie la portée. Les célébrations de la guerre de 1812 par le gouvernement conservateur de Stephen Harper servaient ainsi à dissimuler l’état lamentable de l’équipement militaire canadien et son impréparation à participer à quelques conflits que ce soient. La reconnaissance de la responsabilité de l'État québécois, par la bouche de Lucien Bouchard, pour les dommages faits aux enfants de Duplessis dans les orphelinats de la province au cours des années 40 et 50 dissimulaient les coupures drastiques exercées par son gouvernement, qui appauvrissaient les plus démunis afin de satisfaire son obsession du déficit zéro pour l'an 2000. La réalité des torts faits aux citoyens du Québec se dissimulait derrière l’illusion d’un repentir impossible commis envers les anciens pensionnaires des communautés religieuses.
 
Il en va de même des larmes de Justin. Le voit-on s’essuyer les yeux lorsque, aux côtés du Premier ministre Couillard, du maire de Québec et celui de Montréal, il assiste à la cérémonie funèbre devant le corps des victimes de l’attentat nébuleux de janvier 2017 à la mosquée de Québec. Que signifie un tel drame sinon la défaillance des programmes d’insertion des immigrants dans la société d’accueil québécoise qui dérape à l’unisson de la politique fédérale canadienne? 
 
Les larmes versées sur les injustices commises jadis par le gouvernement canadien envers les autochtones ne servent-elles pas qu’à dissimuler la réalité actuelle de la condition autochtone et le fait que le gouvernement canadien en a perdu tout contrôle? Derrière les excuses pour des actes passés, on dissimule volontairement l'aveu de l'impuissance de l'État à sauver ces premières nations condamnées par l'Histoire à disparaître dans un avenir plus ou moins rapproché et souvent dans des conditions honteuses et indignes de leur dignité humaine.
 
Il en va de même des excuses aux fonctionnaires et militaires victimes de discrimination sexuelle. Là aussi, l'État a perdu le contrôle sur la violence civile faite aux gais et lesbiennes; à la persécution policière qui fut si longtemps le cas et qui est encore aujourd'hui pratiquée dans certaines régions du pays. On oublie volontiers les années de luttes depuis 1950 des groupes homosexuels canadiens alors que la loi nationale tenait toujours l'homosexualité entre adultes consentants relevant du code criminel. Les brimades subies par les fonctionnaires et les militaires ne cachent-elles pas, pire encore, les castrations chimiques et physiques des civils, les traitements délirants prescrits par des psychiatres, l'utilisation des homosexuels à des fins de recherche médicale, la damnation jetée sur eux du haut de la chaire des Églises? Le manque total d'évaluation critique de la part des journalistes devant ces cérémonies mises en scène par le gouvernement Trudeau les rendent complices de cette intoxication propagandiste grotesque.
 
Comme tous ces gouvernements qui ont surfé sur la fête et le badinage des sentiments, la fin du gouvernement Trudeau risque de prendre un tour tragique. Les gouvernements régis par des selfies et des larmes finissent rarement par éviter les impératifs de la réalité. Il vient un temps où le souvenir-écran ne parvient plus à dissimuler les traumas, surtout ceux qui sont actuels. Si l’on est sérieux, on ne demande pas au gouvernement de s’excuser pour des gestes passés auxquels il n’a manifestement aucune responsabilité; on lui demande simplement de se montrer honnête et respectueux des citoyens actuels, ce qui semble être, malheureusement, une illusion
 
Montréal
30 novembre 2017

A quand la grande œuvre?

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Marc-Aurèle Fortin. Scène montréalaise, 1931-1932

À QUAND LA GRANDE ŒUVRE?
(Article paru sur Facebook, le 8 décembre 2017, 34 lecteurs)

Après avoir lu l'œuvre posthume de Gilles Marcotte, Notes pour moi-même, un ami facebook, Jacques Desrosiers, pour ne pas le nommer, relève à quel point le grand critique québécois se désole de la littérature québécoise au point de considérer la seule littérature française comme étant la sienne. Et ce qui désole, M. Desrosiers, est de s'apercevoir qu'il n'est pas le seul à penser ainsi. Cette dépréciation de notre littérature est-elle justifiée?

Il est incontestable que, dans l'ensemble des nouvelles nations nées de la diffusion des cultures occidentales à partir du XVe siècle, la littérature canadienne des deux langues officielles n'a pas atteint un niveau comparable à celui qu'un Octavio Paz, un Jorge Luis Borgès, un Carlos Fuentes ou un Garcia Marquez ont élevé, pour le Mexique, l'Argentine ou la Colombie, la littérature latino-américaine. On pourra mentionner Michel Tremblay, mais il lui manque un Nobel. En la matière, le rayonnement international ne suffit pas. À peine pourrait-on le considérer comme un indice tant l'épreuve du temps partage les œuvres appelées à s'inscrire dans l'imaginaire mondial de simples mentions dans les historiographies littéraires nationales.

On pourrait commenter la chose avec la littérature américaine, mais je doute que les Américains partagent nos doutes sur leur littérature. De Melville, Moby Dick, pour eux, est de valeur universelle. Faulkner vaut sûrement Zola. Il est vrai que la littérature anglo-saxonne est écrasée sous le poids de Shakespeare, qui est comparable au seul Dante dans la littérature italienne ou à Cerventès pour la littérature espagnole. Il faut dire qu'un tel classement prend comme règle les œuvres d'Homère et de Sophocle, ce qui n'est pas la moindre mesure.

Le problème n'est au fond peut-être pas littéraire. Il tiendrait davantage à l'Imaginaire. L'Imaginaire québécois est un imaginaire rétréci, celui des petites nations narcissiques mais repliées encore sur elles-mêmes. C'est la même cause qui fait qu'en 150 ans de séminaires catholiques, les Québécois n'ont produit aucun grand théologien digne de ce nom. À partir de ce constat, on peut se demander si : 1° notre intrigue historique serait-elle déficitaire à fournir des figures aptes à la surdimensionalité à l'origine d'un mythe fondateur, source d'un imaginaire littéraire national? 2° Avons-nous une formation littéraire digne d'un terreau où ancrer une œuvre de portée universelle? 3° Pouvons-nous nous émanciper du milieu familial toxique et rétréci dans lequel repose un imaginaire condamné à végéter?

D'abord, notre intrigue historique serait-elle déficitaire à fournir des figures aptes à la surdimensionalité, source d'un mythe fondateur? Dès l'origine de l'histoire du Canada (ou du Québec), le mythistoire s'impose de lui-même : Jacques Cartier plantant sa croix à Gaspé; les explorations de Champlain; la course des bois : on ne trouve rien de mieux dans la Grèce archaïque. Reste les producteurs de récits. Cartier et Champlain tiennent des journaux qui nous ont été conservés. À Port-Royal, l'historiographe Marc Lescarbot écrit un récit dramatique de la première colonie française d’Amérique du Nord. L'épopée des Croisés de Ville-Marie ne se limite pas à la débandade de Dollard des Ormeaux. Les auteurs «primitifs» québécois se sont nourris de ces sources d'inspiration, mais sans pouvoir porter une œuvre au-dessus des pontifes moraux de la lutte cléricale contre la modernité et la laïcisation de la société. Mais notre Histoire n'aurait-elle pas été suffisamment inspirante pour générer sa propre mythologie, comme la guerre de Troie a généré les œuvres d'Homère?

Plaçons, aux origines de la littérature québécoise, les Jésuites et leurs aventures dans le monde Indien soigneusement colligées dans la revue des Relations. Il y aurait là de quoi faire un équivalent à l'Odyssée. Des voyages des Père de Brébeuf ou Bressani, pourquoi ces Relations ne sont-elles pas devenues un texte fondateur d'une littérature qui vaut sûrement une chasse à la baleine autour du monde? Peut-être y manque-t-il une figure démoniaque, comme celle d'Achab, pour donner force au mythe? Or ces textes sont souvent refusés par les littéraires québécois sous prétexte qu'ils ont été écrits par des Français. Ils sont à peine un peu moins hésitants pour Maria Chapdelaine, écrit également par le Français Louis Hémon, mais qui marque la première percée du décor canadien dans l'imaginaire européen, le roman ayant été adapté à quelques reprises par des cinéastes français avant le film de Gilles Carle. Dans la littérature canadienne-anglaise, toutefois, Brébeufand hisbrethren de Edwin John Pratt publié en 1941, est devenu un poème épique de valeur nationale. C'est là un étrange paradoxe qui veut qu'un thème qui se prêtait pour la fondation d'une littérature canadienne-française universelle se trouve à germer dans le jardin de son alter-ego canadien-anglais. Après le référendum, voici le thème littéraire volé! Pour sa part, l'itinéraire du père Noël Chabanel a été récupéré par l'auteur irlandais Brian Moore et repris par le cinéaste d'origine australienne, Bruce Beresford, pour tourner Black Robe, film qui n'a guère obtenu de succès au box-office québécois. D'autre part, l'autochtone convertie, Kateri Tekakwitah, devenue sainte depuis, a inspiré Beautiful Loosers de Leonard Cohen, mais l'importance de cette œuvre n'est pas à mettre entre les mains des jeunes filles.

Reste le grand drame de la Conquête qui a servi à quelques poèmes pompiers du XIXe siècle, dont celui de Chapman sur La bataille des Plaines d’Abraham. Les deux guerres contre les États-Unis, la Rébellion de 1837-1838, le soulèvement métis, les deux guerres mondiales, ont généré leurs héros mais aucun ne semble, à ce jour, apparaître comme un caractère surdimensionnel ou démoniaque porteur de l'imaginaire collectif. On en est encore à des héros qui sont là pour compenser notre déficit historique et notre impuissance politique et économique : Louis Cyr et le géant Beaupré sont des héros de fêtes foraines et ils le sont restés en tant que symboles collectifs.

Quoi qu'il en soit, l'intrigue de l'historiographie canadienne ou québécoise est suffisante pour fournir des héros dont la valeur dépasse la complaisance locale pour atteindre le niveau du mythe universel. Des personnages comme d'Iberville, La Vérendrye et ses fils, Cavelier de La Salle et que dire de Champlain, notre Ulysse; comment n'en sommes-nous pas arrivés à créer des œuvres surdimensionnées à partir de leurs aventures? Le problème ne résiderait donc pas dans la matière historique ou historiographique.

Ensuite, si le problème ne réside pas dans la matière, c'est qu'il réside ailleurs : Avons-nous une formation littéraire digne d'un terreau où ancrer une œuvre de portée universelle? Le déficit littéraire des Québécois est évident. Non seulement considérons-nous la lecture comme une affaire limitée à l'enfance, mais le goût de la lecture n'est guère encouragé passé un certain âge. Même le Ministère de l'Éducation considère la lecture purement comme un acte fonctionnel ayant pour but d'opérer dans la vie. À ce compte, il y a une rupture radicale entre la lecture et la littérature, et le résultat ne peut être que catastrophique pour l'avenir d'une littérature de valeur universelle. Par contre, et heureusement, le goût d’écrire a toujours été fort chez les jeunes Québécois. Le malheur est que tous ignorent, négligent ou méprisent la littérature nationale sur laquelle ils ne possèdent que des préjugés. Trop souvent, les enseignants sont incapables de les orienter et s’en tiennent à de la littérature facile d’accès ou sensationnaliste. La chaîne des générations se rompt de l’une à l’autre empêchant ainsi d’accoucher d’une véritable historiographie littéraire qui ne soit autre chose qu’une énumération d’auteurs et de titres.

Le problème devient alors une problématique d'aptitudes. Il a fallu des siècles de littérature orale pour en arriver à des versions écrites et copiées de l'Iliade et de l'Odyssée comme de laChanson de Rolandou de la Divine Comédie. Le copiage, pour être emmerdant, a donc ses vertus. Il ne suffit donc pas de faire des dictées mais exiger aussi des copies soignées et lisibles de textes afin de confronter les élèves à la grammaire, le vocabulaire et aussi le style – le style, c'est l'homme disait le naturaliste Buffon -, et par le fait même la personnalité de l'auteur qui s'investira dans ses personnages, ses descriptions, ses évocations, la musicalité de ses textes, etc. Tout cela étant banni de l'enseignement élémentaire et secondaire, comment s'étonner, rendu aux niveaux supérieurs, que les étudiants échouent des analyses de textes à partir de romans relativement simples de compréhension? L'impossibilité de distinguer une intrigue principale parmi des intrigues secondaires est plus qu'une éducation bâclée; c'est un handicap mental.

La lecture n'est pas seulement une affaire d'éducation nationale. Lire des auteurs dont le style n'est plus le nôtre ou des auteurs qui font du succès commercial le seul critère d'évaluation des œuvres, c'est une manière tendancieuse et vicieuse d'enseigner la littérature. Une littérature à portée universelle est rarement un succès de vente. C'est, au contraire, sa dimension universelle qui fait d'une œuvre un succès non pas éphémère, mais appelé à durer au-delà des variations temporelles. Le besoin actuel d'adapter de grandes œuvres en modernisant les décors, les personnages et les ambiances convie à la paresse des lecteurs ou des spectateurs. Lorsque Joyce écrit son Ulysse, on reconnaît le Ulysse de Homère, mais ce n'est plus le même Ulysse et par le fait même, l'Ulysse de Joyce finit par s'inscrire à côté de l'Odyssée. Les adaptations de l'Odyssée au théâtre ou la projection du Tartuffe dans les années 70 invitent à des anachronismes qui éteignent encore plus la nature originale et n'apportent rien de surcroît à l'ouverture vers les grandes œuvres littéraires.

Pour qu'elles soient de portée universelle, une œuvre ne doit pas succomber à la paresse ni à la complaisance des auteurs modernes. Pour suivre la voie présentée par George Steiner à travers ses essais Les Antigoneset Réelles présences, établir un dialogue avec les grandes œuvres prête à la portée universelle (Tremblay lui-même n'a-t-il pas fait des Belles-Sœursune tragédie classique avec Coryphée et Chœur comme dans une pièce d'Eschyle? Sa Lysistrata n'est-elle pas une ouverture à l'œuvre d'Aristophane? Jean-Claude Lauzon n'a-t-il pas voulu ériger son grand film poétique, Léolo, sur le roman La vallée des avalésde Réjean Ducharme?). Il existe donc une circulation intergénérationnelle entre les œuvres québécoises malgré les difficultés générales d’établir une continuité. Il existe même des tentatives de s'insérer dans la circulation interculturelle avec des œuvres étrangères. Robert Lepage fait des efforts louables afin que ses propres œuvres s’inscrivent dans les traditions issues du Nô comme de l'opéra occidental. Dolan voudrait être une sorte de Visconti québécois. Il est trop tôt pour dire si ces œuvres accèderont à l'universel car, répétons-le, la réception internationale d'une œuvre ne suffit pas à confirmer cette reconnaissance que seul le temps peut sanctionner. Au contraire même, ce qui fait trop à la mode ou axé sur le Zeitgeist risque très souvent de mourir avec lui.

Enfin, à observer romans, téléromans et films, pouvons-nous parvenir à nous émanciper du milieu familial toxique et rétréci dans lequel repose un imaginaire condamné à végéter? Il paraît impossible d'accéder à un thème qui ne nous ramène pas toujours aux petites tragédies domestiques. Il est vrai que les grandes œuvres universelles puisent abondamment dans les crises familiales ou les faits divers. Naguère un auteur osait comparer Dallas aux œuvres épiques de Homère. Sophocle n'avait pas lu Freud avant d'écrire Œdipe Roi. Pas plus Shakespeare avant de monter Hamlet ou Dostoïevsky écrivant Les Frères Karamazov. C'est précisément parce que ces œuvres étaient de portée universelle que Freud y dénicha des névroses et des traumatismes à l'origine du refoulé et de l'inconscient. C'est-à-dire que des œuvres, telle l'Orestied'Eschyle repose sur un fait divers scabreux : une double vengeance à partir d'un adultère; tel Macbeth sur l'appétit effrénée d'une femme qui pousse son époux, un faible, à commettre des meurtres atroces; ou la Divine Comédiesur des suites de vendettas commises dans les hautes sphères du pouvoir florentin comme dans les foyers domestiques de la petite bourgeoisie. Les Surréalistes ne s'y méprenaient pas en faisant de criminelles sordides – Violette Nozière, Germaine Berton ou les sœurs Papin – des personnages de portée universelle. Leur génie créateur restait toutefois inférieur à produire une création capable d'accoter une des grandes tragédies du passé.

L'absence d'événements capitaux dans l'histoire de l'humanité à s'être déroulés au Québec ne signifie donc pas l'absence de thématiques propices à une œuvre créatrice de portée universelle. La double mort de Montcalm et de Wolfe, le grand vaincu et le grand vainqueur, on l'a vu, se prêtait aussi bien à l'art poétique qu'à la sculpture de monuments. Rien, toutefois, qui évoque les scènes de Waterloo chez Stendhal ou Hugo. Les faits divers québécois sont aussi valables que ceux de n'importe quelle autre culture. La marâtre de La Petite Aurore, l'enfant-martyr, n'est pas Achab. Sa névrose qui conduit à tuer à petit feu une enfant marque bien l'imaginaire québécois, mais la pâte ne lève pas au niveau de la tragédie. Aurore n'est pas Cosette ou Anne Frank. Le sombre destin de Wilbert Coffin a servi à un idéologue à rédiger des pamphlets qui ne parvinrent pas à l'imposer ni comme roman, ni comme film. Jacques Hébert n'était pas Voltaire, et ce fut un malheur supplémentaire pour la réputation de Coffin. Les victimes de Polytechnique sont devenues une entité unique, semblable aux sept nains du conte des frères Grimm, malgré le fait qu'à chaque année, à la journée commémorative, on énumère leur nom. Lorsqu'on voit les quatorze cénotaphes du parc érigé à leur mémoire, on peine à y reconnaître leurs noms individuels tant l'artiste en a trituré les formes calligraphiques. Elles sont devenues les 11 000 vierges de la Légende dorée, mais elles n'ont pas trouvé leur sainte Ursule. C'est ainsi qu'à la fin, seul le nom de leur assassin, Marc Lépine, finit par s'imposer et que le film de Villeneuve, Polytechnique, raconte essentiellement l'histoire de l'assassin. C'est une reprise du méchant tour qui fait qu'on se souvient du nom du Sieur de Gambais, mais qu'on a complètement oublié ceux des victimes de Landru. Pourtant, sans Landru, pas de Monsieur Verdoux de Chaplin. Avec les 14 victimes de polytechnique, même l'imaginaire féminin ou féministe échoue à créer une tragédie moderne qui aurait pourtant tant de réverbérations dans le monde à l'ère des massacres de masse.

Nous n'arrivons pas à extraire la portée universelle de notre vécu collectif car nous ramenons nos anecdotes à nous-mêmes; à nos petites préoccupations bourgeoises et quotidiennes; à nos idéologies domestiques. Les enlèvements d'enfants et les pédophiles d'une extrême perversité n'accèdent pas à l'ampleur d'un Richard III car ils s'abîment dans des anecdotes d'adultères, de pères absents/fils manqués, de mères névrosées et d'analystes qui nous expliquent comment faire de l'eau tiède. Une légende urbaine avorte dans la médiocrité ou la banalité. Une femme abusée, violentée ou carrément violée devient un cas pédagogique qui nous conduit à la leçon civique de l'agent Bumbray. Inutile de dire que nous sommes loin de Lucrèce! L'autiste de service ou le nègre obligé nous conduisent à des rengaines d'adaptation au nous inclusif. Si on ne se couche pas moins bêtes, du moins nous sentirons-nous davantage bien-pensants. De l'ancienne morale cléricale qui empoisonnait la poésie de jadis à la nouvelle morale télévisuelle qui s'impose jusque dans les films et les romans, nous restons tout aussi impuissants à dominer le monde et à élever nos personnages à des niveaux surdimensionnés qui sont indispensables pour que toutes les cultures, voire les civilisations, puissent s'y reconnaître. Achab est peut-être un personnage déchu, démoniaque et il mourra vaincu sur le flanc de la Baleine Blanche, son obsession, mais ce que le monde entier retient de lui, ce n’est pas son échec, mais le fait qu’il a su dominer la banalité et la médiocrité de l’existence. Il ne s’agit donc pas d’une reconnaissance du thème, «oui, oui, on se reconnaît dans votre ouvrage», mais d’une reconnaissance du transcendant qui ouvre et engage à un dialogue universel. Quel roman québécois pourrait être comparable à To kill a mocking bird?

Qu'une Antigone grecque finisse par se reconnaître dans une Antigone française avec Anouilh; allemande avec Hölderlin ou italienne avec Alfieri. Qu'une Lady Macbeth se retrouve dans un tableau anglais de Füssli, un roman russe de Leskov ou un film japonais de Kurosawa. Qu'un Dom Juan parte d'une pièce espagnole de Tirso de Molina, puis repris par le Français Molière, enfin en opéra par l'Autrichien Mozart. Toujours l'esprit créateur brise le cocon de la morale familiale pour s'élever au-dessus d'une humanité, transcendant les contingences pour accéder à l'universel. Si une œuvre est bonne que pour la culture qui lui donne vie, elle sera oubliée assez rapidement et n'inspirera pas à s'élever de la satisfaction incestueuse. Qu'elle brise par contre ce cocon utérin, qu'elle se donne une ambition, un style, une force confinant au sublime, c'est-à-dire, à ce qui à la fois émerveille et terrifie (awsome), alors il sera possible de dire que la littérature québécoise atteint à l’universel. Autrement, c'est du stuff pour le Colisée du Livre – bien qu’il m'arrive parfois, à travers la soue, d’y trouver une perle
Montréal
8 décembre 2017

Commentaires
Lisette Tardif
Lisette TardifExcellent. Merci Jean-Paul. Autrefois, j’ai déjà lu tous ces romans québécois parlant surtout du terroir et à la suite certains plus modernes. Ducharme m’a charmée. Notre problème c’est que nous sommes un peuple trop terre à terre, trop pragmatiques, l’imaginaire n’est pas spécialement encouragé, la culture a été considérée trop longtemps comme une propriété de snobs ou d’illuminés. Bref, on ne nous a pas appris à voler.

Jacques Desrosiers
Jacques DesrosiersJean-Paul, quelques remarques spontanées, je n’ai lu votre article qu’une fois, je vais relire. 1) Dans les conversations littéraires que j’ai eues dans mes 6-7 années aux USA fin 70, début 80, j’ai toujours entendu les Américains se plaindre de leur littérature comme des complexés et chercher des puces à tout le monde, Capote, Melville, Sinclair Lewis, etc. Faulkner l’obscur ! presque préféré par les Français un peu comme l’Allemand Jünger. Ils préfèrent souvent leurs essayistes, Didion, Mencken, E.B White, etc., ce qui ne doit pas être pour déplaire à Étienne Beaulieu si c’est exact. 2) Les Européens ont encore la cote aux USA et suscitent admiration et envie. Quand un écrivain britannique ou un philosophe européen débarque, il est reçu en grande, sollicité partout. Houellebecq fascine. Knausgaard a été porté aux nues. De plus, les profs dans les universités viennent d’un peu partout dans le monde. 3) La question des héros est pour moi secondaire. Beaucoup des chefs-d’œuvre de la littérature française n’ont pas de « héros » : le théâtre de Molière, Candide, Madame Bovary, la Recherche. 4) Je suis convaincu que le problème central de la littérature québécoise est la langue : manque de moyens, maîtrise insuffisante, parfois presque impuissance et même médiocrité.

Jean-Pierre Paré
Jean-Pierre ParéJe suis d'accord avec votre point 4).
Jean-Paul Coupal
Jean-Paul CoupalJe ne sais pas si les Américains de toutes les classes sociales ont la même attitude envers leur littérature. Certes, les intellectuels ouvraient toutes grandes les portes à la French Theorie, et je ne sais pas si c'est encore le cas aujourd'hui. Toutefois, je remarque que le cinéma américain adapte ses romans qui font souvent des succès au box-office. Par contre, on ne les voit pas ou très rarement adapter des romans européens. À côté du roman noir, ils ont développé le cinéma noir tiré à même de Chandler ou de Hammett et de plus récents encore. Ils ont fait combien de remakes littéraires et cinématographiques de Moby Dick par exemple et même de certaines nouvelles ou romans de Hemingway ou de Faulkner. Par contre, on voit aussi les Français vouloir imiter les Américains mais sans la maîtrise des techniques avec lesquels ils font leurs comédies et leurs films numériques plus proches du dessin animé que du cinéma d'auteur. De même, beaucoup de théoriciens américains trouvent audience auprès des milieux universitaires français et qui ne font que rabâcher des éléments de la philosophie allemande ou du déconstructivisme structuraliste...

Les États-Unis sont le centre de l'État universel occidental, et c'est normal qu'on y retrouve des universitaires de partout dans le monde. C'était ainsi à Alexandrie, à Rome, à Paris comme à New York aujourd'hui. Je me rappelle du temps où des Foucault, Derrida, Barthes ou de Certeau se rendaient aux États-Unis pour y jouer avec ces merveilleux jouets qu'était alors la Cybernétique. En retour, je ne sais pas de quoi exactement ils leur parlaient car l'esprit pragmatique de la pensée américaine est peu faite pour les spéculations abstraites. Il est vrai qu'avec la mode des néologismes à la Heidegger, ils pouvaient s'en tirer comme par un tour de magie, mais dans le fond, ni la psychologie behavioriste, ni la sociologie fonctionnaliste n'ont perdu leur supériorité dans les grandes universités américaines. Cela ressemble à ce qui se passait ici : on recevait les vedettes, on les laissait faire leur cirque afin d'attirer l'attention des réseaux universitaires, puis on refermait la boîte une fois la vedette partie. Partout le monde universitaire est un monde d'apparences. Il est difficile d'en sonder le coeur et les reins.

Sur le 3e point, je ne suis pas d'accord. Même la littérature orientale, en Inde comme en Chine ou au Japon s'incarne dans des archétypes individuels qui renvoient à la collectivité. Combien de personnages Molière a-t-il inventé qui sont devenu des types universels : Harpagon l'avare est déjà notre Séraphin Poudrier; le Tartuffe insultait encore au clergé québécois; le Candide de Voltaire est aussi un nom commun, Madame Bovary est à l'origine du bovarysme qui est une des nombreuses formes que prend la mélancolie de nos jours et même la Recherche est souvent synthétisé par le seul prénom de Marcel. Dans un monde aussi individualisé que le nôtre, il arrive que le personnage individuel perde sa dimension archétypale pour devenir un nobody comme tout le monde. C'est le cas de Willy Lowman dans Mort d'un commis voyageur de Arthur Miller ou du même, le Eddie Carbone de Vu du pont. Ces personnages collent à la peau de la culture américaine, comme les tableaux de Hooper. Ils sont ce que Benjamin Franklin appelait déjà d'"honnêtes médiocrités", et cela seul représente l'Américain moyen aux yeux de biens des Européens! Bref, les Américains ont de loin une meilleure relation avec leur culture littéraire, quoiqu'en disent les snobs universitaires, comparés avec les Québécois et même les Canadiens anglais qui semblent découvrir Margaret Atwood à travers une récente série télé.
 
Yves Cozic
Yves CozicLe Québec ne parle que d'une région de 1,7 million de km2, alors que les grands auteurs français écrivent sur le Ve arrondissement (et un peu du sixième)

Jacques Desrosiers
Jacques DesrosiersVous sembliez faire reposer la littérature sur un socle mythique, un mythe fondateur, avec des personnages surdimensionnés. Est-ce que la meilleure littérature américaine, est-ce que les chefs-d’œuvre français, reposent là-dessus, y doivent leur existence ? – La relation qu’ont la masse des Américains à leur littérature passe par le visuel, le cinéma, etc. C’est la même chose au Québec, non ? Les Belles Histoires des pays d’en haut. Des personnages stéréotypés, des héros ordinaires, il y en a eu plein les séries télévisées, souvent adaptées d’œuvres littéraires. – Si la littérature québécoise est inférieure (je dis : SI, je ne suis pas un disciple de Marcotte), la seule explication que je vois, encore une fois, c’est la langue et avec elle la valorisation de la littérature. C’est ça le problème. C’est par la langue que ça passe et elle n’est pas valorisée. On ne peut clouer un clou à coups de poing. – Le terroir a le dos large. Il y a eu de grandes œuvres. Trente arpents reste très fort. La corruption, etc.

Jean-Paul Coupal
Jean-Paul CoupalJe suis d'accord sur le fait que la littérature américaine, auprès des masses, passe par le cinéma - tout comme ici d'ailleurs -, la différence est que, parce que traduite en film, elle sera mieux appréciée, ce qui n'est pas toujours le cas ici. Voire rarement le cas. L'essentiel de mon argumentaire réside précisément dans le fait que les héros "ordinaires"... restent "ordinaires". La première mouture de Séraphin Poudrier, pour prendre un exemple, se rapprochait d'Achab en tant qu'il s'élevait vers le démoniaque (il n'avait pas seulement un vice, il les avait tous) et celui de la nouvelle série tend à lui redonner cette dimension. Celui des années 60-70 finissait par apparaître sympathique tant il perdait de cet aspect démoniaque pour redevenir plus "humain", Grignon tenait à le ramener à un niveau plus acceptable pour le médium télévisuel. Il y a des oeuvres qui n'ont pas besoin de "héros" ou de "démons". Je pense à Tchékhov par exemple. Dans les années 70 on parlait beaucoup du anti-héros qui magnifiait quand même les "hobos" et autres "déchus" qui peuplaient les romans d'après-guerre comme "On achève bien les chevaux" ou "Le facteur sonne toujours deux fois", qui hissaient le modèle de l'anti-héros ...qui finissent toujours par se transformer en ...héros. Euchariste Moisan de Trente Arpents, c'est la réalité du roman du terroir ramenée dans la figure de Jean Rivard, roman du terroir "pédagogique". Les rêves de Gérin-Lajoie ne sont plus de mises pour Ringuet et le vieux Moisan ira finir ses jours aux "États", non pas comme les "conquérants" partis trouver de l'emploi dans les "fabriques" de Lowell, mais comme poids lourd à supporter par son fils. Tout cela fait sans conteste notre histoire littéraire, et elle n'est à dédaigné dans aucune de ses phases car elle est NOTRE histoire. Pour cette raison, je ne suis pas non plus l'opinion de Marcotte. Cependant, ces personnages comme Moisan ou Rivard ou même Maria Chapdelaine pour reprendre les classiques et tous ceux d'aujourd'hui que je connais guère, ne s'élèvent pas, non en "héros", ce qui n'est pas mon expression, mais en personnages surdimensionnés. Ceux-ci le sont, non par des effets spectaculaires ou surnaturels, mais par une richesse littéraire, linguistique s'il faut dire ce terme inapproprié, qui transporte une élévation d'âme (expression peut-être douteuse en ces temps si matérialistes et athées) devant lesquels on peut dire "Wow|" La maîtrise subtile de la langue permet de traduire le génie d'un auteur et de le faire passer à travers des êtres réels ou fictifs, voire même à des objets (la berçante dans le film Crac) ou des animaux (les bêtes de Jack London, Croc Blanc est connu à peu près partout dans le monde). Je suis d'accord avec vous, c'est la langue qui fait problème dans la mesure où on ne l'aime pas autant qu'on le dit puisqu'on ne la cultive pas et qu'on l'assassine avec des anglicismes afin d'abolir ses soi-disant structures hiérarchiques. En retour, elle surcharge l'esprit de faux débats, de thèmes idéologiques lourds et stériles, tue "l'âme" qui se laisse "désarmer" par ce tas de conneries qui fait vendre, apporte des sous aux box-office et fait vendre les publicités plus chers dans Unité 9...
 
Jacques Desrosiers
Jacques DesrosiersEn creusant, on va toujours retrouver l’épouvantable anti-intellectualisme que traîne le Québec dans son for intérieur. Mais ça serait rêver en couleurs d’avoir en même temps un peuple qui se voit comme né pour un ptit pain et des oeuvres fortes à effet Wow. N’empêche que si je lis une semaine, disons, Le voyage d’hiver de Nothomb, bien ordinaire et moyen, et la semaine suivante, Trente Arpents, très fort, je me dis : où est-ce qu’il est allé chercher ça Marcotte ? Comme disait Pierre Corbeil sur un autre fil : œuvre par œuvre.
 
Jean-Paul Coupal
Jean-Paul CoupalOeuvre par oeuvre, en effet. Notre littérature n'est pas exsangue. Je pense que Marcotte, qui avait investi beaucoup d'attentes dans les années 60 dans cette "littérature qui se faisait" a fini par déchanter. Il pensait surtout à la littérature canadienne-française telle qu'elle se présentait encore dans les années 50 et 60; lorsqu'elle est devenue québécoise, orientée vers une option politique et sociale qui n'était pas la sienne, alors il s'est retourné, comme un bon élève des collèges classiques, vers la seule littérature qu'on disait alors respectable. Il n'est pas le seul à avoir opéré ce type de bifurcation dans sa génération.
 
Lisette Tardif
Lisette TardifMais quand on voit l’engouement pour Broue, les Bougons et la Petite vie, on réalise que nous sommes avant tout des bouffons.

Jean-Paul Coupal
Jean-Paul CoupalOui, "le temps des bouffons", sans contredit le meilleur film de Falardeau que j'ai toujours trouvé médiocre réalisateur. Sol, toutefois, apportait une touche qui élevait le bouffon au rang du rêve que, peut-être, caressons-nous inconsciemment : celui de bouffon des rois. En ce sens, nous serions ceux qui portent la sagesse auprès des "hômm d'affères" et des Premiers ministres. C'est une nouvelle mouture de l'usage dont le clergé se faisait de la parabole de Marthe et Marie, Marthe s'affairant à préparer la table tandis que les yeux de Marie plafonaient vers les Paroles coulant à flots de la bouche de Jésus. On nous faisait la leçon en disant que le rôle ingrat appartiendrait aux Canadiens anglais avec la business et la politique, alors que nous étions Marie qui s'abreuvait des Paroles du Christ pour rentrer plus vite au Royaume des Cieux. En fait de bouffons, nous n'avons rien à dire de plus que des "jokes" assez débilitantes. Si au moins, il y avait quelque chose d'autre à côté. Si, en tant que bouffon, nous atteignions au moins le niveau d'Auguste, Auguste, auguste de Pavel Kohout (joué en 1973 au théâtre Denise Pelletier avec Marc Favreau dans le rôle d'Auguste; la traduction française avait fait disparaître un "auguste" du titre!) ou si nous pouvions faire une réinterprétation des thèmes de Shakespeare comme le faisait Jan Kott à propos du Pacte de Varsovie, ce serait déjà mieux. Et Brecht qui associait Hitler à Al Capone? Pourquoi pas Bouchard ou Couillard à Mesrine ou Rivard?

Lisette Tardif
Lisette TardifDes bouffons de pacotille mais fous du roi, aussi burlesque soit-il...si au moins après Sol, il y avait eu un Là, nous aurions pu monter dans la gamme politique...

Pierre Corbeil
Pierre Corbeil
« Il m'arrive de penser que ce qui manque, essentiellement, au roman québécois, c'est une certaine dureté. Elle se manifeste parfois - je pense au mépris du père Didace pour sa famille, dans le Survenant - , mais furtivement, comme honteuse d'elle-même. Il n'y aura de vrai, de très grand roman québécois que délivré de cette complaisance, de cette compassion qui non seulement suit la faute mais la précède, la prévient, l'empêche d'exister. Je rêve d'un roman dur, cruel même, où le Québec serait l'objet d'une haine bien franche ou d'une ironie féroce. Ce roman nous rendrait fiers d''être Québécois. » ( écrit entre 1983 et 2001 par Gilles Marcotte )

Jean-Paul Coupal
Jean-Paul Coupal Je pense que la dureté se manifeste dans la littérature québécoise dès que ce roman devient réaliste, lors de l'entre-deux-guerres avec des romans comme La Scouine d'Albert Laberge puis Un homme et son péché de Grignon. Le Survenant, qui est sans conteste un chef-d'oeuvre littéraire qui vaut bien des romans français malgré certains défauts, montre la honte du Père Didace devant la faiblesse d'Amable son fils unique, mené par le bout du né par Phonsine, son épouse hystérique. Il reporte son attachement paternel sur le Survenant, imago du bon Fils, qui est aussi un vent de liberté dans un monde qui se meurt d'ennui. Ce n'est pas très "cruel" mais pour Marcotte, qui pense probablement dans les termes d'Artaud sur le théâtre de la cruauté, il est vrai que les romans québécois flottent noyés sur les larmes de complaisance envers ses personnages. C'est ce que reproduisent les téléromans où après des séries comme Unité 9, O', District 31 ou Mémoire vive, je dois donner un coup de torchon au téléviseur pour essuyer les éclats de larmes éjaculés par la série.

L'amour et la mort sont toujours les thèmes les plus importants de la littérature. Outre les anecdotes secondaires, c'est la mort de Hector, puis celle de Achille qui font l'importance de l'Iliade. L'amour n'a jamais été un thème majeur des oeuvres antiques, à moins que nous les relisions avec nos yeux contemporains, comme on le fait avec Antigone pour délirer le même discours féministe qui n'a pas rapport. Il y a deux mythes qu'on pourrait qualifier de purement occidental, celui de Tristan et Iseut, celui de l'amour tragique qui affirme que l'amour est plus fort que la mort; et Faust qui ramène le pacte que l'homme passe avec le diable et dont l'amour finira par le sauver (le Hollandais volant en est une variante). Or, l'amour tragique semble impossible en Amérique du Nord. L'anecdote de l'île de la Demoiselle, rapportée par Roberval et reprise par Marguerite de Navarre dans son Heptaméron, raconte le moment où le capitaine, Roberval, fait descendre sur une île abandonnée, sa nièce et son amant et les y abandonne. L'amant meurt et la nièce sera récupérée des années plus tard, pratiquement folle. C'est comme, pour plagier Dante, qu'il y avait un écriteau suspendu au-dessus de l'estuaire du Saint-Laurent disant : "Vous qui entrez ici, abandonnez tout amour". "Ne pensez qu'au passage vers la Chine, à l'or du royaume du Saguenay, la morue, les fourrures, le bois d'oeuvre, les mines, Hydro-Québec, les forages... " Hémon, qui venait de France et connaissait bien le mythe de Tristan, a voulu récrire le mythe à travers l'amour de François Paradis et de Maria Chapdelaine. La mort de François, gelé par une tempête, condamne Maria à vivre en reproduisant la vie de sa mère, vie inauthentique par excellence. Le mythe échoue. Maria ne se suicidera pas pour rejoindre son amour qui succombe avec la mort de François. Hémon comprenait, peut-être de manière inconsciente, l'impossibilité du mythe au Canada. On a essayé de reproduire ce mythe essentiel à l'Occident, mais sans jamais y parvenir. Mieux vaut l'éviter. On remplace la passion par la complaisance, la compassion afin de prévenir que la passion ne s'accomplisse. Aussi, retourne-t-on toujours dans la cuisine à tâter notre tasse comme le fait la malheureuse Phonsine.

Aux États-Unis, les Américains ne sont guère plus chanceux. Pocahontas ne mariera pas le beau capitaine Smith, mais un barbon, marchand de tabac, qui l'emmènera mourir d'ennui à Londres. Pourtant, Fenimore Cooper parvient, dans Le dernier des Mohicans, a reproduire d'une façon authentique le mythe de Tristan à travers le lien entre Uncas et Cora qui se suicide après la mort du "dernier" des Mohicans. Autrement, on trouve peu de véritables romans d'amour qui s'achève autrement que dans un conte de fées du "ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants" de Disney, ce qui ramène l'intrigue au niveau de la platitude la plus bourgeoise. Il faut plutôt voir dans un couple comme Bonnie & Clyde, une histoire d'amour tragique dans la folie cruelle des vols de banque et des meurtres. Pourtant, c'est cette "cruauté" qu'aurait aimé retrouver Marcotte, et notre inceste paranoïaque, qui ne voit dans la violence que le désordre qu'elle cause et non l'accouchement qu'elle permet, la condamnerait à une éternelle immaturité.

Pierre Corbeil
Pierre Corbeil
j'avoue que votre regard est absolument fascinant et très éclairant; j'entends une chanson dans ma tête qui me dit que je ne vois plus de la même manière
 
Jean-Paul Coupal
Jean-Paul CoupalProbablement de Jean-Pierre Ferland? :-D
 
Pierre Corbeil
Pierre Corbeil
Jean-Paul Coupal en effet, le Petit Roi, cela m'est revenu peu après

Les larmes de sir Basil

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SHITHOLE
LES LARMES DE SIR BASIL
 
Peu avant que je me retire du réseau Facebook était parue l'une des informations provenant de la bouche du «génie stable» qu'est le président des États-Unis d'Amérique, Donald Trump. La nouvelle du Huffingtonpost.fr disait : «Trump s'en prend aux immigrants en provenance de "pays de merde". Lors d'une réunion, c'est ainsi qu'il a demandé si les États-Unis devaient accueillir les immigrants africains et haïtiens». Un ami fb se permit alors d'écrire cet encart : 

«Y A-T-IL OU PAS, DES PAYS DE "MERDE"?

Vous ne savez pas? Et bien demandez-vous si vous avez envie de vous réincarner (même si vous n'y croyez pas) en Haïti ou au Bangladesh dans votre prochaine existence? Vous devriez entendre la réponse dans votre tête! Je ne me sens pas tellement en affinité avec Trump, mais j'apprécie BEAUCOUP, depuis le début, qu'il n'a pas la langue de bois, qu'il ne se conforme pas au politically correct...!!! Et ce, même s'il se contredit peu après, pour faire semblant qu'il est poliment correct!
»

Cet ami, qui se croit «catholique», nous avoue ainsi que peu importe s'il est franc ou non, l'important est de dire que Haïti ou le Bangladesh sont des pays de merde. Hérésie en sus dans la mesure où la «réincarnation» est incompatible avec la foi chrétienne et l'eschatologie de la Résurrection. Nos «bons chrétiens» sont aussi morons que n'importe quel islamiste ou protestant fondamentaliste. Et les queues de comètes se font entendre : Ginette, la première : «Tu n as pas tort». Évidemment, c'est plus facile de formuler la phrase au négatif qu'au positif, vieille aliénation québécoise de toujours dire ce qu'on ne veut pas plutôt que ce que l'on veut. Puis vient Linda : «oui il y en a et il n apportent rien a mon pays». L'avantage d'être une cloche dans un carillon, c'est qu'elle ne sonne pas toute seule.

Émile, lui, veut bien qu'on le lise avec les oreilles ouvertes : «IL A RAISON IL NE JOUE PAS L AVEUGLE», écrit-il en majuscules. La grosseur l'emporte sur la vérité. Trump a raison; c'est un baromètre des sociétés... Sauf la sienne, évidemment! Dans ce florilège de sottises, Martial ne peut s'empêcher d'ajouter son doigt : «Moi j'appelle cela des pays mal chier. Lol» Lorsqu'on ne peut rien sortir d'original, on renverse la boulette sur le grill. René, lui, confirme que notre ami a bien raison : «Richard j'approuve ton affirmation car il(Trump) énonce certaine vérité sans tact mais ça demeure des vérité et si ces pays veulent prouver le contraire, il n'ont qu'a appliquer une gestion honnête et équitable en vers leurs population». Tout est tellement si simple pour les autres peuples, les autres pays, qu'on se demande pourquoi nos gouvernements sont si corrompus et nos sociétés si mal foutues! N'oublient-ils pas, j'espère, que la saison des impôts commence. Jean-François, lui, aimerait bien mettre un peu de bon sens dans ce niaisage : «Ne pas avoir la langue de bois, ça ne lui permet pas de dire toutes les conneries qui lui passent par la tête».

C'est là qu'on aimerait entendre la petite voix de Descartes qui nous lançait, en ouvrant son Discours de la méthode, que «le bon sens est la chose la mieux partagée du monde»!!! Un autre René, moins subtil, répond alors : «Il n'a pas de classe c'est évident mais certains préfère un mensonge qui rassure à une vérité qui dérange». À l'ère des fake news, René a de ces discernements que nous aimerions partager! Jean-François lui réplique : «La vérité étant un point de vue. Et pas toujours nécessaire de le proclamer sur tous les toits, ce point de vue», difficile de se donner du style devant tant de grossièretés. Dernier pieux porté à l'esprit, cette affirmation de Marie-Josee : «oui car ce ne sont pas des conneries..c'est la vérité et la preuve en est que les citoyens de ces pays quittent en masse au péril de leurs vies souvent pour envahir le reste du monde et ne jamais retourner dans leurs pays..et que ceux restés la revent de quitter aussi...pays ou regne corruption des dirigeants, pauvreté endémique, violence etc...pays de merde..voila...et ça n'a rien de raciste..il parlait pas des gens mais des pays...et il a raison....». Elle est mûre pour donner le cours de sciences sociales à l'École de l'Humour. Ghislaine répète la même idée que Marie-josee : «Quand t'es prêt à mourir pour quitter l'endroit ou ne pas y retourner, me semble que c'est pas signe que c'est le Paradis. Anti-Trump depuis sa campagne, c'est la première fois que je suis d'accord avec lui. Disons que c'est dit vulgairement, mais les Haitiens traitent leur pays comme un pays maudit». Il suffit d'un peu de voudou pour faire d'une anti-Trump une Trump finie.

La bêtise n'a pas de race ni de sexe, de langue ou de culture. Elle souffle avec le vent et ventile les moindres espaces réduits de la planète. Eco avait raison de dire que les réseaux sociaux ramenaient les pires divagations au niveau de ce que les gens instruits ou cultivés pouvaient écrire. Bien sûr, il n'y a pas plus de bêtises dans les réseaux sociaux que dans les rues ou les cafés, les studios de radio ou de télévision. En effet, elle a remplacé Dieu dans sa omniprésence et son omnipotence. Elle ne se distingue plus de la sagesse, de la nuance, de la compassion ou de la critique. Elle tombe comme une masse – un tas – sur l'ensemble de l'humanité, d'où que nous ne sommes pas les mieux placés pour juger du reste du monde, de comment il vit, comment il pense, comment il travaille. Puis, comme tout cela m'écœure, et bien que je saches que ça ne changera rien d'essentiel, j'ai fait une première intervention :

«Basil Davidson, un historien britannique de l'Afrique noire a écrit un livre au très beau titre de Mère Afrique, et il est vrai que les ossements les plus vieux de l'espèce Homo ont été retrouvés dans les gorges de l'Olduvai en Afrique. Si l'Afrique est un "shithole", alors Trump en est un de ses étrons, comme nous tous.

Aurions-nous oublier qui a été foutre la merde dans ces pays? Les Arabes d'abord avec le commerce de l'esclavage dont Espagnols, Portugais puis Anglais s'approvisionnaient. Les Britanniques pour les mines de diamant en Rhodésie. Les Afrikaners qui ont fait la guerre aux Zoulous pour s'approprier les ressources naturelles. Les Belges qui épuisaient les Africains, quitte à leur couper les bras s'ils ne ramenaient pas la quantité d'hévéa qu'exigeaient les producteurs de caoutchouc pour les pneus. Les Français et les Allemands qui exploitèrent, souvent avec des méthodes qui seront repris par les Nazis, les populations de l'Afrique de l'Ouest et de la Tanzanie et que dire de Madagascar! Et Haïti, où les Espagnols ont exterminés le peuple heureux qui l'habitaient, les Taïnos, par l'orpaillage, les obligeant à délaisser ainsi leur agriculture de survivance. Une fois la tribu exterminée, on y a fait parvenir des Noirs d'Afrique pour les remplacer, substitution suggéré par le "libérateur des Indiens", Las Casas!

Oui, nous pouvons dire que l'Afrique noire est mal parti, comme le disait Louis Dumont il y a un demi-siècle, mais c'est notre merde à nous, Occidentaux, ne l'oublions pas et les peuples Noirs méritent d'autant plus notre respect qu'après avoir semé la zizanie entre les tribus sous domination de Rois-Nègres entretenus par les dollars et les sterling occidentaux, les avons réduits à ce bourbier sur lequel nous levons aujourd'hui le nez avec dédain. Voilà une réaction typiquement chrétienne et bourgeoise.
Félicitations
!»

Après ma tartine, Jean-François me semble se ressaisir : «Sophisme, c'est le mot qui me vient en tête. Une fois réincarné, la personne n'aura pas conscience de sa 'malchance'. On ne choisi pas le lieu de notre naissance et nous devons vivre avec les contingences qui nous sont imposées». Au moins ose-t-il reconnaître que tout ce qui a été dit auparavant relevait du pur sophisme. C'est alors que l'ami sort de son mutisme : «L'incarnation est tributaire du capital spirituel; on a plus ou moins de liberté de choix pour les circonstances... Le hasard n'existe pas!» Beaucoup sont morts sur le bûcher pour avoir osé proférer des hérésies moins pires que ça! D'où la remarque de Jean-François : «Le fardeau de la preuve est sur vos épaules svp!» Difficile à prouver, en effet, à moins de goûter d'une mixture catho-ésotérisme hystérimental! Apparaît alors Julie qui nous ramène à l'essentiel du sophisme : «La question est bien simple pourtant. Si vous aviez à vous réincarner, quel pays choisiriez-vous. On vous demande de choisir là, présentement, un pays pour une éventuelle réincarnation». Pas sûr que je choisirais les États-Unis en tous cas! Et notre ami d'applaudir des deux nageoires : «Bonne question, Julie! Le propos de l'encadré demandait précisément cet exercice "hypothétique" pour faire prendre conscience aux esprits "angéliques" (mais qui sont toujours prêts à faire des procès d'intentions aux autres), qu'il y a des différences considérables entre les différentes régions du Monde». C'est fou comme tout est simple lorsqu'on se refuse à couper les cheveux en quatre!

Et devant tant de mauvaises volontés, pour ne pas dire de mauvaise foi, comment ne pas s'incliner : «Tout cela est du pharisaïsme. C'est le pharisien québécois qui est là devant Dieu et qui se vante de son talent de débrouillard alors qu'il regarde le publicain en arrière et le traite de trou de cul du monde. De l'Évangile, je ne vois qu'une incompréhension mesquine». Intervient alors Mario, qui veut extraire le débat de l'obsession de la pauvreté et de la merde pour celle de l'impérialisme strictement anglo-saxon : «il ne faut pas confondre les peuples chrétiens d europe qui ne sont pour rien dans l exploitation honteuse du sol africain et des populations qui y vivaient. Ce sont toujours ces memes familles l oligarcs issues des riches familles protestantes alliées a la judeo protestante maconnerie et aux siecles auparavant, ce sont les juifs maranes qui semerent le trouble dans les antilles et l on fait porter le blame au christianisme....les contoirs d esclaves étaient largement établis bien avant la conquete espagnole ou les moins noirs vendaient les plus noirs....en échange de biens que l afrique était incapable de produire a l époque....il y eut des échanges favorables mais la betise continue de plus belle avec cette élite mondialiste qui n on t pas beaucoup plus de considérations pour nous...». Bon! Les Anglais! Oui, Mario, la betise. Ça dit tout. Mon père aussi haïssait les Anglais au point de dire qu'ils étaient la cause de tous les malheurs du monde.

L'ami réplique à tout ceci : «Les exploiteurs de l'Afrique aujourd'hui, ce sont les Chinois!». Céline aussi était passé, dans sa paranoïa, des Juifs aux Chinois. Ibidem Mario : «je suis bien d accord». Et moi de répondre : «Encore, les Chinois n'exploite pas toute l'Afrique mais seulement l'Est, et surtout en ponction pétrolière; ils font ce que les Occidentaux leurs ont enseigné jadis». Mais ça ne me tente pas de repartir avec une inutile tartine sur l'état de la Chine sous le colonialisme occidental du XIXe siècle. Ça ne sert à rien d'épuiser les moindres forces qui nous retiennent en vie devant un tel tissu de mépris et d'ignorance crasse. Mario met un terme au débat en présentant une carte de l'Afrique où l'on ne voit aucun drapeau anglais, ni chinois d'ailleurs! «les élites protestante toujours»


Ainsi la tweetosphère, ou plus exactement Facebook, sert à confondre les esprits, les cultures, les affirmations, vraies et fausses. Nous ne savons guère plus de l'Afrique ou de l'Asie que nos lointains ancêtres du Moyen Âge et nous en parlons avec autant de certitudes liées à des rumeurs et humeurs. Du moins, pour les Franciscains des XIIIe et XIVe siècles, ne voyaient-ils pas ces contrées comme des shitholes, mais des mondes pleins de merveilles à explorer et à découvrir. Et si, malgré son marasme, l'Afrique était l'avenir du monde?

Montréal
21 janvier 2018

Le rapetissement des esprits

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Est-ce un hasard si le logo de Facebook représente une clé anglaise?

LE RAPETISSEMENT DES ESPRITS

Les révolutions techniques se succèdent, chacune étant vantée comme une promesse d'amélioration de la condition humaine et le soulagement des efforts déplaisants que lui impose l'existence. La démocratisation de l'informatique, à partir de la dernière décennie du XXe siècle, fut une révolution comparable à celle de la diffusion des électro-ménagers, peu avant la Seconde Guerre mondiale. L'automatisation au foyer se répandit comme une traînée de poudre aux lendemains de la guerre, permettant aux anciennes usines de fabrication d'armes de se reconvertir en un secteur de pointe. L'Amérique était riche des décombres de l'Europe et toutes les formes d'organisation du travail s'adaptaient à l'automatisme. Les ordinateurs commençaient déjà à mesurer, à suivre, à censurer. Les cartes perforées permettaient de suivre les allés et venus des ouvriers; les premières cartes d'identités électroniques donnant accès à des salles d'opération spéciales ou secrètes se multipliaient. Le monde de James Bond se structurait. Les femmes aux foyers, elles, considéraient comme un cadeau personnel la plus récente des balayeuses, l'ensemble lessiveuse-sécheuse, le fer à repasser électrique, le lave-vaisselles. Le poêle et le frigo électriques remplaçaient le vieux poêle à huile puante et la glacière d'avant-guerre. Enfin, aux sons de la radio s'ajoutaient les images de la télévision. C'était une révolution culturelle beaucoup plus qu'une mode et qu'un historien québécois appelle L'ère de la culture électro-ménagère.

À partir des années 1990, un zeitgeist semblable s'est établi sur l'ensemble du monde occidental avec la diffusion rapide des ordinateurs portables. Finis les gros robots aux langages archaïques de Fortran et de Cobol. Il suffisait désormais d'avoir son Appel Mac et bientôt son portable Windows avec disquettes pour opérer une première série de tâches administratives ou de fonctions de divertissement. Les Pac Mans initiaient à ce que seront les jeux vidéos de la génération suivante. Désormais, tout pouvait se faire sur un ordinateur personnel auquel se sont joint d'autres périphériques; ainsi, il peut vous suivre partout, suffisamment discret pour tenir dans la paume de votre main. Les fractions de seconde se saisissent avec une étonnante clarté que permet la conversion numérique. Le monde est au bout de vos doigts, et ce n'est pas un autre des slogans creux des compagnies.

Les réseaux sociaux sont un produit de cette percée technologique révolutionnaire. En reprenant les vieux rêves de la magie, la technologie moderne les réalisent au-delà des antiques espérances. La télépathie est au bout du téléphone cellulaire. La télékinésie fait passer maintenant des lingots d'or d'un coffre de banque à un autre, loin sur la planète. Les poltergeists vibrent dans nos poches ou jouent des airs de Star War. Avec les sites météo, plus besoin de danses de la pluie. Médecins et pharmaciens sont en ligne sur le WEB. Tous les produits culturels, anciens et modernes, sont disponibles à faibles coûts sans sortir de chez soi. Poulets frits, pizzas, bières et chips arrivent comme par tapis volants à votre porte juste en les invoquant à travers le réseau Juste Eat. Rares sont les romans de fiction d'il y a un siècle qui auraient pu prévoir un tel service à domicile.

Mais ces petites merveilles ont un prix. Celui de leur prix sur le marché, va sans dire, mais aussi sur les modifications qu'elles imposent à nos corps et à nos esprits. La sédentarisation, par exemple, a un coût sur notre santé, mais ne soyons pas aussi alarmistes que certains, ces coûts sont tout aussi comparables à celui de l'activité usinière du XIXe siècle; il faut donc prendre en considération qu'il s'agit là d'une maladie de civilisation et non le résultat d'une modification physiologique de notre organisme. L'homme-machine de La Mettrie peut très bien s'harmoniser avec l'automatisme dont il est lui-même constitué avec celui des machineries qu'il crée. Ceux qui meurent d'accidents du travail, aujourd'hui, sont moins ceux sur qui tombe une poutre ou périssent dans un incendie suite à une explosion gazière. Nos modernes victimes du travail sont ceux qui font des crises cardiaques suite au stress dû à la performance; au diabète dû à la mal bouffe des restaurants fast food; aux utilisateurs du téléphone cellulaire au volant; aux dépressions psychotiques qui sont la fin fréquente de l'usage des drogues, dures comme légères. La pression des temps actuels est aussi lourde à gérer que celle des temps de la première Révolution industrielle au XVIIIe siècle.

Les dommages causés à l'esprit ne sont pas moindre. Si par Google vous pouvez avoir accès à Wikipedia ou à des blogues comme celui-ci qui ne sont pas parmi les moins intéressants, vous avez, outre ces moteurs de recherche, des sites de discussions. Facebook et Tweeter sont les plus connus. Le second par ses messages simples, limités et qui ne donnent pas envie de faire des conversations musclées à une époque où les gens n'ont rien à dire et le premier, plus prometteur, mais dont l'automatisation est encadrée par des règles aux apparences strictes mais totalement anarchiques.

Derek Jarman. Sebastiane, 1976

Nous sommes le 20 janvier. J'ai pris l'habitude, depuis le début de l'année 2018, de présenter une image et une courte biographie tirée de Wikipedia du saint du jour. Malheur! C'est la fête de saint Sébastien, soldat et martyre chrétien du IVe siècle de notre ère. Plutôt que d'en référer à une iconographie classique de la Renaissance ou de l'âge baroque, je tire une scène du film Sebastianede Derek Jarman (1976). Dans ce film plein d'anachronismes, où l'on voit des soldats romains, campés dans un désert brûlant et stérile, jouer au freesbee pour passer le temps, Sébastien, jeune soldat chrétien en révolte contre la décadence de son temps, refuse de céder aux avances homosexuelles, ce qui lui attire bien des sévices corporels et finalement la mort. Morsures de la chair par des flèches qui sont autant d'actes de viols, de pénétrations à la fois sensuelles et douloureuses, fondement d'une certaine mystique qui cherche son contenu à la fois dans la chair et en Dieu. Jarman concentre les fantasmes sado-masochistes dans cet univers d'hommes seuls, isolés dans un décor dépouillé dont la nudité corporelle n'est qu'un reflet de l'environnement, comme nos vêtements sont les miroirs de l'architecture dans laquelle nous les portons.

Au réveil, Facebook, ou la madame Robote - la Rhoda des Jetson's - qui gère le réseau, me dit que cette image ne convient pas à la politique sur la nudité et la sexualité du «contrat» de services et me demande de la supprimer. Ce que je fais, mais à contrecœur, n'en déplaise à l'éthique à Nicomaque. Une fois la chose faite, elle m'avertit que je suis ni plus ni moins en pénitence et que pour 24 heures, je ne pourrai communiquer, autrement que par le fil privé. Même pas pour liker une juteuse critique de Mathieu Bock-Côté! C'est alors que mes plombs ont sauté.

Depuis quand, avec trois diplômes dont un doctorat, à près de 63 ans, je vais me laisser punir comme un méchant garnement qu'on envoie dans le coin de la classe avec sa gomme sur le nez ou le bonnet d'âne sur la tête, et tout cela, dicté par une machine programmée par des pharisiens imbéciles? Car, il va sans dire, qu'il y a bien plus qu'une «kékette» qui passe sur mon fil d'actualités Facebook et dont la Rhoda de service ne remarque nullement l'obscénité ni la perversité : posts haineux; mépris racistes ou sexistes; photoshops obscènes – comme cette photo du Premier ministre Jean Charest avec un anus au milieu du visage -, exhibitions de femens, mooning d'adolescents sur le party, images dégradantes en tous genres du corps de la femme comme de l'homme, voire même des animaux. La laideur se vend bien sur Facebook, non seulement par les publicités, mais par cet étalage d'images dont la spécificité est bien de rendre hommage à la canaille. Non à cette laideur qu'honorait Umberto Eco, celle de Breughel ou de Bosch, de Egon Schiele, de Francis Bacon ou de Lucian Freud, mais de Monsieur ou Madame Tout-le-Monde qui se complaît à travers un narcissisme négatif comme au temps des mystiques pouilleux de l'époque hellénistique ou du XVIIIe siècle. Si Facebook avait existé au temps de Madame Guyon ou de saint Benoît Labre, on les aurait vus, sur nos écrans, manger sur les excréments des écuries avec la bénédiction du Saint Siège et de Rhoda. Pourtant, le martyre, selon la théologie et l'étymologie, témoigne de sa foi; le coprophage n'est qu'une autre des perversions issues du temps où bébé fouille sa couche de ses doigts et les portent à ses lèvres.

L'usage des réseaux neutralise le discernement en le noyant sous une onde qu'aucun ride ne doit troubler. Si les humains – des techniciens -, programmeurs de ces machines, les tiennent au plus bas niveau de la canaille, alors il est impossible que, tôt ou tard, vous soyez, en tant qu'individu conscient, placé devant un choix : celui d'accepter passivement au rapetissement intellectuel et moral qui est le prix de cette merveilleuse technologie de communications, ou bien s'aveugler sur la nature ontologique de votre Être au nom du plaisir et des avantages pratiques qu'offre ce merveilleux instrument. Le prix à payer ne consiste pas à une simple abdication devant une exigence jugée plus ou moins importante, mais bien de poser le premier pas vers une démission de la volonté et du jugement personnel. Le charmant contrat Facebook se transforme alors en contrat de Faust où la puissance reçue par ce pacte signé avec le diable se retourne contre l'utilisateur. Ce prix est moins moral que psychologique. La «kékette» censurée de Sébastien annonce le rétrécissement de votre esprit. L'infantilisation d'une sexualité qui, pour éviter soi-disant la pornographie, entraîne l'utilisateur dans une régression qui l'invitera à se compenser sur les sites proprement pornographiques. En voulant éviter le mal, on creuse le lit du pire. La pharisaïsme des dénonciateurs qui ont le doigt agile sur les plaintes devient la baromètre moral de Facebook. On devine ce que les intégristes religieux ou moraux peuvent exercer encore comme pouvoir social grâce à de tels appareils. Les discours intellectuels trop élaborés ne les concernent pas puisqu'ils ne les comprennent pas, mais une image, un dessin, une œuvre – on pense à la censure intolérable du tableau de Courbet, L'origine du monde -, montre que la grande liberté autorisée par ces réseaux n'est qu'une façade, un devanture commerciale trompeuse qui, une fois nous a captivés, finit par niveler tous les messages, tous les articles et toutes les images, enfin toutes les personnes dans un même cadre unidimensionnel. Si vous n'avez pas, préalablement, un esprit critique formé par la littérature, les arts, la musique ou le cinéma, vous voyez tout ce qui défile sous vos yeux sans esprit et la masse de ces informations, de ces perceptions, contribue à rétrécir encore plus votre esprit dans l'indifférence devant la succession qui défile sur le fil d'actualité.

Gustave Courbet. L'origine du monde, 1866.
Plus l'ampleur de l'influence des réseaux sociaux s'accroît, parallèlement, les anciens réseaux – famille, éducation, activités sociales – voient décroître leur encadrement. Non pas que ces réseaux étaient meilleurs, tant les interdits et les châtiments pouvaient être atroces, mais ils possédaient un tonus affectif qui donnait sens à leur aliénation, dont il était toujours possible de se dégager d'une manière ou d'une autre. L'illusion que Facebook ou Tweeter resserrent les liens entre les individus masque l'atomisation, l'isolisme sadien qui nourrit la force centripète de chaque narcissisme. Les électrons sont libres, mais leurs déplacements sont erratiques et violents. La cité n'a plus besoin de murs puisqu'ils sont érigés dans la tête des individus – d'où l'archaïsme du mur texan de Trump -, les nations n'ont plus besoin de frontières puisqu'elles n'existent plus devant la force de la gravité du marché planétaire et la soi-disant «sagesse de la foule» se résume à un voyeurisme/exhibitionnisme obsessionnel et sans surprise. Le tout-est-possible devient, avec les réseaux sociaux, le tout-est-permis et donc, le tout-doit-être-fait puisque c'est là l'historicité même de la technique. Cela, sans regarder aux conséquences à court et à long terme. Telle est la dynamique même de l'automatisme depuis son apparition au XVIIIe siècle avec le canard de Vaucanson.

Entre mon jugement et celui de la canaille. Entre mon jugement et celui d'un robot programmé pour satisfaire la foule. Entre mon jugement et les utilités pratiques d'un réseau social, j'ai choisi mon jugement et j'ai supprimé mon compte Facebook. J'en ai ouvert un sur Tweeter et je sais que là, au moins, j'y passerai moins de temps considérant qu'il est plutôt conçu pour ceux dont le nombre des lettres de l'alphabet occidental se réduit à environ à 13. Finis les tartines intellos, les débats sans fins, les commentaires. L'adresse courrielle et mes blogues suffiront. Je n'ai pas besoin de 150 amis virtuels, seulement de quelques-uns qui me sont présents, charnels et chers et avec qui je ne me sentirai pas censurés bêtement

Rhoda de Facebook?

Montréal
21 janvier 2018

Marie-Victorin : entre le savoir et la volupté

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MARIE-VICTORIN : ENTRE LE SAVOIR ET LA VOLUPTÉ

J'ai, à côté de moi, le livre de la semaine : les Lettres biologiquesdu Frère Marie-Victorin, présentées par Yves Gingras et paru chez Boréal. Après une introduction et des considérations qui seront reprises dans le reportage de Luc Chartrand diffusé à l'émission Enquêtesur les ondes d'Ici Radio-Canada, le jeudi 8 février 2018, Gingras nous dit qu'«en publiant ces lettres, nous voulons contribuer à l'histoire de la sexualité au Québec, domaine encore en friche, et aussi à celle des contraintes de la vie religieuse. […] Cette correspondance intéressera autant l'historien que le psychologue ou le psychanalyste, car elle nous fait découvrir une amitié profonde et spirituelle entre un homme et une femme fondée sur une relation à Dieu qui, en un sens, barre la route à une relation physique que les deux savent dangereuse, sinon impossible» (p. 8). Je trouve, malgré cette volonté, que le travail d'édition est bâclé. Outre le fait que les réponses de Marcelle Gauvreau ne peuvent y être publiées, la présentation de Gingras évite un dialogue avec le texte de Marie-Victorin qui aurait été plus judicieux. Il aurait mieux valu, dans un format développé jadis par la collection française Archives, publiée d'abord chez Julliard puis reprise par Gallimard, présenter les lettres, non pas l'une à la suite de l'autre, sans commentaire, mais procéder par une sélection des extraits les plus significatifs organisés en chapitres relevant les prétextes scientifiques, le dilemme religieux, l'expérimentation sexuelles, etc., avec des commentaires analytiques appropriés. Tout cela s'y trouve ou à peu près, concentré d'une façon assez générale, dans l'introduction qui est à la fois une mise en contexte de la correspondance et un rapide tableau de la sexualité des Québécois à travers des appréciations et critiques glanées ici et là dans la correspondance générale de Marie-Victorin. Nous suivons donc, avec les lettres soigneusement classées chronologiquement, les étapes des expériences liées à la quête de Marie-Victorin, ailleurs au Québec, spécialement à New York et à Cuba.

LA FRAUDE SCIENTIFIQUE

Au cours de cette semaine j'ai émis des observations, commentaires et jugements que je ramènerai ici, non en les confrontant au contenu des lettres, ce qui serait fastidieux, préférant laisser libre choix aux lecteurs que j'invite à se procurer le livre pour se faire leur propre idée. Ces escapades de Marie-Victorinétaient connues depuis les années 1990 par le travail journalistique de Chartrand. Pour les rendre publiques, il fallait l'accord de l'Institut des Écoles chrétiennes, à laquelle appartenait le Frère Marie-Victorin (Conrad Kirouac) (1885-1944) pour que ces lettres soient publiées. Dire que nous en apprenons beaucoup sur l'histoire de la sexualité au Québec, c'est à prendre avec des pincettes, car le Frère Marie-Victorin était une personnalité exceptionnelle qui ne représentait en rien les mœurs sexuelles de ses contemporains, pour autant que nous en connaissons quand même un peu de ces mœurs! Tenter de vivre sa sexualité sous le couvert d'une entreprise scientifique, il s'agissait là d'un tour de force assez original. Ce que cela nous dit, et nous rappelle en fait, c'est la force de l'interdit et du refoulement dans la culture traditionnelle québécoise. Expérimenter la sexualité en se laissant croire que ce n'est pas pour prendre du plaisir mais pour étudier, selon la règle épistémologique de l'observation énoncée par le positivisme de Claude Bernard, voilà, disons, un pieux mensonge.

Ce qui est moins pieux, c'est l'absence de véritable protocole de recherche dans sa démarche. Même si nous la considérons hypocrite ou perverse, elle n'en demeure pas moins une raison nécessaire pour se permettre d'être en paix avec sa conscience de clerc. Cet homme était un amant de la nature, sa Flore Laurentienne le démontre assez bien je pense. En tant que frère enseignant, que botaniste, que poète mais aussi comme nationaliste (il était protégé par Duplessis qui lui paya son Jardin botanique, ne l'oublions pas), Marie-Victorin, si l'on peut dire, baignait dans l'osmose de la nature. Il avait une figure dominante qui le guidait : la figure de la bonne Mère, celle qui nourrit et qui donne tout. L'Église, à ce compte, prenait la relève de cette figure, comme chez tous bons Canadiens-français dévoués au culte marial.

Doit-on considérer cette dévotion comme à l'origine de la négation du sexe – le sien et celui de la femme? La loupe qu'il utilise pour observer le clitoris de la jeune prostituée nous rappelle les lentilles du télescope de Galilée qui lui permettaient d'observer l'orbe des planètes et le microscope de Leeuwenhoek qui découvrit les spermatozoïdes. La description que Marie-Victorin fait du pénis évoque celle qu'en donnait Léonard de Vinci dans ses carnets et que le frère ne devait pas ignorer. Attirés et repoussés par l'orgasme, ils scindent le plaisir charnel du plaisir intellectuel (la libido sentiendi, la volupté et la libido sciendi, la curiosité), celle-ci dissimulant celle-là. Marie-Victorin opère ici comme un mystique. Il place Marcelle Gauvreau dans une position analogue à celle de la sainte Thérèse du Bernin, les deux femmes ayant décrit leurs expériences intimes, l'une par le biais de la rigueur scientifique, l'autre par sa poésie mystique. Marcelle Gauvreau apparaît comme celle qui reçoit la flèche d'amour de l'ange Marie-Victorin.

Qui, en effet, forniquerait au nom de la science? Marie-Victorin n'ignorait pas que l'épistémologie positiviste de l'époque, qu'il appliquait lui-même dans ses études botaniques, exige de ne pas s'impliquer en tant que sujet dans une expérimentation. On ne peut pas, objectivement, être observateur et participant en même temps dans une expérience scientifique. Ce recours à la justification scientifique relève de l'Idéologique. Il n'appartient pas à l'Imaginaire qui observe, découvre et classe les objets du monde dans sa mémoire à partir de laquelle déborder vers la créativité.

LES TRAVERS DU SEXE

Ce que nous révèle la description des expériences au cours des Lettres biologiques, c'est la quantité de pulsions partielles qui ne cessent de se manifester chez le Frère Marie-Victorin. L'éducation entraîne dans la psychisme du moi le refoulement des «perversions polymor-
phes» de la petite enfance, mais pour autant qu'elles soient refoulées, elles peuvent toujours ressurgir au cours de l'existence, suite à un traumatisme par exemple. Dénombrons-en donc quelques-unes. Le voyeurisme, qu'il sublime en observations. La pédophilie, plutôt que de faire un échantillonnage sur une diversification d'âges. L'usage de prostituées comme des cobayes. Le fétichisme des organes génitaux. Le sadisme, dans la façon de «découper» de manière fantasmatique les objets observés. La sexualité passive, par la fellation, qui était tenue pour anormale pour un homme dans le contexte de la sexologie helléno-chrétienne. C'est ce que je tiens pour ce véritable tour de force que les mœurs québécoises de l'époque ne pouvaient imaginer, à l'exception des milieux de la prostitution. En général, où les Québécois allaient aux putes, ou ils refoulaient, réprimaient et sublimaient leurs pulsions jusque dans, et y compris le mariage.

Dans les années 1970, j'avais appris qu'un couple de grand-parents d'un élève dormait en vêtements de nuit, un drap les séparant l'un de l'autre. Ce drap était percé d'un trou afin de permettre la copulation. On ne pouvait pas vivre plus loin de son corps que ça. On préférait sublimer l'oralité en la reportant sur l'alcool et l'ivresse; l'analité sur l'hypocon-
drie intestinale (comme dans le film Léolo); la peur de la génitalité ouvrait sur l'impuissance et la frigidité, justifiée par le seul commandement biblique de la procréation. Dès lors, les jeunes Roméo et Juliette, le temps des fiançailles passé, ne s'appelaient plus, entre eux, que «Popa» et «Moman». Bref, les Québécois – comme ici Marie-Victorin et Gauvreau -, se détournaient de leur sexualité en voie de maturité pour régresser et se fixer à des stades de développement antérieur. Ils fétichisaient leurs enfants comme des étrons : un tel était le fils de X, fils de Y, fils de Z, selon les interminables listes généalogiques de la Bible. Comme ces enfants n'étaient que des faeces lâchées qui en feraient d'autres et ainsi de génération en génération, leur importance se limitait à servir de bras dans l'entretien de la ferme ou de pourvoyeurs dans les usines : de futurs bâtons de vieillesse pour les parents. Dans le cas de Marie-Victorin et de Gauvreau, il est difficile de considérer qu'ils aient atteint, même après avoir couché ensemble, une véritable maturité sexuelle qui est celle qui érotise le corps tout entier et non seulement une zone érogène ou l'autre.

Ici, comme n'importe où ailleurs, le sexe était pourtant présent et surgissait de l'incons-
cient. Il ne trouvait pas toujours de justifications pour se révéler. Viols et enfants illégitimes le prouvent. Alors sévissait la répression, surtout visant les femmes et leurs bâtards tenus pour illégitimes. Le drame célèbre de Gratien Gélinas, Ti-Coq, est là pour nous le rappeler à chaque génération. La prostitution et la “sodomie” (entre adultes consentants) relevaient du code criminel. Policiers et médecins étaient appelés pour rétablir l'ordre et la loi naturelle. Il fallait rectifier les écarts de la contre-nature. Dans le monde des plantes, bien qu'il existe une sexualité, celle-la ne connait ni hétéro, ni homosexualité. Marie-Victorin l'aurait reconnu chez les animaux qu'il n'aurait pas compris davantage. Chez l'humain, il n'était pas loin de partager l'analyse freudienne qui tenait l'homosexualité comme un simple «complexe d'Œdipe négatif».

Plus une société exige de refoulements chez les individus, non seulement il y a sublimation, mais également déni, hypocrisie et surtout perversions. C'est ce que nous venons de constater à travers les confidences du Frère Marie-Victorin. Pensons à la société victorienne du XIXe siècle en Angleterre qui a tout de même produit un Jack l'Éventreur, qui n'était que le sommet de la psychopathologie de l'époque. Pour avoir connu la fin de ce régime dans le Québec des années 1960, il ressortait aux yeux de tous que nous vivions dans l'hypocrisie et la dissimulation. Cette stratégie de la dissi-
mulation nous écartait individuel-
lement du jugement que nous portions sur les autres (la médisances, un péché dans lequel nous étions passés maîtres) était plus facile à démonter que nos dissimulations actuelles tant nous nous disons sérieusement, particulièrement “ouvert” et “transparent” alors que tout baigne dans l'opacité, y compris dans notre vie sexuelle jugée “épanouie”. Et le plus triste, sans doute, c'est lorsqu'on croit percevoir de la transparence alors que nous nous retrouvons dans le plus opaque. Même l'actuel mouvement Me too! qui a l'avantage d'éclairer toute une zone d'ombre malsaine reconnue comme «genre de vie» dans certains milieux, cache également bien d'autres choses. D'où ces délires collectifs de chasse aux sorcières que je condamne férocement depuis le procès intenté à Claude Jutra et qui est un symptôme même de nos déficiences sexuelles.

Dans le cours de sa vie, Marie-Victorin s'est libéré des préjugés (ce que nous nous gardons bien de faire!), et finalement, après avoir exécré le corps et le sexe voués au démon, il a fini par reconnaître qu'il n'y avait rien de mal ni de démoniaque dans la sexualité féminine, décomplexant la pauvre Marcelle, sa secrétaire, mais seulement un produit merveilleux de l'acte créateur. A l'époque, botanistes et zoologues pouvaient s'émerveiller de la beauté de la Création, en parler avec une tendresse que l'on peut juger mièvre aujourd'hui, mais Marie-Victorin garda toujours l'angoisse à la simple idée que l'on prenne ses lettres pour des invitations à l'obscénité. Et sur ce point, il était sincère. Ces savants étaient proches de la nature, à leur manière sans doute, alors qu'aujourd'hui, astrophysiciens et généticiens peuvent s'extasier sur la beauté du monde sans craindre d'être censurés ou jugés pervers.

Les médisances et les calomnies, si courantes dans un monde profondément refoulé, appartenaient au caractère général d'une société catholique rigoriste. Celle-ci, avons-nous dit, maintenait une sexualité immature dont la pulsion masochiste finissait par dominer toutes les autres et le comportement dit normal. Une course impossible à savoir qui était le plus vertueux (et non le moins vicieux); un goût morbide pour l'auto-flagellation et les culpabilités diverses; la répression de ses désirs d'émancipation; le report d'une vie heureuse après la mort dans un monde océanique pratiquant un voyeurisme sans fin de la figure divine et surtout, surtout cet orgueil démesuré d'affirmer que nous étions supérieurs par notre capacité à endurer plus de souffrances que n'importe qui d'autres sur terre. Il y a un peu de cet orgueil qui se manifeste encore dans notre pseudo-islamophobie : une femme musulmane voilée, de la tête aux pieds, souffre plus que Lise Watier derrière son bureau de pdg d'entreprise : c'est inacceptable! Cette façon de concevoir le catholicisme était tellement arriérée qu'elle dégoûta les catholiques français fuyant l'Occupation nazie qu'ils préférèrent se retrouver à Toronto plutôt que dans la vichyste province de Québec. Une sexualité régressive et répressive, qui s'accrochait aux pulsions partielles plutôt qu'au cours naturel des stades de développement de la sexualité était déjà condamnée sans circonstances atténuantes.

Soyons justes, toutefois, le refoulement ne se libérait pas seulement par la voie des perversions. L'économie sexuelle des Canadiens-français avait, elle aussi, cette voie de sortie qu'est la sublimation. Les arts et les sciences furent des lieux de libération (relative) les plus favorables aux esprits souffrants de la répression sexuelle. Dès l'entre-deux-guerres, l'intrusion du gouvernement fédéral dans les affaires morales souleva une résistance nationale, en particulier celle d'Henri Bourassa, face au divorce. Mais les signes étaient déjà présents : ça craquait de tous bords tous côtés. L'alliance tacite des partis politiques québécois pour ne pas accorder le droit de vote aux femmes alors qu'elles l'obtenaient progressivement dans tout le reste de l'Amérique du Nord désignait cette résistance comme vaine. Dans le cas de Marcelle Gauvreau, je ne sais pas, mais dans celui de Marie-Victorin, la réaction triomphe par le fait qu'il n'a pas fait de sa secrétaire sa maîtresseaprès l'expérience commune qu'ils ont eu ensemble. Que serait devenue cette relation si le Frère Marie-Victorin n'était pas mort dans un accident d'automobile? A l'époque, les catholiques citaient en exemple le «mariage blanc» tel que pratiqué par le couple de philosophes Jacques et Raissa Maritain. On trouve quelque chose d'analogue dans cette relation épistolaire.

L'INVENTION DE YVES GINGRAS

Voir le Frère Marie-Victorin comme contestataire, reconnaissons-le, est une "invention" d'Yves Gingras. On a jamais vu Marie-Victorin autrement qu'en scientifique appliqué et auteur de nouvelles littéraires. C'est Robert Rumilly, la plume qui écrivit nombre de discours de Duplessis, qui rédigea la biographie du Frère, et comme ce n'était pas un "progressiste", il n'aurait sûrement pas parlé des Lettres biologiques. D'un autre côté, nous devons pondérer notre jugement par le fait que, pour avoir accès à une vie intellectuelle et scientifique, il fallait, à l'époque, rentrer dans le clergé, car même les gouvernements n'étaient pas toujours les plus accueillants. La botanique n'était pas considérée autrement que devant servir à l'agriculture; c'était seulement un des éléments de la bonne culture générale, comme la zoologie et l'astronomie. Mais, il faut reconnaître, toutefois, que le gouvernement de Duplessis fut, avant la Révolution tranquille, celui qui dota nombre d'écoles et d'universités de laboratoires scientifiques, sans doute sous l'influence de son ami Marie-Victorin. Il faut apprendre à considérer que "la grande noirceur" n'était pas partout si noire que ça.

On ne peut reprocher à Marie-Victorin que les cadres de la société de son époque imposaient à tout le monde, sans exception, une soumission aux institutions. Sommes-nous en droit de lui lancer la pierre que tant de commentaires fusent à son égard? Et nos soumissions à nous? Là aussi nous divaguons de la science pour entrer dans le jugement moral, qui est toujours, comme chacun sait, relatif. Soumission à des politiciens dont nous savons qu'ils sont véreux et menteurs; soumission à la consommation tout azimut; soumission à l'idéologie télévisuelle incestueuse; soumission à des patrons extorqueurs de nos biens et exploiteurs de notre travail; des propriétaires favorisés par les lois que nous subissons plutôt que nous nous révoltons. L'accepta-
tion globale de notre génération est-elle plus acceptable que celle de Marie-Victorin et de Marcelle Gauvreau? Nous voulons tous le beurre et l'argent du beurre et notre sécurité dépend de la façon dont nous respectons hypocritement ces institutions. Enfin, ne sommes-nous pas tous pris entre notre libre-arbitre et les nécessités existentielles, surfanthabilement entre interdits et châtiments? En revêtant de justifications scientifiques la satisfaction de ses désirs pervers, puisque dans la morale chrétienne le seul but de toutes vies sexuelles est la procréation, selon la loi naturelle, il parvenait à réconcilier ce qui causait fracture en son âme et conscience : l'ascétisme et la tentation, la bénédiction divine en sus! Avouons que c'est bien un tour de force que nous parvenons rarement nous-mêmes à exécuter.

Il est difficile de voir un révolutionnaire en Marie-Victorin. Toute sa démarche démontre justement le contraire. Il ne cherchait pas à se libérer, sinon il aurait fait comme d'autres, déjà à l'époque : il aurait défroqué. Il aurait vécu sa vie civilement ou aurait émigré en France ou en Amérique latine où il aurait pu se faire engager tant sa réputation était connue. Comme il voyageait beaucoup en dissimulant son ordre, se promenant en vêtements civils, il aurait vécu comme bien d'autres prêtres défroqués ou athées. Non, il avait trop à perdre, côté sécurité, revenus, son laboratoire, son institut botanique et son Jardin botanique payé aux frais de l'État avare de Duplessis. De plus, il ne désirait pas vivre une vie sexuelle que nous tenons pour apporter la plénitude physique et psychique. Il voulait goûter au fruit juste par curiosité (libido sciendi) et non pour devenir consommateur (libido sentiendi). Il n'a atteint, me semble-t-il, la volupté que par procuration de ses démarches scientifiques et non comme une expérience véritablement érotique.

Le philosophe Michel Foucault, dans sa Volonté de savoir, le premier tome de son Histoire de la sexualité, distingue la civilisation occidentale par sa particularité de traiter la sexualité sur le modèle d'une scientia sexualis, c'est-à-dire une sexualité abordée par son côté mécanique, quantitatif (la cuiller à soupe de sperme), analytique, façon plutôt froided'aborder l'objet. Il l'opposait à l'ars erotica que l'on trouve dans les livres orientaux et africains, tel le recueil du Kama Sutra en Inde, ou de même ailleurs en Chine et au Japon où la sexualité est abordée sur son aspect esthétique, qualitatif (les caresses), épidermique, façon chaude. Les Lettres biologiques sont tout sauf des lettres érotiques, voire même de véritables lettres d'amour mystique. En ce sens, il appartient bien à la civilisation occidentale et n'a donc rien révolutionné de notre constitution d'homme-machine qui vit sa sexualité comme un simple changement d'huile. Bref, jamais il n'a vraiment cherché à «se libérer» ni à libérer les autres, mais seulement à satisfaire une curiosité ambiguë.

Cette volonté de ne pas succomber à la vulgarité a pourtant donner des lettres d'une certaine fraîcheur littéraire. Ce qui aurait pu être des notes d'observations ennuyeuses, il a rédigé des lettres non dénuées de délicatesse, voire de poésie. Les gens d'aujourd'hui partagent une connaissance plutôt fantaisiste des rapports entre le religieux et le sexuel. Quand nous écoutons ou lisons les extraits des lettres des deux tourtereaux, je suis touché par la délicatesse avec laquelle ils parlent de ce qui était tenu alors pour tabou, sale, vicieux, obscène. Qu'en diriez-vous si vous en veniez à lire des textes de médecins et de psychiatres de la même époque? La brutalité des propos, le sans-gêne des descriptions anatomiques, les théories farfelues et libidineuses sur le comportement sexuel des femmes... Certes, il y avait toujours la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing, traduite dans les années trente en français, avec les passages croustillants laissés en latin. Quand on pense aux Onze mille verges d'Apollinaire – du Sade sans déblatéra-
tions sophistes -, Mme Navarro et ses consœurs en tomberaient dans les pommes! Si Marie-Victorin avait employé la même brutalité dans sa correspondance, on aurait crié au vieux cochon! Au vieux salaud! Comme ce rapport brutal manque, alors on fait comme des adolescent(e)s : on se cache dans le coin pour mieux ricaner. Cette incapacité à saisir la conscience historique pour la ramener à l'aune de nos attitudes et comportements, comme une norme à la fois universelle et intemporelle, nous réduit à un état plus pathétique que le pauvre Marie-Victorin en son temps. Ce qui fait rigoler dans ces échanges épistolaires, finalement, c'est le contraste entre une préciosité dans l'écriture et le langage que nous avons échangée pour une paillardise et une vulgarité avec lesquelles nous nous plaisons à parler du sexe sans parler de sexualité. L'obsession du sexe finit par nous avaler complètement, comme l'obsession du religieux avalait Marie-Victorin et Marcelle Gauvreau. Où situer le progrès moral entre eux et nous? Je trouve qu'ils sont d'heureux innocents qui jouent aux docteurs, comme des enfants; et je trouve ennuyeux à entendre parler de sexe comme des robots de leurs vis.

Il est toujours possible de considérer le Frère Marie-Victorin comme un promoteur du nationalisme québécois, mais ne poussons pas jusqu'à l'indépendantisme, s'il-vous-plaît! Il était nationaliste, avec l'abbé Groulx, Maurice Duplessis, le clergé québécois et une grande partie de la population canadienne-française de l'époque; bref, il nageait dans le sens du courant. Comme avoir été contestataire en 1968. L'effort n'était pas exigeant. Son nationalisme, nous le retrouvons, par exemple, dans un de ses Récits laurentiens, obsédé par la fameuse phrase de Durham du peuple sans histoire et sans littérature. Dans le récit, il plonge Durham en transe et lui fait apparaître Madeleine de Verchères qui trace de son doigt sur l'odieux document : «Thou lied, Durham!». Marie-Victorin entretenait une relation particulière avec sa secrétaire, tout comme Lionel Groulx avec la sienne, qui était sa nièce. Chacun des deux clercs partageait une complicité particulière avec une proche centrée sur le partage d'une même passion intellec-
tuelle. Je pense ici à Pasolini, qui était l'anti-thèse de Marie-Victorin, qui s'était toujours défendu d'être catholique, alors qu'il était châtié par l'Église (qui lui refusa son prix œcuménique pour Theorema), comme il se disait marxiste, communiste et qui se voyait désavoué par le P.C.I.. L'orthodoxie, d'où qu'elle vienne, est toujours impitoyable, et la nôtre ne l'est pas moins sous ses allures de libéralités et de démocratie et qui n'en est pas moins d'une cruauté incroyable, tant du sadisme physique elle est passée au sadisme moral de la bureaucratie. Souvent, je me dis que s'il y avait un préposé à l'accueil en enfer, il serait sûrement Québécois.

CONCLUSION

Dans le contexte de l'entre-deux-guerres, n'oublions jamais le prestige narcissique qu'un clerc de la qualité de Marie-Victorin pouvait tirer de sa position. Telle sera ma dernière observation. La carrière de Marie-Victorin est aux antipodes de celle de son célèbre contemporain, le Frère André, qui, lui, imposait la chasteté pudique à ses quémandeuses. Sa mort, en 1936, dans l'apothéose nationale, coïncide étrangement avec le désir qui prit Marie-Victorin de commencer ses Lettres biologiques. Le Frère André, à l'époque, était une icône essentiellement nationale qui débordait un peu sur les rives catholiques des États-Unis. À l'extérieur du continent, on ne le connaissait pas. Marie-Victorin, si. Il était tenu pour une sommité internationale dans le monde de la botanique et de la biologie. Il correspondait avec des savants du monde entier qui le respectaient. L'un était un thaumaturge qui prétendait défier les lois de la biologie; l'autre un scrupuleux observateur des lois naturelles (d'où sa condamnation de l'homosexualité). Même en terme de pensée scientifique, Marie-Victorin restait plus proche de l'Histoire des Animauxd'Aristote que de l'Origine des espècesde Darwin, toujours mis à l'index au Québec comme dans certaines parties des États-Unis. Sa Flore laurentienneexpose, recense, décrit, répertorie, classifie, mais ne traite pas de l'évolutionnisme ou de la paléobotanique. Voilà pourquoi je ne suis pas d'accord avec Gingras pour en faire un "révolutionnaire" dans l'histoire de la science comme de la sexualité. Il demeure toujours en surface, des plantes comme des corps. Cela n'enlève en rien à la valeur de ses travaux, cela aide seulement à préciser la connaissance du personnage. Il ne faudrait pas faire de Marie-Victorin un second Jutra dont l'abjection, par un gouvernement aveugle suivant les hystériques borgnes, pèsera toujours sur la conscience de nos actuels pudibonds et castrateurs/trices

Montréal
11 février 2018

L'affaire Bissonnette. D'une sale affaire à une affaire sale

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Devant le juge Huot, Bissonnette lit une déclaration écrite. HBÉ, La Presse

L'AFFAIRE BISSONNETTE

D'UNE SALE AFFAIRE À UNE AFFAIRE SALE

LES FAITS.

En cette soirée d'hiver du 29 janvier 2017, quelques minutes avant 20 heures, un jeune homme entre dans la Grande Mosquée de Québec où vient de s'achever la prière. Il est en possession d'une arme de poing et d'une carabine. Il se met à décharger son arme sur les derniers assistants. Les témoins croient d'abord qu'il y a deux tireurs, et c'est ce qu'ils révèleront aux média qui se rendront sur place sitôt la zone sécurisée. Une chasse à l'homme s'ensuit qui ne donne aucun résultat jusqu'à ce qu'un jeune homme, Alexandre Bissonnette, âgé de 27 ans, étudiant en sciences politiques, se disant ouvertement xénophobe et nationaliste, contacte les policiers en vue de se dénoncer. Après 45 minutes de jasette où il avoue son malaise et menace de se jeter du haut du pont où il est stationné, la police vient enfin le cueillir. Le lendemain, il sera formellement accusé de six meurtres prémédités et de cinq tentatives de meurtres.

Les premiers témoignages avaient mentionné qu'ils étaient deux dans l'affaire et un étudiant en génie, Mohamed Belkhadir, a été arrêté par erreur dans la foulée de l'attentat. Il disait porter secours aux victimes lorsqu'il a été pris, à tort, pour un suspect. Après une nuit de garde à vue et d'interrogatoire, il est relaxé. Le lendemain, la police permet aux fidèles de retourner à la mosquée. Ce même jour, l'une des voix radiophoniques de la Radio X, qualifiée de radio-poubelle démagogique et xénophobe, fait un examen de conscience en ondes, tandis qu'André Arthur, une autre voix de la même sauce, raconte que l'une des victimes de la tuerie Azzeddine Soufiane, avait dû acquitter une amende de $ 4 250 du gouvernement pour insalubrité dans son épicerie-boucherie. Décidément, tous les poubellistes n'étaient pas prêts à faire leur examen de conscience. Un mois après l'attentat, Said Lamri, atteint de deux balles au dos et plongé dans un coma, reprend connaissance. Le nombre des morts de la tuerie se bornera donc à six.

La première question qui vient à l'esprit dans de tels cas consiste à se demander si ce crime aurait pu être évité puisqu'il est clair que Bissonnette n'appartenait à aucun mouvement radical – pas même à La Meute, groupe dirigé un temps par un ancien militaire et qui tient une position proche du vigilantisme américain. L'ancien agent du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), Michel Juneau-Katsuya, affirme sur les ondes de la télévision d'État que les animateurs des radios X ont du sang sur les mains. André Arthurréplique en accusant Juneau-Katsuya d'être «à la solde et sous le contrôle de groupes terroristes islamistes». L'ancien agent intente une poursuite en diffamation contre Arthur et son employeur, Leclerc Com-munication. La salle affaire Bissonnete tombe dans la bouffonnerie. Au cours des longs mois qui suivront, le DPCP (Directeur des Poursuites Criminelles et Pénales) et les corps de police continueront à mener l'enquête et à étoffer les preuves qui ne sont pourtant pas si difficiles à rassembler puisqu'elles ne concernent qu'un individu. On sortira rarement le prisonnier de sa cellule, sauf pour comparaître pour la mise en accusation et la fixation de la date de son procès. Celui-ci devait débuter à la fin de mars 2018.

Un an après le drame, les familles de deux victimes de l'attentat, l'une tuée et l'autre grièvement blessée, affrontent le gouvernement du Québec en vue d'être reconnues comme des victimes d'acte criminel – ce qui paraît assez évident – et être indemnisés. La Direction de l'IVAC (Indemnisation des victimes d'un acte criminel) refuse de leur accorder le titre de victimes de l’attentat parce qu’elles n’en ont pas été des témoins directs! Ce qui est assez étonnant, compte tenu que les funérailles des victimes ont attiré la présence du Premier ministre du Canada, Justin Trudeau (toujours larmoyants), le Premier ministre Philippe Couillard, de la Province de Québec, des maires Labeaume (de Québec) et Coderre (de Montréal). Faudrait-il croire que des victimes d'attentats de masse ne sont bonnes qu'à permettre à des politiciens de se présenter en spectacle et non à coûter de l'argent à l'État?

Un an après les tragiques événements, des veuves se rassemblent sur les lieux du drame et s'adressent pour la première fois aux médias. Le lundi 26 mars, Alexandre Bissonnette plaide non-coupable aux douze chefs d'accusations portés contre lui, dont six de meurtres au premier degré, et six autres pour tentatives de meurtre. Il aurait déclaré toutefois qu'il songerait à plaider coupable. Le juge qui entend la cause, François Huot, de la Cour supérieure, demande alors une expertise de l'état mental de Bissonnette. Sitôt, les démarches sont frappées d'une ordonnance de non-publication. Le mercredi 28 mars, Bissonnette plaide coupable à toutes les accusations. Au-delà des motifs qui l'auraient mené à commettre l'attentat de janvier 2017, c'est désormais ce qui s'est passé entre le lundi où Bissonnette plaide non-coupable et entend subir un procès devant juge et jury et le mercredi 28 mars ou non seulement il enregistre sa culpabilité, mais délivre une déclaration écrite de regrets auprès des familles et des victimes, une lettre dans laquelle il s'avoue suicidaire, qu'il est contre l'immigration mais non terroriste ni islamophobe, ce qui est, en raison des déclarations retenues par l'accusation, un mensonge. C'est là que la sale affaire Bissonnette est devenue une affaire sale.


DES MOTIVATIONS OPAQUES

C'est tellement plus facile pour la Justice quand l'assassin se suicide ou est tué par la police, comme dans les cas de Marc Lépine après le carnage de Polytechnique (6 décembre 1989) ou celui de Kimveer Gill (13 septembre 2006) au Collège Dawson. Dans les cas où les assassins survivent, tel le caporal Lortie, auteur d'un attentat meurtrier au Parlement de Québec (8 mai 1984) ou du professeur Valery Fabrikant qui tua quatre collègues de travail et en blessa une autre (24 août 1992) au pavillon Hall de l'Université Concordia, à Montréal, il faut une batterie de psychiatres prêts à démontrer la folie ou la paranoïa des meurtriers. Il en a été ainsi de Richard Henry Bain, accusé d'avoir tué un opérateur de spectacle et blessé un autre à la salle du Métropolis en voulant en attenter à la vie de la candidate élue au poste de Premier ministre, Pauline Marois, chef du Part Québécois qui prône l'indé-pendance du Québec. Là aussi on a étiré les procédures avant de faire comparaître Bain afin de bien réaliser l'état mental pathologique de l'assassin. L'important, c'est que dans une démocratie libérale, et le Québec et le Canada sont des démocraties libérales, il ne peut y avoir de procès pour «crime politique». Si les deux fanatiques de l'État islamique, Martin Couture-Rouleau (20 octobre 2014) et Michael Zehaf-Bibeau (22 octobre 2014) n'avaient pas été tués par les policiers, ils auraient comparus sous les mesures votées par le Parlement canadien face aux actes terroristes. On évite ainsi de politiser le drame en le renvoyant au fanatisme religieux et à l'extrémisme violent. Ainsi donc, tout baignait dans l'huile pour la justice canadienne et québécoise jusqu'à cette sombre soirée de janvier 2017. L'un des problèmes qui se pose, en effet, est comment ne pas voir le procès Bissonnette se transformer en procès politique. Or les procès politiques, ça n'existe pas au Québec, même les felquistes, assassins de Pierre Laporte, n'ont pas été accusés de crime politique mais d'homicide, comme s'ils avaient tué n'importe quel quidam à la sortie d'un night club après une soirée trop arrosée.

Jusqu'au plaidoyer de culpabilité du 28 mars, et encore présentement, en attendant du prononcé de la sentence, nous restons complètement aveuglés par les motifs qui ont poussé Bissonnette à agir. L'idée d'un complot terroriste a été écarté dès le départ. Aucune instance occulte n'a commandé la tuerie de la mosquée de Québec. Nous sommes devant un réel drame humain et ceux qui croiraient à une quelconque hypothèse de complot, il faudrait reconnaître celui-ci comme bien mal ficelé! Un homme qui souffre de dépression et peut être amené à porter sa violence sur les autres (ou sur lui-même) ne le fait pas gratuitement. Il lui faut des motivations profondes qui sont la cause de son mal-être. Or, ce mal-être, nous n'en connaissons pas encore la nature exacte. Une chose est certaine, toutefois, dans la soirée du 29 janvier 2017, après qu'il eût soupé chez ses parents, Bissonnette ne s'est pas levé du fauteuil après avoir regardé un cartoon du Road Runner et de Wile Coyote en se disant : «Allons tuer du musulman!». Donc, l'argument sur lequel souffle le président du centre culturel de la Grande Mosquée de Québec, arguant la préméditation, du crime ne tient pas. Or, c'est pourtant celle-là que le procureur entend exposer devant le juge Huot.

Or, les faits, les voici : selon la déposition même de sa mère, Alexandre a soupé en famille, puis a emprunté l'auto de son père, un Mitsubishi RVR 2015 de couleur noire, automobile dans lequel il sera appréhendé par le Groupe tactique d'in-
tervention, une fois le crime commis, près du pont de l'île d'Orléans reconnu pour être le «pont des suicidés». Qu'a-t-il fait avant le crime? Il s'est rendu à son club de tir, Les Castors, à Charlesbourg, club alors fermé (nous sommes un dimanche soir). Bissonnette, en effet, était membre de ce club. C'est alors qu'on postule que c'est après s'être heurté à ces portes closes qu'il aurait pris la décision de se rendre à la mosquée. Peut-être que si le club avait été ouvert, il aurait déchargé ses frustrations sur une cible de carton et le drame de la mosquée aurait pu être évité. La préméditation ne tient donc pas la route de manière absolue, si on peut dire.

Il est vrai que le sous-sol de la maison familiale ressemblait à un véritable arsenal. Bissonnette entreposait ses armes à feu dans un coffre de sécurité. Son père a avoué qu'il possédait trois armes à feu, un Glock, un Sig Sauer et une arme longue Browning, sorte de carabine. Vérifications faites par la police, deux armes de poing étaient enregistrées au nom de Bissonnete, le Glock et le Sig Sauer. Les témoins de l'attaque ont confirmé que le tireur utilisait une arme de poing. L'arme longue qu'il transportait avec lui se serait enrayé affirmèrent les témoins, et de fait, la police a trouvé devant la porte de la mosquée une arme longue semblable à une AK47. Il est clair, Bissonnette était armé de plus d'armes qu'il en avait besoin pour commettre un carnage le 29 janvier 2017. On ne peut toutefois qualifier son meurtre d'overkill, comme celui commis par Marc Lépine à Polytechnique, qui ressemble à ces exécutions commis par les partisans de l'État islamique.

La préméditationtient encore moins la route une fois le carnage commis. Alexandre Bissonnette compose lui-même le 9-1-1, une quinzaine de minutes après avoir fui les lieux du drame. Voici ce que révèle la carte d’appel au 9-1-1 : «L’individu s’identifie comme étant Alexandre Bissonnette, 27 ans. Ce dernier s’identifie comme étant le tireur et dit qu’il veut se rendre. ll dit qu’il va se tirer une balle dans la tête. ll dit qu’il est à bord d’un véhicule Mitsubishi RVR gris et qu’il est sur les quatre “flashers”. ll dit qu’il a un pistolet avec lui et qu’il l’a mis sur le siège arrière. ll pleure, dit qu’il avait deux fusils, mais dit qu’il ne se rappelle de rien. L’autre pistolet est resté là-bas. ll dit qu’il désire partir marcher dans le bois et se tirer une balle dans la tête. ll dit qu’il va coopérer à 100%, il est tanné et veut que les policiers interviennent». Cette jasette, qui dure environ 45 minutes, est celle d'un homme en état de panique. Son sentiment de culpabilité suite au traumatisme de l'attentat le rend amnésique. Entre la mort et la vie, c'est devant un appel de détresse que nous nous retrouvons et non un appel de terroriste qui revendiquerait avec fierté la commission d'une exécution.

Afin de ne pas aller plus loin, les média ont beaucoup parlé des médicaments que prenait Bissonnette. Peu avant le drame, on lui avait prescrit de l'APO-Paroxétine, médicament qui sert à traiter, selon Apotex qui fabrique ce médicament, «les symptômes de dépression, de trouble obsessionnel compulsif, de trouble panique, de phobie sociale, d'anxiété généralisée ou d'état de stress post-traumatique». La mère a témoigné à un officier de la GRC qu'Alexandre demeurait chez ses parents depuis une semaine et qu'il était dans un état «très anxieux et instable». Il avait été jusqu'à demander à son employeur, Héma-Québec, un congé qui lui aurait été refusé, mais sa mère affirme qu'il aurait été mis en arrêt de travail après avoir mal parlé de ses supérieurs. L'état de santé mentale de Bissonnette n'était donc pas à son meilleur le soir de l'attentat. Il n'était pas délirant comme Bain, mais il n'en souffrait pas moins assez gravement, d'un mélange d'anxiété, de paranoïa, de dépression et d'amertume. Un psychotique qui souffre de paranoïa, comme Bain, peut commettre un meurtre et ce meurtre sera prémédité, car il est mû par une fixation. Le comportement de Bissonnette relève entièrement de l'improvisation et de l'impulsion «sur le coup».

Les motivations qui feraient le plus de mal au milieu québécois seraient les motivations politiques. Accusé de terrorisme et d'islamophobie, Bissonnette était, contrairement à ses déclarations du 28 mars 2018, «en accord avec les propos de Donald Trumpà l'effet de bloquer toute immigra-
tion», rapporte sa mère à l'enquêteur. Mais le document ne précise pas plus loin et ne contient aucun détail sur les idées politiques de l'accusé. Cette opinion, il l'avait exprimée, semble-t-il, en classe dans ses cours de sciences politiques et sur des messages Facebook avant que son compte ne soit définitivement fermé par les autorités. Le lendemain de l'attentat, La Presse avait appris d'une source proche de l'enquête que le jeune homme, devant les policiers, avait franchement manifesté son hostilité envers les membres de la communauté musulmane. C'est le premier élément sur lequel l'accusation base la preuve de la préméditation du crime, preuve indirecte. Tous ceux qui disent ou manifestent une hostilité à l'égard des musulmans ne surgissent pas dans une mosquée armés jusqu'aux dents.

Le second élément consisterait en une hypothèse de reconnaissance préalable des lieux. En effet, des images de surveillance de la mosquée saisies par la police montrent un homme en train de faire ce qui ressemble à du repérage près du lieu de culte : «L’individu reste près de la mosquée durant près de trente minutes et entre à deux reprises dans le hall d’entrée de la mosquée. L’individu n’avait pas l’air familier avec le rituel de la mosquée, soit d’enlever auto-matiquement les chaussures en entrant», lit-on dans un document rendue publique en octobre 2017. On y apprend de plus, que la police a mené des perquisitions chez Bissonnette pour retrouver les vêtements que portait l’homme sur les images : «une tuque foncée avec des lignes horizontales, un long manteau noir, un sac en bandoulière de couleur noire, un pantalon foncé et des chaussures beiges de style “hiking"». Un témoin a identifié l’accusé comme étant l’homme qui avait fait du repérage. Or cet élément n'est pas plus solide que le précédent. La mosquée de Québec avait souvent été l'objet de vandalisme. Le 19 juin 2016, la même mosquée s'était vue gratifiée d'une tête de porc au même endroit et les coupables de ce geste n'ont jamais été identifiés. Pour qu'on ait cru bon d'installer une caméra à l'entrée de la mosquée, il fallait que celle-ci soit la cible de plusieurs fureteurs. Saura-t-on jamais si Bissonnette a été vraiment l'un d'eux?

Qui tient absolument à insister sur la préméditation dans l'attentat de Québec? D'abord le président du Centre culturel islamique de Québec : «J’aimerais la peine maximum, une peine exemplaire. Il faut que ce soit exemplaire, car la société n’a pas à subir ce genre de chose, a dit hier le président du Centre culturel islamique de Québec, Boufeldja Benabdallah. Si c’est un exemple, alors on sera tous gagnants, nous maintenant et nos enfants pour le futur». La peine maximum, la peine exemplaire, c'est le 150 ans des peines cumulatives, depuis que le gouvernement conservateur de Stephen Harper, grand singe des institutions pénales américaines, a importé cette sottise de laisser croire qu'une personne serait condamné à purger sa peine, au-delà de sa propre mort, en enfer. Selon la juge à la retraite Suzanne Coupal (aucun lien de parenté) aurait déclaré sur les ondes de Radio-Canada, que ce serait pour éviter ce cumul des peines que Bissonnette aurait déclaré être non terroriste et non islamophobe. La Couronne, représenté par Me. Jacques – non pas celui de Molière, mais il pourrait l'être s'il n'était pas si vindicatif -, entend réclamer «une peine qui reflète l'ampleur du crime», c'est-à-dire les 150 ans de prison ferme. Cette déclaration laisse l'impression, dans la tête de plusieurs auditeurs, que nous sommes là devant le pire crime jamais commis au Québec. «Tout ce qui est exagéré est insignifiant », disait le bon Talleyrand, et nous verrons plus tard comment la lettre dictée à Bissonnette est par plusieurs points, «insignifiante». Si jamais le juge Huot n'accorde pas ces 150 ans, nous verrons M. Benabdallah et les victimes et témoins manifester leur frustration devant les micros.

Il faut donc que la motivation de Bissonnette ait été xénophobe, «raciste», selon les musulmans : «C’est un geste qui a pris place dans une mosquée. Tous les gens ciblés étaient des musulmans. Il y avait même des enfants dans la mosquée à ce moment-là», note Khalid Elgazzar, porte-parole du Conseil national des musulmans canadiens, qui ajoute : «Ce sont des meurtres prémédités et M. Bissonnette l’a avoué. Alors, [à mon avis], oui, c’est un geste islamophobe». Après avoir entendu et lu la lettre de Bissonnette, Boufeldja Benabdallah est bien forcé de reconnaître qu'«il n'a pas dit (pourquoi (il a pris la mosquée pour cible). Ça restera encore une énigme. Peut-être qu'il va le dire un jour. Mais ce n'est pas ça qui touche le plus les familles des victimes. C'est que ce ne soit pas terminé. On veut que la sentence tombe. Comme l'a dit le juge, il faut en finir pour tourner la page et passer à autre chose». Voilà pourquoi, reconnaître la prémé-ditation et l'intoxication islamophobique de Bissonnette sont si importantes pour l'accusation. Non pas pour éviter de prolonger les souffrances des familles, ni même connaître les vrais motivations de l'assassin, mais expédier «au plus sacrant» cette sale affaire qui, comme un grain de sable, risquerait d'enrayer le processus de bonne entente entre l'État et les minorités culturelles. Il faudra donc attendre le mois de juin pour savoir si le lobby islamiste québécois aura satisfaction au niveau de la sentence. Le 10 avril, les observations sur la peine à imposer auront lieu. C'est là que Me Jacques fera son spectacle avec les vidéos de surveillance prises à la mosquée avant et après le drame. Puis chaque avocat requerra la peine qu'il espère recevoir du juge Huot.



MANIPULATIONS

Obtenir cette peine maximum est tout simplement impensable avec ce que nous savons du déroulement des faits et l'état mental de Bissonnette au moment de leur commission. Le procureur Thomas Jacques, dont le côté vindicatif n'est un secret pour personne de qui l'a entendu aux différents bulletins d'infor-
mation, déclarait qu'il était prêt à appeler 41 témoins à la barre. Cela ne prouve rien. Si un seul témoin n'est pas un témoin, 41, c'est beaucoup trop. S'ils avaient défilé devant le jury, il se serait glissé des contradictions, des oppositions même dans leurs témoignages. On sait qu'à un an des événements, les témoins s'intoxiquent les uns les autres. C'est un lieu commun de la psychologie. Des témoignages qui se seraient avérés contradictoires avec ceux recueillis durant les instants suivant le crime auraient semé le doute dans les esprits des jurés. Me Jacques le sait, mais 41, c'est impressionnant. L'avocat de la défense, Charles-Olivier Gosselin, sorti tout droit de la foire aux cancres de l'aide juridique, s'est laissé volontiers berner par ce chiffre et ce que pouvaient révéler les vidéos de surveillance. Plutôt que de lutter pour la défense de son client, il a tout céder sous l'intimidation de la Couronne, qui peut se vanter de ne pas avoir eu à négocier sur la sentence pour obtenir ce qu'elle voulait. Elle n'avait pas besoin de le faire. À la fin de la journée de mercredi, il ne restait comme seul espoir à Me Gosselin d'en appeler contre le cumul des peines en recourant aux précédents qui disqualifient cette modifications de 2011 comme inconstitutionnelle, des procureurs l'ayant fait dans d'autres causes en invoquant l'article 12 de la Charte des droits et libertés qui prévoit que «chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités», mais il est fort à parier que cela ne pèsera pas lourd devant l'humeur de vengeance qui anime les survivants, la Couronne et le gouvernement. Mais, enfin, peut-on oser espérer que le juge Huot aura plus de compassion que les autres personnages ubuesques de ce procès. Il devient perceptible alors que des manigances ont été commises avant et au cours des derniers jours.

Si, au cours de ce procès heureusement avorté, il était sorti des choses du genre que c'est sous la stimulation des Radios X que Bissonnette a planifié son crime, l'aspect social aurait teinté fortement le procès. Alors que la crise d'islamophobie tend à s'éteindre, elle se serait rallumée assez vite. S'il s'agissait d'une histoire de cœur entre Bissonnette et, mettons, l'étudiant Mohamed Belkhadir et que cette histoire de cœur (ou de cul) contrariée aurait conduit Bissonnette à canarder du musulman le soir du 29 janvier 2017, l'intolérance des musulmans envers les gais aurait été rappelée aux yeux de la population et attiré la sympathie sur Bissonnette. Après tout, comment concilier le fait que Bissonnette déclare ne pas être islamophobe et du même coup avoir déclaré aux policiers, le soir du drame, qu'il n'aimait pas les musulmans? Cette hypothèse a circulé beaucoup dès les lendemains de l'attentat. Une relation intime entre les deux jeunes aurait été compromise par les parents et le milieu familial du jeune musulman, ce qui aurait fort pu être à l'origine de la crise dépressive de Bissonnette et amener finalement à commettre l'irréparable. Pourrait-on mettre deux communautés qui exercent de fortes pressions auprès des gouvernements dans un affrontement gays-musulmans? Faut-il rappeler que lors des déclarations publiques de M. Labidi, celui-ci en appelait à cesser les attaques contre les différentes minorités, y compris les gays?À ce compte, tout le monde trouve sa raison de rendre les motivations opaques : Bissonnette, Belkhadir, Benabdallah, les survivants, les gouvernements, le Tribunal...

Cette hypothèse, purement spéculative, permettrait de comprendre pourquoi il n'y avait pas de cible précise. On n'a pas trouvé dans l'ordinateur de Bissonnette, une liste comparable à celle que Marc Lépine avait dressée des femmes à tuer. En entrant dans la Grande Mosquée de Québec, a-t-il crié Allahu Akbar! comme certains témoins déclaraient sur le coup l'avoir entendu? Auquel cas, ce pourrait être interprété comme un geste en retour de vengeance ou de punition pour ses souffrances intimes. Le fait d'être arrivé au moment où il ne restait plus que quelques fidèles dans la mosquée montre encore une fois l'absence de prémé-
ditation. Il aurait sûrement fait un plus grand nombre de victimes s'il était arrivé durant la prière, ainsi, les femmes, qui se rassemblaient à l'étage, ont ainsi pu être épargnées. Je ne pense pas toutefois qu'il ait agi seul. Il n'a pas abattu les gens qui se trouvaient à la porte, contrairement au caporal Lortie, et a été mené droit à la salle où se trouvaient les derniers participants à "l'office". Peut-être a-t-il été le seul tireur et dans la panique, on en aura vu deux. Peut-être aurait-il prétendu vouloir tout simplement leur faire peur et son complice se serait trouvé dépassé en voyant les corps tombés? Toutes ces supputations, qu'on les accepte ou pas, ce n'est pas grave. Ce qui est grave, c'est que nous sommes obligés de supputer parce qu'empêchés de savoir le fin mot de cette histoire, les motivations et le détail du modus operandiqui ne seront révélés qu'au cours de la plaidoirie sur sentence. Qu'on m'épargne les salmigondis du deuil de la communauté à faire; ce n'est pas, ce n'est plus une affaire de musulmans à Québec attaqués par un déséquilibré : c'est une affaire d'envergure sociale et nationale.

Depuis le début du XXIe siècle, le monde vit dans la hantise des complots et du terrorisme. Nous en voyons partout. Un terroriste a été arrêté en Europe au moment où il allait prendre l'avion pour venir au Canada venger les victimes de la tuerie de la mosquée de Québec. Ici, on a affirmé que Gamil Gharbi (le nom paternel algérien de Marc Lépine) avait été le premier terroriste islamiste au Québec. Il est sûr que l'islamophobie qui se déverse par gallons sur les ondes des radios-poubelles sécrètent des ressentiments, de l'amertume, de l'anxiété dans les différentes régions du Québec, surtout celles qui ne sont pas habituées à côtoyer les immigrants. La formation d'un groupe de vigilantisme comme La Meute, sous de fausses représentations nationales québécoises, donne l'impression de voir venir des SS sortis tout droit des groupes de motards criminalisés. La fièvre obsidionale s'empare du Québec où l'on voit les immigrants à la solde des Libéraux et des fédérastes prendre d'assaut la forteresse Bockcotéesque des Québécois de souche. Tout cela serait suffisant pour permettre à des moyens ploucs de se désinhiber de l'interdit de la violence, et Bissonnette, jusqu'à son plaidoyer de non-culpabilité du lundi 26 mars (éprouvait-il alors vraiment des doutes? Le saurons-nous jamais?), pouvait laisser croire à une responsabilité collective dans le drame du 29 janvier 2017. La crainte était effacée deux jours plus tard.

Et quel coup de théâtre! Entendons-nous, sa lettre et ses regrets ne sont que du théâtre commandé. Manipulation d'un deus ex machina politique qui nous paye ainsi un très mauvais spectacle. Comment, en effet, peut-on plaider non-coupable de charges aussi graves et se raviser deux jours plus tard? Tout cela semble relever d'une insoutenable légèreté de l'être trop subtile pour un malheureux comme Bissonnette. Avec quelles preuves nouvelles l'a-t-on menacé pour le terroriser à un tel point qu'il retourne sa veste à 190°? Des preuves magiques, quoi? Comme la balle baladeuse qui a tué Kennedy? Il s'agit purement et simplement d'intimidation. Ni le gouvernement, ni les victimes ne voulaient de ce procès. Bissonnette était jugé et condamné sans autre formes de procès criminel. On a étiré les préliminaires de l'enquête au possible. Certains craignaient même que Bissonnette puisse échapper en recourant à l'arrêt Jordan! Comme on ne pouvait plus le retarder, voici à peu près ce qui a dû se passer après la déclaration de non-culpabilité et les hésitations manifestées par Bissonnette, complètement désarçonné par la procédure.

Deux pions, vêtus de la toge et du rabat protocolaires, ont tassé Me Gosselin et se sont adressés directement à Bissonnette : «Mon p'tit tabarnak, tu donneras pas l'occasion de transformer ton procès en affaire publique. Tu vas avouer que tu es coupable pour tous les chefs d'accusation, sinon on va déballer tout ton jeu pas catholique avec ton fif d'Arabe, pis ta famille va passer pour une gang de ploucs!» Et ils lui ont tendu une feuille de papier : «Demain, tu diras au juge que tu te reconnais coupable de tous les chefs d'accusation. Tu te tourneras la tête vers les familles des victimes et tu leurs demanderas pardon en montrant de sincères regrets. Tu brailles, comprends-tu? Tu liras une lettre que je vais te dicter et tu présenteras ça à la cour. Les média s'en chargeront, pis ce sera top-là, fini, on en parle plus. En retour, si tu ne le fais pas, tu vas voir que rien que 25 ans ferme de prison, c'est pas jojo, surtout quand vient le temps de prendre sa douche en gang pis que tu échappes ton savon». Le procès avorté consacre ainsi l'intervention politique dans le déroulement de la Justice. Une complaisance envers le lobby musulman (on évite de longues séances pénibles aux familles); une façon de faire disparaître l'accusé dans une oubliette (lorsque l'affaire ressortira dans 10 ou 20 ans, on en fera une série télé à mettre sur Netflix et co-financée avec le Ministère de Patrimoine Canada, et tout le monde y gagnera de l'argent); puis la population québécoise ne sera pas tentée d'émettre un lien de solidarité avec le coupable de manière à ne pas paraître complice du crime et, ce n'est pas la moindre des raisons : ça sauvera de l'argent au Ministère publique. Avant, l'affaire Bissonnette était une sale affaire. Maintenant, elle devient une affaire sale.


LA VENGEANCE DE PHILIPPE COUILLARD

Quand sonne l'heure de la vengeance... Pourtant. Yahweh n'a-t-il pas dit à Caïn que la vengeance appartenait à lui seul? Peu après les tristes événements de janvier 2017, notre Père Noël national, les yeux fixés à l'objectif de la caméra de Tout le monde en parle(https://www.youtube.com/watch?v=q8sGnwKmZh0), menaçait les Québécois de sa terrible colère si l'on touchait à un seul cheveux des musulmans du Québec auquel cas, il le paierait cher. Depuis, on a l'impression qu'il y a une catégorie à part dans la société québécoise qui mérite du gouvernement un traitement de faveur, une protection et un droit de vengeance automatique. Cela n'est pas sans nourrir de profonds ressentiments dans la population. C'est fou comment la gynophobie et l'homophobie n'entraînent pas de telles assurances!

C'est avec une aversion marquée que le procureur de la Couronne, Me Thomas Jacques, a été à un doigt de commettre un lapsus irréparable en déclarant, tout de go : «Nous souhaitons de tout cœur que la culpabilité d’Alexandre Bissonnette permette aux survivants d’assouvir... (là une fraction de seconde d'hésitation avant de reprendre) leur soif de justice et d’apaiser leurs souffrances». Il s'agissait, bien entendu, du mot vengeance qu'il avait en tête et non de justice que sa langue a rattrapé avant qu'il ne sorte de sa bouche pour tomber dans les micros. Qu'importe! Il nous a avoué l'esprit avec lequel il plaidera devant le juge Huot avant le prononcé de la sentence. Dans cette affaire, au nom des survivants on bafoue les morts. C'est qu'ils ont bon dos, ces survivants au deuil inas-
souvissable. Elles en profitent aussi pour faire leur cinéma. Il s'agit de satisfaire la soif de vengeance de M. Benabdallah, qui demande "une justice exemplaire". Celle aussi du Premier ministre du Québec qui veut voir se concrétiser ses menaces d'intimidation vicieuses, en étouffant une sale affaire que les procédures ont étiré au-delà de toute attente au cours des derniers mois, et qui vient d'être transformée, depuis 2 jours, en affaire sale. Alexandre Bissonnette sera-t-il le Wilbur Coffin de Philippe Couillard comme l'autre l'a été de Maurice Duplessis? L'effacement complet de Couillard durant toute l'affaire nous rappelle l'immatérialité de Yahweh. Elle n'est qu'apparente. Il le dit dans sa déclaration à Tout le monde en parle : les réseaux sociaux, les milieux islamophobes sont surveillés. Pourquoi ou au nom de quoi ne jetterait-il pas un œil, même lointain, dans l'affaire Bissonnette?

La manipulation apparaît clairement dans la lettre de Bissonnette. Les pressions indues surgissent presque à chaque paragraphe. La mise en scène est symbolique. C'est menottes aux poignets que l'accusé lit sa lettre d'excuses au juge et aux familles assistant au procès :
«Monsieur le juge, en cet instant je suis libre de vider mon cœur et mon esprit. J’aimerais dire à tous qu’à chaque minute de monexistence je regrette amèrement ce que j’ai fait[Ce n'était pas le cas deux jours plus tôt!], les vies que j’ai détruites, la peine et la douleur immense que j’ai causées à tant de personnes, sans oublier les membres de ma propre famille. J’ai honte, honte de ce que j’ai fait [La honte est une réprobation sociale, non un sentiment de culpabilité intérieur].
Je ne sais pas pourquoi j’ai posé un geste insensé comme ça. [Il s'agit ici d'éviter d'approfondir les motifs] Et encore aujourd’hui, j’ai de la misère à y croire. Malgré ce qui a été dit à mon sujet, je ne suis ni un terroriste, ni un islamophobe [Pourtant, ne déclarait-il pas le contraire un an plus tôt?].
Je suis une personne qui a été emportée par la peur, par la pensée négative et par une forme horrible de désespoir. J’avais depuis longtemps des idées suicidaires et une obsession avec la mort. C’est comme si je me battais avec un démon qui a fini par m’avoir, qui a fini par gagner contre moi [Que Bissonnette ait admis éprouver une dépression et une anxiété douloureuse, va; mais ce degré de littérature ne va pas à jeune dépressif et placé sous une forte tension anxiogène].
J’aimerais tant pouvoir revenir dans le temps et changer les choses. Parfois, j’ai l’impression que tout ça n’est qu’un affreux rêve, un long cauchemar. J’aimerais pouvoir vous demander pardon pour tout le mal que je vous ai fait. Mais je sais que mon geste est impardonnable.
Si au moins en plaidant coupable je peux vous faire un peu de bien dans tout ça, alors ce sera déjà ça de fait [Ici, on retrouve le niveau de littérature authentique de Bissonnette].
Alors c’est pour ça Monsieur le juge que j’ai plaidé coupable devant vous lundi et que j’ai maintenu ma décision [En fait, il a plaidé non coupable, mais avec mention d'un doute, preuve que son avocat a été de bien mauvais conseils].»

La lumière est faite, mais bien trop éblouissante pour ne pas nous obstruer la vue. Dans sa lettre, Bissonnette dit qu'il n'est ni terroriste ni islamophobe, alors que vaut le motif privilégié par le lobby musulman dans cet attentat? S'il s'était produit dans une Église catholique, par exemple, aurait-on dit aussi spontanément qu'il était anti-catholique? Dans un centre d'achat, qu'il est anti-consumériste? L'association attentat + mosquée est tellement évidente qu'elle nous brûle les yeux et c'est ce que les intérêts de l'État et de la "Justice" comman-dent. Pour l'avoir déjà personnellement éprouvé, les pressions et intimidations, même par l'avocat de la défense, peuvent tellement être insistants en vue d'expédier une cause, qu'il est facile de briser la résistance d'un accusé et d'obtenir de lui tout ce que l'on veut. Dans le cas présent, il ne faut pas que les vrais motifs soient étalés au grand jour et un travail d'enquêteur indépendant devient indispensable. Un bon défi pour l'émission Enquête!

En agissant ainsi, l''affaire dépasse le crime contre la personne. En profitant de l'importation de la disposition américaine qui veut que les peines soient cumulatives, le gouvernement Harper, en plus d'ajouter une sottise au droit, a violé l'esprit de la Charte de 1982, et ce sera un gouvernement libéral provincial qui s'en servira pour étouffer un crime qui est quand même, peu importe ce qu'on a fait dire ou écrire au criminel, de nature politique et sociale. En obligeant Bissonnette et son avocat, Me Jacques à mis en scène la vengeance de Yahweh/
Couillard. Car ce n'est pas parce qu'il ne s'est pas manifesté durant la longueur du procès que cela veut dire qu'il ne le suivait pas du coin de l'œil. La chose se vérifie pour l'ensemble du personnel politique et les réactions qu'il a émis à la suite du coup de théâtre de mercredi : «Je ne suis pas sûr que ça règle tout. Il y a toujours beaucoup d’émotions, de sentiments qui restent après ça. Et je pense que c’est une multitude de gestes qui doivent suivre pour essayer de se réunir», dit le leader parlementaire du Parti libéral, Jean-Marc Fournier : vieille attitude incestueuse propre aux Québécois. Véronique Hivon, la seconde tête du Parti Québec, première opposition officielle : «C’est une source d’apaisement potentiel pour les familles des victimes, pour toute la communauté qui est concernée et pour l’ensemble des Québécois qui ont été bouleversés par cette tragédie. Ça évite un long procès où tous les gens auraient pu revivre le traumatisme», pourtant, et c'est l'utilité principale d'un procès, c'est qu'il sert à guérir le traumatisme et permettre une convalescence après coup favorable aux personnes blessées. L'impayable François Legault, chef de la seconde opposition, de la Coalition avenir Québec : «On ne souhaite jamais être obligés de réexpliquer ce drame pénible et de faire vivre ça aux familles des victimes. Donc, je pense, d’une certaine façon, que c’est une bonne nouvelle. Ça permet aux familles des victimes de faire leur deuil puis de passer à autre chose», sauf qu'avant de réexpliquer un drame, il faudrait d'abord commencer par l'expliquer une première fois. «J’ai entendu l’indignation des victimes devant le premier plaidoyer de non-culpabilité, des victimes et de leurs familles. Je reçois aussi le soulagement de ces victimes-là, et je pense que c’est peut-être une manière plus humaine et plus facile pour ces familles-là de vivre le processus. Honnêtement, c’est surtout à ces gens-là que je pense», nous dit Gabriel  Nadeau-Dubois, qui ne m'est jamais apparu aussi niaiseux que depuis qu'il co-chef du parti dit de gauche Québec-Solidaire. En fait, on ne pense qu'à ces familles-là, qu'à ces gens-là. À tel point qu'il est en train de se faire passer une taupe libérale comme candidat de son parti dans le comté de Rosemont, ce qui a défrayé la chronique politico-humoristique durant toute la semaine. Enfin, le maire de Québec Régis Labeaume : «On est tous soulagés de savoir qu’à partir de maintenant on tourne la page. Pour une communauté comme Québec, pour moi, pour les autres, je pense que c’est un soulagement». Le soulagement et non pas la justice. On ne pourrait trouver meilleur orchestre de mollassons et de lâches devant une telle manipulation judiciaire. Tous sont finalement complices de la vengeance du Yahweh/Couillard. Québec incestueux un jour, incestueux toujours. Une fois de plus, le personnel politique montre que l'État québécois est digne de son asservissement honteux à des commandes exogènes; de sa provincialisation minoritaire qui en fera toujours un État dépendant et une société immature. Si un peu de justice peut être accordé compte-tenu des souffrances de l'accusé-victime, ce n'est pas de la plaidoirie vicieuse que prépare à livrer Me Jacques, ni à la défense expéditive pleine de leurres de Me Gosselin, c'est à une clause de la Charte des droits et liberté, charte que le Québec n'a pas encore paraphée, et qui permet de s'opposer à la sottise héritée du gouvernement fascisant de Stephen Harper. Si, au lieu de jouer les gigolos sur la scène diplomatique, Justin Trudeau s'occupait un peu plus des affaires internes de son pays, il paraîtrait au moins faire quelque chose d'utile pour le Canada.

En attendant, c'est la liberté et la volonté de savoir des Québécois qui est bafoué par ces manipulations rocambolesques. Mais les attentes du lobby musulman n'en sont pas moins frustrées : «C'est très lourd, déclare Boufeldja Benabdallah, le président du Centre culturel islamique de Québec qui demande la fameuse peine exemplaire. «Je vous parle et je suis toujours très émotif. J'ai des palpitations. Les familles sont parties, elles n'ont pas voulu s'adresser à la presse. Elles n'ont pas encore la paix dans leur âme pour trouver les mots. Mais elles sont quand même conscientes qu'il a plaidé coupable aux 12 chefs d'accusation, c'est déjà immense». Immense, sans doute, mais pas suffisant. Les sentiments sont toutefois mitigés chez beaucoup d'entre ces personnes. Elles s'interrogent, elles aussi, sur ses motivations. Mohamed Labidi, ex-président du Centre culturel islamique de Québec, qui a vu son auto incendiée sept mois après le drame, le reconnaît : «On est restés sur notre faim avec la déclaration de M. Bissonnette. Ç'a été très, très court». C'est le moins qu'on puisse dire! Et de reprendre : «Il n'y a pas de réponse. On partage presque tous ce sentiment dans la communauté et surtout chez les familles des victimes. Elles sont restées sur leur faim. On aurait aimé plus d'élaboration là-dessus». Saïd Akjour, qui a reçu une balle dans l'épaule le soir de la fusillade, déclare pour sa part : «Ce qui est satisfaisant, c'est qu'il a plaidé coupable à toutes les accusations. C'est une petite bataille de gagnée. On va attendre maintenant de voir la peine... Pour ses excuses, je ne suis pas prêt à en parler». Et Boufeldja Benabdallah de conclure : «La demande de pardon, ce n'est pas une chose facile. Ça ne se fait pas du jour au lendemain. Le deuil n'est pas fini, non, non. Vous avez vu les gens? Ils pleuraient, ils étaient très affectés, ils étaient pris par l'émotion. Les gens sont encore sous le choc. Les choses ne sont pas terminées pour eux. Il faudra que la sentence tombe. Et après, on verra». Bref, le pardon dépend de la sentence. Sentence exemplaire. Sentence maximum. Si après un an, le deuil n'est pas fait, c'est que l'islam est une bien pauvre religion spirituelle. Devant l'esprit de vengeance exprimé par certains des portes-paroles de la mosquée de Québec, je me réconcilie avec le bon vieux christianisme dont les principes se sont transmis dans nos codes de loi et où le pardon et la réhabilitation sont meilleurs remèdes que le ruminement et la loi du Talion.


LE PIRE CRIME DANS L'HISTOIRE DU CANADA

L'arrogante inconduite du Premier ministre Couillard, les ruminements vengeurs des musulmans de Québec, la sénilité de la presse québécoise, les porte-à-faux islamistes ou nationalistes ne cessent d'ajouter à l'exagération et à la déformation de l'affaire. On voudrait parfois nous faire croire que l'attentat à la mosquée de Québec est le pire crime commis en sol canadien. Pour leur part, les autochtones vous rappelleront qu'ils considèrent comme l'extinction de leur race comme le pire crime commis dans l'histoire canadienne. Les féministes vous rappelleront, à bon droit, le massacre à l'École Poly-
technique de Montréal, crime le plus monstrueux dans son exécution. Un film de Denys Arcand nous rappelle l'écrasement de l'avion au Sault-au-Cochon qui fit 23 morts (dont des enfants) en 1949 (l'affaire Albert Guay), et on ne parlera pas de tueurs en série comme Robert Pickton qui aurait tué 49 femmes mais dont il a été condamné pour seulement six d'entre elles. Actuellement, la police ontarienne cherche les cadavres enterrés par le jardinier Bruce MacArthur qui, lui, s'en prenait aux gais. Il faut dire un NON magistral à cette idée pernicieuse, le crime de la mosquée de Québec n'est pas le pire crime jamais commis dans l'histoire du Québec ou du Canada. Un crime est un crime et si un mass murder peut être condamné à 25 ans de prison, voire peut-être même avec possibilité de libération, il n'y a aucune raison de voir Bissonnette être condamné à 150 ans, sinon...

Sinon, c'est que la peine ne s'adresse pas à l'assassin seul, mais à l'ensemble des Québécois que l'on assoit au banc des accusés avec Bissonnette. Car si l'on demande 150 ans de peines, ce n'est pas pour un individu dont la vie ne se rendra pas à ce terme, mais pour que nous entrions dans notre esprit que la violence est le pire des crimes qu'un Québécois puisse commettre. Que la violence lui est interdit, même si d'autres en usent à son égard. Il lui est interdit de répliquer, ou de prévenir. C'est en cela que l'affaire Bissonnette dépasse de loin le petit cercle des musulmans de Québec. Ces hommes, ces femmes et ces enfants qui s'apprêtaient à sortir de la mosquée au moment du crime n'étaient pas une menace pour les Québécois. Mais Bissonnette les percevaient pour telle. Pour quelle raison, ça, ceux qui le savent ne veulent pas que nous le sachions. Le fait que les Québécois contempo-
rains sont devenus des gens accueillants après avoir été pendant plus d'un siècle méfiants, prouve que si des immigrants veulent venir au Québec, dans le respect de son peuple et de ses institutions, ils seront bien accueillis et la très grande majorité s'adapteront sans trop de problèmes. L'expérience des années 1990 avec les COFI, ces lieux d'apprentissages du français et de la culture québécoise, expérience positive qui a été sabordé par ce pirate de Lucien Bouchard, le démontrait pleinement. Que l'on juge Bissonnette pour homicide (une ou six fois, peu importe), c'est notre manière de vivre depuis la Révolution tranquille qui est remise en cause. Mais qu'on m'assoit ou qu'on assoit la majorité des Québécois à côté de lui, dans le box des accusés, ça non, je ne le tolère pas et j'en veux encore une fois à la piètre moralité de nos décideurs politiques et judiciaires.

Enfin, dans le christianisme, il n'y a pas de fautes impardonnables, et la vengeance de Couillard n'est pas la justice divine. Toutes les fautes, même les pires, sont pardonnables – sinon, il n'y aurait pas tant de militaires catholiques! - pour autant que le pécheur reconnaisse sa faute et s'amende. Aussi, le crime de Bissonnette est aussi pardonnable que les autres, car il est de l'humanité. L'imam Hassan Guillet, qui se souvenait du crime de Saint-Jean-sur-Richelieu, avait nommément désigné Alexandre Bissonnette comme victime dans le carnage de la mosquée. Il démontrait là qu'il y avait un certain humanisme dans l'islam que ne partagent pas sincèrement tous les témoins de la tuerie. Mais pour l'islam, le pardon n'est possible que pour celui qui croit en Dieu. Dans le christianisme, qu'il croit ou non en Dieu n'a pas d'importance. L'important, comme je l'ai dit plus haut, c'est qu'il regrette son geste et demande pardon, ce qui a été fait par Alexandre Bissonnette mercredi. Le Tribunal de la Cour supérieure ne doit pas laisser l'esprit sombre de la charia recouvrir les lumières qui éclairent les sentences dans les tribunaux occidentaux. Car si la vengeance politique donne le ton au sort réservé à ce malheureux jeune homme, qui osera être son Jacques Hébert pour montrer à la face de tous que, de Maurice Duplessis à Philippe Couillard, l'autorité gouvernementale québécoise n'a pas évolué d'un iota en matière de justice et de corruption depuis plus d'un demi-siècle


Sherbrooke
le 30 mars 2018.


Mes dix films... avec un supplément de trois.

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Journal La Croix, 4 décembre 2017.
MES DIX FILMS... AVEC UN SUPPLÉMENT DE TROIS

1. LÉOLO 
de Jean-Claude Lauzon


Mes 10 films. (1/10) LÉOLO du regretté Jean-Claude Lauzon. Ce film, houspillé par le public québécois est considéré par le magazine Time parmi les 100 meilleurs films de tous les temps! Ce qu'on garde bien de se vanter tellement on l'a détesté parce qu'il donnait une image véridique de ce que nous sommes.

Que raconte Léolo? Une enfance québécoise entre la contrainte éprouvante de la réalité et les aspirations qui ne peuvent se réaliser que dans les rêves. Une famille québécoise qui finit à l'institut psychiatrique, le personnage éponyme dans un bain de glace parce que son esprit a surchauffé à force de rêves d'Italie, de soleil, de chaleur, de paysages siciliens et ...d'amour. Lauzon, c'est notre Jean Vigo et on ne peut regarder ses deux films (Un Zoo la nuit et Léolo) sans penser aux deux films de Vigo (Zéro de conduite et L'Atalante). Leur mort prématuré à tous deux scelle une œuvre essentiellement anarchiste dont on ne sait ce qu'elle serait devenue s'ils avaient vécu. Lauzon ne voulait plus faire de film. Il s'était entiché d'une starlette et vivait de publicités qui rapportent plus que le cinéma. Lauzon, comme Vigo, est peut-être mort juste à temps tant il avait tout dit ce qu'il avait à dire.

Lauzon a su éviter le ton mélodramatique traditionnel. Il a préféré la poésie la plus brute, le cinéma de la cruauté le plus vif pour dessiner un peuple dépossédé de tout, où le travail condamne le père à bouffer son dîner dans les chiottes, le grand-père à une sénilité libidineuse, le fils aîné enfermé dans son complexe d'échec, la sœur dans son château de princesse dans le sous-sol de la terrasse à s'enlaidir et à collectionner les taons dans un bocal enfin la mère, dépassée par le malheur qui s'abat sur les siens, ne peut que constater l'impuissance de son amour maternel à sauver sa petite famille de ses chimères, c'est totalement nous, ça. 

Léolo, c'est l'intello de la famille, guidé par un roman de Réjean Ducharme dont le titre illustre le film : La vallée des avalés. Il transforme sa sordide quête dans le fond du Saint-Laurent parmi les déchets qui y sont jetés à ramener des cochonneries sans valeurs, en découverte d'un coffre aux trésors. Ses premiers émois envers une fillette italienne au nom de Bianca, évoquant la pureté sont, de même, avilis par la prostitution qu'elle s'adonne avec ce grand-père libidineux qui lui prend le goût de l'étrangler dans son bain. Enfin, il y a ce sage (le dompteur de vers) joué par le mentor de Lauzon, Pierre Bourgault, dont on ne sait d'où il vient ni ce qu'il signifie sinon une sorte d'ange bibliothécaire qui conserve les trésors de l'humanité, ici le journal que tient Léolo de ses rêves, de ses frustrations, de ses amours et de ses déceptions.

Dans cet univers sordide, l'obsession de la merde agit comme un poids qu'un suicidé par noyade remplirait ses poches. Elle est ce dont Léolo essaie de rejeter, de se libérer. Cette relation dont il rêve, il ne l'obtient que par sa mère dont l'amour tendre est une consolation, mais il veut plus. Il veut le vrai amour. Il cherche la pureté (la blancheur de sa chemise dans le rêve final), il veut retrouver ses origines dans cette Italie qu'il s'est inventé à partir d'une histoire de tomates et qui compenserait cette famille étouffante et sans avenir; sa seule alternative à ce Québec déprimant. Encore sous le choc de la défaite référendaire, Lauzon semble nous dire que nous préférerons toujours le pays imaginaire au pays réel, et l'inhibition de l'action nous condamnerait à mijoter dans notre merde matérialiste et financière plutôt que de s'élever au-dessus de la nécessité pour devenir ce que nous nous imaginons être : un peuple assoiffé de liberté et de grandeur. Mort avec son amour dans un avion mal manœuvré, Lauzon a rencontré son destin conforme à ce qu'il exprimait à travers les rêves de Léolo. Il n'est pas mort dans un bain de glace.

La photographie de Guy Dufaux joue admirablement sur le contrapposto baroque entre le mât terne de la réalité et la luminosité du rêve. La musique de Richard Grégoire est inoubliable. Et cette phrase de Ducharme qui relance sans cesse le film : "Parce que moi je rêve, moi je ne le suis pas..."

2. TO KILL A MOCKINGBIRD
de Robert Mulligan

Mes 10 films (2/10) TO KILL A MOCKINGBIRD, film de 1962 de Robert Mulligan d'après le roman de Harper Lee, roman qui vient d'être mis à l'index dans certaines écoles parce qu'on y parle de la ségrégation d'avant les lois de l'époque Kennedy.

Mulligan fut un réalisateur d'une sensibilité rare dans la Planète Hollywood. Depuis son premier film, Fear Strikes out(1957), racontant les angoisses d'un joueur de baseball célèbre, jusqu'à son dernier film The man in the moon (1991), on retrouve toujours la même délicatesse dans le traitement du sujet. Jamais mélodramatique, le cinéma de Mulligan raconte pourtant des petites tragédies quotidiennes où les personnages doivent se montrer à la hauteur du défi qui les confronte. Summer of 42, son plus célèbre film, raconte l'éveil du désir chez des adolescents sur une petite île côtière où l'épouse d'un soldat parti pour la guerre vient de s'établir. Puis, arrive l'annonce de la mort au combat. C'est dans les bras de l'adolescent que l'épouse trouvera sa consolation, une nuit avant de repartir pour le continent. Rien de plus. Up the down staircaiseraconte, pour sa part, les inquiétudes d'une jeune enseignante dans un collège de délinquants et comment un élève porto-ricain lui redonnera confiance en elle. Rien de plus. The pursuit of happiness raconte de même les tribulations d'un jeune contestataire issu d'une famille riche qui, par négligence, heurte avec son auto une vieille dame et la tue. Obstiné, il refuse sa condamnation et, à la veille de sa libération, s'évade pour s'enfuir avec sa petite amie vers le Canada ...pour finalement se retrouver au Mexique. Rien de plus. The Other, adapté du roman de Tom Tryon, est un film à suspens autour de jumeaux maléfiques. Rien de plus. The man in the moon raconte l'histoire d'une adolescente, qui vit avec sa grande sœur et sa mère enceinte sur une ferme en Louisiane. Commence une idylle avec le jeune voisin. Puis celui-ci meurt écrasé sous les roues de son tracteur. Les femmes restent seules à vivre le deuil. Rien de plus.

To kill a mockingbird raconte l'histoire d'Atticus Finch, un avocat d'une petite ville sudiste qui élève seul son garçonnet et sa fillette, Scout. Il est engagé pour se porter à la défense d'un Noir qu'on accuse du viol d'une femme blanche. Dans cette petite communauté raciste, les Blancs assistent au procès sur le parquet et les Noirs dans la mezzanine. Au tribunal, tout le monde se connaît, le juge, les avocats et les témoins. La victime ment pour protéger son mari. L'iniquité du procès est criante. Entretemps, des Klansmen essaient d'intimider Atticus qui résiste pacifiquement à leurs menaces. Condamné, le Noir est ramené en prison, Atticus demandera révision du procès, le prisonnier est tué en cellule. Ce film, qui a mérité des Oscars, a servi à conscientiser le public américain à la cause des inégalités raciales au moment où les mouvements afro-américains se développaient sous la direction d'esprits aussi divers que Martin Luther King et Malcolm X.

Retenons cette scène dans laquelle, après la con-
damnation, alors que les Blancs ont évacué la salle du tribunal et qu'Atticus, après avoir rangé ses documents, s'engage à sortir à son tour, les Noirs dans la mezzanine lui font la haie d'honneur. Scout, déçue pour son père, assise parmi eux, se fait dire par un vieil homme. "Levez-vous, mademoiselle, votre père va passer".

Là où des films comme MississippiBurning exploitent la vulgarité et la violence raciale du milieu sudiste, Mulligan porte un regard réservé, distant. Bien sûr, le Noir est innocent et Atticus ne tarde pas à le démontrer à travers les contradic-
tions de la victime. La justice est de son côté, mais ce consensus dé-
mocratique, qui effrayait tant Tocqueville, est là pour maintenir le mensonge et sauver la face. C'est ce que nous découvrons à travers les yeux de Scout. L'illusion de la bonté naturelle du monde qui apparaît dans les premières scènes, s'évapore au fur et à mesure que le procès avance. On prend ses distances devant Atticus. La cavalerie ne viendra pas, en dernier, délivrer l'innocent; elle le tuera plutôt. Rien de plus.


3. LA BELLE ET LA BÊTE
de Jean Cocteau



Mes 10 films (3/10) LA BELLE ET LA BÊTE. Bien sûr, pas le navet de Disney, mais l'authentique, le seul film artistique à porter ce titre. Celui de Jean Cocteau (1946), Tourné à la fin de la guerre, ce film, comme Les visiteurs du soir de Marcel Carné (1942), est une consolation pour les Français qui ont souffert la période de l'Occupation. Dans l'un comme dans l'autre, on retrouve la magie là et le rêve ici comme compensations aux malheurs du temps.

Inspiré d'une pièce de théâtre tiré d'un conte pour enfant, le film de Cocteau commence comme une simple histoire où Belle(surnommée La belle, Josette Day) est courtisée par un ami de son frère, Avenant, un jeune homme beau et très entre-
prenant. On y retrouve deux soeurs aînées méchantes qui maltraitent Belle, ce qui donne au départ un air de Cendrillon. Puis, l'intrigue prend une tournure différente. Obligé de partir en voyage, le père, veuf, promet d'apporter une rose blanche à Belle. S'égarant en forêt, il arrive à un château et cueille la rose qu'il offrira à sa fille. Mais le châtelain le surprend sur les entrefaites. C'est un homme doué d'un visage si laid qu'on le surnomme la Bête. Il est puissant et doté de pouvoirs magiques. Il condamne le père à mort pour avoir dérobé une fleur sur son domaine, mais la peine sera suspendue s'il lui donne une de ses filles. C'est Belle qui se portera volontairement auprès de la Bête afin de sauver son père.

Cocteau nous fait entrer alors dans le rêve. L'intérieur d'un château abandonné, à l'atmosphère complè-
tement surréaliste où des bras sortent des murs en portant des flambeaux, éclairant le chemin que suit Belle jusqu'au pied de l'escalier au haut duquel se présente la Bête. Belle s'évanouit de frayeur. La belle et la bête vivent ensemble, apprennent à se connaître dans un rapport où délicatesse et compassion révèlent derrière les masques (beauté et laideur) une âme pure et généreuse. Lorsque la Bête constate que Belle est mélancolique, elle lui exprime l'ennui de ne pas voir sa famille; la Bête l'autorise alors à la quitter mais pour un jour seulement, car si elle ne revenait pas, elle en mourrait. Belle se rend dans sa famille, Avenant relance ses avances qu'elle écarte et décide de la suivre lorsqu'elle s'aperçoit que cela fait plus d'un journée qu'elle est partie et qu'elle a promis à la Bête de revenir avant la tombée de la nuit.

Elle revient au moment où la Bête agonise. Avenant, qui essaie de pénétrer à l'intérieur du château est frappé d'une flèche mortelle et lorsque la Belle déclare son amour à la Bête, la transformation se produit : la Bête, en mourant, libère le prince qui prend le visage d'Avenant, un beau prince condamné par une fée qui lui avait jadis jeté un sort parce que ses parents ne croyaient pas à l'existence des fées.

Histoire simpliste, comme le sont les contes pour enfant, mais sublimée par l'onirisme du poète; entre le monde bourgeois de la famille, la forêt quasi impéné-
trable, puis le château de l'au-delà, la magie et le rêve opèrent un conte qui n'est plus du tout pour enfant. On oublie vite la leçon morale du film pour entrer dans l'atmosphère, le huis clos entre deux personnages où Jean Marais, icône de l'époque, joue les trois personnages masculins d'Avenant, de la Bête et du Prince. Bien avant un épisode célèbre de Twilight Zone, Cocteau nous dit que la beauté réside d'abord dans les yeux de qui regarde et sait dépasser les apparences. Après avoir vu tant de laideurs depuis trente ans (deux guerres mondiales et des guerres civiles meurtrières), ce qui a permis aux humains de survivre, c'est qu'ils pouvaient trouver dans le rêve l'espoir et la force qui leur feraient retrouver la beauté du monde. L'amour triomphe du mal et de la laideur, comme dans les Visiteurs du Soir : là où les cœurs continuaient à battre dans les corps statufiés de Gilles et Anne, victimes de la malédiction du diable, la Belle et le prince peuvent désormais vivre leur amour librement. Le diable est mort et le masque de la Bête tombée, la famille est réunie. Les dernières répliques sont à l'image du film :
La Belle :
- Vous ressemblez à quelqu'un que j'ai connu autrefois…
Le Prince :
- Cela vous gêne-t-il ?
La Belle (pensive)
- Oui… (puis avec un visage radieux) Non !

4. SALÒ OU LES CENT-VINGT JOURNÉES DE SODOME
de Pier-Paolo Pasolini 

Mes 10 films (4/10). SALÒ OU LES CENT-VINGT JOURNÉES DE SODOME de Pier-Paolo Pasolini (1975). Il est incontestable que le plus grand film poétique de Pasolini demeure Théoréma, mais son film posthume, dans lequel il transpose le roman du marquis de Sade dans la République sociale de Salò est le procès le plus virulent jamais tenu par le cinéma envers le capitalisme et à sa force débilitante de l'esprit humain.

Dans la République de Salò, sur les bords du Lac de Garde dans le nord de l'Italie occupé par les nazis, s'annonce la débâcle du fascisme. Mussolini y rassemble ses amis afin de faire un gouvernement fantoche alors que les Allemands se livrent à de sanglantes représailles. C'est le cadre politique du film. Dans le château de Marzabotto, quatre notables qui représentent l'élite de la société bourgeoise - le Duc, l'Évêque, le Juge et le Président (la noblesse terrienne, le clergé, la Justice et le pouvoir politique) - se rassemblent afin de vivre dans la débauche la plus extrême. Chacun de ces quatre notables a épousé la fille d'un autre. Des miliciens à leur service se rendent dans une petite ville pour y rafler des adolescents des deux sexes à condition que leurs corps soient d'une parfaite beauté. Avertis comme à l'entrée de l'Enfer de Dante, ils sont invités à abandonner tout espoir. Une loi perverse établie interdit le sexe qui se recouvrirait d'amour. La religion y est strictement interdite.

Le film se déroule en quatre tableaux : le Vestibule de l'enfer où Pasolini nous introduit à ce qui s'en vient; le cercle des passions, où les notables violent les adolescent(e)s; le cercle de la merde, où l'on assiste à un festin coprophagique, enfin le cercle du sang qui applique les tortures aux victimes qui ont désobéi d'une manière ou d'une autre à la loi..

Film sorti après l'assassinat de son réalisateur, Salò a été souvent interdit par la censure. Ce film est d'abord un manifeste contre la démocratie bourgeoise qui n'est rien de plus qu'une pornocratie. Comme dans l'ancien satanisme ou dans les cercles sado-masochistes, les membres s'engagent par contrat à assumer leurs passions jusqu'à l'exter-
mination de l'objet de leurs coupables désirs. Pour s'exciter, ils emmènent avec eux quatre historiennes dont le but est de raconter des épisodes salaces de leur vie de prostituées. Aucune pénétration vaginale n'est tolérée, seule la sodomie est le mode de défoulement sexuel. Contrairement à Sade, chez qui Pasolini a repris le thème des quatre notables, allégorie de la société, pas de sophistique. Seulement l'expression de la brutalité. Tout est dit dès le premier cercle, lorsque le film s'ouvre avec cette réplique : «Nous fascistes, nous sommes les véritables anarchistes… une fois que l'on s'est emparé du pouvoir bien sûr… " L'énoncé de l'anti-sacralité du contrat est même donné en français dans la version originale italienne :"À l'ombre des jeunes filles en fleur, elles ne vont pas croire leur malheur. Elles écoutent la radio, elles boivent du thé. Au degré zéro de la liberté, elles ne savent pas que la bourgeoisie n'a jamais hésité même à tuer ses fils"

Tout le reste du film est une démonstration de ce postulat de base. Salò est une mise en scène du concept de Michel Foucault, la "technique politique des corps". Et des esprits. Les victimes elles-mêmes participent à leurs tourments. Le prisonnierdésobéissant au pacte, surpris par les quatre notables à faire l'amour avec une servante, a été trahi par l'un des siens. Il se lève et brandit le poing des résistants communistes. Ils seront abattus tous les deux. La ligne de démarcation morale est franchie, la bourgeoisie n'hésite pas à tuer ses fils.

Dans ce climat obsidional, la régression mentale bourgeoise ramène ces puissants à un psychisme d'enfant, de ces enfants dont Freud restait épouvanté à l'idée que leurs désirs puissent se réaliser. C'est cela Salò. Lorsque trois des bourgeois en robe de chambre dansent le cancan sur les corps des adolescents torturés, ils ne sont que ça : des adultes dont le psychisme a été ramené au niveau de celui d'enfants par la satisfaction de leur perversion polymorphe. C'est là où se niche l'horreur beaucoup plus que dans les scènes scatologiques ou d'humiliations physiques ou morales. Les bourgeois de Salò se livrent à une parodie des valeurs qu'ils défendent lorsqu'ils sont en position d'autorité dans la société. Disons, plutôt, qu'à Marzabotto, toutes inhibitions, toutes censures du surmoi, toutes gênes sont levées. Ces individus, dont la lâcheté surgit un fugace instant, lorsqu'ils sont devant le communiste nu le poing tendu et que, pris de désarroi, ils finissent par l'abattre à coups de revolvers, sont la lie de toutes les tares humaines qui par le pouvoir, l'argent et le sexe imposent leur état et leur volonté, aidés en cela par l'armée, la police et le corps médical. La technique politique des corps procède ainsi par régression. De sujet, on passe par l'étape ontologique d'objet pour sombrer dans l'abject. Cette abjection climatisée qui est l'essentiel de notre condition actuelle.

5. MORT À VENISE
de Luchino Visconti


Mes 10 films (5/10) MORT À VENISE, de Luchino Visconti (1971). Une danse macabre menée lentement entre le désir et la mort. On pourrait en dire autant des grands films de Visconti. Ludwig, Senso, L'Innocent et surtout Violence et passion. Mais avec Mort à Venise, Visconti s'adonne à son goût pour l'esthétique. Il exploite à fond la morbidezza vénitienne, la langueur, la nonchalance de ces touristes qui jouissent de la douceur de vivre avant que la mort ne vienne les surprendre sous la forme d'un choléra qui suscite la fuite de la plupart d'entre eux. Parmi ces familles, une, polonaise, est remarquée par le personnage principal, un compositeur en deuil de sa fille, d'Aschenbach. Son regard s'attarde sur l'adolescent qui, par sa beauté provocatrice et lascive rend compte de la notion que Marsile Ficin donnait à ce terme de morbidezza accolé aux nus de Botticelli. Tadzio, c'est le nom de l'adolescent, est l'appel de la mort à travers la beauté et, en tant qu'esthète, d'Aschenbach ne peut résister à l'appel des profondeurs qui le tourmentent.

Visconti nous fait pénétrer Venise par la voie touristique. D'Aschenbach débarque devant la place San Marco, avec la façade de la cathédrale bien connue, puis se retrouve à l'Hôtel des Bains, dans ce microcosme de l'Europe où le maître d'hôtel parle toutes les langues d'une façon naturelle. C'est l'Europe d'avant la Grande Guerre (nous sommes en 1911). Visconti joue souvent sur ce côté de la décadence : décadence de l'Italie sous le Risor-
gimento, décadence de l'Allemagne devant les nazis, décadence de la Bavière avec son roi malade de musique et de beauté... De la mort naît la beauté. Toute la tragédie est là. Tel est aussi le sort de d'Aschenbach qui réagit devant elle. Séduit par Tadzio, le théopompe, il suit, il résiste, il rêve d'un amour paternel morbide, il fuit, il revient, il s'effondre devant le tourment, va chez le coiffeur, se fait maquiller, teindre les cheveux, masquer de rouge aux lèvres. Mais la blancheur de son visage le trahit. Il n'est plus qu'un mort qui s'avance vers son destin. Affalé dans une chaise longue, fiévreux, la teinture coule sur son visage pendant que Tadzio, dressé, lui indique le soleil, à la manière d'un bronze de la Renaissance. Les employés de l'hôtel viennent chercher le cadavre de d'Aschenbach isolé sur une plage semi-déserte.

Inspirée d'une nouvelle de Thomas Mann, Mort à Venisen'est plus La mort à Venise, mais bien les tribulations d'un homme déjà mort à son arrivée. Cette lente agonie pourrait être insuppor-
table au spectateur s'il n'y avait pas la beauté : beauté des monuments, beauté du Grand Hôtel des Bains, beauté des vêtements de la famille polonaise, beauté de la musique de Mahler qui accompagne le destin de d'Aschenbach et, bien sûr, la beauté de Tadzio. Le désir sexuel coupable enveloppé dans un écrin composé de l'esthétique du milieu frappe le compositeur au cœur.

Un des aspects magistraux du film, c'est l'économie de paroles. En fait il n'y en a que très peu et ne servent qu'à échanger des informations. Le vrai dialogue se déroule dans les regards échangés entre Tadzio et D'Aschenbach. Visconti a voulu éviter les bavardages inutiles qui minent l'intimité de la relation entre les deux protagonistes. D'Aschenbach observe les clients de l'hôtel. Derrière son monocle, il suit les allers et venus des touristes jusqu'à ce qu'il tombe sur la famille dont il ne comprend pas le dialecte. Il remarque surtout Tadzio, jeune adolescent androgyne à la beauté sculpturale. Visconti a réussi ce tour de force de maintenir un jeu de regards dans l'espace, dialogue fait uniquement de regards, sans sourire ni grimaces. L'adolescent a très bien compris la nature du regard de d'Aschenbach. Non un regard obscène mais un regard désespéré : "La mort viendra et elle aura tes yeux"(Cesare Pavese). Si, dans ce dialogue de regards, d'Aschenbach parvient à saisir que c'est la mort qui s'adresse à lui, la beauté ne peut l'en détacher et ne cesse de la relancer. Ce qu'il voit dans Tadzio loge en son for intérieur. Elle a formé son parti pris esthétique, entretenue ses assurances créatrices, nourrie cette philosophie qu'il exprime à un ami dans une scène rétrospective qui précède la mort de sa fillette.

Lorsque d'Aschenbach se rend à la plage, Tadzio l'accompagne, le précédent, tournant devant lui, offert comme une tentation effrontée, la mouche du coche. D'Aschenbach ne peut plus écrire ni composer. Il est obsédé par cette présence. Il la cherche lorsqu'elle n'est pas là, à la salle à dîner. Il l'épie, la suit à travers les rues étroites et les ponceaux qui enjambent les canaux de Venise. Lorqu'on commence à badigeonner les murs de chaux pour éviter la contagion du choléra, une angoisse profonde s'empare de lui. Il voudrait interpeller la comtesse, lui dire qu'elle et sa famille, et surtout Tadzio, sont en danger. La mort le menace, lui. Mais il ne s'en sent pas le courage de la fuir. Il recule car la mort est en lui, sa passion le dévore. Elle surgit lorsque des saltimbanques carnavalesques montent sur la véranda de l'hôtel, un soir de canicule et d'un air de banjo obsessif, répétitif, le soliste, édenté, reprend ce jeu de harcèlement de la mouche qui tourne autour du cocher.

Œuvre purement poétique, sans véritable histoire – sinon une histoire d'amour-folie -, description muette d'une agonie en langueur d'un artiste, d'un créateur, enveloppé dans la musique de Mahler (lui-même mort à Venise), est une façon, peut-être, pour Visconti d'exorciser sa mort. «Le vieil homme et la mort» résume assez bien le thème de Mort à Venise.

6. LE DÉCLIN DE L'EMPIRE AMÉRICAIN
de Denys Arcand


Mes 10 films (6/10) LE DÉCLIN DE L'EMPIRE AMÉRICAIN de Denys Arcand (1986). Ce double huis-clos entre quatre hommes et quatre femmes, pour la plupart enseignants d'histoire dans des universités (Montréal et Laval) se livre comme un duel de répliques colorées tournant à peu près toujours autour du sexe. Un langage crû, des répliques en rafales qui ont fait la renommée de dialoguiste d'Arcand, le tout entrecoupé de sketches drôlatiques tient le spectateur en haleine tout au long du film alors qu'autrement, il aurait très bien pu s'endormir. Ce tour de force a fait le succès du film et donner une réputation à Arcand qui, auparavant, en tant que cinéaste de l'ONF, avait surtout réalisé des documentaires et trois films de fiction qui étaient d'une rare brutalité et n'avaient pas attiré le public au box-office. Avec le Déclin... ce fut le succès mondial, le film ayant été célébré à Cannes, puis mis en candidature pour l'Oscar du meilleur film étranger (qu'il n'a pas remporté). C'est un film où il ne s'y passe rien de vraiment cinématographique. Mais l'étude des plans, la photographie de Guy Dufaux dans un décor d'automne de l'Estrie sur les bords du lac Memphrémagog, tout comme l'adaptation de Haendel par Dompierre visaient à donner une sorte de morbidezza à la québécoise.

Nos historiens obsédés par le sexe se rencontrent donc pour un souper entre amis, ce qui leur permet de reprendre un visage plus intellectuel jusqu'à ce que s'amène le lover de la chargée de cours, une sorte de bum avec qui elle a des relations masochistes. Tout au long du film, Arcand utilise les flashbacks pour nous ramener à des épisodes antérieurs illustrant les petits et les grands mensonges, les tromperies sexuelles de l'un et l'autre des membres de la horde. Mensonges, frustrations, angoisses, peurs et menaces : l'apparent monde paisible et sous contrôle des intellectuels émerge de sous un voile que Arcand, sadique, taillade à coups de couteaux. Le couple de Rémy et Louise se brise; Claude vit avec la hantise du sida depuis qu'il urine du sang; Diane, qui a dû interrompre ses études parce qu'elle avait eu une enfant, se sait condamnée à être une éternelle chargée de cours; Pierre vit avec Danielle, une étudiante qu'il a rencontrée dans un salon de massage et Dominique supporte sa vieillesse avec un jeune étudiant bellâtre qu'elle traîne derrière elle. Sous les rires se dissimulent des tristesses inouïes.

Arcand, historien de formation avant de passer au cinéma, connaît bien le milieu qu'il décrit. Son regard cynique qu'il y porte n'est pas dénué de tendresse. On se prend à aimer cette bande de joyeux drilles et à reconnaître dans leurs tragédies celles qui sont souvent les nôtres. Mais au-delà, Arcand a réalisé un premier film dont l'exercice relève de la philosophie de l'histoire. En réfléchis-
sant sur la décadence et l'état de l'Empire américain, tout proche du Québec, une randonnée au bord du lac permet d'énoncer les hypothèses qui rappellent les signes du déclin des civilisations, qui est la thèse pessimiste de Dominique. C'est parce que Diane, l'épouse de Rémy, petite-bourgeoise d'Outremont, s'oppose à cette vision et qualifie l'époque de «renaissance» que Dominique se venge en lui lançant que si son mari ne critique pas son livre, c'est par marque de condescendance parce qu'ils ont couché ensemble. Cette remarque crée le drame qui entraînera la séparation de Rémy et de Diane.. Cette thèse intellectuelle est illustrée précisément par les intérêts et la vie que mènent ces intellectuels. Eux-mêmessont le déclin de l'Empire, ils le portent en eux, en sont affectés comme d'une tare. Les liens individuels rejoignent les rapports sociaux. Les mensonges que les individus se racontent se reproduisent au niveau des institutions; les frustrations qui sèment l'amertume en eux se répètent dans les ressentiments exprimés aujourd'hui sur les réseaux sociaux; les angoisses qui accompagnent leurs désirs inassouvissables prolongent le malheur des pauvres assoiffés de richesses inaccessibles; inquiétudes et menaces sont les mêmes, pour les intellectuels que pour n'importe quel individu lambda, sinon même des institutions. Le Déclin de l'Empire américain est un long crépuscule où le rêve national se perd dans les obscurités qui envahissent la civilisation. En cela, le film est incomparable. Le succès au box-office est venu le confirmer.

Toutefois, le succès du Déclin... pèse sur le réalisateur. Chaque film est une tentative plutôt échouée de répondre au diagnostic posé par le film. Arcand a cru y répondre en donnant une figure christique à la jeunesse avec Jésus de Montréal; puis les Invasions Barbares qui est une continuité du Déclin, avec les mêmes acteurs mais sans l'intimité du premier film; l'Âge des Ténèbres, puis le Règne de la Beauté enfin la Chute de l'Empire américain, malgré leurs qualités, ne parviennent pas à rejoindre la subtilité du maître-film. Entre cela, Arcand a produit des films portant sur la com-
munication de masse : les deux hobos qui nichent dans un ancien théâtre laissé à l'abandon dans Joyeux calvaire raconte le chant du cygne d'une forme antique de communication; l'adaptation d'une pièce canadienne-anglaise, De l'amour et des restes humains place un tueur en série au centre du milieu underground, Stardom dénonce le milieu de la mode et des réseaux de communication de masse... Arcand a fort bien compris que le milieu de la télévision et des potins a remplacé l'Église et que les tiraillements, les faussetés et les dommages que l'on y retrouve aujourd'hui sont équivalents à ceux qu'on retrouvait dans l'ancien catholicisme. Ce thème apparaît dans Le Déclin..., mais n'est que superficiellement abordé par le monologue de Dominique. Dès Jésus de Montréal, il prend de l'ampleur. Le monde des communications est celui des faux prophètes – ce qui vaut une gifle carabinée à Monique Miller -, les jeux de chevaleries dans l'Âge des Ténèbres, le théâtre à la toiture éventrée et les marches de l'Oratoire Saint-Joseph dans Joyeux calvaire, le monde des affairistes du fils de Rémy dans Les Invasions barbares, les auditions dans De l'amour et des restes humains, cumulent dans Stardom. Dans la Chute de l'Empire américain, la philosophie a remplacé l'histoire et l'argent (qui devait être le titre original du film) nous ramène à La Maudite Galette, le premier film de fiction de Arcand. Le cinéaste, à 77 ans, est enfermé dans son cercle. La beauté, à laquelle il a voulu rendre hommage avec Éric Bruneau et les décors de Charlevoix ne réussira jamais à effacer cette phrase de Pierre dans Le Déclin... «L'histoire de l'humanité, c'est une histoire d'horreur» et Arcand exprimait déjà sa déconvenue à ne pouvoir percer le sens de l'Histoire lorsqu'il mettait dans la bouche de Pierre, encore, la dernière réplique du film : «Moi, j'ai l'impression qu'on saura jamais vraiment le fond de l'histoire».

7. LA SOCIÉTÉ DES POÈTES DISPARUS
de Peter Weir



Mes 10 films (7/10), DEATH POETS SOCIETY, de Peter Weir (1989), réalisateur australien à la filmographie hors paire à partir de son second film The Last Wave, film fantastique autour des relations entre australiens et aborigènes. Malgré quelques échecs, Weir n'a cessé d'accumuler les succès reconnus mondia-
lement. Surtout Gallipoli (le Dieppe des Australiens durant la Première Guerre mondiale); The Year of Living Dangerously (les tribulations d'un journaliste australien lors de la tentative manquée d'un coup d'État en Indonésie en 1965 suivi d'un atroce massacre); Witness (une histoire policière qui se passe dans un village amish); The Mosquito Coast (une tentative d'établir une colonie utopique au Honduras); Dead Poets Society (un enseignant non-conformiste est chargé d'enseigner la poésie dans un collège huppé pour garçon); Green Card (sur la difficulté d'obtenir la carte verte qui permet de travailler aux États-Unis); The Truman Show (un «petit homme» est pris comme cible par une équipe de téléréalité); Master and Commander (sur une chasse entre voiliers de guerre vers 1800 dans l'Océan Pacifique); en dernier The Way Back dans lequel des prisonniers soviétiques s'échappent d'un Goulag en 1940 et essaient de rejoindre l'Inde britannique.

Afin de percer le marché mondial, Weir utilise toujours des vedettes américaines placées au centre de ses films : Richard Chamberlain, Mel Gibson, Harrison Ford, Robin Williams, Gérard Depardieu, Jim Carrey, Russell Crowe portent tous sur leurs épaules la pensée révo-
lutionnaire du cinéaste, cette société qui serait une alternative à la société capitaliste de consommation : la vie des aborigènes australiens, le rêve communiste, le village amish, la commune utopique, le cercle secret d'élèves, la liberté que Truman choisit contre les rêves divins de gloire et de reconnaissance publique, la vie de l'équipage d'un navire de guerre dont le commandant est un esthète musical... Les films de Weir sont un appel constant à la liberté contre le conformisme moral et social étouffant. Mais mieux que tout autre, il sait que cette liberté a un prix et que celui-ci est élevé.

Chaque film place ses héros devant ce choix : l'intégration dans le monde moderne technique et déshumanisant qui procure richesse et sécurité ou le pari de la liberté, pleine d'incertitudes, d'échecs, de révoltes et de défaites. Ce retour de l'humanisme est ce qui fait la haute valeur des films de Weir. En plus de sa maîtrise ci-
nématogra-
phique. Weir sait choisir ses décors qui contribuent à y insérer une intrigue qui vient en troubler la paix : Pique nique à Hanging Rock, l'Égypte de Gallipoli, la vie rurale des Amishs, le décor de la Nouvelle-Angleterre où est située Welton Academy, la jungle qui sert de contrapposto à la métropole, la banlieue, le voilier, sont des microsociétés en même temps que des acteurs du film. Évoquant tantôt la liberté, tantôt le conformisme, ils sont plus que l'arrière-fond de l'intrigue.

Dans Dead Poets Society, le professeur Keating, aux méthodes non-conformistes, est chargé d'enseigner la poésie à des élèves d'un collège conservateur, Welton Academy de la Nouvelle-Angleterre en 1959. Planté dans le décor d'automne où les feuilles des arbres sont en pleine explosion de coloris enchanteurs, puis dans l'hiver neigeux et froid qui transforme la joie de l'initiation poétique en tragédie, le collège dont la devise est Tradition, Honneur, Discipline, Excellence, le jeune Neil Perry, fils unique d'un couple conformiste découvre à travers l'enseignement de Keating sa passion pour la poésie et le théâtre. Jadis, lorsqu'il était lui-même élève, Keating avait fait partie d'une société secrète d'élèves dédiés à la poésie et aussi à une certaine liberté (cigarettes, alcool, filles) qui se tenait la nuit, loin de la surveillance des pions.

Dans la classe où Keating enseigne que le principal dans la vie est carpe diem, ce qui va à l'encontre des règles de l'Académie qui ne pense qu'à l'avenir, aux carrières et à la bonne réputation du collège, ses méthodes font bientôt jaser. Mais pour ses élèves, Keating devient un personnage fascinant. Ayant appris le passé secret de la société des poètes disparus, ils prennent sur eux de recréer le cercle littéraire. Aussi, se trouvent-ils une grotte secrète où la nuit, ils viennent réciter leurs compositions poétiques. Puis, la société s'étend à des activités plus ou moins autorisées par la direction de l'Académie et des dissensions se font entendre. Certains préfèrent reculer devant l'audace et finissent par trahir la société. Neil, qui a adopté avec passion ce souffle de liberté qui passe par la poésie, participe à une représentation théâtrale du Songe d'une nuit d'été de Shakespeare. Il en parle à son père qui le désavoue avec l'insistance la plus féroce. Tourmenté, Neill veut échapper au destin que lui trace son père, mais en même temps, la liberté lui fait peur. Keating essaie de le raisonner mais ne le décourage pas de ses ambitions. Le soir de la représen-
tation, Neil est applaudit pour son rôle de Puck. Son père, prévenu, l'arrache à ses amis et le ramène à la maison où il lui annonce qu'il l'inscrira à une académie militaire. Désespéré, Neil reprend la couronne de Puck en contemplant la neige tomber, ce qui lui donne une allure christique, puis se suicide avec un pistolet dans le bureau de son père. Keating est chassé de son poste. Alors que le superviseur reprend le cours de poésie dans sa forme la plus «académique», Keating vient chercher ses affaires. En sortant, un élève se dresse sur son pupitre et le salut du vers de Walt Whitman adressé à Abraham Lincoln : «Ô capitaine, mon capitaine...» D'autres élèves emboîtent le pas malgré les vaines protestations du superviseur. Ce dernier hommage montre que les leçons de Keating n'ont pas été complètement vaines.

Le film doit sans doute beaucoup aux deux principaux interprètes, Robin Williams et Robert Sean Leonard, mais Weir oppose «la lumière de la connaissance», une lumière noire pour la connaissance morte et stérile de la Welton Academy à l'esprit de l'humanisme renaissant. Keating est l'héritier des Guarino da Verona et Vittorino da Feltre qui, à l'opposée de la scolastique des universités médiévales, amenaient leurs élèves dans la nature pour y apprendre aussi bien l'art poétique que les connaissances du monde. C'est la Renaissance qu'apporte Keating dans sa serviette et la destruction du tombeau de la poésie lorsqu'il demande à ses élèves d'arracher les premières pages de l'anthologie de Pritchard. Ce geste profanateur, transgresseur, crée une alternative au monde ordonné et discipliné de Welton. Chaque élève sera dès lors confronté à ses démons intérieurs, à son audace ou à sa couardise. Certains iront au bout de leur audace, Charlie qui finira par se faire chasser de l'Académie et Neil qui se suicidera.

Cette scène suppliante, dans laquelle Neil interprète Puck et récite le monologue de sortie en fixant du regard son père, est sans doute un moment beaucoup plus fort que la sortie de Keating, toute en émotions :

PUCK.
Si nous, légers fantômes, nous avons déplu,
Figurez-vous seulement (et tout sera réparé),
Que vous avez fait ici un court sommeil,
Tandis que ces visions erraient autour de vous.
Seigneurs, ne blâmez point
Ce faible et vain sujet,
Et ne le prenez que pour un songe :
Si vous faites grâce, nous corrigerons.
Et comme je suis un honnête Puck,
Si nous avons le bonheur immérité
D’échapper cette fois à la langue du serpent
Nous ferons mieux avant peu,
Ou tenez Puck pour un menteur.
Ainsi; bonne nuit à tous.
Prêtez-moi le secours de vos mains si nous sommes amis
Et Robin vous dédommagera quelque jour. 

À sa façon Peter Weir nous rappelait que l'école ne sert pas seulement à reproduire un système ou à orienter des carrières mais avant tout à former des individus libres et responsables. Ce qui est notre tragédie est de le répéter sans cesse, dans un désert, où beaucoup le ressentent mais peu ont le courage de rompre.

8. CHINATOWN

de Roman Polanski


Mes 10 films (8/10) CHINATOWN, de Roman Polanski (1974). Entre Rosemary's Baby et Chinatown, le choix était difficile, mais finalement, le sujet, la grande qualité de la photographie de Alonzo et Cortez, la musique de Jerry Goldsmith – la musique, toujours importante dans les films de Polanski -, l'interprétation inoubliable de Nicholson, Dunaway et Houston, font de Chinatown sans doute le meilleur film du réalisateur.  Chef-d'œuvredu film noir, nous restons envoûtés par le parti pris esthéthique hyperréaliste du traitement de l'image qui sera repris, plus tard, dans le film de Brian de Palma, The Untouchables.

Polanski a un goût morbide pour les thèmes du sexe et du mal, toujours étroitement interreliés : la psychopathe assassin jouée par Catherine Deneuve dans Répulsion; les vampires du Bal des Vampires; la violence de Macbeth; la névrose du Locataire; le sado-masochisme dans Lune de fiel; les souvenirs de la torture dans La jeune fille et la mort; le satanisme dans Rosemary's Baby et Le Neuvième porte; le ghetto de Varsovie (Le pianiste); les complots occultes (Chinatown, The ghost writer). Le retour du passé, les refoulements de la mémoire sont récurrents dans les films de Polanski. La fatalité y trouve aussi sa place, comme dans Tess d'Urberville ou The ghost writer; l'humour noir, souvent manifesté par Polanski. soulage la tension du spectateur et lui permet de respirer un peu plus dans l'horreur. Chinatownest à ce titre un modèle du genre.

Un détective habitué à des petits boulots d'adultère, Jake Gittes, est engagé par Evelyn Mulwray pour surveiller son mari, Hollis, qu'elle soupçonne d'une liaison. Banale affaire au départ. Gittes découvre que Mulwray rencontre une jeune femme. L'affaire est dévoilée dans les journaux et Evelyn Mulwray vient s'en plaindre à Gittes. Or, il s'agit de la vraie Evelyn, la première étant une fraude. Gittes, frustré d'avoir été la dupe d'une escroquerie, est engagé par Evelyn pour retracer qui est derrière cette fraude. Ancien policier qui a refusé de tremper dans des affaires de corruption, Gittes est toujours en rivalité avec les détectives qui mènent l'enquête. Car on a repêché le corps noyé de Hollis Mulwray dans un aqueduc de Los Angeles.

Gittes enquête sur Mulwray et découvre que l'ingénieur des eaux de la ville avait été autrefois l'associé de Noah Cross, le père d'Evelyn. Derrière ce meurtre se profile un complot dont le but est de détourner l'eau potable vers la mer afin de vendre à la ville un projet de barrage. Gittes découvre que la plupart des terrains autour du projet en question ont été achetés peu auparavant. Il se rend dans une orangeraie où il apprend que les fermiers suspectent le département des eaux de saboter les réservoirs et d'empoisonner des puits. Gittes en conclut que toutes ces manœuvres sont faites pour faire baisser la valeur des terrains, valeur qui augmentera lorsque le projet du barrage sera avalisé. Avec Evelyn qui l'accompagne dans son enquête, il finit par découvrir que les terrains achetés l'ont été, à leur insu, à des locataires d'un foyer de personnes âgées.

Poursuivant l'enquête sur la mort d'Hollis, Gittes arrive trop tard chez la fausse madame Mulwray que l'on a assassinée. C'est alors que la police lui apprend que Hollis a été noyé dans de l'eau salée, et non dans de l'eau douce. En se rendant chez Evelyn, il réalise que le meurtre a dû se produire dans le marais entretenu par le jardiner chinois. Tout le personnel domestique, d'ailleurs, est composé d'Asiatiques. En même temps qu'il en tombe amoureux, Gittes soupçonne Evelyn de lui dissimuler des faits et de constamment lui mentir. Après l'avoir suivie, une nuit, il découvre qu'elle détient la jeune fille qu'il avait vue avec Hollis. Après une explication mouvementée avec Evelyn, il apprend qu'elle est à la fois sa fille et sa sœur, Evelyn ayant été violée par son père, Noah Cross.

Fraudeur, assassin, père incestueux, Noah Cross polarise en lui toutes les figures du mal. Gittes découvre qu'il est manipulé par lui depuis le début, qu'il a envoyé la fausse madame Mulwray faire enquête pour retracer sa petite-fille, qu'il est le comman-
ditaire des truands qui lui ont fendu la narine, qu'il le fait surveiller par la police. Afin de sauver Evelyn et sa fille, Gittes organise une fuite au Mexique. Il les envoie se réfugier dans la famille de l'un de ses domestiques dans le Chinatown. Après avoir trouvé la preuve contre Cross, Gittes revient à Chinatown où il trouve son associé menotté par la police venue arrêter Evelyn. Lorsque les deux femmes s'empressent de sortir pour regagner l'auto, Cross essaie de reprendre sa petite-fille que lui soustrait Evelyn. Elle parvient à s'enfuir après avoir blessé légèrement son père. Les policiers, persuadés qu'elle est l'auteur du meurtre de Hollis, déchargent leurs armes vers la voiture qui roule. À une certaine distance, la voiture s'arrête, puis on entend d'abord le klaxon en continue, puis des cris horrifiés de la jeune fille. Lorsque Gittes et les policiers retrouvent Evelyn, celle-ci est affaissée sur le volant, une balle lui ayant traversée la tête et sortie par l'œil. Noah Cross tire la jeune femme de l'auto en lui cachant les yeux de sa main. Le mal vient encore une fois de triompher.

Intrigue complexe, Chinatown mêle une affaire inspirée d'une crise réelle de la fin des années vingt – la guerre de l'eau à Los Angeles -, et un drame familial au sein du couple Mulwray/Cross. Gittes devient malgré lui le nœud complexe de l'affaire que le détective doit dénouer. Dans cette intrigue, tout est mensonge, fraude, violence sexuelle et meurtrière. Cette série est rémanente chez Polanski. On en vient à se demander s'il croit réellement au Diable. Ce qui était à peine suggéré à la fin de Rosemary's Baby apparaît comme réel à la fin de La neuvième porte qui est un film plutôt raté. Maître du suspens autant qu'on le disait de Hitchcock, il y a chez Polanski la fascination morbide pour les personnages ambigües, les liaisons troubles, les dédoublements entre le vrai et le faux, l'art de jouer sur les climats à la fois naturels et humains. Les teintes en jaune qui dominent dans Chinatown, alternant avec l'obscurité de la nuit, renvoient à l'assèche-
ment et la désertifica-
tion, à l'aqueduc asséché dont le contenu est détourné vers la mer, à l'orangeraie où les cultivateurs sont agressés par les truands de Cross. Comme une peinture baroque, Chinatown est tout en clair-obscur, où la clarté même du jour sert à masquer l'horreur de l'intrigue. Lorsque la nuit s'abat sur Chinatown et qu'Evelyn est tuée, le nœud se desserre sur une simple réplique : «Forget it Jakes. It's Chinatown».

9. THE DEAD
de John Huston


Mes 10 films (9/10) De John Huston, THE DEAD, (1987) est une adaptation toute personnelle de la dernière nouvelle du recueil de James Joyce, The Dubliners(Gens de Dublin). C'est le dernier film que tourna le réalisateur avant de mourir. Cette adaptation à la fois humble et magistrale est l'adieu d'un grand réalisateur dont la filmographie est assez impression-
nante.. Huston ne s'est jamais privé d'adapter une grande œuvre littéraire comme un défi lancé à l'art cinématographique. Il en fut ainsi de Moby Dick de Melville, du Faucon maltais de Dashiell Hammett, The Misfits d'après un scénario du dramaturge Arthur Miller, Reflets dans un œil d'or,un roman de Carson McCullers, Under the Volcanoe adaptation du roman éponyme de Malcolm Lowry et The Dead. Ce film exquis est aussi un adieu de Huston à son Irlande natale. Les films (pas nécessairement tous bons) de Huston cherchent toujours à placer des vedettes dans des duels d'acteurs. The Dead est tout autre chose. Sans doute l'un des films les plus soignés du réalisateur, c'est un legs de reconnaissance au cinéma, un hommage rendu à l'Irlande autant qu'à ses habitants, un adieu serein à la vie, bref un film religieux, un film pieux.

Un regard sur la condition irlandaise en 1904, entre deux périodes de guerre civile. Un soir de réveillon de l'épiphanie, les demoiselles Morhan reçoivent leur petit monde. Comme à tous les ans, Gabriel et Gretta Conroy assistent à la fête. Dans ce film, il ne s'y passe rien sinon que le regard que promène Huston sur ses personnages, chantant des vieux airs folkloriques, dansant au rythme des battements de mains, racontant des souvenirs, des échanges conventionnels lors de ce genre de festivité. On y parle aussi de ceux qu'on a connu et qui ne sont plus là. On parle de l'Irlande, de son avenir incertain et plutôt qu'un rebelle, Gabriel donne l'impression de supporter très bien la domination anglaise. Son épouse, Gretta, jouée par la fille de Huston, Angelica, se promène comme un nuage dans cette famille catholique qui fête les Rois mages. Puis, vient le moment de quitter. Gretta descend l'escalier quand elle entend, provenant de l'étage, une langoureuse mélopée chantée par un convive.

Une bouffée de nostalgie envahit Gretta. Elle donne le bras à son mari et entre dans le cabriolet qui, sous la neige, les conduira à leur résidence. Gabriel est seul à soutenir la conversation. Il passe sa réflexion devant la statue de Daniel O'Connell au centre de Dubin, le libérateur des catholiques d'Irlande et de là, de tout le Royaume-Uni. Lorsqu'ils arrivent chez eux, Gretta s'effondre. Gabriel ne comprend pas ce qui la chagrine. Elle raconte alors que lorsqu'elle était jeune fille, un jeune homme, Michael Furey, lui avait déclaré son amour. Ce jeune homme délicat lui avait chanté cet air qu'elle a entendu en quittant la soirée. Puis Gretta dut partir pour ses études dans un couvent à Dublin, et, la veille de son départ, sous une pluie abondante, Michael Furey était venu lui chanter cet air. Une semaine plus tard, le jeune homme de dix-sept ans mourait d'une pneumonie.

Une fois que Gretta s'est endormie, Gabriel se met à songer qu'elle ne lui avait jamais raconté ce lourd souvenir de sa jeunesse. Malgré toutes ses années passées ensemble, des secrets, des souvenirs habitaient son épouse qui lui étaient inconnus et que ce Michael Fury l'avait probablement aimée plus que lui-même. Et sur un fond d'images de paysages irlandais sous la neige, Huston reprend le dernier paragraphe de la nouvelle de Joyce : «Des larmes coulèrent de ses yeux, et dans la pénombre il crut voir la forme d’un jeune homme debout sous un arbre, lourd de pluie. D’autres formes l’environnaient. L’âme de Gabriel était proche des régions où séjourne l’immense multitude des morts. Il avait conscience, sans arriver à les comprendre, de leur existence falote, tremblo-
tante. Sa propre identité allait s’effaçant en un monde gris, impalpable : le monde solide que ces morts eux-mêmes avaient jadis érigé, où ils avaient vécu, se dissolvait, se réduisait à néant. Quelques légers coups frappés contre la vitre le firent se tourner vers la fenêtre. Il s’était mis à neiger. Il regarda dans un demi-sommeil les flocons argentés ou sombres tomber obliquement contre les réverbères. L’heure était venue de se mettre en voyage pour l’Occident. Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale dans toute l’Irlande. Elle tombait sur la plaine centrale et sombre, sur les collines sans arbres, tombait mollement sur la tourbière d’Allen et plus loin, à l’occident, mollement tombait sur les vagues rebelles et sombres du Shannon. Elle tombait aussi dans tous les coins du cimetière isolé, sur la colline où Michel Furey gisait enseveli. Elle s’était amassée sur les croix tordues et les pierres tombales, sur les fers de lance de la petite grille, sur les broussailles dépouillées. Son âme s’évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s’épandre faiblement sur tous l’univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts».

Le réalisateur, John Huston, lui-même se mit en voyage pour l'Occident, le 28 août de cette même année 1987.

10. THE HOURS
de Stephen Daldray


Mes 10 film (10/10) THE HOURS, de Stephen Daldray (2002), adapté du roman de Michael Cunningham, est centré autour de deux éléments : l'influence du livre de Virginia Woolf, Mrs Dalloway, et la musique de Philip Glass qui accompagne tout le rythme du film. The Hours devait être le titre du roman de Woolf. Mrs Dalloway, comme Ulysse de Joyce, raconte une série d'anecdotes dans une unité de temps d'une journée. Le film de Daldray est également construit sur cette unité de temps, mais à l'intérieur de trois histoires qui sont menées indépendamment mais qui se recoupent constamment, donnant une dynamique au film.

Le film est encadré au début et à la fin par le suicide par noyade de l'écrivaine Virginia Woolf. La première séquence se passe en 1923, au moment où elle entreprend l'écriture du roman Mrs Dallowayqui raconte une réception que prépare Clarissa Dalloway. Sur son chemin elle croise différents personnages, dont le médecin d'un ex-militaire, un jeune poète, Septimus Warren Smith, tourmenté par des hallucinations qu'il a hérité d'un shellshock durant la guerre et le font sombrer, peu à peu, dans la schizophrénie jusqu'à mettre fin à ses jours. Dans le roman, Mrs Dalloway est le personnage mondain que se donne Clarissa qui, au for d'elle-même, ne cesse de s'interroger sur sa vie, son véritable amour (Peter Walsh) et le ménage avec son époux (Richard Dalloway). Walsh réapparaît dans la vie de Clarissa et elle l'invite à la réception. De même, Virginia est reconnais-
sante envers son époux, Leonard Woolf, mais son amour est ailleurs. On l'apprendra lorsqu'un après-midi elle reçoit sa sœur Vanessa Bell et ses insupportables enfants. Sœur qu'elle embrasse sur la bouche et qui désigne son véritable amour. À travers cette visite qui la perturbe Virginia expérimente l'essence même de son roman : «J’y esquisse une étude de la folie et du suicide ; le monde vu par la raison et la folie côte à côte», ce qui illustre assez bien l'ambiance générale du film. La raison toujours confrontée par la folie et la folie elle-même mise en demeure par la raison. Comme le soldat Smith, Woolf finira par choisir le suicide.

La seconde séquence, en 1951, présente la vie de Laura Brown, parfaite reine au foyer dans une petite ville américaine des années cinquante. Elle a épousé un vétéran de la Deuxième Guerre, Dan, un brave homme qui ne lui apporte pas vraiment le bonheur. Elle prépare un gâteau pour l'anniversaire de Dan lorsque sa voisine, Kitty, arrive à l'improviste pour lui demander de s'occuper de son chien pendant qu'elle se fera opérer avec l'espoir d'être capable de procréer. Exaspérée, Laura jette le gâteau qu'elle finissait de préparer. Comme le soldat Smith, Laura souffre de névrose d'angoisses et d'un mal-être profond. Enceinte d'un second enfant, elle ne peut le supporter. Son jeune fils, Richie, l'observe silencieusement, suit avec inquiétude les excès de crise de sa mère dont il est le seul à réellement percevoir la fragilité. Voulant imiter le geste du soldat Smith, Laura décide de partir, de laisser son fils à la garde d'une voisine et d'aller se suicider dans une chambre d'hôtel. Richie appelle désespérément sa mère lorsqu'elle s'en va, devinant très bien qu'elle va commettre l'irréparable. Une fois à l'hôtel, Laura s'est procuré les médicaments pour se suicider, mais elle hésite. Elle se plonge dans la lecture du roman de Virginia Woolf, puis sombre dans un sommeil agité où elle voit la chambre se remplir d'eau et au moment où elle se laisse submerger se débat. Laura choisira finalement de vivre, mais elle abandonnera sa famille après la naissance de son second enfant, une fille, pour devenir bibliothécaire à Toronto et vivre seule.

La troisième séquence, en 2001, celle qui boucle le tout, raconte la journée de Clarissa Vaughan, une éditrice de New York qui forme un couple lesbien avec Sara et à pour ami, Richard Brown, un écrivain atteint du sida. Comme Clarissa Dalloway, elle organise une réception en l'honneur du prix littéraire remporté par Richard. Ce dernier l'appelle d'ailleurs Mrs Dalloway car elle est la version moderne du personnage de Woolf, porté à s'interroger sur le bonheur et qui s'enfonce dans une existence futile. Mais Richard éprouve une profonde souffrance qui remonte au départ de son amant, Louis Waters, qui est revenu spécifiquement pour la réception, mais surtout de l'abandon de sa mère. Richard est le Richie de la seconde histoire, et il n'appelle plus sa mère que «le monstre», et ne veut plus quitter son appartement. Devant l'insistance de Clarissa, il finira par se défenestrer.

La réception se transforme en cérémonie funèbre. Clarissa a prévenu la mère de Richard/Richie qui vient de Toronto pour la rencontrer. Celle-ci lui révélera les raisons de son départ. Qu'elle avait abandonné son fils non parce qu'elle ne l'aimait pas mais parce que sa fuite était devenue une raison de survie. Contre la mort de Smith (et de Virginia Woolf), elle avait choisi la survie. C'est à ce lourd prix qu'elle avait sauvé aussi sa raison (en travaillant comme bibliothécaire) plutôt que céder à la folie. Après ce récit qui bouleverse Clarissa, celle-ci avoue de l'empathie pour Laura. On assiste ensuite à la noyade de Virignia Woolf.

On a vanté les interprétations de Nicole Kidman, de Julian Moore, de Meryl Streep et de Ed Harris, avec raison. Elles sont bouleversan-
tes dans leur rôle réciproque. Elles incarnent toutes un aspect de Mrs Dalloway. Pour chacun des personnages, les heures sont comptées. La profonde question que se posait Clarissa Dalloway : que se serait-il advenu si le choix avait été autre? Si, au lieu d'épouser Richard Dalloway, elle avait épousé Peter Walsh? Question pour la forme sans doute, mais qui plonge le lecteur/spectateur dans une réflexion mélancolique sur le temps et les choix que nous faisons dans l'alternative. 

C'est le propre de la réflexion qui se plaçait au centre des débats sur le temps au début du XXe siècle, tant chez les philosophes que chez les littéraires et même les artistes. Bergson, Proust, Einstein, V. Woolf, Joyce, Heidegger, Croce en historiographie, tous dissèquent, avec des instruments différents la mémoire, le temps, la durée, ce qu'on rassemblera sous le terme de "relativité". Si en 1923, Virginia avait choisi un autre destin que le mariage avec Leonard; si en 1951, Laura avait préféré le suicide à la survie; si en 2001, Richard avait choisi la vie (même en sursis) plutôt que le suicide ou Clarissa Vaughan était resté en ménage avec son mari? La réponse donnée par Daldray et son scénariste, David Hare, est lue en voix-off par Virginia Woolf (Nicole Kidman), à la toute fin du film, lorsqu'elle s'enfonce dans la rivière, les poches de son manteau remplies de roches, et qui s'adresse à Leonard : «Mon chéri, regarder la vie en face, toujours regarder la vie en face et la reconnaître pour ce qu'elle est, et puis, y renoncer. Oh! Leonard. Toujours, toutes ces années ensemble, pour toujours ces années, pour toujours l'amour et toujours, les heures».

Et trois bonis.
11. GAS BAR BLUES
de Louis Bélanger


(1/3) GAS BAR BLUES, film de Louis Bélanger sorti en 2003, est un devoir de mémoire qui ne tombe jamais dans la nostalgie. La finale est sereine malgré le glas qui sonne pour toute une époque. Construit à partir de la vie du réalisateur et de son frère, musicien, Gas Bar Blues raconte la fin d'une petite entreprise familiale, celle d'un petit gaz bar de quartier confronté à l'apparition des supers stations services avec pompes automatiques et self service. À ce compétiteur écrasant, le petit gaz bar de François Brochu, dit le Boss n'a guère de chance de subsister. Le rêve de Brochu, veuf, serait de maintenir l'entreprise avec l'aide de ses trois fils, mais ceux-ci ont des préoccupations bien loin du gaz bar. L'aîné, Réjean, étouffe à servir des clients – toujours les mêmes – qui semblent se tenir en retrait de l'histoire. On est au moment où le mur de Berlin se démantèle sous le pic des démolisseurs, où la jeunesse se rassemble et que lui, rêvant d'être reporter-photographe, sent lui glisser sous les pieds. Son jeune frère, Guy, passe ses soirées dans les bars à accompagner à la musique à bouche un band qui vadrouille dans la province, sinon il est chez l'une ou l'autre de ses petites amies. Le troisième, Alain, est encore adolescent et répète inlassablement le tic du lanceur au baseball. Enfin, il y a l'unique fille de la famille, Nathalie, qui semble être tenue en marge de ce club d'hommes.

Le Gaz bar abrite aussi une faune colorée. Des âmes errantes en quête de socialisation y jettent une animation sympathique et douloureuse. Gaston Savard sert de bras droit à Brochu et surveille d'un œil discret ses fils et la clientèle. Jos est un solitaire que le livreur, Normand, ne cesse de provoquer et parfois d'humilier. Ti-Pit et Nelson forment un couple original, lui en fredonnant des airs d'Elvis et en se trémoussant le bassin et Nelson qui, pour être aveugle, à une ouïe fine. C'est ainsi qu'il découvre que Yves Michaud, un autre habitué du gas bar, vole de l'argent en se servant d'une broche à travers une fente du coffre-fort. Passe également mon oncl' Boivin, un gérant de streap-teaseuses qui donne aussi dans la drogue. On y retrouve aussi un attardé mental aux jurons obscènes; Yoyo, un petit voyou qui achète sans payer sa facture et un douchbag qui n'hésite pas à hold-uper la station service.

Boss est atteint de la maladie de Parkinson. Son médecin lui prescrit une thérapie dans une clinique où il ne répond pas à ses rendez-vous. Son deuxième fils, Guy, l'inquiète par ses absences prolongées et ses fréquentations. Les hold-up se suivent. Un soir, Réjean, l'aîné, s'est battu pour désarmer le voleur qui a pris la fuite. Boss est au comble des tourments. Il réalise qu'on le vole, que la caisse ne balance pas. De plus, il est la victime d'un agent de la compagnie Champlain, dont il détient une franchise pour la vente d'essence, qui se met sur son dos en le poursuivant de ses sarcasmes et de ses menaces. Réjean part sur un coup de tête en Allemagne, assister à la révolution qui s'y passe. Guy reparaît mais après qu'on eût ramené sa voiture accidentée, lui-même portant des bleus au visage. Boss se met en grogne après lui et le jette à la porte. Aussi ne reste-t-il plus que Alain qui sèche l'école pour aider son père qui n'a plus la dextérité pour faire les changements d'huile ou servir à la pompe.

Tourné dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, ambiance de pauvreté et de délinquance, le regard que Bélanger pose sur son passé en est un plein de tendresse et de sensibilité. Lorsqu'un voleur à main armée prend Alain en otage, puis Boss, et qu'il est abattu par la police, Boss réalise qu'il ne peut plus soutenir la concurrence. Malgré le retour de Réjean, désillusionné de la victoire de l'Allemagne capitaliste sur l'Allemagne communiste; malgré l'attachement de Nathalie qui lui fait une déclaration d'amour filiale; malgré la réconciliation avec Guy, que son père va voir jouer alors qu'il est de passage avec son band, Boss décide de mettre la clef dans la porte du gaz bar. Les habitués devront se trouver un autre lieu de socialisation.

Ce qu'il y a de remarquable avec Gas Bar Blues, c'est que la fin du Gas Bar, si elle annonce la fin d'une époque, se révèle aussi une libération de ses personnages qui s'engageront dans leur vie respective. Le deuil passe vite et laisse la place à l'espérance en l'avenir. Appuyé sur un dialogue savoureux, des personnages haut en couleurs, des relations paternelles entre le désespoir et la tendresse, un tournage qui permet vraiment au spectateur d'être le témoin muet de cette époque et de s'attacher à chacun de ses personnages, même les moins recommandables, Gas Bar Blues est l'un de ces films qui nous réconcilie avec la vie, même s'il ne s'y passe rien d'extraordinaire, même si les héros sont de humbles individus que l'on rencontrerait n'importe où, n'importe quand, sur la rue. Film témoignant de l'humilité du réalisateur, Gas Bar Blues est plus qu'un «film de gars», c'est un film qui nous révèle que les plus belles histoires ne sont pas nécessairement les plus névrosées.

12. LE PARRAIN III

de Francis Ford Coppola
  

(2/3) THE GOODFATHER III  de Francis Ford Coppola (1990). Si les deux premiers films sur la famille Corleone ont soulevé l'enthousiasme, pourtant ils compteraient pour peu sans la troisième partie. Si la violence sanglante des deux premiers films s'y retrouve avec son ordinaire de la mafia où les tueries se déroulent en même temps qu'un grand cérémonial, elle n'agit plus ici comme un simple drame de la vie interlope, mais se structure en véritable tragédie grecque. C'est elle qui donne un sens là où le spectateur ne voyait, dans les films précédents, que la banalité du mal des rapports entre mafieux qui ne reculaient devant rien pour asseoir leur pouvoir et leurs trafics.

Pour soulager sa conscience de truand, Michael Corleone a fondé une œuvre de charité en collaboration avec le Vatican et supervisé par Mgr Gilday. Ce dernier révèle à Corleone que la Banque vaticane est en déficit de $ 769 millions. Pour redresser les finances de l'État vatican, il offre à Corleone de participer à une entreprise immobilière interna-
tionale. L'opération ferait de Michael le plus gros actionnaire de l'entreprise avec 6 sièges au conseil d'administration sur 13. Michael fait une offre pour acquérir les 25 % de parts du Vatican dans la compagnie, ce qui lui en donnerait le contrôle. Mais la chose doit être ratifiée par le Pape. Entre temps, Michael a des conflits avec ses enfants. Son fils, Anthony, préférerait une carrière dans l'opéra plutôt que de devenir avocat et hériter de l'entreprise familiale tandis que sa fille, Mary, placée à la tête de l'œuvre de bienfaisance, est amoureuse d'un homme de main de son père, Vincent Corleone, fils bâtard du frère de Michael, Sonny. Plutôt que l'aspect incestueux de leur liaison (ils sont cousins), c'est le fait que sa fille soit amoureuse d'un gangster qui le met hors de lui.

Don Altobello, un des grands parrains de la mafia, voudrait obtenir des parts dans l'entreprise immobilière, mais Michael préfère lui donner des ristournes. Pour lui, l'Église marque un seuil que la mafia ne doit pas franchir. Il en a un respect sacré tant il est dévoré par ses remords, surtout le meurtre de son frère Fredo qu'il a fait assassiné dans l'épisode deux de la trilogie. Après une tentative spectaculaire d'assassinat, propre au genre traité par Coppola (un attentat du haut d'un hélicoptère) et une crise de diabète qui force Michael à l'hospitalisation, ce dernier, rétabli, se rend en Sicile pour assister à la première de son fils Anthony dans Cavallera Rusticanaà Palerme. C'est l'occasion pour Michael de renouer avec son épouse, Kay, de qui il vit séparé bien que l'on voit qu'ils sont encore fort épris l'un de l'autres. Ils logent chez Don Tommasino et au cours d'une promenade dans les rues de Palerme, ils assistent à un théâtre de marionnettes où l'un des pantins, qui représente une jeune fille, demande la permission à son père pour épouser l'homme qu'elle aime. Le père la condamne et la tue. Personne ne sent la prémonition de ce qui s'en vient.

En attendant, Vincent espionne Altobello en disant qu'il a quitté la famille Corleone. Il est alors présenté à Don Licio Lucchesi, un puissant homme politique italien qui est également président directeur général de l'entreprise immobilière sur le comité d'administration duquel siège Corleone. C'est alors que Michael découvre que la transaction en cours est une vaste escroquerie élaborée par Lucchesi, Gilday et un comptable du Vatican, Keinszig. Sur les entrefaites, Michael Corleone rend visite au cardinal Lamberto pour discuter de la transaction dont ce dernier ignore les ficelles frauduleuses. Discutant dans les jardins du Vatican, le cardinal Lamberto demande à Michaël, fatigué, de se confesser. Sa première confession en 30 ans. Michael s'effondre en larme et confesse d'avoir fait assassiner son frère Fredo. Le cardinal lui dit que c'est normal qu'il en souffre, mais que ses fautes peuvent être pardonnées. Mais Coppola croit peu au pardon post-mortem. La rémission du péché de Michael Corleone ne peut se faire qu'en ce bas-monde. Le tribut sera prélevé à la sortie de l'opéra.

Altobello engage Mosca, un tueur à gage, pour assassiner Michael. Mosca et son fils, déguisés en prêtres, tuent Don Tommasino alors qu'il retourne chez lui. Au même moment, le pape meurt et le cardinal Lamberto est élu pape sous le nom de Jean-Paul Ier. La transaction est signée. Vincent informe qu'Altobello a engagé Mosca pour l'assassiner. Pour le récompenser, Michael en fait son héritier à condition de ne pas épouser Mary. La famille assiste au spectacle d'Anthony dans Cavalleria rusticanaà l'opéra de Palerme pendant que Vincent fait appliquer sa vengeance. Keinszig, le banquier du Vatican, est enlevé par les hommes de Vincent qui l'étouffent et le pendent à un pont, faisant passer sa mort pour un suicide. Don Altobello, à l’Opéra, meurt à la suite de l'ingestion de cannoli empoissonnés donnés par Connie, la sœur de Michael qui l'observe s'étouffer à distance avec ses jumelles depuis son balcon. Calò, l'ancien garde du corps de Tommasino, rencontre Don Lucchesi à son bureau en affirmant qu'il a un message de la part de Michael. En lui soufflant le message à l'oreille, Calò s'empare des lunettes de Lucchesi et le frappe au cou avec ses branches. Le pape se voit servir du thé empoissonné par l’archevêque Gilday et meurt après avoir approuvé la transaction sur Immobiliare. Al Neri se rend au Vatican où il abat l'archevêque Gilday et le jette du haut dans une cage d'escalier en spirale. Armé d'un fusil à lunette dans l'enceinte de l'opéra durant la prestation d'Anthony, Mosca tue trois hommes de main de Vincent mais sans atteindre Michael. En tentant de tirer sur Michael à l'extérieur de l'opéra, il tue Mary. Vincent abat Mosca. Michael prend Mary dans ses bras et hurle son désespoir. Des années plus tard, Michael, très âgé, assis seul dans le jardin de la villa de Don Tommasino, s'affaisse et meurt.

La troisième partie du Parrain est une vaine quête de rédemption. Michael croit en la pureté. Il la projette dans sa fille, Mary, à qui il confie une œuvre de charité et pour le remercier, tombe amoureuse du violent Vincent, un tueur. Il croit en la pureté de l'Église, parole vivante de Dieu dont il a un insatiable soif de pardon pour son fratricide. Il ne peut s'imaginer qu'en elle se déroule des crimes aussi odieux et violents que dans le monde de la mafia. Inspirée de la mort suspecte de Jean-Paul Ier et de la faillite de la Banco Ambrosiano en 1981-1982 et dont le directeur fut trouvé pendu à un pont de Londres, la finale, comme dans les deux films précédents de la série, s'achève sur un grand cérémonial, ici laïque (un opéra), dont les scènes alternent avec les mises à mort violentes. Alors qu'il est lui-même la cible de don Altobello, don Michael fait exécuter les comploteurs qui ont voulu le compro-
mettre dans un scandale financier impliquant le Vatican. La mort de Mary, la pureté, l'innocence et la charité, sur les marches de l'opéra de Palerme est la sanction métaphysique des crimes de Michael. Son long crioù le silence le rend encore plus vibrant, s'achève sur un vieil homme dans un jardin. Michael mourra comme son père, Don Vito, à la seule différence que don Vito était entouré d'enfants avec lesquels il jouait. Don Michael meurt seul, abandonné de tous. Y aura-t-il une rédemption pour lui?

13. TRUE CONFESSIONS
de Ulu Grosbard

(3/3) TRUE CONFESSIONS (Sanglantes confessions, en français), est du réalisateur belgo-américain Ulu Grosbard, sorti en 1981 et inspiré librement de l'énigme du Dahlia noir. Quelques années après la Seconde Guerre mondiale, Tom Spellacy (Robert Duvall), enquêteur de police à Los Angeles, est appelé à se rendre dans un terrain vague où l'on a découvert le corps nu d'une femme coupée en deux avec, tout proche, des sacs de ciment. Le frère de Tom, Desmond (Robert de Niro), est évêque. Les deux hommes ne se voyaient plus depuis longtemps jusqu'à ce que des indices conduisent à impliquer des membres du clergé dans l'affaire. Desmond est ambitieux. C'est un monsignore plus versé dans l'administration de l'Église que dans la piété. C'est ainsi qu'il a évincé son mentor, Mgr Fargo. Il est en affaire avec un personnage important mais douteux de la communauté irlandaise de Los Angeles, Jack Amsterdam. Le cadavre identifié est celui d'une prostituée, Lois Fazanda. Elle était une fille de la madame de l'endroit, Brenda Samuels, que Tom a déjà coffrée pour proxénitisme. Elle l'avait appelée à l'époque pour signaler la mort d'un prêtre, client de l'une de ses filles. Tom l'avait alors envoyée purger une peine de prison.

Or, Tom demande l'aide de Brenda pour retrouver les assassins de Lois. Celle-ci participait à des films pornographiques et l'une de ses collègues pourrait aider à identifier le réalisateur et peut-être l'assassin de Lois. D'un autre côté, il demande à son frère Desmond de rompre les liens avec Amsterdam. Au contraire, un des séides d'Amsterdam vient lui demander d'organiser un banquet pour le désigner, «laïc de l'année». Au cours du banquet, Tom provoque Amsterdam en lui demandant si le costume qu'il porte est le même avec lequel il s'adonne avec les putains. S'envoyant les pires vulgarités, le banquet du «laïc de l'année» se termine dans la confusion. Mais en creusant l'affaire, Tom apprend que Lois était en relation avec plusieurs autres membres de la communauté catholique. L'avocat de Amsterdam exerce un chantage sur Desmond afin qu'il neutralise l'enquête de son frère sinon on l'impliquerait également comme client de Lois. Les ambitions de Desmond s'effondreraient. Tom entend ne pas céder, surtout lorsqu'il découvre que Brenda a été assassinée, son meurtre déguisé en suicide.

Tom finira par découvrir que l'assassin de Lois était bien le réalisateur du film pornographique, mais qu'après avoir abandonné le corps scié en deux de la prostituée, il s'est tué dans un accident d'auto. Le scandale frappera Amsterdam tandis que Desmond sera destitué. Au début du film, Desmond avait contribué au renvoi de Mgr Fargo, qui déplorait que l'adminis-
tration de l'Église devenait purement une affaire financière. Fargo avait été relégué dans une paroisse hispanophone à la limite du désert où il a fini humblement et sereinement sa carrière. Après l'éclatement du scandale, Desmond demande à être affecté à la même paroisse où est enterré son prédécesseur. Il y vit ses derniers jours, atteint d'un cancer, lorsque Tom vient le visiter. Les deux hommes ont terriblement vieilli. Tom éprouve une certaine culpabilité tant son entêtement à coffrer Amsterdam a coûté la carrière de son frère dans le clergé, mais Desmond l'excuse et considère que ce fut un mal pour un bien.

À l'heure où les scandales de pédophilies empoisonnent comme jamais le clergé catholique, True confessions nous rappelle que bien d'autres crimes souillent l'institution religieuse. Jean-Paul Ier disait que «les péchés sexuels sont de bien petits péchés». Probablement qu'il ne pensait pas à justifier la pédophilie parmi les clercs, mais il rappelait qu'il y avait bien d'autres scandales, de natures diverses au sein de l'Église. Le talent de Grosbard est de faire coexister l'atmosphère du sacré avec celui du sordide. Si la découverte du corps scié en deux de Lois est présentée sans plus d'effets, on peut tenir la scène de la découverte du lieu du crime comme l'une des plus chargée de violence qui soit et qui servira plus tard aux réalisateurs des films de tueurs psychopathes (The Silence of the Lambs; Seven, etc). C'est Tom, rentrant seul dans un vieux hangar désaffecté et poussiéreux. Il trouve des décors en carton laissés à l'abandon, de vieilles toiles obstruant les fenêtres, le lit où sont tournées les scènes porno maculé de sang. Il suit les traces jusque dans une salle de bain où la baignoire est marquée par de longues stries de sang séché, le fond en est plein. C'est là qu'on comprend que le corps de Lois a été scié en deux et vidé de son sang. Plus émouvantes et plus dérangeantes sont les scènes où l'on filme un endroit où un meurtre a(urait) été commis que de filmer le meurtre lui-même. Cette scène où Tom découvre le lieu du crime est sans contredit la plus terrible du film et mériterait de figurer comme une pièce d'anthologie. C'est là où l'on peut observer à quel point l'atmosphère est un élément essentiel du cinéma. Un film raréfié d'atmosphère est un film raté

Sherbrooke,
2 septembre 2018


L'énigme policière

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Sydney Lumet. Le crime de l'Orient-Express, 1974.

L’ÉNIGME POLICIÈRE

Un extrait inédit de Anus Mundi, - L'énigme policière. Sur la fonction psychologique et sociale du roman policier entre 1860 et 1945 en Occident. - la fascination - le roman-problème - roman du vulgum pecus -  l'ombre des origines - un roman extrait du socius - l'hygiénisme moral du roman policier - le mystère dépecé - un roman métaphysique - la prédation mentale.

 

LA FASCINATION 

 

L’histoire et la psychanalyse fascinèrent durant tout l’âge de l’Anus Mundi (1860-1945). Elles posaient des questions qui interpellaient autant les hommes publiques que les individus passionnés par l’occulte, par l’étrange, par les névroses qui les habitaient : «Il serait tentant de soutenir que, même si les masses ont fait bon accueil aux livres utiles et édifiants que l’école leur apportait, elles étaient depuis longtemps intoxiquées par une nourriture intellectuelle fort différente : certes, le peuple voulait connaître le monde, mais parfois, autant ou même plus, il désirait, semble-t-il, s’en évader, en s’identifiant aux héros criminels qui défiaient toutes les lois qu’il devait lui-même subir dans la vie réelle, et en trouvant dans la littérature la possibilité de satisfaire par procuration ses désirs et ses émotions, le moyen de rêver tout éveillé. L’instruction obligatoire tenta, dans une certaine mesure d’arracher les masses à ces lectures considérées comme pernicieuses et corruptrices».1Un troisième genre littéraire et pseudo-scientifique allait émerger de ces années troubles. Le roman policier. Moins austère dans son érudition que l’historiographie et plus accessible que la psychanalyse tâtonnante, le roman policier suscitait la fascination. Toutes trois exerçaient une séduction, un charme qui ne fût pas étranger avec le fascisme qui partageait une racine commune : fascinus.2La fascination nouvelle ne naissait plus du merveilleux, dont on a répété depuis longtemps qu’il s’était effacé avec le Moyen Âge ou refoulé dans des paralittératures comme les récits folkloriques ou les contes pour enfants, mais bien le fantastique, l’hirsute, l’étrange avec son bagage d'étrangetés inquiétantes; non plus une angoisse lourde imposée par l’existence mais une fantaisie légère opérant par des tours de forcetechniques. Partant d’une problématique négative – un crime -, l’esprit rationnel – la ratio -se confronte à des obstacles en vue de parvenir à la vérité, qui est la fin dernière du genre. Ce qui stimula le roman policier en cette fin de XIXe siècle et pour le siècle suivant, c’est qu’il commençait par le crime psychique : le meurtre de la figure du Père (le Phallus originaire), et le crime historique : la mort de la gérontocratie fin-de-siècleemportée avec ses fils dans le grand conflit mondial de 1914-1918. La fascination pour les grands crimes et les criminels célèbres s’était établi au fur et à mesure que le XIXe siècle avait progressé. Déjà Géricault se montrait fasciné par l’assassinat de Fualdès, le 19 mars 1817, crime crapuleux parce qu’on fit jouer de l’orgue de barbarie afin d’étouffer les cris de la victime. Le peintre dessina tous les moments de la commission du crime. De même, l’assassinat des huit membres de la famille Kinck par le truand Jean-Baptiste Troppmann (1868). Commençant par attirer le père dans un guet-apens pour l’empoisonner, il assassina par après son fils aîné de 16 ans en le déchiquetant à coups de couteaux, enfin, l’épouse et ses autres enfants (sauf son plus jeune placé en nourrice), six personnes en tout massacrés par le tueur acharné qui poursuivait la famille afin d’en tirer un substantiel montant d’argent. Les deux plus jeunes furent égorgés, les trois derniers étranglés et tous achevés à coups de pelle, certains enterrés vivants. Enfin, les récits des crimes de Jack l’Éventreur (1888) cultivèrent les goûts morbides populaires par la couverture médiatique des journaux à sensations de l’époque.


C’est dans ce contexte qu’on passa des crimes horribles ou terrifiants à la littérature romanesque. «Les histoires de crime, prolongement des contes du dix-huitième siècle sur les bandits célèbres, prirent un nouveau tour avec l’apparition du détective. Le crime et la violence avaient toujours été fascinants. L’intrigue policière y ajouta une nouvelle sorte de jeu où, selon les mots de Gaboriau (1835-73) - le créateur de Monsieur Lecoq (1868) -, l’auteur et le lecteur jouaient au plus fin. Un an avant que ne paraisse le premier Sherlock Holmes, Henri Cauvain (1847-99) créa un héros semblable, nomméMaximilien Heller(1886) qui, comme Holmes, se droguait, avait pour fidèle compagnon un docteur et qui, pour couronner le tout, était aux prises avec un personnage nommé Docteur Wickson. De plus en plus, le roman policier anglais servait de modèle aux Français, et en fait à la moitié des romans policiers déjà parus étaient traduits de l’anglais. Maurice Leblanc (1864-1941) avait créé avec Arsène Lupin une alternative française à Holmes, encore qu’il y eût, il est vrai, une différence majeure : Lupin était un héros à la française, un chétif “petit homme”, qui se prouvait à lui-même et démontrait à ses lecteurs qu’il pouvait surmonter sa faiblesse : il savait comment résister aux autorités et avait l’art du coup de théâtre. Cependant, Maurice Leblanc était lui-même fils d’un riche armateur de Rouen. Quant à Gaston Leroux (1867-1927), le créateur de Rouletabille (enfant-prodige, reporter-détective dans un journal) et de Chéri-Bibi, il ne se mit à écrire qu’après avoir dilapidé au jeu le million de francs de son héritage. Ponson du Terrail (1829-71), pionnier du roman d’aventure à épisodes et créateur de Rocambole, s’était intitulé lui-même. Vicomte. Ces écrivains avaient créé des héros qui étaient légèrement opposés à l’ordre établi, mais leur but n’était pas de bouleverser la société. Les techniques scientifiques fascinaient les esprits et les détournaient des problèmes sociaux».3Les premiers romans policiers étaient publiés en feuilletons dans le même type de magazines qui rapportaient les meurtres crapuleux. «Rappelons seulement que le développement extraordinaire d’une presse spécialisée, la croissance parallèle de la vie urbaine et, suite inévitable de la concentration des populations, l’augmentation sensible de la criminalité, ont été les causes prochaines de la naissance du roman policier. Le voici donc qui s’avance dans le monde, insolite, inquiétant, gros de violence et de sang mais curieusement “dandy”, avec ses prouesses logiques, son insolence patricienne dans le maniement des arguments, son allure, enfin, qui séduit, déconcerte et provoque bien vite l’enthousiasme. Nul doute! Cette jeune littérature était bien la littérature d’avant-garde que l’on attendait, celle qui, portée par la science, mettait les procédés les plus fins de la science à la portée de tous».4

Une demande manifeste se faisait pour ce genre du grand-guignolesque journalistique. «Il saisissait toute occasion de pousser le tirage. C’est ainsi que la Presse, usant et abusant de la sensation, multipliait les “sombres drames”, les “mystères impénétrables”, les récits détaillés de scènes criminelles».5Il est vrai que des mises en scène comme le meurtre de Fualdès où l’achar-
nement démo-
niaque avec lequel Troppmann poursuivit la famille Kinck sortaient de l’ordinaire. D’autres rubriques criminelles furent consacrées à Pierre Rivière qui avait égorgé sa mère (enceinte), sa sœur et son plus jeune frère à coups de serpe (1835); le sergent François Bertrand qui, dans les années 1870, déterraient des cadavres de femmes pour les mutiler dans un acte de nécrophilie; un autre sergent, Joseph Vacher, exécuté pour avoir violé, mutilé et tué au moins vingt femmes et adolescents – généralement des bergers -, au début des années 1890, deux ans après la couverture mondiale des crimes de Jack l’Éventreur. Aux États-Unis, l’hôtel labyrinthique du docteur Holmes (1892) où s’y commettaient d’autres crimes atroces fit la une des journaux américains. Après la guerre, les crimes sadiques et cannibalesques de Haarmann à Hambourg et de Kurten à Düsseldorf illustraient les faiblesses même de l’Allemagne de Weimar. La couverture de ces monstruosités était faite par des journalistes et la rubrique était souvent accompagnée d’illustrations morbides ou des photos sensationnalistes de la scène de crime ou du criminel. Quelques auteurs de romans saisirent la balle au bond. Aux crimes réels, trop souvent sadiques et primitifs, ils allaient substituer des crimes intelligents, roués, véritables défis à la logique déductive d’un héros de nouveau style : l'enquêteur. «Fasciné par l’idée de rendre possible l’impossible, l’écrivain nous présentait un savant criminologue qui sait faire parler, à l’aide de procédés techniques, chimiques et biologiques, non seulement les taches de sang, mais toutes les autres laissées sur le lieu du méfait et en tirer les conclusions permettant de définir le criminel et de reconstituer ses gestes».6Autant dire, le détective était prêt à jouer dans toutes les humeurs du corps humain afin de trouver, à partir d'un cadavre, les indices qui conduiraient au corps de l’assassin, ce que l’utilisation actuelle des prélèvements d’ADN parvient à accomplir de façon à exclure tous doutes raisonnables. Pour l’époque, le roman policier offrait un divertissement qui faisait appel non aux émotions – bien que les auteurs savaient en jouer de temps à autres -, mais à la réflexion, voire à l’analyse. Ce n’était pas «une nouveauté, si l’on pense auxMystères de Paris, à certains passages desMisérablesou au cadre de plusieurs nouvelles de Poe. Mais ce qui est nouveau, c’est l’extension de cette paralittérature, issue d’une presse qui donne de plus en plus d’importance aux récits de faits divers criminels (ils occupent 10% du journalLe Petit Parisien, sans compter des “livraisons spéciales” consacrées aux affaires les plus marquantes). Sazie, Gaston Leroux ainsi qu’Émile Souvestre et Marcel Allain, sont d’ailleurs des journalistes de métier».7L’auteur de roman policier invitait même son lectorat à relever le défi et on pouvait mesurer la qualité d’un auteur par sa façon de mystifier son lectorat sans abuser de fausses pistes ou de personnages qui n’apparaîtraient qu’au moment de la solution du crime et inconnus des lecteurs.

Certes, les détectives ou enquêteurs des romans policiers avaient également des modèles vivants. Depuis les mémoires de Vidocq, datant du début du XIXe siècle, le monde de la police urbaine commençait à prendre les allures que nous lui connaissons. Ancien forçat, Vidocq «était un policier sans génie parce que sans méthode. Il s’appuyait sur une foule obscure d’indicateurs et comptait plus sur la dénonciation que sur la déduction pour arrêter les coupables. Cependant cette police, faite d’espions plus que de limiers, a le mérite d’être là, de faire partie du panorama de la ville. Désormais, le policier est un type social. Le haut de forme, les favoris, la redingote strictement boutonnée, le gourdin torsadé lui composent une silhouette familière».8Hugo s’en inspira dans Les Misérables,pour dessiner son policier opiniâtre, Javert.La création d’un corps de police comme Scotland Yard, à Londres en 1829, sous l’initiative du Premier ministre de l’époque, sir Robert Peel, offrit le premier modèle qui devait être repris par l’ensemble des nations occidentales. Entre les crimes de droit commun et les assassinats, la répression des violences populaires et l’utilisation à des fins politiques, les corps de police jouaient le rôle d’une milice locale tenue par les lettres de la loi. La violence physique cessa progressivement au détriment de la violence psychologique, d’où l’importance de munir ces corps de l’esprit positiviste de l’époque. L’ajout de laboratoires, de traités de criminologie, d’experts (chimistes, physiciens, médecins, psychiatres etc.) faisait de la police un corps scientifique, faisant oublier par là sa fonction ultime : imposer l’ordre bourgeois dans la cité. De là, on vit «se dessiner une thématique qui a un bel avenir dans le secteur de presse : l’héroïsation du flic. L’apothéose de l’héroïsme flicard, qui fait du policier le paladin, le défenseur solitaire et intrépide de l’ordre social se reconnaît dans certaines chroniques complaisantes sur M. Goron, le chef de la Sûreté et ses “meilleurs agents”, dans l’apologie de “l’Inspecteur principal Jaume”. Goron qui passe pour avoir résolu l’affaire Pranzini et l’affaire Allmeyer, est mythifié pour son talent de détective et servira de modèle dans le roman policier».9On peut penser aussi à «Marius Jacob, anarchiste individualiste et voleur de génie, condamné pour n’avoir pas demandé au procès la clémence des juges. Jacob est le modèle d’Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur».10Avec l’Américain Edgar Poe, le créateur du genre, le roman policier plongeait ses racines dans la littérature gothique du tournant du XIXe siècle. Des anecdotes racontant les hauts faits de truands comme Mandrin ou Cartouche «se développait une autre littérature du crime : une littérature où le crime est glorifié, mais parce qu’il est un des beaux-arts, parce qu’il ne peut être l’œuvre que de natures d’exception, parce qu’il révèle la monstruosité des forts et des puissants, parce que la scélératesse est encore une façon d’être un privilégié : du roman noir à Quincey, ou duChâteau d’Otranteà Baudelaire, il y a toute une réécriture esthétique du crime, qui est aussi l’appropriation de la criminalité sous des formes recevables. C’est, en apparence, la découverte de la beauté et de la grandeur du crime; de fait c’est l’affirmation que la grandeur aussi a droit au crime et qu’il devient même le privilège exclusif de ceux qui sont réellement grands. Les beaux meurtres ne sont pas pour les gagne-petit de l’illégalisme. Quant à la littérature policière, à partir de Gaboriau, elle fait suite à ce premier déplacement : par ses ruses, ses subtilités, l’acuité extrême de son intelligence, le criminel qu’elle représente s’est rendu insoupçonnable; et la lutte entre deux purs esprits - celui du meurtrier, celui du détective - constituera la forme essentielle de l’affrontement. On est au plus loin de ces récits qui détaillaient la vie et les méfaits du criminel, qui lui faisaient avouer lui-même ses crimes, et qui racontaient par le menu le supplice enduré; on est passé de l’exposé des faits ou de l’aveu au lent processus de la découverte; du moment du supplice à la phase de l’enquête; de l’affrontement physique avec le pouvoir à la lutte intellectuelle entre le criminel et l’enquêteur.[…] L’homme du peuple est trop simple maintenant pour être le protagoniste des vérités subtiles. Dans ce genre nouveau, il n’y a plus ni héros populaires ni grandes exécutions; on y est méchant, mais intelligent; et si on est puni, on n’a pas à souffrir. La littérature policière transpose à une autre classe sociale cet éclat dont le criminel avait été entouré. Les journaux, eux, reprendront dans leurs faits divers quotidiens la grisaille sans épopée des délits et de leurs punitions. Le partage est fait; que le peuple se dépouille de l’ancien orgueil de ses crimes; les grands assassinats sont devenus le jeu silencieux des sages».11Comment s’étonner par après «que le roman policier est la lecture favorite des hommes d’État, des professeurs de Facultés dans nos universités les plus ancienne et, en fait, de tout ce qu’il y a de plus intellectuel dans le public».12 Alors que le jeune Hitler en restait à des romans pour adolescents racontant des combats entre les Indiens et les cow-boys, Franklin D. Roosevelt se passionnait pour les romans policiers, ce qui n’était pas inconnu de son entourage. Lors du «voyage naval qui le conduisit des États-Unis jusqu’à l’île de Malte, dans la Méditerranée, à bord du croiseur de batailleQuincey, Roosevelt n’avait pratiquement pas quitté sa couchette. Lisant une brassée de romans policiers, dont il se montrait habituellement friand».13 Dès ses premiers tournages, le cinéma lui offrit une place privilégiée dans ses scénarios et ce que Kracauer écrit à propos du film de Gerhart Lamprecht de 1931, vaut pour l’ensemble de l’Occident : «Le personnage littéraire du détective est étroitement lié aux institutions démocratiques. À travers l’appréciation de l’habileté des gamins, Emilund die Detektivesuggère donc une certaine démocratisation de la vie quotidienne en Allemagne. Cette déduction est étayée par l’attitude indépendante et bien disciplinée des garçons, ainsi que par l’utilisation de l’instantané dans le travail de la caméra».

 

LE ROMAN-PROBLÈME


De la critique du roman gothique, Edgar Allan Poe avait tiré une histoire à suspens et à mystère qui ne portait en lui rien de merveilleux, ni même de fantastique contrairement à certains autres de ces contes. Ici, «le détective Dupin[était] incontestablement le fruit de la croyance de l’époque positiviste en la puissance du raisonnement logique qui arrive à surmonter tous les obstacles».15Dupin, le premier armchair detective, s’en remettait à un minimum d’enquête et à un maximum de jongleries logiques afin d’épater son collègue, le narrateur, annonçant ces couples imparables que sont Holmes/Watson et Poirot/Hastings. On peut dire, avec Boileau-Narcejac, que le roman policier en est un «dont les traits sont si fortement marqués qu’il n’a pas évolué, depuis Edgar Poe, mais a simplement développé les virtualités qu’il portait en sa nature.[…] le roman policier s’est développé en roman problème, en roman jeu, en roman noir, en suspense, etc.».16Il est resté cette «école du roman-problème, tant l’issue de l’enquête ressemblait à un problème d’algèbre».17Si le roman policier a besoin d’un crime atroce pour commencer, tout le reste se poursuit à travers des questionnements, des hypothèses, des indices qui finissent par aboutir, presque sans effort physique, à résoudre l’énigme. Contrairement à ce que le cinéma nous a habitué à voir dans le film noir, le roman policier était peinard. Bourgeois, il se lisait au bord du feu, par une soirée tranquille, où rien n'était sensé angoisser le lecteur. Comme l'écrit Alfred Hitchcock dans une préface aux Histoires extraordinaires de Poe : «La peur, voyez-vous, est un sentiment que les hommes aiment éprouver quand ils sont certains d'être en sécurité. Lorsqu'on est assis tranquillement chez soi et qu'on lit une histoire macabre, on se sent néanmoins en sécurité. Naturellement, on tremble, mais, comme on se trouve dans un décor familier, et quand on se rend compte que seule l'imagination est responsable de la frayeur, on est envahi par un extraordinaire bonheur. […] Un bonheur qui fait apprécier la douce chaleur que diffuse, sous son abat-jour, la lampe amicale et le moelleux fauteuil dans lequel on est confortablement assis».18C’est aussi ce qu’il y a de plus pervers dans le roman policier, ce qui le caractérise mieux que tout autre genre romanesque : «le roman policier classique, ce n’est pas l’enquête, la discussion des témoignages, etc., c’est l’affirmation, souvent répétée, qu’un bon roman policier est d’abord le récit d’une affaire qui pourrait être vraie. La déduction retire à la fiction ce qu’elle pourrait avoir d’imaginaire et par là de hasardeux. La déduction fait d’une histoire quelque chose d’historique, ou, du moins, on le croit fermement».19Cette quête du vraie relevait des origines positivistes du genre, mais le jeu de se faire rappeler qu’on pourrait se faire assassiner, pendant qu'on se délecte d'un récit macabre, confortablement installé dans son moelleux fauteuil à côté de sa lampe amicale sous son abat-jour, relevait d'un défi lancé aux instincts primitifs de l’être humain. En cherchant la fascination du lecteur ou du spectateur, le roman ou le film policier l’invitait à soutenir une tension masochiste. Mais, heureusement, le détective incorruptible et la science veillent. Il n’y a donc rien à craindre.

C’était déjà cela dans les nouvelles de Poe : la quête de l'exorcisme des angoisses. Double assassinat dans la rue Morgue, où apparaît Dupin, après un exercice de logique déroutante aux yeux du narrateur, «suit une description horrible. Il y a un rasoir souillé de sang, des cheveux arrachés, un cadavre égorgé dont la tête se détache du tronc, etc. Ce monde atroce est celui duthriller, de l’effroi pour l’effroi. Mais Poe a pris soin de compenser, en quelque sorte, la terreur par l’étonnement. Les deux sentiments sont produits ensemble. Bien plus, ils se fortifient mutuellement. La terreur est d’autant plus grande que l’on ne comprend pas; l’étonnement est d’autant plus grand que la réflexion est paralysée par la terreur. C’est pourquoi le lecteur, comme le spectateur, est jeté hors de lui-même et appelle silencieusement au secours. Vite! Qu’on lui dise ce qui s’est passé, car si la moindre lueur luisait dans ces ténèbres, il demeurerait fortement secoué mais commencerait à se reprendre, c’est-à-dire à dominer une situation jusque-là affolante».20Le lecteur se montre trop obnubilé par l'effet à sensation qu'il ne peut plus réfléchir ni analyser.Poe voulait que ce soit là «le point de départ[qui] constitue les données du problème sur lesquelles s’articule la “déduction”. Pourquoi ces guillemets? Dupin, en effet, ne va pas du général au particulier, du principe à la conséquence (déduction), ni même exactement du particulier au général (induction), mais du particulier (faits épars) au particulier (la cause)».21Contrairement aux détectives ultérieurs, Dupin ne s’intéresse nullement à la vie ni au passé de MmeLespanaye et de sa fille; il ne s’intéresse pas plus aux témoins qui ne sont que des témoins auditifs dont les déclarations se contredisent. Il n’y a pas de suspect. La seule énigme, outre la sauvagerie du crime, c’est le fait que la pièce était fermée de l’intérieure et qu’on ignore comment le criminel a pu y entrer et puis s’enfuir. Le seul indice, et nous le saurons au moment du dévoilement de l’intrigue, est une touffe de poil brunâtre récupérée à la fenêtre. Dès lors, l’esprit algébrique de Dupin a, non pas deviné mais trouvéqui est l’assassin. «Poe est l’inventeur d’un genre littéraire qui repose sur un double émerveillement : on éblouit d’abord le lecteur en embrouillant les données pour lui cacher la vérité; puis on l’éblouit de nouveau en rétablissant la logique des faits, et en montrant au lecteur qu’il a toujours eu la solution sous les yeux sans la voir. Sherlock Holmes et Hercule Poirot ne sont que les brillants disciples de Dupin».22Disons-le, c’est une fumisterie. Elle était pourtant essentielle au bon fonctionnement du roman policier. Comme un magicien qui distrairait son public par le corps de Mllel’Espanaye fourré dans la cheminée, il sort du chapeau, non un lapin mais un orang-outan. Entre l’hallucination et la déduction, Poe posait l’alternative entre la faillite de l'esprit et sa reprise en main. La fascination résultait de cet exercice vertigineux : «Ses héros se répartissent selon une hiérarchie, dont les degrés sont ceux de l’initiation à la logique : au ciel l’archange de la déduction; en enfer les possédés de l’hallucination.[…] Ayant démonté le mécanismes des choses, Poe se croit le maître du monde. Il est rassuré.[…] C’est pourtant à ces mécanismes de déduction que Poe tient le plus. Il a deux visages, et toujours insiste pour qu’on fasse part égale aux deux profils de son œuvre : d’une part les contes d’impuissance, ou contes d’halluciné, d’autre part les contes de puissance ou contes de maître de la déduction, où Poe dresse de soi-même une silhouette de grand Logicien».23La fascination conduit à des hallucinations comparables à celles produites par l’usage de drogues ou de spiritueux. Combien de contes de Poe se réduisaient à des phénomènes hallucinatoires, tels L’ange du bizarre ou Le sphinx. La déduction, qui est également un travail de l’esprit, conduit à solutionner des problèmes à première vue insolubles : Double assassinat dans la rue Morgue, Le mystère de Marie Rogêt, Le scarabée d’or et surtout La lettre volée se veulent des exemples de la puissance de l’esprit. Lorsque Freud parle de l’inhibition de l’éros par l'activité cérébrale ou que Pascal, avant lui, mentionnait la libido sciendi, il y a, chez Poe, une sublimation comparable de l’hallucination à la déduction, bien différente de ce que peut en tirer un fonctionnaire qui ne voit un crime que comme une affaire à classer pour rassurer la population. Cette «sagesse du préfet “est tout en tête et n’a pas de corps”. C’est donc que la sagesse de Dupin, elle, en a, du corps. Qu’est-ce à dire? Comme toujours chez Poe, la fin du conte s’éclaire de son début. Le premier paragraphe s’ouvre sur la difficulté de savoir comment analyser les facultés analytiques. La solution, oblique, consiste à apprécier leur effet sur celui qui les exerce. Or cet effet, c’est le plaisir. Les synonymes se bousculent, portés par une comparaison avec le plaisir physique de l’athlète : l’analyse offre “une source de jubilation des plus vives”, l’analyste “se réjouit”, “exulte”, “triomphe”, “tire du plaisir”, “raffole”. Le plaisir chez Dupin est tout entier cérébral, ce qui ne signifie pas que Dupin est un pur cerveau mais que toutes ses énergies vitales se sont là concentrées, voire réfugiées; son intelligence est “surexcitée, malade peut-être”. D’où le voyeurisme de ses déambulations nocturnes dans la “populeuse cité” : elles lui donnent non pas “ces innombrables excitations spirituelles que l’étude paisible ne peut pas donner” comme Baudelaire continue à le faire croire à d’innocents lecteurs, mais bien “ces innombrables excitationsmentalesque peut offrir l’observationtranquille”. Instincts, affects, passions, tout est là, mis à distance de regard, d’intellection. Le corps est tranquille, comme vide, le cerveau “a du corps”».24

L’intellection des pulsions fut une des grandes affaires du siècle. L’historiographie cherchait les motivations des gestes historiques, dans les décisions politiques et les plans de bataille. La psychanalyse cherchait, elle, les motivations au meurtre du Père. Déjà, on se rapprochait de la structure du roman policier. Freud dénonçait la phratrie comme étant la criminelle et la Mère comme objet du butin à se partager. Les historiens, plutôt, cherchaient dans l’appétit du pouvoir, la protection et l’expansion du territoire national ou de l’économie de marché. Dans un sens, chacun parvenait à la solution sans s’apercevoir qu’il s’agissait du même crime et des mêmes coupables. Le roman policier devait aboutir à des réponses similaires : les victimes sont généralement des gens de la haute – on ne s’intéresse pas à un voyou tué au fond d’une ruelle -, il y a soit des affaires d’héritage, de dot, de dettes ou de chantage derrière les mobiles du crime. De la jalousie aussi. Les héritiers de Dupin suivirent la voie tracée par Poe. «Lecoq… fut créé par le romancier français Émile Gaboriau qui en 1873 mourut d’épuisement à l’âge de trente-neuf ans à peine et au moment où, ayant été expulsé de plusieurs rédactions, il avait déjà écrit vingt-neuf romans. Dans ses livres :Le Dossier, Le Crime d’Orcival, Monsieur Lecoqet Les Esclaves de Paris, tous conçus dans les années 1867-1869, Gaboriau tentait de trouver les mobiles du délit et de définir les circonstances qui l’accompagnaient. Bien que représentant l’école du raisonnement logique et de la déduction, Lecoq était en même temps quelque chose de plus. Il procédait à une inspection minutieuse du lieu du crime, inspection qui lui fournissait des données servant ensuite à échafauder des hypothèses formulées selon les principes de la logique. DansMonsieur Lecoq, le détective, accompagné de plusieurs amis, se rend sur le lieu du méfait, une taverne située à côté des fortifications de Paris qui à ce moment-là sont couvertes d’une épaisse couche de neige. Lecoq arrête ses compagnons, leur interdisant de bouger afin de ne pas effacer les traces, examine l’endroit, observe chaque détail, renifle l’air, se couche par terre, aperçoit des pas dans la neige, les suit pendant un moment, puis termine son enquête par ces mots : “Maintenant je sais tout. Cette couche de neige est comme une belle feuille de papier sur laquelle les hommes que nous cherchons ont inscrit non seulement leurs actes et leur façon d’agir, mais aussi leurs pensées secrètes, espérances, angoisses. Ces traces ne vous disent rien. Pour moi, elles sont vivantes…”».25Une génération après Dupin, Lecoq avait fait progresser l’idiosyncrasie du détective. Il ne se contentait plus seulement de réfléchir dans la pénombre. Il se portait sur les lieux du crime et avançait vers les criminels. Lorsque le roman policier perd toute logique et régresse vers les effets du conte gothique, il perd de sa substance, ce qui en coûta à «l’auteur de Varney[attribué tantôt à James Malcolm Rymer, tantôt à Thomas Pecket Prest, qui] a besoin, lui, de 868 pages à doubles colonnes, représentant 220 chapitres. Le roman connut réédition en 1853, en feuilleton populaire.Varney ne se targue d’aucune prétention littéraire : c’est une histoire crépitante, qui se répète de temps à autre dans ses grandes lignes. L’action, située dans les années 1730, campe un certain sir Varney dont les exploits permettent de le désigner comme le principal précurseur littéraire de Dracula. Les ingrédients que Bram Stoker reprendra plus tard comprennent : l’initiation sexuelle et les réactions ambiguës des jeunes filles, les racines vampiriques en Europe Centrale, les méthodes quasi-scientifiques pour la destruction du vampire et la chasse à l’ennemi dans un style “policier privé”. Varney inclut aussi des victimes somnambules et un traître en manteau noir qui descend le long d’un mur de château, puis arrive en Angleterre à bord d’un navire - lequel fait naufrage au milieu d’une tempête».26Pour un auteur de roman policier qui respectait son genre, l’occulte n’intervenait que comme une mystification prenant part à la commission du crime ou comme diversion pour égarer les soupçons. Ainsi, Father Brown, personnage de G. K. Chesterton : «Jamais il n’est montré seul, livré à lui-même. Il n’existe qu’à travers le besoin d’aide que son prochain éprouve. Donc personnalité discrète, révélée de façon fragmentaire, au hasard des relations sociales, à travers le regard d’autrui. Érudition et culture - acquises Dieu sait où - ne lui font pas défaut. Une aisance à déceler l’imposture ou la fabrication de certaines légendes et malédictions familiales dénote la possession de solides notions historico-sociales. On l’a même entendu parler “d’histoire naturelle en faisant montre de connaissances approfondies et plutôt surprenantes”(les Naufrages des Pandragon)».27

 

ROMANS DU VULGUM PECUS

 

Claude Monet. La gare de Saint-Lazare, Paris, 1877.
Fumis-
terie, halluci-
nation, dé-
duction, dans tous les cas, on obtient la fasci-
nation autant des lecteurs que des auteurs qui ne produisirent, durant toute leur vie à quelques exceptions près, des romans du genre policier. Ce n’est que dans la mesure où on les associa aux journaux à sensations qu’ils devinrent des divertissements populaires et, par le fait même, chassés du paradis littéraire des Académiciens : «Edmund Wilson dansMass Culture, [est]l’une des rares personnalités littéraires qui dit simplement que les romans policiers lui paraissant puants, que ceux qui les lisent régulièrement avec enthousiasme ne valent pas mieux et que lui, Wilson, n’a aucune intention de discuter plus longuement leurs qualités».28Romans puants car c'étaient des romans de gare qui se lisaient le temps d’un trajet. Mais le fond des romans policiers était autrement représentatif des angoisses et des désirs coupables de la bourgeoisie fin-de-siècle. Ils demandaient aux spectacles comme aux littératures d'épaterle bourgeois, et les auteurs classiques de romans policiers «ont très bien senti que l’effet de fascinationque le fantastique exerce sur l’esprit était l’un des traits originaux du roman policier. Encore est-il qu’ils n’ont pas cherché à le rendre plus efficace».29Car il ne s’agissait pas seulement d’une affaire de fascination. L’auteur de roman policier se gardait bien d’oublier que l’objet fascinant, le fétiche du roman, restait un cadavre. Que ce cadavre était là, dans la pensée de chacun et particulièrement de manière obsessionnelle autant dans l’esprit du détective que dans celui de l'assassin. Ils ne pensaient qu’à lui. Et tout ce qui avait autour n’était, précisément, que de la fumisterie : «Le coup de théâtre est la petite monnaie du roman policier, mais révèle, précisément, ses profondes affinités avec le monde de la scène. Et l’on peut se demander, ici, si le roman policier n’est pas, d’une certaine manière, l’héritier du théâtre élisabéthain, avec l’humour en plus et donc le drame en moins».30On l'a dit, le roman policier qui sombre dans l’esthétique du sang, comme dans les films gores,trahi la fonction première de ce type de roman pour lui donner une autre forme qui ne lui correspond pas. Si les terreurs du XXe siècle ont fait basculer le roman policier dans l’horreur, la Weltanschauung de l’époque se satisfaisait du fantastique et de l’inquiétant : «Avec ses façades faussement rassurantes; sa foule d’honnêtes gens dont chacun d’eux peut dissimuler un criminel; ses rues grandes ouvertes à de folles poursuites; ses entrepôts massifs comme des forteresses; ses palissades fermées sur le mystère ou le néant; ses toits offerts au jugement de Dieu; ses lumières qui trouent la nuit menaçante, elle est tout à la fois pour le détective : sa complice, son adversaire et sa compagne. Elle est le symbole du fantastique et de l’impossible tapis sous le masque du quotidien».31Les enquêtes policières trop badigeonnées d’hémoglobine perdent du mystère qui est présent tout au long des romans policiers. Toute mystification cache un myste, voire une mystique si l’on en croit Kracauer. On reconnaîtra là le repas cannibalesque. La dévoration du corps du Père (ou de la Mère) par les Frères. Le roman policier fascinait car il racontait les origines du meurtre du Père  : «Le vulgaire, qui se fie aux apparences simples, est sujet à l’erreur et réclame des preuves matérielles mais la véritable connaissance est vision de l’apparence fondamentale de l’être. Le roman populaire, malgré sa typologie physique sommaire, ne propose pas une grille simple d’interprétation et de clas-sifica-
tion : il montre au contrai-
re que seul un élan sponta-
né du cœur permet de savoir ce que sont les êtres.[…] Le roman populaire privilégie toujours les modes irrationnels de la connaissance (et l’on peut même se demander s’il n’en va pas de même, malgré les apparences, dans le detective novel) : reflet d’une certaine représentation des rapports humains, ou commodité littéraire que s’octroie l’écrivain? Celui-ci peut ainsi jouer d’une fausse complicité avec le lecteur, qui partage tour à tour le point de vue des bons lecteurs d’âme romanesques et celui du vulgum pecusversatile et abusé, croyant aveuglément aux preuves matérielles et aux démonstrations logiques erronées. Cette alternance crée un constant effet de suspense. Devinant la méchanceté profonde de tel ou tel personnage, le lecteur en redoute les manifestations; convaincu de l’innocence de l’héroïne, il n’en attend pas moins avec impatience une éclatante réhabilitation sociale de la fausse coupable».32

Jacques Tourneur. Out of the past, 1947
Ce n’est qu’après la fin de la Seconde Guerre mondiale que le roman policier chavire dans des formes différentes, sinon antithétiques. Le roman noirest une période de transition. L’ajout d’espions, de consortium financiers, d’agences d'État comme le F.B.I., la C.I.A. ou le K.G.B. propres à l’époque de la Guerre Froide, ont trempé le roman policier dans l’érotisme et l’horreur, ce qui était exclu jusque dans les années 40. Comme le relève Hobsbawm, «les versions internationales du “polar” étaient encore largement, et manifestement, inspirées du modèle britannique : il s’agissait presque exclusivement de meurtres traités comme un jeu de société requérant quelque ingéniosité, un peu comme ces mots croisés accompagnés d’indices énigmatiques, autre spécialité exclusivement britannique. Le genre apparaît comme une curieuse invocation à un ordre social menacé mais pas encore bafoué. Le meurtre, qui devint alors le crime central, presque le seul à mobiliser le détective, fait irruption dans un cadre bien ordonné - la maison de campagne ou quelque milieu professionnel, et il est imputé à l’une de ces pommes pourries qui confirme que le reste du panier est sain. L’ordre est rétabli par la raison, telle qu’en use le détective qui, le plus souvent masculin, représente la norme sociale. D’où, peut-être, l’insistance sur le privé, à moins que le policier lui-même, à la différence de la majorité de ses pairs, n’appartienne à “la haute” ou à la bourgeoisie. C’était un genre profondément conservateur, encore plein d’assurance, à la différence du thrillerplus hystérique avec ses agents secrets (lui aussi essentiellement britannique), qui prit son essor à la même époque et était promis à un bel avenir dans la seconde moitié du siècle».33Certes, le Sherlock Holmes de Conan Doyle (1859-1930) y fut pour beaucoup, ainsi que les crimes de Jack l’Éventreur (1888), mais le fait, surtout, que Doyle avait fondé une tradition qui fut vite relayée par Agatha Christie (1890-1976) : «Comme tous les grands romanciers, ce qui la caractérise est la capacité de créer une atmosphère à nulle autre pareille, néo-réalité qui façonne comme un prisme la perception que l’on peut avoir d’un hôtel londonien à l’heure du thé ou d’un petit village anglais. Mais le propre un peu étrange de cette atmosphère est d’y inclure des meurtres comme si leur production, cependant incongrue, y était une chose parfaitement familière. Nul paradoxe en cela car la familiarité en question nous la partageons bien comme l’infantile qui est en nous et qu’elle nous raconte inlassablement».34Comme Dupin, comme Holmes, chez Christie, «la police est bien peu présente dans ces romans où les détectives sont amateurs ou à la retraite».35MissMarple et Hercule Poirot, en effet, montrent que des enquêteurs dotés de fascinantes petites cellules grises valent les officiers plus prompts à la matraque qu’à l’analyse logique. Nous n'y trouvons pas de poursuites, ni de mitrailles, ni même de tueurs trop sadiques pour nuire au confort que donne la solution finale du récit. Nous ne devons jamais perdre l’aspect ludique du roman policier. Si grave que puisse paraître aux yeux du psychanalyste le meurtre du Père, dans les romans policiers, il n’est rien de plus qu’un (autre) cadavre : «Le crime a eu lieu et il éclaire désormais le paysage mental où il s’est produit, en nous donnant des éléments précieux pour désigner, comme un détective lors de son enquête, les victimes, l’assassin et ses complices, les mobiles et les armes du délit. Ce “paradigme indiciaire” a été appliqué ici à l’analyse des “traces” - d’une visibilité aveuglante - laissées par le nazisme».36Et pourquoi n’en serait-il pas ainsi? Un cadavre ou six millions, on passe de l'assassinat à la statistique, si on veut pasticher Staline : «On sait que, tandis que les Français ou les Américains réussirent à créer un modèle national de l’archétype de Conan Doyle, les Allemands ont toujours conçu l’image d’un grand détective avec toutes les caractéristiques d’un Anglais. Cela peut être expliqué par la dépendance du détective classique de la démocratie libérale. Lui, le fin limier solitaire qui oblige la raison à détruire les toiles d’araignée des puissances irrationnelles et qui fait triompher la décence sur les bas instincts, était le héros prédestiné d’un monde civilisé qui croit en la bénédiction des lumières et en la liberté individuelle. Ce n’est pas un hasard si ce détective souverain disparaît dans les films d’aujourd’hui au profit du “détective privé” : il semble que, temporairement, les potentialités du libéralisme soient épuisées. Dans la mesure où les Allemands n’ont jamais développé de régime démocratique, ils n’étaient pas en mesure d’engendrer une version nationale de Sherlock Holmes. Néanmoins, par leur sensibilité profonde envers autrui, ils ont pu apprécier le joli mythe du détective anglais».37

Surtout que durant l’entre-deux-guerres, le roman policier s’était rapidement déplacé vers les écrans de cinéma. Avant la Grande Guerre, avant que les Talkies viennent ajouter les déductions logiques des détectives, le film policier était commandé par la technique cinématographique et non par la thématique policière : «Une autre forme populaire aide à découvrir les possibilités d’expression que le cinéma détient dans son essence même : le mouvement. C’est, avecLes Aventures de Nick Carter(1909)Zigomar(1911) et
Louis Feuillade, Fantômas, 1913
Fantômas(1913), la naissance du film policier qui, sur le plan dramatique, multiplie aussi les poursuites, les péripéties rapides, imagine peu à peu une action dynamique près de laquelle les tableaux historiques du “Film d’Art” font bientôt figure d’archaïsme».38Ces films marquèrent l’imagination des jeunes Français du début du siècle. Une nouvelle génération de cinéastes apparue toutefois assez vite pour développer le thème afin d’en faire des films plus profonds. Est-ce pour des raisons politiques que les films français du genre policier finirent par porter, avant tout, sur une critique sociale ignorée par le roman britannique? Louis Aragon, dans Le Trésor des Jésuites, affirmait que «c’est dans Les Mystères de New York(Louis Gasnier), c’est dansLes Vampiresqu’il faudra chercher la réalité de ce siècle, au-delà de la mode, au-delà des goûts…».39
Marcel Carné. Quai des brumes, 1938.
Tradition qui s’imposa avec les films de Marcel Carné et de Jean Renoir et où Jacques Prévert se montrait merveilleux scénariste : «
l’ascendant du “fantastique social” de Feuillade sur l’univers ciné-matographique des Prévert n’en reste pas moins très net. Pourquoi, par exemple, ne pas voir dans les banlieues poussiéreuses et tristes, grises et poétiques, nullement réalistes mais au contraire romantiques et chimériques, oui, pourquoi, dans ces banlieues qui encombrent la plupart des films prévertiens, ne pas voir des réminiscences des banlieues dans lesquelles les Vampires cherchent les traces de Fantômas…? Pourquoi aussi ce besoin qu’a toujours eu Jacques Prévert d’inscrire dans un décor, dans un quai, un réverbère, une façade de maison, les sentiments des personnages, de rendre lisible ce qu’ils pensent et ressentent par l’aspect extérieur des objets, des choses inanimées, en un mot des décors, oui pourquoi ce besoin n’aurait-il pas pris naissance dans la contemplation du “réalisme fantastique” de Feuillade, ce “réalisme” que Francis Lacassin a justement situé entre le “réalisme sans chaleur” de Lumière et le “fantastique sans postérité” de Méliès?».40
René Magritte. L'assassin menacé, 1927.
Dans une tout autre veine, les surréalistes non plus ne crachèrent pas sur le genre policier. «
The Paris Surrealists of the twenties, in their manifestos, pamphlets, and explications, discussed murders, the love life of Charlie Chaplin, the Marquis de Sade, and Nosferatu (the German Dracula), Jack the Ripper and a sex murderer named Haarman were in vogue (sex murders were favored picture subjects for Otto Dix and George Grosz, for instance). Magritte, in his early years, wrote detective stories (no longer extant), and he liked reading Poe and Stevenson, Nick Carter and Nat Pinkerton, Rex Stout, and Dashiell Hammett. He went to the movies mainly to see films by Chaplin or Fritz Lang. He liked a series of novels written between 1912 and 1914 by Pierre Souvestre and Marcel Allain calledFantômas, and a film serial of the same name by Louis Feuillades (1913). In 1928 Magritte published a description of the pursuit of Fantômas by an inspector of the Sûreté and, that same year, he paintedThe Savage, which contained published a grotesque, laconic description of a day in the life of Nat Pinkerton».41Si les films de Buñuel et de Dalí portaient sur des violences aberrantes, le tableau de Magritte, L’Assassin menacé, est de 1926 : «Suzi Gablik, in her monograph on Magritte, points out the kinship that exists between Fantômas and the central figure in Lautréamont’s Les Chants de Maldoror - a figure much revered by the Surrealists. Both are personifications of the diabolic, of evil. Fantômas is a lowbrow version of Maldoror. Both are valued by the Surrealists for their eccentricity, which flies in the face of the middle-class system. Suzi Gablik assumes that The Menaced Assassin is based on an episode from Fantômas».42Tout en s’imprégnant d’une atmosphère lourde d’angoisse et d’inquiétudes, le roman policier demeurait fidèle à sa structure : fascination, crime originel, âme coincée entre hallucinations et déductions.

 

L'OMBRE DES ORIGINES


Bien des facteurs contribuèrent à développer le goût pour le roman policier et le darwinisme n’en fut sûrement pas le moins important. Si l’enquête apparaissait pratiquement toujours la même (Whodunits?), c’est que le cadavre sublimé restait un ersatz de la figure du Père assassinée. Le détective devait donc procéder par une enquête à rebours comme le supposait d’Alembert pour l’histoire, méthode appliquée entre autres par Hume puis par Marx : partir des indices actuelles pour remonter jusqu’à l’origine où fut conçu le crime. La paléontologie et la paléanthropologie étant dans leur enfance,43
Robert Wiene. Les mains d'Orlac, 1924.
les découvertes sur l’hérédité opérant une percée dans la dernière décennie du XIXe siècle, les auteurs y trouvèrent là des modèles méthodiques d’inspiration qui équivalaient à un filon d’or. Un roman comme Les mains d’Orlacde Maurice Renard (1920) atteignait sans doute le climax du roman policier inspiré du darwinisme. Un pianiste, Stephen Orlac, suite à un accident qui le mutile de ses deux mains, se voit greffer les mains d’un assassin fraîchement guillotiné. Sa vie devient alors un enfer, sujette à des hallucinations. Dans ce cas, c’est sa femme qui mène l’enquête. Les mains d’Orlac, qui sont les mains d’un criminel meurtrier, étaient-elles la cause de meurtres en série? Subtil mélange de Darwin, de Mendel et de Lombroso, le roman policier rejoignait les débats que le darwinisme suscitait dans tous les domaines de la pensée : «Alors que les philosophes et les économistes débattaient avec une certaine solennité de ses idées, un grand nombre de romanciers et de dramaturges amplifiaient ces controverses. À l’instar de leurs confrères d’outre-Manche, plusieurs d’entre eux, fort célèbres à l’époque et bien oubliés aujourd’hui, exploitèrent les ressorts dramatiques du darwinisme en mettant en situation des personnages en rupture avec le comportement conventionnel et empreints de droiture propre à leur milieu. En assimilant le darwinisme à la science, la science au matérialisme, et ce dernier à l’immoralité, ils composèrent une vaste galerie d’étonnants criminels libérés des contraintes de la morale chrétienne. Ces gens, qui subissaient tout autant les conséquences de leurs actes que leurs propres victimes, tenaient la religion pour un tissu de sottises, prêchaient la suprématie dela lutte pour l’existenceet prétendaient n’avoir pour maître que leur seul bon vouloir. Désespérés, il leur arrivait de se suicider ou, pire, d’assassiner leur épouse afin de rencontrer de nouvelles partenaires sexuelles plus attirantes».44Ce goût pour la méthode empirique (l’enquête et l’observation) et les connaissances nouvelles propres à la seconde Révolution industrielle exigeaient, comme nous l’avons vu, une certaine déontologiedes auteurs. Au départ, on peut avancer, comme le fait Narcejac, que le roman policier «ne fut jamais ni vraiment scientifique, ni vraiment romanesque. Il fut, il est, autre chose, que ni Edgar Poe ni ses épigones n’avaient prévu et que j’appelle une “machine à lire”».45L’idée est assez juste, d’autant plus que depuis un siècle, le mélodrame et le vaudeville tenaient également à un même esprit machinique. Mais, «dès la fin du XIXe siècle, il paraissait évident et, jusqu’en 1940, il fut admis comme démontré, que le roman policier était bien, dans son essence, un récit scientifique par sa fin et ses procédés. Cette conviction était partagée à ce point par tous que toutes les définitions du roman policier qui ont été proposées mettent en relief ce trait, jugé fondamental».46De fait, «s’il rompait avec le roman traditionnel, c’était pour enrichir la littérature au contact de la science, en maîtrisant l’inspiration, en la domestiquant, en la faisant travailler à la demande, exactement comme on commençait à faire travailler l’électricité».47Cette approbation inconditionnelle de la science pouvait toutefois amener les auteurs à s’abandonner à ce qui n’était, précisément pas, de la science.
Bien sûr, il s’agissait de l’occultisme, dont on a vu que l’importance prise par la ratio chassait du roman policier autrement qu’afin de servir d’artifice et diversion. Le roman policier resta donc en marge de la nouvelle littérature gothique associée au courant symboliste, qui marqua les esprits à la fin du XIXe siècle : histoires de fantômes, de vampires, de loups-garous : «D’autres exemples de pseudo-science victorienne apparaissent lorsque Van Helsing développe sa “philosophie du crime” (D. : XXV). Les criminels, affirme-t-il, se ressemblent tous. Ils sont nécessairement déséquilibrés, puérils et incapables de briser leurs habitudes : “[…] dans tous les pays, à toutes les époques, le criminel répète sans cesse un crime unique.” Pour Mina, “le comte est un criminel de type classique” (D. : XXV). Et Stoker de s’appuyer sur les théories de docteurs ou de criminologues contemporains pour développer son argument.Degeneration(1893), l’ouvrage controversé de Max Nordau, cherche à établir la corrélation entre génie et dégénérescence morale. De son côté, Cesare Lombroso, père de la criminologie moderne, ne doutait pas des rapports unissant physiognomonie et crime. Selon lui, les “criminels nés” sont physiologiquement liés à leurs ancêtres primordiaux. DansL’homme criminel, il affirme que les prédispositions à enfreindre la loi sont provoquées par la sensualité, la paresse, l’impulsivité du caractère et la vanité. Quand il décrit les caractéristiques visibles du criminel, le parallélisme avec Dracula ne fait aucun doute…».48Les criminels des romans policiers n'appartenaient pas à cette catégorie privilégiée par la rhétorique pseudo-darwinienne. Il existait, certes, ici et là, mais les Jacques Lantier se faisaient plutôt rares. Tout au plus la dégénérescence ajoutait d’avantage à la problématique de fond plutôt qu’elle servait elle-même de problématique. Elle découlait du crime originel mais n’en était pas la cause. «Tout ce que l’on peut affirmer, c’est que le roman policier sera scientifique quant à la forme, mais ne le sera pas quant au contenu»,49rappelle Narcejac. Et comme la forme détermine les conditions du contenu et que cette forme se voyait définie par la Weltanschauung bourgeoise, le roman policier machine à lire devint une machine (bien) huilée : «Plus le monde se rationalise, plus il ressemble à la construction par laquelle le détective s’opposait à son chaos, et plus il doit s’éloigner du légal pour maintenir l’autonomie de son processus de connaissance. Il découvre alors la légitimité relative de l’illégal en face d’une légalité figée et dépourvue de “fondement” extrajuridique, et la signification de sa propre autonomie : d’être une forme dégradée du médiateur supralégal de figures telles que le Christ ou le prince Muich-
kine».50À la forme hyper-rationnel du roman policier on versa un contenu essen-
tielle-
ment moral. Le chaos vaincu et le cosmos restauré par le détective terminaient le roman sur une note apaisante. On découvrait le criminel auteur du forfait et rarement appartenait-il à une classe autre que l’ancienne noblesse ou la grande bourgeoisie. «Le détective du roman policier n’aime que les “beaux crimes”. Sa réputation est au-dessus du fait divers banal, du règlement de comptes vulgaire».51Les enquêtes ne se déroulent pas dans les ruelles sombres de Whitechapell ou de la rue Morgue, mais dans les vieilles résidences patriarcales, les châteaux, les résidences cossues conforment à l'art déco. Comme le remarque M. Chastaing : «Son enquête a pour objectif : là, le retour à l’ordre mental par la vérité; ici, le retour à l’ordre social par la justice»;52D’abord, dissoudre l’hallucination, ensuite restaurer la primauté de la déduction. Et le critique de développer son observation : «Incapables de prouver légalement la culpabilité d’un criminel - que leur intelligence accuse -, se placent au-dessus de la loi et se font eux-mêmes justiciers. Ils font aussi régner leur justice, lorsqu’ils justifient un malfaiteur que la justice de leur pays condamnerait et lui permettent par suite d’échapper à celle-là. Ils apparaissent ainsi comme des “héros moraux” et moralistes, capables de se battre, au nom de la “morale ouverte”, contre la “morale close”, ou, au nom du Good, contre le Right».53

La raison et la morale étant les deux moteurs du roman policier, ce qui accentua son aspect mécanique, le rendit propre à un divertissement s'apparentant aux jeux de sociétés (Clue).En fait, tout ce qui relevait de l’ordre des affects y était exclu. Comme l’inconscient en psychanalyse et la cause moniste en historiographie, on ne s’embarrassait pas de ce que Descartes appelait le Malin Génie; les affects. Et en particulier l’amour. Malgré les adaptations romancées au cinéma, les romans policiers étaient aux antipodes des romans d’amour : «Leur idéal a été de chasser du roman-problème toute affectivité. Au fond de leur esthétique, il y a un dualisme qui sépare radicalement le sensible et l’intellectuel, le physique et le cérébral. Et toute la signification du roman policier classique est là. Nos auteurs, d’ailleurs, ont eu pleinement conscience de ce qu’ils faisaient. Ils ont compris que le roman-problème était une sorte de purification, et avait une valeur éthique. Ont-ils raison, ou bien la nature secrète du roman policier leur échappe-t-elle encore, au moment où ils croient la saisir?».54L’interdit avait même été codifié dans la règle # 3 de Van Dine, établie en 1928 : «Le véritable roman policier doit être exempt de toute intrigue amoureuse. Y introduire de l’amour serait, en effet, déranger le mécanisme du problème purement intellectuel».55En conséquence, les personnages, criminels comme détectives, perdirent beaucoup de la profondeur des caractères habituels des romans traditionnels. «Ces personnages sont sansprofondeur, puisqu’ils ne tirent leur réalité, leur être, que du plan qu’ils sont en train de concevoir ou de déjouer, mais parce qu’ils sont semblables à des causes produisant des effets à long terme, la distance, en quelque sorte, qui sépare l’effet de la cause leur confère uneépaisseur, une densité qu’on peut aisément prendre pour de la profondeur. Tout se passe dans un monde à deux dimensions, car l’épaisseur et la densité ne sont que des trompe-l’œil, et naissent d’une certaine façon d’appuyer le trait. La troisième dimension du roman, c’est la dimension de la souffrance, du doute, ou de l’espoir, celle de l’affectivité, si l’on veut, et elle manque toujours plus ou moins au roman policier, dont les protagonistes ne sont que des silhouettes, des profils, des ombres chinoises. C’est pourquoi l’amour, qui est l’amorce de la troisième dimension, ne réussit jamais à se développer, dans les romans de Freeman. Il n’apparaît que dans sa convention la plus mièvre. Il est plaqué sur le récit, comme un ornement. Il est un trompe-cœur. On tremble à la pensée qu’un des personnages desHauts de Hurleventpourrait faire irruption dans un roman policier! Quel saccage! C’est que l’amour est désordre et ne se laisse pas enfermer dans un “planning”. En revanche, assassin et détective ne manquent pas d’intensité, puisqu’ils sont violemment projetés vers l’avenir qui décidera de leur succès ou de leur échec».56Pour n'en donner qu'un exemple de la façon dont le roman policier traitait l'amour, pensons à un roman tardif d'Agatha Christie, The endless night(1967), où le narrateur, Michael Rogers, un jeune homme dans la vingtaine, beau et séduisant mais ambitieux et inconstant, rencontre la fille d'un riche millionnaire américain, Ellie. Celle-ci achète un terrain en pleine forêt convoité par le jeune homme. C'est l'histoire d'amour classique. On croirait s'engager dans un roman d'amour-tragique tant le destin de la jeune femme est prévisible. Mais c'est pour apprendre, à la fin, que c'est Michael l'assassin et qu'il a tué ainsi deux autres femmes et un jeune homme dont il convoitait la montre bracelet. Michael est frustré de l'amour maternel et chaque femme qu'il tue et contri-
bue à accen-
tuer son mal-
heur est une sorte de cri d'amour adressé à sa mère. Lors-
qu'il enserre la gorge de MissMarple, celle-ci n'a qu'à lui lancer que s'il l'étrangle, c'est comme s'il étranglait sa mère, le meurtrier la libère. Sa narration est sa confession : En ma fin est mon commencement. C'est ainsi que les auteurs de romans policiers concevaient l'amour. Par contre, les liens interpersonnels étaient souvent empreints d’homosexualité. Les couples du genre Holmes/Watson ou Poirot/Hastings, dualité qui remontait à Dupin et à son narrateur, sublimaient le lien qui liait un éraste (le détective) à son éromène (le naïf toujours ébahi devant la démonstration du maître). Les femmes dans le roman policier, à l’origine, ne sont bonnes que pour être victimes ou meurtrières. Les détectives ne cessaient, jalousement, de mettre leur associé en garde contre l’insertion de la femme dans leur intimité : «Ignorant encore les projets matrimoniaux de [Watson],Holmes l’a mis en garde contre sa future épouse. “On ne peut jamais faire totalement confiance aux femmes; pas même aux meilleures d’entre elles.” Ailleurs, il assure - est-il bien placé pour les critiquer sur ce point? - “Elles sont naturellement cachotières et aiment à pratiquer elles-mêmes leur manie.” Au mieux, il considère la femme avec la même objectivité qu’un insecte ou un oiseau migrateur».57Mais si l’amour ne faisait pas partie du roman policier, la haine n’y tenait pas non plus le premier rôle : «L’intérêt est… le mobile premier du meurtre, la haine est secondaire, tout au plus s’aperçoit-on après coup que la victime n’est guère regrettée, voire que sa disparition offre un soulagement à la plupart».58Ce qui nous en apprend beaucoup d’une figure de Père jalousée certes, mais non haie puisque la phratrie finissait toujours par la reconduire. Par contre, l’intérêt, en ce qu’il représentait l’ensemble des péchés capitaux – convoitise, jalousie, orgueil, paresse, concupiscence, etc. -, révélait davantage les motivations du meurtre primitif. C’est ainsi que la bourgeoisie a délogé la noblesse et la démocratie remplacée l’autoritarisme.

 

UN ROMAN EXTRAIT DU SOCIUS


C’est un autre de ces non-dits que «l’exercice de la raison bourgeoise dans le roman policier occulte la production sociale du crime».59Ainsi, «le règne du roman-problème affirme la solidité des valeurs de la démocratie libérale qui assure la protection de la vie et des biens de chacun, leur confirmant qu’ils “naissent libres et égaux en droit”».60Le roman policier était également là pour dire que le darwinisme n’était pas la fin de la déduction. Qu’il procédait surtout par induction et qu’on ne pouvait dégager de l’espèce le comportement de chaque individu, autrement nous serions condamnés à vivre dans un enfer totalitaire : «La politique totalitaire qui en vint à suivre les recettes des idéologies a dévoilé la véritable nature de ces mouvements dans la mesure où elle a clairement montré qu’il ne pouvait y avoir de terme à ce processus. Si c’est la loi de la Nature d’éliminer tout ce qui est sans défense et inapte à vivre, ce serait la fin de la Nature elle-même si l’on ne pouvait trouver de nouvelles catégories de gens sans défense et inaptes à vivre. Si c’est la loi de l’Histoire que dans une lutte des classes certaines classes “dépérissent”, ce serait la fin de l’Histoire humaine elle-même si ne se formaient de nouvelles classes qui puissent à leur tour “dépérir” sous les doigts des diri-
geants totali-
taires. En d’autres termes, la loi du meurtre, par laquelle les mou-
vements totali-
taires prennent et exercent le pouvoir, demeurerait une loi du mouvement, même s’ils réussissaient un jour à soumettre l’humanité tout entière à leur domination».61Le communisme faisait partie de l’hallucination de bien des personnages secondaires des romans d’Agatha Christie, bien qu’ils ne furent jamais les pires criminels dont le génie s’élève au-dessus des hallucinations. Pour se dégager des visions sombres du socialisme qui ne pouvaient que conduire à des carnages comme la Commune de Paris ou la Révolution bolchevique, il fallait que les détectives viennent à bout du mal. En l’affirmant de façon répétitive, les détectives finissaient par faire douter du bon droit associé à la propriété des biens. Narcejac remarque comment le roman policier «est merveilleusement adroit pour truquer les apparences et faire mentir les choses; en revanche, il est aussi peu humain que possible. À l’extérieur, il manipule les indice en illusionniste consommé; à l’intérieur, il est sec et pauvre. Et, finalement, la faiblesse du roman policier est là! À l’extrême originalité de la mise en scène correspond l’extrême banalité de la motivation. L’assassin ne peut manquer, en fin de compte, de décevoir».62Car le crime ne datait pas des origines, quoiqu’en dise Freud. C’était bien le crime de la bourgeoisie à l’égard de la société d’Ancien Régime, crime qui se déroulait tous les jours sous ses yeux, jusqu’à la fin de la Grande Guerre et que les Occidentaux continuèrent d’expier jusqu’en 1945. Son ambition, poussée par la cupidité maquillée par les idéologies, se retrouvait dans chaque cri-
minel : «L’as-
sassin, poussé par un mobile très puis-
sant, a été acculé au crime; il n’a pas pu faire autrement que de tuer. C’est pour conserver une femme, une position sociale, qu’il a dû tuer. L’assassin de roman policier (même s’il n’a pas prémédité son crime) est un conservateur, un homme (ou une femme) qui refuse de toutes ses forces un changement radical de son existence (pauvreté, divorce, déshonneur), un joueur qui refuse de perdre. La même raison qui l’a poussé à tuer le force donc à rester sur les lieux du crime, toujours menacé, toujours prêt à la riposte : fuir serait perdre tout ce pour quoi il a tué».63Il y avait des situations analogues «au genre policier qu’Ibsen a cultivé dans ses drames. Ses personnages ont, presque sans exception, commis dans le passé des actes qui exigent une enquête pénale et morale. Ils essaient presque tous d’atteindre le but qu’ils se sont assigné - ou, plus métaphysiquement, le but qui leur a été assigné d’une façon ou d’une autre : “marqués au front du sceau divin”. Ils maintiennent le cap d’un bout à l’autre de l’action, jusqu’à la conclusion atroce et logique…».64Et lorsque les maîtres sont assassinés pour expier ces crimes lointains, c'est ensuite au tour des domestiques d'y passer. À près d’un siècle de la Révolution française, la Commune de Paris, nettoyée comme on nettoie une ethnie, subissait à son tour la cruauté des maîtres. C’est comme si la littérature régressait par-delà le roman policier pour rejoindre les aventures criminelles légendaires de l’Ancien Régime. Ainsi, l'image des «plusfréquen-
te est celle des bri-
gands. On la trouve entre autres chez le brillant critique littéraire Paul de Saint-Victor, ami de Barbey d’Aurevilly, de Gautier, des Goncourt et de Flaubert : “Une troupe d’êtres inconnus, révélés pour la première fois par l’affiche qui portait leurs noms, rappelant, tant ils étaient obscurs, ces bandits masqués ou barbouillés de noir qui escaladent la nuit la maison qu’ils vont mettre à sac, s’emparent de Paris. Leurs sombres bandes s’ébranlent derrière eux; elles envahissent la ville désarmée.[…] Paris pris de stupeur, ne résista pas.[…] La Commune s’installa sur le cadavre de cette ville inerte. Quand elle voulut se réveiller, quelques jours après, il était trop tard”».65Entendons bien ici que le cadavre sur lequel la Commune s’installait était bien celui du Paris bourgeois, celui de Thermidor. Il a tenu à l’échec de l’utopie communarde que ceux qui, au départ la célébrant comme la reprise de 1789, la rabattissent dans la catégorie du brigandage : «Catulle Mendès utilisera le mot “révolution” pour caractériser la Commune jusqu’au mois d’avril, mois à partir duquel il emploiera le mot “émeute”. Sa vision a alors totalement changé. Il écrit sous le titre “Paris se repent” : “Ah! nous ouvrons les yeux enfin.[…] Vous n’aviez endossé nos opinions que pour nous tromper, comme des escrocs revêtent la livrée d’une maison pour entrer dans la chambre du maître et lui voler son argent. Nous vous voyons tels que vous êtes.[…] Vous n’êtes que des émeutiers, et des émeutiers dont le but principal est de piller et de saccager à la faveur du trouble et de la nuit”».66Aussi, les meurtres de domestiques ou d’ouvriers dans les romans policiers ne comptent-ils pas pour eux-mêmes et n’ont d’intérêt que dans la mesure où ils conduisent à découvrir le meurtrier du maître qui est sûrement l'un de ses frères. Il ne peut y avoir deux morales sociales dans la littérature, et surtout dans le roman policier, celle des maîtres bourgeois et celle des serviteurs prolétaires : «Cette recherche des faits de conscience aux dépens des gestes, a écrit Régis Michaud, cette casuistique morale qui à l’intrigue substitue la recherche des motifs et des mobiles, cette disette d’imagination sexuelle, tant de passion latente tournée en pure curiosité, tout cela nous [rend]étranger».67

Les limites du roman policier apparaissent étroites. Entre les hallucinations qui trompent (les idéologies) et les déductions qui révèlent (la mystification), les lecteurs perdaient la vérité à force de trop vouloir la chercher. En polarisant le criminel et le détective, ils remarquaient qu’ils appartenaient tous deux à une sphère ontologique qui dépassait la moyenne des individus qui les observaient, ébahis par leurs tours de force. L’auteur plaçait ses lecteurs devant un effet de doppelgänger sur lequel nous aurons à revenir : «L’identification avec l’adversaire ne fait-elle pas partie de sa méthode? Dupin est apte à rêver l’orang-outan. La part sombre du détective nous invite à comprendre que le grand singe fait ce que Dupin a toujours rêvé de faire, a toujours fait en rêve, ce que, flâneur nocturne, il a toujours flairé dans les bas-fonds de la capitale».68Pour dissimuler ce doublet ou cette correspondance, l’auteur se gardait de trop brouiller les pistes, de trop amplifier des hallucinations, de trop multiplier de faux indices ou le nombre des suspects ayant des motifs pour assassiner la victime. «Plus que tout autre genre, le roman policier est organisé en labyrinthe, l’enquêteur allant peu à peu vers le coupable caché en un centre, afin de le ramener au plein jour».69Et comme dans la mystification de la Lettre volée, le lecteur brûlaitde ne pas s'apercevoir que l'objet du litige était là, devant lui. Cela prenait plus qu’un officier de police – toujours le premier leurré -, mais un Être dont l’exceptionnel équivalait à celui du criminel pour dégager la vue des présomptions du lecteur. Voilà pourquoi, s’il y a un lien interpersonnel de nature homosexuelle entre le détective et son acolyte, c’est avec le criminel qu’existe un véritable lien naturel. À Sherlock Holmes, il faut Moriarty; à Hercule Poirot, A.B.C., etc. Une fois l’égal en vertu déductive trouvé, le second peut disparaître, comme Watson et Hastings, relégués à la plus plate des existences, celle de petits couples bourgeois. Pourtant, les criminels apparaissent souvent mieux doués que les détectives qui les affrontent. À part de s’abandonner à l’abstraction mathématique, Sherlock Holmesavait une personnalité plutôt médiocre : «Mémorialiste vigilant et méthodique, le docteur[Watson] note donc sur son carnet que les connaissances de son ami en littérature, en astronomie et en philosophie sont nulles. En politique : faibles. En anatomie, “exactes, mais sans système”. En chimie, “appro-
fondies mais excentri-
ques”. À propos de la botanique, il note que le sujet ne connaît rien au jardinage, mais se montre “calé sur la belladone, l’opium, tous les poisons en général”. Il juge ses connaissances en géologie “pratiques mais restreintes”. Elles consistent surtout à distinguer les principales espèces de terrain afin de déceler l’origine des traces de boue - bas de pantalons, chaussures - dans un rayon de 80 kilomètres autour de Londres. Il le reconnaît bien informé de la législation anglaise et lui accorde un certain talent pour l’usage du violon, de la canne, de l’escrime… et de la boxe!…».70Peut-être fallait-il cette médiocrité intellectuelle pour mieux associer le lecteur à la démonstration? Tout le monde, a priori, pourrait être en mesure de résoudre l’énigme et sortir vainqueur du labyrinthe. Ce qui restait de Holmes c'était un esprit éclectique, perdu dans un savoir encyclopédique désordonné : «Watson, lui-même, se montre souvent fasciné par une conversation évoquant avec passion des sujets rares : proverbes persans, “mistères” du Moyen Âge, mérites respectifs des violons de Stradivarius et de Cremone, bouddhisme à Ceylan, les navires de guerre dans l’avenir, la musique et la poterie médiévales, la permanence de racines chaldéennes dans l’ancienne langue de Cornouailles…».71On pourrait en dire autant des détectives français des illustrés. Holmes était à l’image d’un H. G. Wells. C’était l’optimisme du Siècle des Lumières, des Encyclopédistes, des Idéologues que méprisaient tant Napoléon. «Par sa personnalité sécurisante, Sherlock Holmes est en lui-même la projection idéale d’une Angleterre victorienne régnant sur les mers et les cœurs, fière de ses institutions, sûre d’elle-même. Si d’aventure la machinerie se détraquait, Holmes n’a-t-il pas démontré qu’il serait là tel un recours suprême? On est aux antipodes de l’univers auto-accusateur, freudien et désespéré qu’exprimera le roman noir américain [après la Seconde Guerre mondiale]».72

Il en allait de même pour Agatha Christie qui sut maintenir, tout au long du XXe siècle, l’esprit de Doyle et de Holmes à travers une multitude de nouvelles et de romans policiers. Comme tout bon auteur de roman policier depuis Poe, elle chérissait les lieux fermés, les chambres closes – comme la chambre jaune de Gaston Leroux. Mais aussi des lieux mouvants : «On connaît la place particulière qu’auront pour elle les trains, précisément parce qu’ils réunissent les caractères opposés d’un espace clos et familier avec l’aventure illimitée et la découverte de l’inconnu. On y range avec soin sa mallette à bijoux et l’on s’y fait assassiner sauvagement à la faveur d’un jeu de passe-passe entre les compartiments».73Le crime en situation de claustration resta toujours un défi intéressant à relever : cabines de passager sur un navire remontant le Nil ou de l’Orient-Express, véritable foire du crime, L’express de Plymouth, Le train bleu, Le train de 16 h. 50 de Paddington appartiennent aux crimes les plus sanglants d’Agatha Christie. Pourtant, «il n’y a jamais de mons-
tres sangui-
naires, incom-
préhen-
sibles chez Agatha Christie, les crimes les plus abjects s’expliquent très facilement et, quant à la folie, si elle déconcerte un moment, c’est faute d’avoir suffisamment réfléchi».74Parce que le crime, en soi, y est déjà assez monstrueux. Les bourgeois du XIXe siècle étaient trop cultivés, trop intelligents, bref supérieurs pour s’adonner à des massacres à la tronçonneuse. Il fallait appartenir aux basses classes, à la pègre, pour commettre des crimes aussi sanglants que celui de l’Express de Plymouthoù la bonne et un receleur de diamants conspirent et assassinent une brave jeune femme à la veille de son mariage pour lui dérober ses bijoux. Mais «le cas le plus troublant est bien sûr celui où le jeune homme en question exploite ainsi sa mère qui avait caché sa naissance illégitime et qui, dans un mélange d’amour et de culpabilité, lui prépare la voie vers le crime. Cas d’autant plus difficilement décelable que rien, hormis cette faute ancienne inconnue, ne vient ternir la réputation de cette mère, assurée de ce fait de la confiance de tous jusques et y compris de celle du lecteur».75L’idiosyncrasie des criminels varie, mais «le héros christien est à peu de chose près identique d’un roman à l’autre et se formule ainsi : “On découvre un cadavre.”[…] Le tableau ainsi posé a une caractéristique principale : l’élément majeur et actif, le meurtrier, est manquant».76Bref, des crimes bourgeois, comme l’exécution de Louis XVI ou celle des Romanov. Devant les images pitoyables que Louis XVI et Nicolas II nous ont laissé d’eux-mêmes, la froideur d’un Robespierre comme celle d’un Lénine évoquerait l’inhumanité de Holmes et de Poirot.

Ce type de romans policiers toucha très vite à sa fin et si ce n’eût été du cinéma puis de la télévision, il serait resté à l’état de mythologie. C’est d’Amérique que vînt la relève, avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les nouveaux auteurs de romans policiers ressemblaient drôlement, d’ailleurs, aux personnages des romans antérieurs, ainsi de Dashell Hammett, aux goûts «très éclectiques. Beaucoup plus cultivé que ses personnages, élégant d’allure, il ne leur ressemblait guère, si ce n’est par la passion des femmes… et de la boisson. Si l’on en croit Lillian Hellmann, sa compagne de 1933 à 1961, il adorait disserter sur des sujets aussi hétéroclites que le judaïsme, l’architecture de la Nouvelle-Orléans, la physique du plasma, la polli-
nisation croisée du maïs, la rétine de l’œil, les théories de Marx et Engels, les fabricants de fusils en Allemagne au XVIIe siècle. Son érudition historique transparaît dansle Faucon maltaisoù l’un des bandits énumère divers ouvrages sur l’ordre de Malte. Il se montre familier de l’histoire des Rose-Croix dans la nouvelle On demande Spade. Coquetterie d’érudit, il a reproduit dansTulip une de ses anciennes notes de lecture relative à “la Fraternité des Rose-Croix”».77C’est le début du roman noir, roman policier qui a perdu son regard optimiste sur les capacités de la déduction et pour qui le criminel sera toujours plus intéressant que son prédateur qui, lui, s’enfonce dans l’alcool et la drogue, les petites femmes et les causes minables : «La rénovation du roman policier entreprise par l’auteur duFaucon maltaisa inspiré à Raymond Chandler un mot célèbre : “Hammett a sorti le crime de son vase vénitien et l’a flanqué dans le ruisseau.” Il ajoute : “On n’est pas obligé de l’y laisser à jamais, mais l’idée me paraissait pas mauvaise de l’éloigner autant que faire se pouvait des conceptions petit-bourgeoises sur le grignotage des ailes de poulet par les jeunes filles du grand monde.[…] Hammett a remis l’assassinat entre les mains des gens qui le commettent pour des raisons solides et non pour fournir un cadavre à l’auteur. Qui le commettent avec les moyens du bord et non avec des pistolets de duel ciselés à la main, du curare ou des poisons tropicaux. Il colla ces gens sur le papier tels qu’ils sont dans la vie et il leur donna le style et les réactions qui sont habituellement les leurs, dans des circonstances données”».78     

 

L'HYGIÉNISME MORAL DU ROMAN POLICIER


Si le darwinisme et la paléoanthropologie ont influencé par la bande le développement de ce genre romanesque, il faut leur ajouter un troisième larron, l’hygiénisme. Il n’y avait pas que les tares héréditaires qui pouvaient exiger une enquête sur les origines des individus, il y avait aussi la quête des infiniment petits. Ce qui contribuait à la dégénérescence, c’était l’action des virus et des bactéries. Ces maladies comme l’hérédosyphilis et l’hérédotuberculose ajoutaient à l’enquête policière. On a vu son effet sur les romans d’Émile Zola ou le théâtre d’Henrik Ibsen. Une maladie héréditaire ou un virus pouvait également se faufiler dans l’intrigue policière. Dans Le miroir se brisa d’Agatha Christie, l’actrice Marina Gregg, reconnue pour sa beauté et les rôles tragiques qu’elle interprète au cinéma, est appelée à commettre deux meurtres et un suicide parce qu’ayant contracté la rubéole alors qu’elle était enceinte, a mis au monde un enfant lourdement handicapé qu’elle cache aux paparazzi de la presse hollywoodienne. Le rythme de l’action suit un tercet de Tennyson :
The mirror carck’d from side to side
The curse is come upon me”, cried
The Lady of Shalott.
Ce qui étonne les témoins, c’est l’aspect somnambu-
lesque que prend Marina Gregg lorsqu’elle se trouve placée devant un tableau montrant une Vierge à l’enfant. Le moment où le miroir se fend d’un bord à l’autre. Devant son drame intérieur refoulé, Marina Gregg se révèle prisonnière de son intérieur où se dissimule un funeste secret. Cette intériorité nous ramène à la chambre close de l’intérieur, celle qui, d’Edgar Poe à Gaston Leroux en passant par Conan Doyle, servait de métaphore à l’inconscient du criminel comme du détective. Le vieux rêve du cercueil aménagé de L’enterrement prématuréde la première période de la littérature gothique, lors de la Révolution industrielle, s’était métamorphosé en appartement où les couches d’ornementation équivalaient à des efforts sans cesse répétés de refoulement. Dans Paris, capitale du XIXe siècle, Walter Benjamin fait l’observation suivante : «L’intérieur est non seulement l’univers, mais aussi l’étui de l’homme privé. Habiter signifie laisser des traces. Dans l’intérieur l’accent est mis sur elles. On imagine en masse des housses et des taies, des gaines et des étuis, où les objets d’usage quotidien impriment leur trace. Elles aussi, les traces de l’habitant s’impriment sur son intérieur. De là naît le roman policier qui est à l’affût de ces traces. La “philosophie du mobilier” autant que ses nouvelles policières révèlent en Poe le premier physionomiste de l’intérieur. Les criminels des premiers romans policiers ne sont ni des gentlemen ni des apaches, mais des hommes privés appartenant à la bourgeoisie».79Le rapport entre l’inconscient et l’environnement intérieur, en étroite symbiose, jouait des hallucinations, comme celle de Marina Gregg devant la peinture ou lorsqu’elle simule une tentative d’empoisonnement. Prisonnière de son inconscient comme de son manoir qu’elle vient d’acheter avec son jeune époux, elle sombre et se noie peu à peu en elle-même. Alors que le policier cherche les indices dans l’environnement de l’actrice, MissMarple découvre très vite que le drame est purement intérieur : «Benjamin découvre le rapport entre le roman policier et l’“intérieur” bourgeois, l’appartement comme champ de traces et de pièces à conviction (Sens unique, 1928). Ce n’est pas un hasard si Edgar Poe est aussi l’auteur d’une “philosophie du mobilier”. L’appartement bourgeois surchargé est le cadre prédestiné du roman policier : “Sur ce sofa Tante ne peut être qu’assassinée”. Selon Benjamin, “le contenu social initial du récit policier est l’effacement des traces de l’individu dans la foule de la grande ville”».80C’est ainsi que le roman policier devint également un roman médical ou plutôt, hygiéniste.

Métaphorique à première vue, «lorsque la médecine ira chercher dans une observation intensive et minutieuse des excréments l’indice visible de la santé de ses patients, elle ne fera jamais que penser les formes, couleurs et autres qualités de la merde comme reflet tangible renvoyant immédiatement en miroir les qualités du corps :[le parcours du médecin,] comme celui d’une police chargée de scruter pour mettre au jour leur vérité des traces, des indices, des empreintes de suspects».81Nous nous confrontons à l’idée que le roman policier n'est au fond qu'un type de littérature sadique-anal, l’inconscient ou le refoulé des criminels, comme des témoins ou des complices, sont autant de matières fécales dans lesquelles le détective est contraint de mettre le nez. Et, effectivement, ce qu’on y trouve ne sent jamais la rose. Il n’en va pas seulement des secrets coupables que le détective doit exhumer, mais également des tares dues à des maladies fatales : «Un des premiers soucis de la lutte antituberculeuse, de 1920 à 1930 environ, fut de neutraliser le “porteur de bacilles”, en l’identifiant d’abord, puis en l’isolant pour l’empêcher de contaminer son milieu par la suite. Depuis qu’il sait la tuberculose contagieuse, “l’hygiéniste a laissé de côté son détachement de savant pour prendre des allures d’enquêteur de police : ce ne sont plus des lois naturelles que l’on s’efforce de découvrir, mais des suspects”. Les réflexes policiers, abandonnés après 1930, refont pourtant surface de temps à autre dans le discours des médecins engagés dans la lutte».82La similitude entre l’enquête médicale et l’enquête policière n’est pas une invention du docteur House, au nom si bien choisi. Pour l'hygiéniste, sonder les corps concouraient à une expérience esthétique morbide. Par contre, pour Edgar Poe, un fin raisonnement aussi relevait d'une expérience esthétique. Expérience comparable à la beauté d’une femme suprêmement intelligente et immaculée mais morte de phtisie (Ligeia, Lenore, Annabel Lee, etc.). Une femme dont le corps était dépouillé de toute vie susceptible de la corrompre, comme chez Marina Gregg. Chez Poe, il n’y avait de chair sinon peut-être que dans l’obsession névropathe : les dents de Bérénice, les corps lacérés et démembrés des femmes Lespanaye, le cadavre gonflé et tuméfié de Marie Rogêt, le spectre vaporeux de Madeline Usher : le ver conquérant… Gordon Pym raconte la lente dérive dans cet océan d’où émergent tant d’écueils de chairs pourrissantes : de la gangrène qui ronge la jambe d’Auguste aux créatures polaires velues et noirâtres en passant par le cadavre ballotté au gré des flots sur le navire dérivant porteur de la peste. Ces irruptions de chairs putréfiées affleurent de cet océan incommensurable, faisant dévier tout raisonnement comme expérience esthétique. C’est le seuil des hallucinations qui fait dévier les déductions de Dupin et de Legrand en fascinations morbides chez Usher et Ægus; fascinations d’un poète qui aurait enfin le contrôle parfait de son refoulé. Telles agissaient également ces idéologies suppurées par la fonction débridée (et déviée) de l’Idéologique depuis le milieu du XIXe siècle, la fonction du roman policier consistant à dresser une métaphore métaphysique de la vérité et de l’erreur qui émergeaient de ce que de Maistre appelait si justement la raison raisonnante.Nous sommes bien là à l’origine de ce que Nathalie Sarraute appellera l’ère du soupçon.En ce sens, le roman policier exerçait une fonction cathartiquede la culpabilité du meurtre de la figure du Père et de tout ce que ce geste entraînait dans l’angoisse existentielle des Occidentaux.

«La passion du public pour les romans noirs et les romans policiers était-elle une manière de compenser la docilité grandissante de ses mœurs?»,83Moins une compensation qu’une thérapie. «Le caractère le plus étonnant de notre situation culturelle-morale est sans doute l’avidité insatiable de la conscience moderne de lire deshistoires policières. Ces histoires, à mon sens, font partie, elles aussi, des institutions morales d’aération et de ventilation d’une civilisation condamnée à vivre avec un trop grand mélange de normes, d’ambiguïtés et d’éthiques contraires. Le genre dans son ensemble apparaît en rapport avec l’éthique collective comme le médium institutionnalisé de l’aveu. Chaque histoire policière est de nouveau une sortie pour un amoralisme expérimental. Elle met, dans la fiction, le “bonheur dans le crime” (Barbey d’Aurevilly) à la portée de tous. Dans les mouvements de la pensée des histoires policières modernes, depuis Poe jusqu’à l’époque actuelle, ceux d’une analyse du cynisme sont in nucefaits d’avance. Car les bonnes histoires policières travaillent sans exception à la relativisation du crime individuel. Si le détective est le représentant de l’Aufklärung, le criminel serait celui de l’immoralité, la victime celui de la morale. Cependant ce rapport est régulièrement ébranlé quand l’investigation sur la culpabilité parvient là où les victimes - qui du point de vue de la dramaturgie sont d’abord victimes “innocentes” - perdent elles-mêmes leur innocence, où elles sont plongées dans la pénombre et ne sont séparées du criminel portant la main sur elles, que par une ligne juridique extrêmement fine; celle-ci sépare les immoralismes cyniques et impunis et les délits proprement dits. Dans le cas extrême c’est le criminel qui - quasiment comme un penseur de l’Aufklärungque l’on provoque - ne fait qu’exécuter sur sa victime l’amoralité propre de celle-ci. “Ce n’est pas l’assassin qui est coupable mais l’assassiné.” (Werfel) Ce sont les films où à la fin le commissaire descend la rue tout pensif, l’air d’être désolé d’avoir résolu aussi cette énig-me».84Une finale à la Quai des orfèvresde Stee-
man. Comme l’énonce la règle # 3 de Van Dine, il est préférable de fermer «les yeux, au lieu de les ouvrir tout grands. Fiez-vous aux yeux de l’esprit et non à ceux du corps. Faites fonctionner les petites cellules grises de votre cerveau…»,85comme le conseille Hercule Poirot dans La mort dans les nuages. Le roman policier appartiendrait donc à l’hygiène morale propre à l’âge de l’Anus Mundi : «Qu’est-ce qui fait problème dans une histoire policière? Un meurtre? Pas nécessairement. Nous ne trouvons, en effet, que quatre meurtres dans les douze nouvelles desAventures de Sherlock Holmes[…]. En fait, nous rencontrons parfois, dans les nouvelles et dans les romans policiers, en guise de problèmes, des vols, des incendies, des chantages, des lettres anonymes, de mauvaises farces… Parfois aussi nous rencontrons des assassinats. Ceux-ci ont donc, littérairement, même fonction que des cambriolages ou des fraudes. Un assassinat a, dans Ten days’wonderd’E. Queen, même fonction qu’un larcin, un blasphème, un adultère ou un faux témoignage. Quelle fonction? La fonction d’un méfait. D’une action qui nous paraît mauvaise parce qu’elle viole les règles de la collectivité humaine où vit l’acteur. Donc d’un dérèglement social, mais d’un dérèglement que la société punit. C’est-à-dire : d’uncrime. Or, les crimes provoquent normalement cette administration, chargée de garder les règlements, que nous nommons “police”…».86C’est ainsi que l’hygiène morale finissait par découler du nécessaire refoulement du mal ou de l'ostracisation des malfaiteurs qui rendent possible la vie en collectivité.

Dans la façon de présenter les reportages sur les grands crimes et les romans policiers, l’organisation éditoriale des journaux confirmait cette demande hygiéniste qui, exigeait un surplus de moralité. «Tenues à plus de précautions, la Presseet la Patriecompensaient les nouvelles et les images scabreuses par les annonces et les photos religieuses.[…] Mgr Bruchési condamna une fois de plus l’exploitation des curiosités morbides, la publication des photos et récits “de drames sanglants et démoralisateurs”. En pareil cas, la Presseet la Patries’amendaient pendant quelque temps, puis recommençaient peu à peu».87Récits et photos revenaient car elles étaient indispensables à l'action du refoulement : associer la valeur de l'expiation à l'énormité de la transgression. L’hygiène morale, comme nous le verrons, ne peut être efficace que si le désordre refoulé n’est pas ramené d’une manière ou d’une autre à la conscience. Bertillon lui-même, le grand criminaliste français imbu du positivisme et des dossiers classifiés, ne comprenait pas davantage l’opération médiatique des crimes : «Le sang du policier français ne fit qu’un tour lorsqu’il aperçut dans la presse parisienne des caricatures qui le dépeignaient en homme toujours à l’affût des traces de mains; une colère froide le saisit en découvrant dans le journal L’Assiette au beurreun dessin qui le montrait observant, une grosse loupe à la main, les marques de doigts sales laissées dans une quelconque sinistre toilette».88Il faut le rappeler. Le crime est la dé-chié, non seulement du criminel mais de la société entière : bijoux, maison ravagée par un incendie, vol de banque, cadavres peu importe, le délinquant semble convoiter les rapines de la société bourgeoise : extraction de minerais précieux; propriétés ostentatoires; voûte des richesses accumulées et extorquées; victimes des prédations coloniales. Dans les romans christiens, l'énigme commence souvent dans une colonie britannique, en Afrique ou de préférence en Inde. Il arrive que la victime ait elle-même commis un forfait dans les possessions coloniales de l'Empire. Toutes ces richesses sont en fait des produits abjects et le détective sait qu'ils contaminent pathologiquement les esprits : «Ce détective se distinguait d’ailleurs de Lecoq par un détail significatif : ses doigts et ses mains étaient couverts de brûlures occasionnées par divers acides. Sherlock Holmes était un chimiste et un physicien qui, pour dépister les traces du criminel, non seulement mettait en branle ses facultés intellectuelles et employait la loupe, mais aussi appliquait des procédés chimiques».89D’où l’apparition des gants de plastiques immanquables dans les films et séries actuels. Tout se passe d’ailleurs dans un environnement malsain, pollué, centre des miasmes les plus abominables : «La ville, oui, mais précisons encore : la ville industrielle, avec son cortège de miséreux, de déracinés, prêts à devenir des hommes de main. Il y a toujours eu des cours des miracles, des “milieux”, des pègres. Mais c’étaient les éléments lourds d’une société très hiérarchisée. Ils coulaient d’eux-mêmes dans les bas-fonds. Avec l’apparition des “affaires”, tout change. Il se produit un brassage qui déplace les individus».90Sur une échelle plus large encore, ce n’est pas un hasard si le régime fasciste de Mussolini mena une guerre sans précédent contre la mafia et les sociétés secrètes criminelles italiennes, cette lutte relevait la valeur morale du régime despotique. Deux types de criminalité se confrontaient dans un rapport de la modernité au primitif : «L’aventure du Ventennio*était-elle vraiment réductible à une action dramatique entre le personnage de Mussolini et son auteur, le peuple? L’explication du fascisme était-elle vraiment toute dans le corps du Duce décrit dans des termes que n’aurait pas reniés Cesare Lombroso, le fondateur de l’école italienne de criminologie - “torse massif sur jambes courtes et minces, délinquance manifeste au coin de l’œil et dans la disproportion des mâchoires”?».91

En définitive, il est permis de penser que la fonction hygiéniste ou thérapeutique du roman policier consistait à exhumer le refoulé afin de mieux le soumettre à la maîtrise de la ratio. Triomphe dérisoire de la conscience sur l'inconscient. Comme le dit Thomas Narcejac, «un roman policier est un récit où le raison-
nement crée la peur qu’il est chargé d’apai-
ser»,92raison-
nement qui devait apparaî-
tre simple comme tout afin qu'il puisse être partagé par tous les lecteurs. On s’en servait, comme la famille tsariste en captivité à Tsarskoïe-Selo en 1917, afin d'apaiser les angoisses du lendemain et se conforter dans l’idée qu'on pourra les dominer : «Le soir, Alix brodait pendant que Nicky faisait la lecture -Le Comte de Monte-Cristoou Une étude en rougede Conan Doyle».93Ainsi la vieille famille impériale et autocrate achevait-elle ses soirées dans un confort rassurant petit-bourgeois. Il en fut encore de même du royaliste Charles Maurras, emprisonné à la Libération : «En 1944, à soixante-dix-sept ans, quand Maurras fut mis en prison, il s’attela à écrire…, un “conte moral, magique et policier”(Le Mont de Saturne)…».94

 

LE MYSTÈRE DÉPECÉ

 

Sophie de Mijolla-Mellor rappelle, dans son étude sur Agatha Christie, que «le mystère constitue la chair que va dépecer la méthode, et Poirot doit, lui aussi, pour un temps, y croire afin de pouvoir le réduire et y prendre plaisir».95Parce que le crime est la sublimation du meurtre de la figure du Père, le sadisme du détective ne peut s’exercer que par le dépeçage du mystère. De même, si le meurtre suscite nombre d’hallucinations macabres, la déduction est une opération sadique exercée par sublimation sur les témoins de tout ce qui entoure le crime : ses origines, les intentions,
George Wilhelm Pabst. Lulu, 1929.
les motivations, les dissimu-
lations, les errances, les détourne-
ments, etc. Ce n’est pas le cadavre qui intéresse tant la libido sciendi mais le myste, voire le numineux qui fait du roman policier, selon Siegfried Kracauer, une expérience métaphysique. Si le XIXe siècle put se vanter d’avoir supprimé Dieu, il n’était pas encore parvenu à supprimer la mort. La mort et son mystère, pour reprendre un titre de Camille Flammarion, avait pris sur elle le questionnement qui jadis concernait l’existence de la divinité : «La mort rôde, on la porte en soi, lancinante, comme elle nous attend au gré d’une rencontre, ou au coin de la rue. Toute rencontre, fût-elle amoureuse (surtoutamoureuse), est porteuse de mort, et le thème de la femme fatale, autre héritage du romantisme, s’alourdit d’une dureté, qui ne masque plus le poids d’une sexualité dévorante.Lulu que Wedekind fait naître alors, sème sur son passage la mort dont elle est elle-même porteuse, et qu’elle recevra misérablement de Jack l’Éventreur. Mort rôdeuse des nouveaux univers urbains? On a fait remarquer comment le nouveau paladin fin de siècle, écho - dirons-nous dérisoire?, en tout cas inattendu - des anciens chevaliers de la Table ronde, devient le héros du roman policier. Parsifal se métamorphose en Sherlock Holmes, il traque la mort au coup par coup, et, à défaut d’en percer le mystère global, il en décrypte les énigmes une à une sous les traits du chevalier Dupin d’Edgar Poe, puis du Sherlock Holmes de Conan Doyle, en attendant que Chesterton propose le personnage de Father Brown dans les années 1900, préludant à la lignée des nouveaux héros…, quitte bien sûr, à ce que ce héros positif secrète son double en contrepoint, seigneur de la mort et du crime, de Fantômas, insaisissable et invincible, au mystérieux docteur Cornélius et à ses acolytes, personnages de l’ombre, dont Gustave Le Rouge nous fait suivre la trace. C’est dans cette littérature populaire des romans-feuilletons 1900 qu’ils donnent dans le policier ou le fantastique (et souvent dans les deux) que l’on peut mesure à quel point se diffuse un certain air du temps, et combien ce goût de mort n’est point le privilège exclusif d’un petit cénacle d’initiés».96Si Condorcet annonçait, dans son Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain (1794),que la mort serait un jour vaincue par le progrès, ce n’était pas encore chose faite à la fin du XIXe siècle. Et la mort rôdait sous différentes formes à cette époque. Si les épidémies s’étiolaient, si les guerres mêmes semblaient de plus en plus rares, la mort envahissait la quotidienneté, d’où l’importance que le crime prenait dans les représentations sociales à partir d’événements comme les meurtres de Jack l’Éventreur ou, après la Grande Guerre, par le petit fourneau du sieur de Gambais, Landru. Prophète génial qui aurait pu constater, en 1900, l’affirmation qu’avança plus tard Wilhelm Reich, que «le conte d’épouvante raconté dans la tendre enfance, les romans policiers qui interviennent plus tard, l’atmosphère de mystère qui règne à l’intérieur des églises, ne sont que les étapes préparatoires de la mise en branle de l’appareil biopsychique par les cérémonies militaires et patriotiques».97Parce que la mort demeurait invaincue et qu’elle terrorisait autant que jadis, la lecture d’un roman policier servait d’ersatz à l’angoisse qu’elle suscitait chez le commun des petits-bourgeois : «Cette crainte devant l’inconnu, cet émerveillement produit par la résolution de l’énigme, voilà les traits fondamentaux du roman policier».98

Mais la mort n’est qu’un mystère parmi d’autres. Le sexe posait également un mystère auquel la science prétendait s’emparer. La vie en elle-même se dépouillait de ses mystères. Les espaces infinis que révélaient l’astronomie et la toute nouvelle branche, l’astrophysique, semaient des questions problématiques non dénuées de certaines angoisses. Sommes-nous seuls dans l’univers? Les Occidentaux n’ont pas entendu la création des soucoupes volantes pour en poser l’hypothèse, voire la certitude. L’astronome Schiaparelli, observant la planète Mars, y affirmait avoir découvert que la surface de la planète était traversée de canaux chargés d’acheminer l’eau des pôles pour abreuver les martiens qui les avaient creusés. Bref, «le mystère est comme une coquille enfermant un noyau : le problème.[…] Dès que l’esprit a su découper dans la masse du mystère deux éléments qui s’ajustent et amorcent un lien causal, dès qu’il a isolé une relation, le mystère se change en problème».99Ce transit perdait de sa sacralité primitive pour ne plus devenir qu’une énigme mécaniciste, comme on l’a vue plus haut, que la raison et la science pouvaient enfin élucider. Le roman policier rappelait que la raison est plus forte que l’intuition et les superstitions. «Le roman policier est la maquette très perfectionnée de l’enquête scientifique».100Boileau-Narcejac s’expliquent : «Par essence, le roman policier est un problème. Il est faux de penser - nous l’avons pourtant cru - que le roman policier a évolué, de ses origines à nos jours, comme si le roman problème avait engendré le roman policier psychologique, puis le suspense, puis le roman criminel, etc. En réalité, le roman policier contient en germe, à dose homéopathique, donc inaperçue, tous les genres qui semblent sortir de lui. Dans ledouble crime de la rue Morgue, c’est l’investigation scientifique qui vient au premier plan; mais les dissertations de Dupin sur l’analyse des caractères annoncent les subtilités psychologiques de Poirot; l’attente angoissée de la solution (elle ne dure pas longtemps mais enfin elle existe, inévitablement) est à la racine du suspense; la brutalité avec laquelle les deux crimes ont été commis, la mutilation des corps, le sang répandu, en un mot l’horreur de la scène nous rappellent à temps que la violence est un élément constitutif du roman policier. Inversement, un roman de Chandler, s’il insiste sur la violence, fait fatalement sa part au raisonnement et le suspense est là, à son tour. Veut-on faire appel à la psychologie la plus alambiquée (Chesterton), on ne saurait se passer de la terreur et du suspense. Désire-t-on, au contraire, à la manière de W. Irish, ne jouer que du suspense, le problème reste posé à l’arrière-plan du récit».101Dans un cas comme dans l’autre, la problématique reposait sur plusieurs variables et une seule méthode, souvent, ne suffit pas à percer le mystère et révéler la solution. Dans les faits, les solutions n'étaient jamais aussi satisfaisantes autant que le laissait penser le roman policier : «comment,se demande Thorwald,souscrire à l’idée, aussi optimiste que fausse, que la criminologie l’emportera sur la criminalité, qu’aucun crime ne paie et que tout criminel sera châtié?».102

Devant les limites de la criminologie, nous nous apercevons à quel point les romans policiers jetaient de la poudre aux yeux, comment ils n'étaient qu’un usage de la raison en vue de mystifier les lecteurs. Edgar Poe le reconnaissait dans la Genèse d’un poème : «Pour moi, la première de toutes les considérations, c’est celle d’un effet à produire. Ayant toujours en vue l’originalité (car il est traître envers lui-même, celui qui risque de se passer d’un moyen d’intérêt aussi évident et aussi facile), je me dis avant tout : Parmi les innombrables effets ou impressions que le cœur, l’intelligence ou, pour parler plus généralement, l’âme est susceptible de recevoir, quel est l’unique effet que je dois choisir dans le cas présent?».103Et il en allait de même autant de ses nouvelles que de sa poésie. Parce que «le domaine de l’imaginaire, qui est celui du roman, est illimité. Mais le roman policier, parce qu’il se propose d’aller de l’imaginaire au rationnel par le moyen de la logique, s’impose à lui-même des limites qu’il ne peut franchir».104Voilà pourquoi la mystification finit par jaillir d’une manipulation savante de la poétique du récit : «En un mot, la méthode du chevalier Dupin est hypothético-déductive, comme on dit parfois. Elle va des faits à une théorie provisoire qui lui permet de revenir aux faits pour voir si elle les explique tous. S’il en reste qui soient encore inexpli-
qués, elle subit une refonte et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle s’ajuste exactement au donné. Alors l’enquête est close et le coupable démasqué. Notons que cette méthode, qui est celle du détective, c’est-à-dire d’un personnage créé après coup, lorsque l’auteur est en possession de tous les éléments de son récit, suit forcément la marche inverse de celle du romancier composant son histoire. Elle vérifie, en quelque sorte, l’ingéniosité de l’intrigue».105Cette mystification par la méthode remplaçait la vieille formule magique de l’univers paysan que la modernité transformait en énigme. Le mystère en sortait sans doute spirituellement appauvri, mais renforcé par son habileté technique, les effets se substituant à l’efficacité réelle de la méthode. Le roman policier retrouvait ainsi sa nature première, celle d’être un roman, une fiction, un essai dramatique : «Un crime nous donne un adversaire qui joue sa vie, ce qui fournit le meilleur sujet d’un traitement dramatique»,106rappelle Austin Freeman. «Tel est bien l’Art poétique de Freeman : vérité, clarté. Et c’est bien pourquoi il place si haut le roman policier, œuvre de raison qui se donne, comme matière première, le mystère, toujours par quelque côté “monstrueux”, pourl’élucider, c’est-à-dire le pénétrer de lumière et le ranger finalement sous la loi de l’intelligence. Le non-figuratif, c’est le refus de l’ordre, de la logique, de la pensée claire, c’est le crime contre l’esprit, c’est quelque chose de vaguement démoniaque, parce que volontairement négatif.[…] En réalité, Freeman n’ose le comprendre; l’art moderne c’est le Mal! Et si Freeman se fait le champion laborieux du roman policier, c’est parce que cette forme de littérature est le parfait antidote de ce poison qu’est le culte de l’informe! Il ne faut pas sous-estimer ce qu’il y a de militant dans l’attitude de Freeman! N’oublions pas qu’il a l’impression d’amener le genre policier à son point de perfection».107Et nous passons à la source du mystère.

Nous parlons ici de l’angoisse. L’angoisse de la vie, l’angoisse de la mort, l’angoisse du sexe et de la fécondation, l’angoisse de la création du monde qui promet aussi sa fin et tant d’autres qui en découlent, hantera toujours le genre initié par le roman policier. L'angoisse est une force incontournable qui contre-balance celle du désir dans les romans d’amour. Encore là, Boileau-Narcejac avertissent : «rappe-
lons-le, notre esprit est ainsi fait qu’il va du mystère à la vérité par l’an-
goisse. Il suffit qu’on se donne un détective pour que, du même mouvement, surgisse le crime dans la violence, et l’attente douloureuse et émerveillée d’un dénouement surprenant. Aucun autre genre littéraire ne présente au même degré ce caractère d’objet. Une épopée, une tragédie sont des genres malléables, modelables au gré du talent ou du génie. Pas le roman policier. Il est ce qu’il est. Ou bien on se conforme à ses lois ou bien on le détruit. Tombé dans le champ de la littérature comme un aérolithe, il semble défier non seulement les critiques mais les auteurs eux-mêmes. Paradoxal, il devait piquer à l’extrême la curiosité du public cultivé».108Un roman policier qui ne parvient pas à résoudre l’énigme posé au départ nous déçoit autant, sinon plus, qu’un roman d’amour qui s’achève sur l’échec d’une relation amoureuse entre les deux personnages principaux. Il y a donc une exigence de réussite rattachée au roman policier, une efficacité, celled’apaiser nos angoisses, et c’est sans doute pour apaiser les leurs que la famille Romanov lisait des romans policiers alors qu’elle résidait en détention dans son palais d’où s’étaient envolées les heures heureuses. Ce genre exerçait sur cette famille un déplacement de leur situation personnelle angoissante : «L’angoisse de mort se déplace dès lors sur l’angoisse de ne pas savoir. Il faut savoir pour juguler le risque; mais savoir, et surtout faire savoir que l’on sait, c’est aussi courir un danger maximum».109Avec la prière, le roman policier était une thérapie essentielle pour maintenir le moral des membres de cette famille déchue. Du centre de leur palais désert, ils avaient ainsi l’impression de recouvrer une part du pouvoir sur eux-mêmes qu’ils venaient de perdre : «On a décrit la technique d’Hercule Poirot comme celle du “armchair solver”, c’est-à-dire celui qui enquête et résout les énigmes dans son fauteuil, par opposition à l’homme de terrain qui va à la quête des vestiges : empreintes de pas, cendres de cigarettes. Poirot lui-même affirme à maintes reprises que sa seule technique est la psychologie[…] mais, s’il affirme avec tant de certitude l’inutilité des méthodes “scientifiques” de l’investigation criminelle, c’est parce qu’il se fonde sur la dimension humaine du crime et sur la certitude que l’énigme est en fait un secret».110Pour une famille tout entière abandonnée à la piété chrétienne-orthodoxe, la rationalité mécanique du roman policier en provenance de la civilisation occidentale complétait l’idiosyncrasie de ses membres : «L’ontologie négative du roman policier ne démontre rien d’autre que le fait que ses protagonistes sont des configurations stéréotypées dont la ratiodétient les clés».111Bien sûr, cette ratio est la mystification même du roman. En elle repose non la solution de l’énigme mais l’effet de calmer les angoisses, ce que rappelle Kracauer : «La prétention de la ratiofait du détective le pendant de Dieu lui-même. L’immanence qui renie la transcendance occupe la place de celle-ci, et si l’on confère au détective l’apparence de l’omniscience et de l’omniprésence, s’il peut providentiellement produire ou empêcher des événements, à des fins qui sont dignes de tout éloge, ce n’est là que la traduction esthétique d’une telle déformation. Mais s’il est Dieu, ce n’est pas au sens antique, en vertu de la perfection de sa figure ou de la puissance inexplicable de son être; c’est bien plutôt le fait qu’il déchiffre les figures sans les avoir comprises et qu’il déduit intellectuellement toutes les caractéristiques essentielles, qui le qualifie ici d’arbitre. Le roman dévoile ainsi indiscrètement ce qui reste invisible pour la ratioaveugle : le peu d’effet de sa prétendue divinité sur la réalité. Car, déguisée en détective, elle calcule avec des grandeurs données d’avance, au lieu de créer l’Étant incomparable; au lieu de transformer et de peser les hommes, elle prend, sans questionner, les pseudo-hommes comme des produits finis dont elle connaît et utilise les lois; elle dirige des actions qui n’ont aucun rapport avec elle, au lieu de se manifester dans le cours des destinées. Ce Dieu-Détective n’est Dieu que dans un monde abandonné de Dieu et qui par conséquent n’est pas authentique; il commande l’inessentiel et il règne sur des fonctions sans supports actifs. Dans la réalité, cette singerie de Dieu prendrait fin; la ratioy perdrait son pouvoir apparent qui est usurpé, et le détective se révélerait être le tardillon dégénéré de l’Esprit de Laplace, mais certainement pas le fils de Dieu».112Quoi imaginer de plus pour satisfaire les prétentions d’un ancien Tsar qui n’avait pas lésiné sur sa toute-puissance divine? Nicolas Romanov pouvait ainsi se satisfaire d’une «fin qui n’en est pas une, mettant tout juste fin à l’irréalité, provoque le sentiment irréel, et des solutions qui n’en sont pas sont finalement introduites pour contraindre le ciel qui n’existe pas à descendre sur la terre. C’est ainsi que le kitsch trahit la pensée déréalisée qui revêt l’apparence de la sphère la plus haute».113

Ceux qui discréditaient le roman policier négligeaient ces observations et son utilité première. «Son œuvre, sa fonction dans la littérature de divertissement, est rassurante comme la religion du dimanche : le roman policier classique est un genre “kitsch”, précurseur de l’industrie culturelle. “Mouvement vide” (G. Lukács) comme le système rationaliste qui dispose librement du monde, orienté par le seul dieu de la déduction, le processus de l’enquête est la parodie du processus esthétique par lequel, de Cervantès à Flaubert, le grand roman tient en équilibre l’être et le devenir, par lequel il accompagne en une ironique sympathie le personnage asservi à son idéal, jusqu’à ce que le sens de son voyage s’éclaire brusquement par l’échec et le souvenir».114Siegfried Kracauer le reconnaît : «Sans être une œuvre d’art, le roman policier présente à la société déréalisée sa propre face, sous une forme plus pure qu’elle ne pourrait la voir autrement. Ses représentants et ses fonctions rendent ici compte d’eux-mêmes et trahissent leur signification cachée. Mais s’il peut contraindre le monde voilé à se dévoiler lui-même, c’est uniquement parce qu’il est produit par une conscience qui n’est pas limitée par ce monde. Porté par cette conscience, il parachève d’abord intellectuellement la société dominée par la ratioautonome et qui n’existe qu’idéalement, et développe de manière conséquente les rudiments présentés par cette société, pour que l’idée se réalise entièrement dans des actions et des figures. Lorsque la stylisation de l’irréalité unidimensionnelle est achevée, il intègre les contenus particuliers, désormais adéquats aux conditions constitutives, à un sens cohérent et achevé en soi; il accomplit ce travail en vertu de son caractère existentiel qui se traduit non par la critique et l’exigence, mais par les principes de la composition esthétique. Mais les données figurées ne peuvent être interprétées que grâce à l’unité tissée de la sorte».115Parce qu’il est un genre opérant essentiellement sur les mécanismes de la ratio, le roman policier révèle une dimension de la vie sociale qui en est précisément la source : «La structure caractéristique que prend la vie présentée par le roman policier indique que la conscience qui le produit n’est pas individuelle ni contingente; elle donne en même temps à entendre que les traits décisifs sur le plan métaphysique y ont été sélectionnés. De même que le détective découvre le secret enseveli parmi les hommes, de même le roman policier décèle dans la sphère esthétique le secret de la société déréalisée et de ses marionnettes dépourvues de substance. Sa composition transforme la vie incapable de se saisir elle-même en une copie interprétable de la réalité authentique».116Société déréalisée vivant par ses désirs et ses angoisses, le roman policier rendait compte de la dégénérescence de la civilisation au moment où elle apparaissait irréversible. Il générait une compulsion à répétitions qui appelait toujours un nouveau roman, racontant à peu près la même histoire, avec seulement des détails divergents. La société bourgeoise occidentale en avait besoin pour apaiser ses doutes en cette fin de siècle : «Fonction qui, sous prétexte de réconcilier l’homme avec le monde, arbitre en lui les conflits de l’inconscient et du conscient. Elle rend dérisoire la place faite par la critique aux variations récentes de l’épopée. Combien sont pauvres les analyses expliquant le succès du roman policier (de science-fiction ou d’aventures) par un besoin de “s’évader”, de se distraire, d’oublier la réalité grâce à une altération violente de cette réalité. Ou le fait divers comme un nouvel exotisme… Forme moderne de l’épopée, le roman policier n’aide pas l’homme à s’évader, mais à demeurer dans sa prison. Il est beaucoup plus qu’une simple scorie de la civilisation industrielle : l’un des moyens de la supporter».117D’ailleurs, «comme l’a rappelé Jean Fabre, si roman policier et fantastique ont pour trait commun de concerner l’individu, roman d’espionnage et science-fiction ont pour caractéristique commune de concerner une collectivité».118La science-fiction, en effet, en était à ses premiers grands ouvrages tandis que le roman d’espionnage suivra la Grande Guerre. L’essence du fantastique au XIXe siècle résidait ailleurs.

Il résidait, entre autres, dans ces espaces vides qui baignent les œuvres du photographe Atget, comme le rappelle Walter Benjamin : «On a dit d’Atget à très juste titre qu’il photographiait[des rues de Paris désertes] comme s’il s’agissait des lieux d’un crime. Les lieux d’un crime aussi sont déserts : on les photographie afin d’établir des preuves. Avec Atget, les photos deviennent les preuves classiques d’événements historiques, et acquièrent une signification politique cachée».119Il n’y avait pas de cadavres dans les photographies d’Atget, mais quelque chose qui ressemblait à une empreinte, un spectre. Ces lieux qui apparaissaient sur les clichés d'Atget étaient conformes à ceux des crimes que l’on retrouve dans les romans policiers; des lieux familiers. Rappelons-le, le roman policier ne reprenait pas les thématiques propres aux anciens romans gothiques de la fin du XVIIIe siècle. Par exemple, «chez Agatha Christie, le homeva s’avérer étrangement inquiétant, non pas qu’il soit d’aspect sinistre bien au contraire[ce en quoi Agatha Christie se différencie des classiques “romans gothiques” dont sa génération avait été nourrie], mais parce que c’est précisément en ces lieux rassurants où il fait bon vivre que se commet, voire se répète, le crime “intime”, “familier”…».120Des chambres, des bibliothèques, des salons, les fameux jardins anglais. À cela, il faut ajouter que «le seul intérêt des lieux du crime réside dans la concentration des familiers de la victime. C’est dans le secret des cœurs que réside la solution, non dans les scories abandonnées par un assassin peu soigneux. Au lieu de s’acharner sur une illusoire lecture du terrain, il faut tenter une profitable lecture des âmes. La vérité ne peut résider dans la matière : elle n’a pas d’â-
me».121Or, pré-
cisé-
ment, les clichés d’Atget étaient remplis d’âme, ce qui fascina Benjamin. Il en va de même des preuves : «Dans les romans policiers, de Conan Doyle à Rex Stout, ces preuves ne sont pas nécessaires. Le détective imagine la solution et la “dit” comme si c’était la vérité; aussitôt, Watson, ou l’assassin présent, ou une tierce personne, vérifient l’hypothèse, s’écriant : “Cela s’est passé exactement ainsi!” Et le détective a la certitude d’avoir vu juste. Dans les romans policiers, l’auteur (qui agit à la place de Dieu) garantit la correspondance entre le Monde Possible imaginé par le détective et le Monde Réel. Hors du polar, les abductions sont plus risquées, toujours soumises au risque d’échec».122Mais parce que cette mystification étaitvoulue par le lecteur; parce qu’à la vérité, il préférait la certitude et qu’un homme de méthode, un expérimentateur, un savant et logicien le disait, cela valait n’importe quelle parole sacrée : «La formule du scénario fantasmatique “on découvre un cadavre” est donc à traduire ainsi : il est brusquement révélé qu’il existe derrière le monde des apparences un monde inconnu, menaçant et dangereux, d’une puissance bien supérieure au premier. Plus précisément encore, ces deux mondes n’en font qu’un comme l’envers et l’endroit d’un même objet. Si le retournement est possible à tout instant, il est aussi éventuellement décelable à des indices extrêmement ténus et c’est à l’intelligence que va être confiée la mission de tresser ces indices en une logique qui reconstituera et maîtrisera le traumatisme».123

 

UN ROMAN MÉTAPHYSIQUE


Même si le fantastique du roman policier sublime le mystère surnaturel, il n’en conserve pas moins que «les figures du roman policier répondent point par point aux formes de la religion : le mystère à élucider répond au Mystère divin, le détective au prêtre-médiateur comme lui voué au célibat, son intellect infaillible au Logos divin, le criminel au pécheur et à l’hérétique, la police à l’Église institutionnalisée et aliénée à ses sources, le suspense à l’intensité de la ferveur religieuse tendue vers Dieu. Malgré les apparences, il y a une affinité élective entre le roman policier et la théologie».124Les critiques ne cessent, par exemple, de retrouver des traces du mystère chrétien dans la structure de l’Imaginaire du roman policier. Jean-Pierre Bayard «remarque que le roman policier tourne autour du chiffre 3 “auquel Freud reconnaissait un symbolisme sexuel (!) : il y a trois héros : la victime, le criminel, le détective; et trois phases principales : le meurtre, l’enquête, la solution”».125On pourrait penser aussi au système ternaire de Hegel, la dialec-
tique de la thèse (la victi-
me), l’an-
tithèse (le crimi-
nel) enfin la synthèse opérée par le détecti-
ve. D’autres préfè-
rent une structure binaire, comme Narcejac : «Peut-être vaudrait-il mieux parler de deux pôles, l’un positif (l’information), l’autre négatif (l’émotion), produisant un courant qui constitue la vie même du roman policier.[…] Le recours à l’émotion permet… de paralyser la démarche de la réflexion en train de s’éveiller[…] et, par ce mouvement de va-et-vient, l’histoire avance vers son terme. C’est pourquoi on peut affirmer que le roman policier “fonctionne” comme une machine.[…] Il est donc vrai que le roman policier établit un courant entre deux pôles, produit une énergie qui, peu à peu, se dégrade. C’est pourquoi on peut l’étudier en fonction de la théorie des machines».126Cela s’insère sans doute mieux dans la conception mécaniciste du roman policier, mais en termes métaphysiques, cela ne change pas grand chose qu’il soit unaire, binaire ou ternaire. Ce qui compte, c’est que le mystère y est présent dès l’origine, une nécessité dans la structure du roman policier. «Régis Messac, auteur en 1929, de la première étude importante sur le sujet (Le Detective-Novel et l’influence de la pensée scientifique) écrit qu’il s’agit d’un “récit consacré à la découverte méthodique et graduelle, par des moyens rationnels des circonstances exactes d’un événement mystérieux”».127Au départ, on retient, comme il a été dit, l’importance de l’occulte dans les romans policiers. Évidemment, la gitane chiromancienne ou la diseuse de bonne aventure ne sont là que pour brouiller les cartes, mais aussi pour rappeler que le roman policier baigne dans un mystère numineux. Le spiritismeà la mode y fut donc exploité dès Conan Doyle qui fût, un temps, un adepte des séances de médium et de tables tournantes : «On ne saurait sous-estimer l’énorme influence du spiritisme chez les Anglo-Saxons, à l’époque où se constitue le roman policier. Il suffit de ne pas oublier que Conan Doyle, père de Sherlock Holmes, est en même temps un adepte convaincu du spiritisme. Peu nous importe le contenu de ce dernier. Ce qui frappe, c’est qu’il se donne d’emblée comme une science de l’au-delà. L’au-delà existe : voilà le fait établi grâce aux tables tournantes et aux expériences faites avec des médiums. Et ses manifestations peuvent être objet de science, parce qu’elles sont faciles, à produire, à observer, à classer, à décrire. Elles obéissent à des lois. Mais, évidemment, elles ont un aspect sui generisqui les place à part, dans la catégorie des faits “immatériels”».128Ce fantôme qui n’existe pas mais qui brouille l’enquête agit à la manière du vieil Hamlet. Il motive l’assassin à commettre le meurtre ou alors il terrorise les témoins qui sont persuadés de la malédiction qui s’abat sur une famille (les Baskerville, par exemple). Cela revêt donc le détective d’une autre fonction parcellaire, celle d’être un exorciste.
En cela, le détective poursuit sa substitution au prêtre. Il est au-dessus de toutes corruptions : «Le personnage qui mène et résoud l’enquête est souvent un individu “installé”, au-dessus de tout soupçon : de ce fait, il saura vite reconnaître le vrai et le faux ambitieux. Il symbolise donc en quelque sorte la loi sociale qui assigne chaque individu à sa véritable place. C’est pourquoi le roman du surhomme qui resurgit dans les années précédant la Première Guerre mondiale a une valeur anarchiste : non point parce que le héros bafoue la police et les pouvoirs à longueur d’épisodes, mais parce que, protéiforme et doté d’ubiquité, il est inassignable à une position sociale (cas d’Arsène Lupin, de Fantômas)».129Le prêtre ou le pasteur ont souvent conservé leur vieille fonction inquisitrice des temps anciens sans disposer, toutefois, du pouvoir de juger, de condamner et d’exécuter les criminels. À ce titre, le curé de paroisse était déjà un personnage de romans policiers : «Il surveille et enquête comme un policier le fait ordinairement, se substitue souvent aux administrateurs de la justice et abuse parfois de ce pouvoir que lui confère la collaboration presque inconditionnelle de la justice.[…] Le curé enquête, interroge et furète, car tout savoir est une condition essentielle au contrôle qu’il tente d’exercer sur le territoire paroissial. Il arrive que le greffier l’informe de situations qui lui ont échappé, mais c’est plus souvent lui qui demande, qui dénonce ou qui transmet les détails de désordres qu’il voudrait faire réprimer. Ici, il s’adresse au greffier pour connaître les noms de ses paroissiens qui ont payé le cautionnement d’une prostituée, ou pour avoir copie de la sentence contre un hôtelier; là, il transmet avec force détails les agissements de paroissiens en lien avec une maison de prostitution ou les déplacements d’un prévenu; là encore, il dévoile la conduite du postillon et du boucher qui livrent du whisky, ou les divers camouflages d’un débit clandestin d’alcool. Le curé connaît bien son monde et se permet de conseiller le greffier sur la manière de faire une arrestation.[…] En fait, si le clergé est si bien informé, c’est aussi à cause de son réseau d’informateurs qu’il encourage en lui prêtant une oreille attentive. Mais il y a parfois un risque à solliciter le commérage et la délation, comme l’apprend le curé Pierre Foulay de Lac-à-la-Tortue qui a soulevé contre lui une partie de la jeunesse. Un soir, au retour d’une veillée, des jeunes “en fête” l’invectivent en criant “Hourah pour p’tit Pierre” et insultent ses informatrices, l’institutrice et une veuve, à qui ils crient : “Va donc porter les nouvelles au curé[…] il est temps de sortir de sous la robe du curé”».130Mais, pour le Father Brownde Chesterton, «l’ex-
périence du confes-
sionnal ne suffit pas à expli-
quer la sûreté de ses analyses psycho-
logi-
ques. La morale retirée de ses enquêtes, ajoutée à une réticence envers l’Ancien Testament trop obscurci par le surnaturel et au regret de la limitation que l’homme apporte à l’usage de la Raison révèlent le disciple de saint Thomas d’Aquin».131Fidèle en cela à la tradition cléricale, Father Brown «réprouve la foi aveugle, la superstition scientifique, l’application mécanique - auxquelles peut donner lieu un objet inerte, souillé, déformé ou intact».132Comme le prêtre, là encore, le détective est un célibataire coriace que l’attrait du beau sexe ne détache pas de sa mission métaphysique : «Sur le plan esthétique, le roman souligne son isolement en le condamnant au célibat. Comme le prêtre catholique, il vit dans cet état d’exception; tout au plus est-il assisté d’une femme de ménage, mais en l’absence de besoins sexuels, elle n’a à s’occuper que du linge, des repas opulents et des valises - si tant est qu’elle existe et qu’un valet ne témoigne avec une insistance encore plus grande de l’absence de tout lien avec les hommes. Car son célibatn’est pas dû aux renoncement pour l’amour de quelque chose de plus élevé : c’est un célibat a prioriqui représente la situation de la ratioqui, s’étant nommée elle-même critère univer-
sel, 
ignore toute accom-
mo
dation. Inhu-
maine sans être divine, reine du royaume que Lask appelle le “no-sensible”, elle est absolument dépourvue du désir et de relation, ni inclinée vers le bas comme la divinité ni tendue vers celle-ci, elle ne se réalise que sous la forme d’un processus qui n’accède jamais à la plénitude. C’est pourquoi le détective est compris comme un neutre qui n’est ni érotique ni non érotique, mais un “Cela” que rien ne saurait affecter et dont le caractère objectal s’explique par l’objectivité d’un intellect que rien ne peut influencer parce qu’il se fonde sur le Néant. Pour que sa personnification devienne saisissable sur le plan esthétique, le roman policier, et notamment son type anglo-saxon, lui donne des traits puritains en faisant d’elle le modèle de l’ascèse intramondaine; l’exercice de celle-ci lui rend le monde indifférent à l’intérieur même du monde et le plonge entièrement dans son affaire».133Contrairement aux détectives du roman noir d’après la Seconde Guerre mondiale, le détective de l’époque vivait dans un état de chasteté virginal.

Toute la libido était absorbée chez lui par ce goût du mystère, à l’image d’un mystique des temps modernes satisfait de la vision mécaniciste du monde. Tintin, l'éternel adolescent des bandes dessinées de Hergé, était son proche parent. «Last and least, le mystère qui fait courir un Sherlock Holmes s’avère être un fait quelconque qui en soi ne veut rien dire. Dans la plupart des cas, il n’y a pas non plus de conclusion morale, ou seulement de manière accessoire. Lorsque tous les éclaircissements nécessaires pour comprendre l’enchaînement des événements sont donnés, les conséquences du crime pour le criminel sont traités comme des bagatelles; que son destin personnel soit négligé, cela n’est que juste. Mais souvent on n’apprend même pas si le bras de la justice s’est emparé de lui».134Clairvoyant lorsqu’il s’agissait de résoudre les mystères des autres, il se montrit aveugle à sa propre condition : «Rouletabillede Leroux, qui “prend la raison par le bon bout” et semble donc un émule des détectives anglo-saxons, mais avec un esprit infiniment “Belle Époque française”, patriote, revanchard, ami des Russes, et dans une situation œdipienne qui n’a rien à voir avec la raison raisonnante, puisqu’il est toute sa vie à la recherche de sa mère et apprend à l’issue du Mystère de la chambre jauneque le coupable digne de la mort n’est autre que son propre père!».135Mais rien ne vaut Londres sous la brume où la campagne anglaise pour y déposer un cadavre gênant : «Des millions de romans policiers entre les deux guerres ont ainsi placé leur crime presque parfait dans la campagne anglaise : un manoir confortable, des occupants fortunés, souvent oisifs, un détective dilettante pour lequel l’assassinat est l’un des beaux arts. Univers insolite, rite immuable, célébration du crime dans un monde de douairières, de majors des Indes, nourris de scones muffins et buns (sans oublier le thé, le sherry et le vieux porto). Les lecteurs populaires de ces romans policiers sont encore légion…».136C’est dans ces décors que Agatha Christie plantait ses personnages appelés à une longue existence, Hercule Poirot, détective belge immigré lors de l’occupation de son pays par les troupes du Kaiser en 1914 et MissJane Marple. Dès que Poirot et Marple apparaissent sur un lieu, on est sûr qu'un crime s'y commettra. Qu'ils soient invités à fêter Noël, qu'ils prennent des vacances sur une île de la Mer Égée ou se laissant porter sur le Nil, dans les lieux de fouilles ar-
chéolo-
giques, la mort les suit la peste : «L’at-
mosphè-
re propre à ce que l’on a appelé “l’uni-
vers christien” tient sa magie du délicat dosage entre la quotidienneté tranquille et l’angoisse de mort à travers la découverte du meurtre et son risque de récidive. Angoisse subtile qui ne tire pas son efficacité de faire peur. Les héros christiens ont d’ailleurs rarement peur, seuls les comparses, souvent sacrifiés comme victimes suivantes, éprouvent ce sentiment au moment où ils pressentent la vérité».137La simplicité avec laquelle étaient composés les romans d’Agatha Christie nous rappellent que le roman policier est propre à la forme de domination totémique. Comme ceux de Conan Doyle, les romans christiens nous racontaient la fin de la domination de la figure du Père, celle des Gérontocrates du tournant du siècle. Le père assassiné, c’est dans la phratrie que le détective Hercule Poirot allait débusquer le ou les assassins. «Si…, Poirot est aussi le représentant d’Agatha Christie elle-même, c’est d’abord une créature œdipienne issue de cette union mathématique entre le père et la fille, qui, loin de défendre la liberté de la fantaisie contre les rigueurs de la logique, s’emploiera contre les idées reçues à les faire aller de pair».138Peut-être était-ce pour cela, malgré ses mariages malheureux, que Poirot l'accompagna sur la plus longue partie de son existence, la romancière le faisant mourir – après avoir commis un meurtre – dans un dernier roman écrit en 1976.

 

LA PRÉDATION MENTALE


Agatha Christie, à la mode de l’époque, voulait composer des romans policiers en appelant à la psychologie de ses meurtriers autant que de son détective, «parce qu’il procède en travaillant sur un ensemble de coupables potentiels, la méthode de Poirot et sa “psychologie” relèvent, en fait, bien souvent, d’une sorte de dynamique de groupe où l’élément d’enfermement et l’angoisse qu’il génère joue un rôle non négligeable. Poirot va de l’un à l’autre, écoute et fait parler les uns sur les autres. Le fait d’être bizarre, un peu ridicule, et de ne pas appartenir à la police officielle lui permet de disposer d’une grande liberté de manœuvre. Les gens ne se méfient pas de lui ou, en tous les cas, le sous-estiment et s’amusent à l’envoyer sur les fausses pistes. Ce faisant, ils trahissent leur attitude intime par rapport à la vérité de l’enquête et c’est précisément ce qu’attend Poirot, qui dispose dès lors d’un élément supplémentaire non prévu dans le plan bien agencé de l’assassin».139Contrairement à MissMarple, qui part souvent de l’intuition (féminine) et sert de doublet à Agatha Christie qui, par sa bouche, fait dire ce qu’elle pense (de méchant) de la vieillesse qui la ronge, Poirot est entièrement hypothético-déductif. Il est même, plus que Holmes encore, un prédateur mental : «La lueur verte qui s’allume dans ses yeux de chat lorsqu’il pressent qu’il est sur la piste montre combien la férocité du pulsionnel est à l’œuvre dans son désir de savoir».140Comme un historien, Poirot est un maître de la critique de laquelle il tire tout son génie mystificateur : «Chesterton fait dire à Aristide Valentin, chef de la police parisienne, peu avant la première apparition du Père Brown : “Le criminel est un artiste créateur; le détective n’est qu’un critique”(la Croix bleue)».141Parce que les crimes christiens sont souvent cruels à défaut d’être horrifiants – le poison est l’outil préféré d’Agatha Christie qui s’y connaissait moins en armes de poing; l’arme blanche est utilisée surtout dans les crimes sanglants comme dans L’express de Plymouth et surtout Le crime de l’Orient-Express -, l’auteur ne pouvait s’en tenir à des déductions banales. Toutefois, cette critique restait strictement psychologique, elle ne débordait jamais sur la dimension sociale du crime, même si la conclusion implicite finissait toujours par s’en remettre à la misère des riches dévorés par leur cupidité. Pour Siegfried Kracauer, «ce n’est que dans les romans de Frank Heller que le détective est compris et apprécié comme critique social de premier ordre et dont la critique se traduit dans les actes. Dans ces romans, dont l’atmosphère raréfiée et l’ironie sereine et courtoise font penser à Anatole France, M. Philipp Collin, alias professeur Pelotard, s’acquitte de la tâche morale d’agiter une société corrompue par ses irrégularités; c’est un hérétique de salon qui s’élève contre la légalité. S’il empoche des biens d’autrui à des fins personnelles, c’est que ceux-ci étaient volés, et il s’écarte de la vérité, ce n’est que pour duper les fraudeurs légaux. C’est encore la ratioqui se montre dans ces escroqueries, car c’est elle qui conditionne toute l’agitation sociale. Mais ses intentions visent manifestement plus haut, et seule sa domination sur la totalité empêche les sphères supérieures de régner elles-mêmes sur la totalité».142Les problématiques sociales étaient donc exclues des romans policiers. Si la domination totémique s’effondrait, c’était à cause des dysfonctions psychologiques intérieures seules, d’où que Poirot par exemple, se sent obligé d'assurer contre les criminels la légitimité du régime démocratique et libéral.
Pour cette raison sans doute – celle d’un genre littéraire trop rattaché à défendre l’individualisme, la liberté et la démocratie -, les régimes totalitaires rejetèrent le roman policier jusqu’à une période très récente : «C’est un fait, certes, très curieux : le roman policier, dans les années qui ont précédé la guerre, a été prohibé en Allemagne et en Italie. En U.R.S.S., il a toujours été considéré comme un produit de la civilisation bourgeoise. Et l’on voit bien pourquoi il est incompatible avec un socialisme scientifique, car l’ordre qu’il se propose de rétablir, grâce à l’explication déductive, est l’ordre logique, celui des justifications courtes qui se réfèrent, en dernière analyse, à la nature des choses.[…] Mais pourquoi le fascisme a-t-il condamné la littérature policière? La réponse est simple : c’est qu’il fonde le droit sur la force et non sur la morale. Un texte de Nicholas Blake est, à ce point de vue, tout à fait éclairant : “La civilisation démocratique ne nous encourage pas à nous laisser aller à notre INSTINCT DE CRUAUTÉ. L’attitude toute différente des dictatures, à cet égard, aussi bien que sur leur conception différente de la justice et de la preuve légale doit expliquer pourquoi elles ont interdit le roman policier, considéré comme la marque du pur libéralisme” (The Art of the Mystery Story)».143Comme tout autre genre littéraire, le roman policier ne pouvait rester à l’écart de l’évolution de la littérature dans son ensemble. «Après la Première Guerre mondiale, dans le sillage de Marcel Proust et André Gide, c’est le triomphe du roman psychologique. L’ambition des auteurs du roman policier est de transpo-
ser dans un genre mineur l’univers du roman bour-
geois. Le crime flâne avec élégance dans les châteaux ou tout autre salon de moindre dimension. Le meurtre devient un art dont la critique échappe à la police officielle renvoyée à ses tâches administratives, à la surveillance de la circulation, à la protection des bonnes mœurs. Le roman policier, devenu la récréation du roman psychologique ou divertissement cérébral, prend l’allure d’un puzzle brouillé que rétablit, par pur dilettantisme, un enquêteur génial ou distingué mais toujours pontifiant. C’est le règne du “roman-problème” dont le pont aux ânes est le crime en local clos».144Le roman-problème, on l’a vu, était né bien avant, dès que des auteurs comme Poe et Doyle prétendirent à la méthode empirique et à la déduction logique. Le nouveau problème posé en était un strictement psychologique, à la manière des héros d’Agatha Christie. Mais ce ne fut pas elle qui éleva ce genre à son plus haut niveau. C’est à un romancier belge, Georges Simenon (1903-1989) que revint le génie d'élever le roman policier au rang du réalisme issu de Balzac et de Céline.
C’est peut-être parce que Simenon ne recourait à aucun des lieux communs du roman policier traditionnel qu’il transforma et améliora le genre. «J’ai un faible pour les “Maigret”. Le commissaire n’est flanqué ni d’un ami narrateur ni d’un faire-valoir borné - finis les couples de comédie. Maigret semble porter sur ses épaules la laideur et la douleur du monde. Il confesse les gens plus qu’il n’en obtient des aveux. Jeune, il rêvait d’une profession idéale. “Il ne l’avait dit à personne, n’avait jamais prononcé les deux mots à voix haute, fût-ce pour lui-même : il aurait voulu être un raccommodeur de destinées”. Son meilleur ami n’est-il pas médecin? Ne s’appelle-t-il pas le docteur Pardon? Le balancier est revenu vers autrui, vers le “nous”, la vie ensemble».145Cherchant moins à apaiser les angoisses par une mystification heureuse appuyée sur l’ordre hypothético-déductif; moins porté également à prêcher le salut de la domination totémique, chez Simenon, c’était le monde du type de domination charismatique qui était cliniquement traité par le romancier. La phratrie démocratique souffrait-elle de maux quasi insolubles socialement? C’est en chacun de ses membres qu’il fallait déraciner les causes de la souffrance – entendons les névroses – et le criminel n’était plus séparé du groupe par sa transgression qui pourrait être celle de chacun de ses frères et sœurs : «Simenon croyait que chaque homme avait en lui un coin d’ombre dont il avait plus ou moins honte : ses livres étaient destinés à montrer au lecteur qu’il n’était pas seul, que les autres souffraient des mêmes tourments intérieurs et que l’on pouvait être aimé et même réussir, malgré tout. Simenon s’identifiait au criminel qui cherche à retrouver sa propre estime et soutient qu’aucune humiliation n’est plus intolérable que celle de se sentir rejeté de sa propre communauté. Son détective n’était donc pas un policier, mais un “ravaudeur de destinées”. Ses solutions étaient masculines; il pensait que l’amour paternel était plus fort que l’amour maternel et même que beaucoup de femmes ne savaient pas ce qu’était l’amour maternel : le plus souvent, les femmes étaient décrites comme des en-
nemies; il disait qu’il préférait les appeler des “fe-
melles”. Obser-
vateur attentif à l’extrême des milieux modestes de la société, il voulut en plus expliquer leur comportement».146À la fin de sa vie, Simenon fut accusé d’inceste qui aurait poussé sa fille au suicide. C’était un drame profondément simenonien qui se révélait là. En tant que roman psychologique, le roman policier atteignit le niveau des grands romans de l’époque. Il atteignait sa pleine maturité. Ce n’est pas pour rien que «Freud, à la fin de sa vie, lisait beaucoup de romans policiers, dont ceux d’Agatha Christie. Paula Fichtl, la fidèle gouvernante, se souvient que : “En matière de romans policiers, Freud choisit surtout des auteurs anglais, comme G. K. Chesterton, Agatha Christie et Dorothy Sayers : ‘Monsieur le professeur savait presque toujours qui était le meurtrier, mais s’il s’agissait tout de même de quelqu’un d’autre, cela l’irritait.’ Freud détective amateur lit très vite : il lui faut rarement plus d’une soirée pour un livre. S’il n’y parvenait pas, la femme de chambre devait veiller, le lendemain, en faisant le ménage, à ne pas égarer la marque de Freud. ‘Les romans policiers se trouvaient toujours sur sa table de nuit. Le professeur glissait toujours ses bouts d’allumette entre les pages’”».147Il n’y reconnaissait sans doute pas là des romans psychanalytiques, mais il jouissait sans doute à vouloir prendre le détective de vitesse. Il pouvait encore découvrir les motivations profondes des actants du drame. S’il s’en servait, à la manière de Nicolas II ou de Maurras, comme moyen d’exorciser son angoisse de la mort, du fond de sa vision tragique, il se voyait confirmé qu’à travers les romans policiers, «l’enquêteur en vient rapidement à l’idée que non seulement la disparition de la victime ne chagrine personne, à quelques rares exceptions près, mais que celui qui a agi n’a fait que traduire une volonté largement partagée».148Et qu’il fallait se résigner à ce sort


NOTES
 

1 T. Zeldin. Histoire des passions françaises, t. 3 : Goût et corruptions, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H53, 1981, p. 40.
2«Les Romains appelaient fascinus ce que les Grecs nommaient phallos. Du sexe masculin dressé, c'est-à-dire du fascinus, dérive le mot de fascination, c'est-à-dire la pétrification qui s'empare des animaux et des hommes devant une angoisse insoutenable. Les fascia désignent le bandeau qui entourait les seins des femmes. Les fascies sont les faisceaux de soldats qui précédaient les Triomphes des imperator. De là découle également le mot fascisme, qui traduit cette esthétique de l'effroi et de la fascination». Pascal Quinard, Gallimard.
3 T. Zeldin. ibid. pp. 41-42.
4 T. Narcejac. Une machine à lire : le roman policier, Paris, Denoël/Gonthier, Col. Médiations, # 124, 1975, pp. 31-32.
5 R. Rumilly. Histoire de la province de Québec, t. IX : Marchand, Montréal, Bernard Valiquette, s.d., p. 106.
6 J. Thorwald. L’heure du détective, Paris, Albin Michel, 1969, p. 181.
7 M.-C. Bancquart. Paris “Belle Époque” par ses écrivains, Paris, Éditions Adam Birot, 1997, p. 52.
8 Boileau-Narcejac. Le roman policier, Paris, P.U.F., Col. Que sais-je?, # 1623, 1975, p. 15.
9 M. Angenot. 1889, un état du discours social, Montréal, Balzac, Col. L'univers du discours, 1989, p. 639.
10 D. Tarizzo. L’Anarchie, Paris, Seghers, 1978, p. 207.
11 M. Foucault. Surveiller et punir, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1975, p. 72.
12 John Carter, in Boileau-Narcejac. Op. cit. p. 24.
13 P. Accoce & P. Bentchnick. Ces malades qui nous gouvernent, Paris, Stock, réed. Livre de poche # 5092, 1976, pp. 13-14.
14 S. Kracauer. De Caligari à Hitler, Paris, Flammarion, Col. Champs, # 506, 1987, p. 253.
15 J. Thorwald. Op. cit. p. 176.
16 Boileau-Narcejac. Op. cit. pp. 6 et 5.
17 F. Lacassin. Mythologie du roman policier, t. 1, Paris, U.G.É., col. 10/18, # 867, 1974, pp. 16-17.
18 A. Hitchcock. «Préface» à E. A. Poe. Histoires extraordinaires, Paris, Gallimard, réed. Livre de poche, Col. Classique, # 604-605, 1960, p. 7
19 T. Narcejac. Op. cit. p. 28.
20 Boileau-Narcejac. Op. cit. p. 33.
21 J. Dupuy. Le roman policier, Paris, Larousse, Col. Textes pour aujourd’hui, 1974, p. 18.
22 J. Cabau. Edgar Poe par lui-même, Paris, Seuil, Col. Écrivains de toujours, # 49, 1960, pp. 53-55.
23 J. Cabau. Ibid, pp. 51, 52 et 53.
24 H. Justin. Avec Poe jusqu’au bout de la prose, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des Idées, 2009, pp. 198-199.
25 J. Thorwald. Op. cit. p. 176.
26 C. Leatherdale. Dracula : Du mythe au réel, Paris, Dervy, 1998, pp. 64-65.
27 F. Lacassin. Op. cit. pp. 164-165.
28 H. Rosenberg. La tradition du nouveau, Paris, Minuit, Col. Arguments, 1962, p. 261.
29 T. Narcejac. Op. cit. p. 159.
30 T. Narcejac. Op. cit. p. 168.
31 F. Lacassin. Op. cit. p. 15.
32 A.-M. Thiesse. Le roman au quotidien, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # 277, 2000, pp. 170-171.
33 E. J. Hobsbawm. L’âge des extrêmes, Bruxelles, Complexe/Le Monde diplomatique, 1994, p. 258.
34 S. Mijolla-Mellor. Meurtre familier, Paris, Dunod, 1995, p. ix.
35 S. Mijolla-Mellor. Ibid. p. 23, n. 1.
36 E. Traverso. La violence nazie, une généalogie européenne, Paris, La Fabrique, 2002, p. 162.
37 S. Kracauer. Le roman policier, Paris, Payot, Col. P.B.P., # 410, 2001, p. 20.
38 P. Leprohon. Cinquante ans de cinéma français, Paris, Cerf, Col. 7e Art, 1954, p. 20.
39 Cité in G. Guillot. Les Prévert, Paris, Seghers, Col. Cinéma d’aujourd’hui, # 47, 1967, pp. 14-15.
40 G. Guillot. Ibid. p. 15.
41 U. M. Schneede. Surrealism, New York, H. N. Abrams, 1973, p. 104.
42 U. M. Schneede. Ibid. p. 104.
43 Cf. J.-P. Coupal. La Préhistoire oubliée précédée d’un Petit traité de philosophie de l’histoire, Montréal, Marc Collin éditeur.
44 P. Gay. La culture de la haine, Paris, Plon, 1997, pp. 56-57.
45 T. Narcejac. Op. cit. pp. 21-22.
46 T. Narcejac. Ibid. p. 32.
47 T. Narcejac. Ibid. pp. 20-21.
48 C. Leatherdale. op. cit.p. 244.
49 T. Narcejac. Op. cit. p. 51.
50 S. Rochlitz. Avant-propos à S. Kracauer. Op. cit. 2001, pp. 22-23.
51 J. Dupuy. Op. cit. p. 53.
52 M. Chastaing. «Le roman policier “classique”», in P. Gamarra (éd.) La fiction policière, Paris, Europe # 571-572, 1976, . 45.
53 M. Chastaing. «Le roman policier “classique”», in P. Gamarra (éd.) ibid. pp. 45-46.
54 T. Narcejac. Op. cit. p. 200.
55 Cité in Boileau-Narcejac. Op. cit. p. 51.
56 T. Narcejac. Op. cit. pp. 87-88.
57 F. Lacassin. Op. cit. pp. 77-78.
58 S. Mijolla-Mellor. Op. cit. p. 1.
59 R. Rochlitz. Avant-propos in S. Kracauer. Op. cit. 2001, p. 22.
60 J. Dupuy. Op. cit. p. 125.
61 H. Arendt. Le système totalitaire, Paris, Seuil, Col. Points, # 307, 1972, p. 209.
62 T. Narcejac. Op. cit. p. 112.
63 J. Dupuy. Op. cit. p. 53.
64T. Maerli. «Travailler sur Ibsen», in Europe Henrik Ibsen, Paris, Europe # 840, 1999, pp. 151-152
65 P. Lidsky. Les écrivains contre la Commune, Paris, La Découverte, Col. Fondations, 1982, p. 47.
66 P. Lidsky. Ibid. p. 50.
67 G. Markow-Totevy. Henry James, Paris, Presses Universitaires, Col. Classiques du XXe siècle, # 31, 1958, p. 12.
68 H. Justin. Op. cit. pp. 199-200.
69 J. Attali. Chemins de sagesse, Paris, Fayard, réed. Livre de poche, # 14547, 1996, p. 99.
70 F. Lacassin. Op. cit. pp. 79-80.
71 F. Lacassin. Ibid. p. 81.
72 F. Lacassin. Ibid. p. 113.
73 S. Mijolla-Mellor. Op. cit. p. 5.
74 S. Mijolla-Mellor. Ibid. p. 145.
75 S. Mijolla-Mellor. Ibid. p. 14.
76 S. Mijolla-Mellor. Ibid. pp. 21 et 22.
77 F. Lacassin. Mythologie du roman policier, t. 2, Paris, U.G.É., col. 10/18, # 868, 1974, p. 10.
78 F. Lacassin. Ibid. pp. 14-15.
79 W. Benjamin. Essais, t. 2 : 1935-1940, Paris, Denoël/Gonthier, Col. Médiations, # 241, 1983, p. 47.
80 R. Rochlitz. Avant porpos à S. Kracauer. Op. cit. 2001, pp. 13-14.
81 D. Laporte. Histoire de la merde, Paris, Christian Bourgois, 2003, p. 49.
82 L. Côté. En garde!, Québec, P.U.L., Col. Intercultures, 2000, p. 61.
83 T. Zeldin. Histoire des passions françaises, t. 5 : Anxiété et hypocrisie, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H55, 1981, p. 162.
84 P. Sloterdijk. Critique de la raison cynique, Paris, Christian Bourgois, 1987,pp. 380-381.
85 Cité in M. Chastaing. «Le roman policier “classique”», in P. Gamarra (éd). op. cit. p. 32.
86 M. Chastaing. «Le roman policier “classique”», in P. Gamarra (éd). ibid. p. 36.
87 R. Rumilly. Histoire de la province de Québec, t. XI : S.-N. Parent, Montréal, Bernard Valiquette, s.d., p. 102.
88 J. Thorwald. La grande aventure de la criminologie, t. 1 : enquête et poisons, Paris, Flammarion, Col. J’ai lu Documents, # D 24, 1973, p. 132.
89 J. Thorwald. Op. cit. 1969 p. 178.
90 Boileau-Narcejac. Op. cit. pp. 14-15.
91 S. Luzzatto. Le corps du Duce, Paris, Gallimard, Col. Essais, 2014, p. 164. * Ventennio désigne la période des vingt années du régime de Mussolini (1922-1943).
92 T. Narcejac. Op. cit. p. 192.
93 C. Clay. Le roi, l’empereur et le tsar, Paris, Perrin, Col. Tempus, #238, 2007, p. 473.
94 E. Weber. L’Action française, Paris, Fayard, 1985, p. 23.
95 S. de Mijolla-Mellor. Op. cit. p. 142.
96 M. Vovelle. La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1983, pp. 655-656.
97 W. Reich. Psychologie de masse du fascisme, Paris, Payot, Col. P.B.P., # 244, 1970, p. 133.
98 Boileau-Narcejac. Op. cit. p. 8.
99 Boileau-Narcejac. Ibid. pp. 9 et 10.
100 Boileau-Narcejac. Ibid. p. 11.
101 Boileau-Narcejac. Ibid. pp. 22-23.
102 J. Thorwald. Op. cit. 1969 p. 9.
103 E. A. Poe. Histoires grotesques et sérieuses, Paris, Gallimard, réed. Livre de poche, Col. Classique, # 2173, 1967, p. 233.
104 Boileau-Narcejac. Op. cit. p. 121.
105 Boileau-Narcejac. Ibid. p. 27-28.
106 Cité in T. Narcejac. Op. cit. p. 54.
107 T. Narcejac. Ibid. pp. 83-84.
108 Boileau-Narcejac. Op. cit. p. 23.
109 S. Mijolla-Mellor. Op. cit. p. viii.
110 S. Mijolla-Mellor. Ibid. pp. 124-125.
111 S. Kracauer. op. cit. 2001, p. 67.
112 S. Kracauer. Ibid. pp. 95-97.
113 S. Kracauer. Ibid. p. 207.
114 R. Rochlitz. Avant propos à S. Kracauer. Ibid. pp. 21-22.
115 S. Kracauer. Ibid. p. 52.
116 S. Kracauer. Ibid. p. 53.
117 F. Lacassin. Op. cit. t. 1, p. 18.
118 A. Faivre, in A. Faivre (éd.) Littérature fantastique, Paris, Dervy, 1989, p. 31.
119 Cité in S. Sontag. Sur la photographie, Paris, Christian Bourgois, Col. Titres, # 88, 2008, p. 250.
120 S. Mijolla-Mellor. Op. cit. p. 158 et n. 2.
121 F. Lacassin. Op. cit. t. 1, p. 208.
122 U. Eco. De superman au surhomme, Paris, Grasset, réed. Livre de poche, Col. Biblio-essais, # 1978, 1995, p. 158.
123 S. Mijolla-Mellor. Op. cit. pp. 22-23.
124 R. Rochlitz. Avant propos à S. Kracauer. Op. cit. 2001, p. 21.
125 T. Narcejac. Op. cit. p. 213.
126 T. Narcejac. Ibid. pp. 217, 221 et 222.
127 F. Rivière. «La fiction policière ou le meurtre du roman», in P. Gamarra (éd.) op. cit. p. 21.
128 T. Narcejac. Op. cit. p. 130.
129 A.-M. Thiesse. Le roman au quotidien, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H277, 2000, p. 157.
130 R. Hardy. Contrôle social et mutation de la culture religieuse au Québec, Montréal, Boréal, 1999, pp. 182-183.
131 F. Lacassin. Op. cit. t. 1, p. 165.
132 F. Lacassin. Ibid. p. 214.
133 S. Kracauer. Op. cit. 2001, pp. 103-104.
134 S. Kracauer. Ibid. pp. 193-194.
135 M.-C. Banquart. Op. cit. p. 55.
136 J. Dupuy. Op. cit. p. 39.
137 S. Mijolla-Mellor. Op. cit. p. vii.
138 S. Mijolla-Mellor. Ibid. p. 10.
139 S. Mijolla-Mellor. Ibid. p. 126.
140 S. Mijolla-Mellor. Ibid. p. 141.
141 F. Lacassin. Op. cit. t. 1, p. 180.
142 S. Kracauer. Op. cit. 2001, p. 153.
143 T. Narcejac. Op. cit. pp. 205-206.
144 F. Lacassin. Op. cit. t. 2, p. 6.
145 H. Justin. Op. cit. p. 384.
146 T. Zeldin. op. cit. t. 3, pp. 43-44.
147 Citée in S. Mijola-Mellor. Op. cit. p. 197.
148 S. Mijola-Mellor. Ibid. p. 52.

Mes dix livres

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 Jean-Honoré Fragonard. La liseuse, ± 1770

MES DIX LIVRES

1. Moby Dick  
 
 d'Herman Melville



Après une liste de films préférés, voici une liste de sept livres hautement appréciés de ma personne, je vais le faire en excluant les livres historiographiques. Je ne parlerai pas de mes lectures d'Edgar Poe parce que j'en ai beaucoup parlé en d'autres essais. Je commencerai donc par le livre d'Herman Melville, Moby Dick.

J'ai lu Moby Dick, ce volumineux roman, alors que j'étais en secondaire III. Je me souviens encore de la grande salle du gymnase de l'École Saint-Georges, à Iberville, où les tables et les chaises étaient disposées le mercredi après-midi pour le cours d'étude. C'était une période libre pour les garçons pendant que les filles suivaient le formidable cours d'enseignement ménager.

Moby Dick, c'est la chasse à la baleine maudite, la poursuite du mal, mais c'est aussi un journal de la vie des baleiniers. Melville, qui avait navigué sur ces navires, nous décrit toutes les techniques de la chasse à la baleine : comment suivre son trajet annuel dans tous les grands océans du monde; comment la cibler; l'entourer de canots; de lancer les harpons; d'éviter que la baleine entraîne l'équipage dans les flots; comment, une fois morte, on la hisse sur le flanc du baleinier afin de la dépecer, recueillir le suif dans des barils, découper sa chair, son cuir qui serviront à faire des bottes, et laisser aux requins la carcasse. 

Cette quotidienneté de la vie du baleinier est menée comme une quête épique. Oui, il y a l'obsession métaphysique d'Achab, ce qui est le plus connu du roman par suite des adaptations cinématographiques, mais il y a aussi cette vie quotidienne qui, à la manière de Hugo, nous instruit sur un mode d'existence fort courant à l'époque et qui n'existe plus tout à fait de la même façon aujourd'hui. S'embarquer sur un baleinier au début du XIXe siècle, c'était quitter les siens pendant une période de 3 ans ou plus; c'était aussi le risque de périr en mer.

À l'époque, nous ne disposions que de la traduction de Giono, aujourd'hui il semble exister de meilleure traduction. Roman biblique, chronique de la mer et de l'enfer, la scène finale où, après avoir éventré le Pequod, le baleinier, ne reste qu'un cercueil qui flotte sur les eaux et auquel s'agrippe l'unique survivant, le narrateur, Ismaël.

"Soutenu par ce cercueil pendant un jour et une nuit entière, je flottai sur l’Océan qui grondait doucement comme un chant funèbre. Les requins, paisibles, glissaient à mes côtés avec des gueules verrouillées ; les sauvages faucons de mer planaient au-dessus de moi avec leurs becs au fourreau.
Le second jour, une voile se dressa, s’approcha et me repêcha enfin. C’était l’errante 'Rachel'

Retournant en arrière pour chercher toujours ses enfants perdus, elle ne recueillit qu’un autre orphelin."

2. L'ART FANTASTIQUE
de Marcel Brion 


Marcel Brion n'est sans doute pas un "grand maître". Il n'a pas la taille d'un Todorov par exemple. Mais les "petits maîtres" sont parfois aussi importants que les grands. Sans eux, même, il n'y aurait pas de "grand maître". Marcel Brion (1895-1984) a publié un grand nombre de biographies, surtout d'artistes. Il a écrit sur des genres artistiques, dont le romantisme, des essais sur l'archéologie des civilisations anciennes, une Histoire de l'Égypte (ancienne), etc.L'historienne d'art, Nathalie Raoux a même établi un pont entre Walter Benjamin et Marcel Brion..

J'ai découvert Marcel Brion à 17 ans, dans un essai sur l'Art fantastique. C'était le temps où je me passionnais pour Edgar Poe, où je lisais les romans de terreurs comme Dracula ou Frankenstein ou encore l'ésotérisme. Le livre de Brion, qui couvrait l'art fantastique depuis son apparition à la fin du Moyen Âge jusqu'aux surréalistes, était une étude érudite qui dépassait mes limites intellectuelles de l'époque. Pourtant, j'y ai trouvé un plaisir extrême, ne serait-ce que par les reproductions d'oeuvres qu'on ne voyait pas dans les livres d'histoire de l'art, La structure même du livre invitait le jeune homme que j'étais à regarder avec une certaine distance le monde du bizarre et de l'inquiétant d'une manière structurée.

Brion n'errait pas dans l'ensemble des productions. Il ne nous présentait pas une plate chronologie des productions picturales. La matière était organisée selon une grande intelligence. Il commençait par "la forêt hantée", où une reproduction du "Saint Georges en forêt" d'Altdorfer, (une forêt étouffante, angoissante, écrasant le petit homme en armure) m'impressionna au plus haut point. Des reproductions de Bosch aussi bien que de Victor Hugo illustraient "le royaume sans limite de l'insolite". Puis il y avait "les squelettes et fantômes" de Ensor; les "espaces inquiets" de Monsû Desiderio; "Le prince du Mensonge", les démons de Salvador Rosa, de Goya, d'Hokusai; "les métamorphoses" d'Arcimboldo; "Le fantastique des mondes possibles" avec "Le Kurent mort" de Mihelic et la religieuse perdue de "Le labyrinthe" de miroirs de Vickrey; "Les visionnaires et voyants" parmi lesquels l'incontournable William Blake; "L'invention de mythes" avec le surgissement du surréalisme, enfin "La réalité fantastique" avec les hallucinations de Chirico, de Delvaux, de Magritte et l'inquiétante "Attente" de Richard Oelze. 

Plutôt que d'entrer par la grande porte avec Gombritch ou Faure (que j'aime beaucoup malgré les sémioticonono des départs d'histoire de l'art universitaires), je rentrais par une porte latérale qui était une véritable thérapie de mon propre inconscient. En ce sens, pour moi, Brion reste un "grand maître". Comment oublier la reproduction de couverture de l'écorché du dr Fragonard (frère de l'autre) de l'adolescent chevauchant une monture?

3. WILLIAM SHAKESPEARE

de Victor Hugo

Le William Shakespeare de Victor Hugo est sans doute le plus bel essai littéraire jamais écrit. Surtout qu'il possède en lui le colossal de l'esprit hugolien. On y reconnaît le poète, le romancier, le dramaturge, le pamphlétaire, le mémorialiste, mais dans une synthèse de son esprit romantique qu'on en sort comme on sort des Misérables ou des Travailleurs de la mer. Édifié.

Cet essai de près de 400 pages, écrit pour servir de préface à la traduction (imbuvable) de Shakespeare donnée par son fils, François-Victor, William Shakespeare n'a rien de nos essais modernes où la critique a des prétentions scientifiques. Pourtant, les meilleurs essayistes ont été à l'école de Hugo : Alberto Manguel, Thierry Hentsch, Tzevtan Todorov, Umberto Eco et Gabriel Mazneff sont des héritiers de Hugo. Même là où on l'attendrait le moins, le souffle venant de La Légende des Siècles passe au travers de William Shakespeare.

Écrit en 1865, alors qu'il est toujours en exil dans les îles anglo-normandes, Hugo s'interroge sur le génie et Shakespeare. Le dramaturge lui sert de point d'ancrage. De là, il promène son regard sur la littérature mondiale : Homère, Job, Eschyle, Isaïe, Ézéchiel, Lucrèce, Juvénal, Tacite, saint Paul, saint Jean, Dante, Rabelais, Cervantes et Shakespeare. Il cherche en eux cet éclair fulgurant qui les hisse au-dessus du commun des écrivains; ce moment où Dieu et l'homme se rencontrent à mi-parcours. Il les oppose, Il les concilie. Il voit Shakespeare avec l'oeil d'un romantique. Il goutte toute la terrible poésie du dramaturge et non, comme aujourd'hui, avec ce voyeurisme scrutateur des machinations du pouvoir. Ce n'est pas Machiavel qu'il retient comme historien, mais Tacite et son regard porté sur les premiers empereurs romains. Et sans doute, pensant à lui-même et à sa dénonciation des vilenies de l'empereur Napoléon III, il écrit : "Les hommes comme Tacite sont malsains pour l'autorité. Tacite applique son style sur une épaule d'empereur, et la marque reste. Tacite fait toujours sa plaie au lieu voulu. Plaie profonde." Derrière sa philosophe de l'acte poétique, c'est toute la philosophie de l'histoire de Hugo qui se dévoile.

Autre grand thème, thème qui relève de la confrontation de l'époque, celui opposant l'art et la science. Elle marque l'optimisme de Hugo : "La beauté de toute chose ici-bas, c'est de pouvoir se perfectionner", voilà qui concerne la science de l'homme; "La beauté de l'art, c'est de n'être pas susceptible de perfectionnement". Les œuvres créatrices sont incomparables, indépassables. "La science fait des découvertes, l'art fait des œuvres". Tout est dit. Cherchez Shakespeare dans l'antiquité, et vous trouverez Eschyle. Cherchez Eschyle dans la modernité, et vous trouverez Shakespeare. Parce que produit des contradictions du temps, toujours le créateur, le poète sera source de persécution de la part des pouvoirs. Comme le dit le titre d'un cours de Foucault, mots repris presque terme à terme de Hugo : "Il s'agit de sauver la société" (Foucault dit "il faut..." : "Chacun sait que la poésie est une chose frivole, insignifiante, puérilement occupée de chercher des rimes, stérile, vaine; par conséquent rien n'est plus redoutable. Il importe de bien attacher les penseurs. À la niche! c'est si dangereux! Qu'est-ce qu'un poète? S'il s'agit de l'honorer, rien; s'il s'agit de le persécuter, tout". La chose est tragique : Eschyle invente Prométhée; Shakespeare Hamlet; ce qui passe pour folie chez l'un et l'autre est révolte. Si Hamlet feint la folie, c'est qu'il porte en mémoire la punition des dieux à l'égard de Prométhée. Les œuvres sont peut-être irreproductibles, mais on apprend d'elles.

Pour Hugo, et je terminerai avec cette observation : le poète est un être de colère - non pas celui qui crie nécessairement le plus fort, mais celui qui crie le plus juste. "Ces colères, quand elles sont justes, sont bonnes. Le poète qui les a est le vrai olympien. Juvénal, Dante, Agrippa d'Aubigné et Milton avaient ces colères. Molière aussi. L'âme d'Alceste laisse échapper de toutes parts l'éclair des 'haines vigoureuses'. C'est dans le sens de cette haine du mal que Jésus disait : 'Je suis venu apporter la guerre'. J'aime Stésichore indigné, empêchant l'alliance de la Grèce avec Phalaris, et combattant à coups de lyre le taureau d'airain".

Une édition vient de paraître chez Gallimard, Folio-classique (janvier 2019).

4. LE GRAND MEAULNES
d'Alain-Fournier 


Un jour, en entrevue, Clémence Desrochers qualifia Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier de “roman de tapettes”. On ne pouvait trouver personne mieux placée pour reconnaître le genre, d'autant plus qu'à l'époque, le “politically correctness” n'empoisonnait pas les ondes télévisuelles. 

Alain-Fournier n'a donné qu'un seul roman à la littérature, jeune combattant qu'il était, tombé au front à peu près en même temps que Péguy, au début de la guerre de 1914. On nous l'avait donné à lire en secondaire IV. Roman de tapettes, car on y retrouve deux garçons, deux adolescents, dans un petit village de Sologne, un endroit plutôt austère de la France, au début du XXe siècle. Le fils du maître d'école du village, François Seurel, accueil la présence d'un garçon sauvage, Augustin Meaulnes, dans la maison paternelle. Dans ce roman, il ne s'y passe pratiquement rien. Fuguant la classe, Meaulnes parcourt la forêt et aboutit à une fête d'enfants dans un château. Il y tombe amoureux de la jeune fêtée qu'il entrevoit, jouant au piano. De retour chez le maître d'école, il partage avec Seurel, le tracé d'une carte secrète prétendant indiquer l'endroit où se trouverait le château afin d'y retourner et retrouver la jeune fille mystérieuse. L'intrigue est sans importance. Ce qui compte dans le Grand Meaulnes, c'est l'atmosphère que rend assez bien la couverture de l'édition de poche.

À la manière de Proust, Alain-Fournier évoque plutôt qu'il ne raconte. C'est un regard adolescent. Un regard où l'indifférenciation sexuelle est toujours présente. Meaulnes court après son objet d'amour, Yvonne de Galais, pour la retrouver à Paris quelques années plus tard. Ils s'épousent, passent une nuit ensemble et disparaît. Mais cette nuit est suffisante pour qu'elle tombe enceinte. Augustin revient lorsque Yvonne meurt d'une embolie cérébrale, le laissant seul avec sa fille, prêt à partir “pour de nouvelles aventures”... Cette extrême pudeur du corps et de la sexualité est celle d'une adolescent chez qui l'amour se vit comme une expérience désincarnée, où la séduction est à la fois une tentation et une limite; où l'on goûte davantage les tourments que les moments de bonheur. La quête est amplifiée; la carte tracée ne mène nulle part; le château n'est qu'un petit domaine; la foule nombreuse une fête d'enfants; Yvonne de Galais une femme-enfant produit d'un rêve plutôt qu'être charnel.

Dans cette atmosphère humide, l'aventure se vit de l'intérieur de l'âme et les événements ne servent que de support aux effluves romanesques. Meaulnes est un rêveur, un poète, un adolescent sans but dans la vie sinon que “courir les aventures”, mais qui ne seront toujours que quêtes oniriques. Il vit un amour-tendre, où les sentiments l'emportent sur le plaisir. À l'image des marais de la Sologne, son âme est aqueuse, sa vue embuée, ses membres vigoureux des courants qui agitent les profondeurs de la vase pour ne laisser à la surface paisible que l'impression d'une passion limpide et aérée. Voilà pourquoi il se donne la justification de réconcilier Frantz de Galais et Valentine avant de jouir pleinement de son bonheur avec Yvonne. Bonheur qui n'est pas fait pour lui, parce que trop terrestre, trop pragmatique. Sa fille, un bébé, ne sera que prétexte à d'autres rêveries.

5. MARIE STUART
de Stefan Zweig

 
Toutes les biographies signées Stefan Zweig ne sont pas d'égale humeur. Certaines semblent avoir été écrites uniquement dans un but alimentaire. Je pense à celle d'Amerigo Vespucci ou celle d'Érasme, même si son cosmopolitisme devait trouver écho chez le maître humaniste. Son Fouché est médiocre. Zweig ne pouvait avoir d'empathie pour un tel personnage. Par contre ses deux biographies, Marie Stuart et Marie-Antoinette demeurent des chefs-d'œuvre littéraires. Ces deux destins de femmes portées par la tragédie attiraient en lui une proximité capable d'y projeter la sensibilité nécessaire afin d'en tirer des portraits vivants où le lecteur peut s'émouvoir intelligemment devant les passions communes de l'amour incompatibles avec le pouvoir.

La proximité d'empathie était importante chez les historiens qui n'étaient pas issus de la cuisse de l'université et ne prêtaient pas foi au serment positiviste. D'ailleurs, les historiens universitaires en vinrent vite à ne pas considérer la biographie comme un genre historique valable. Pourtant, Lytton Strachey, du groupe de Bloomsbury (avec Virginia Woolf, Robert Clive et John Maynard Keynes), avait écrit une petite biographie, Elizabeth and Essex, dans laquelle le tragique était inversé, le jeune beau finissant par se faire trancher la tête sur ordre de la reine. Pourtant, c'est en décrivant la cour élisabéthaine que Strachey nous offre, sans doute, l'une des meilleures impressions de ce qu'était l'âge baroque. Homosexuel, Strachey s'identifiait au comte d'Essex. De même, il y a un peu de Zweig dans ses portraits de reines déchues.

Entre Marie-Antoinette et Marie Stuart, sa meilleure réussite, à mon avis, reste cette dernière. L'honnêteté de Zweig, c'est qu'il ne s'abandonne pas à un genre métissé du temps, le roman historique. Il n'invente pas de dialogues. Il raconte les faits, suffisamment éloquents en eux-mêmes, qui conduisirent cette princesse écossaise à épouser d'abord le dauphin de France, devenir reine aux côtés de François II, de se retrouver veuve à la cour débridée de Catherine de Médicis, puis s'en retourner en Écosse se faire le porte-étendard du catholicisme et du pape contre le protestantisme tudor au moment où sa cousine, Elizabeth, accède au trône d'Angleterre.

Malheureusement, Marie n'est pas dotée de l'habileté pour survivre entre ces grands fauves. Elle tombe sous la coupe d'intrigants aussi maladroits qu'elle. Elle succombe à la passion amoureuse puis épouse un aventurier, Darnley, maître ès combines qui ne tarde pas à la tromper. Marie ne peut prétendre à une vie aussi libre et lorsqu'elle s'éprend à son tour de son troubadour personnel, un Italien du nom de Riccio, Darnley le tue de ses propres mains. À partir de ce moment, la reine d'Écosse n'a plus qu'une seule idée en tête, la vengeance. Un soir, Darnley meurt dans l'explosion de sa résidence. Soupçonnée de meurtre, Marie est en voie d'être renversée.

Car le pire ennemi de Marie n'est pas Darnley, mais le prédicateur protestant John Knox. Knox est un calviniste forcené. Il poursuit la reine d'une haine mortelle et, mécontent du désordre qui règne en Écosse, le protestantisme sème partout la guerre civile. Marie trouve un nouvel amour, un troisième époux dans la personne du comte de Bothwell, grand-amiral d'Écosse. C'est la guerre civile. Bothwell partira vers le Danemark afin de recruter une armée pour restaurer Marie sur son trône; Marie, elle, prend le chemin de l'Angleterre où elle demande la protection de sa cousine, Elizabeth.

Étant sans enfant, Elizabeth sait que si elle meurt sans héritier, la couronne passera entre les mains de sa plus proche parente, la reine d'Écosse. Depuis longtemps d'ailleurs, poussée par les catholiques, Marie trempait dans des complots ourdis par les jésuites pour renverser la reine d'Angleterre. Elizabeth, dont les services d'espionnage sont parmi les mieux organisés d'Europe, est tenue informée des tractations entretenues par Marie. Aussi, la fait-elle capturer et emprisonner. Les ennemis de Marie essaient d'obtenir d'Elizabeth l'ordre d'exécution de la reine d'Écosse, mais Elizabeth n'a pas de preuves suffisantes. Durant 18 ans, Marie restera ainsi prisonnière en Angleterre, n'hésitant pas à faire parvenir des messages codés à des partisans qui complotent en vue de la libérer. Le puissant ministre de la reine d'Angleterre, Robert Cecil, et la police de Walsingham interceptent ses messages. Après l'exécution de plusieurs de ses complices, c'est au tour de Marie d'être jugée pour trahison et exécutée.

La documentation dont bénéficia Zweig, même si on ne retrouve pas la bibliographie originale, est assez imposante. Zweig a travaillé beaucoup sur sa biographie de Marie Stuart. Il en a fait un monument littéraire. Dans cette Angleterre des Tudors où la violence et le machiavélisme se côtoient, Marie Stuart apparaît comme une femme incapable de surmonter les défis qui se présentent à elle. Prise entre deux femmes de tête impitoyables, Catherine de Médicis en France et Elizabeth d'Angleterre, elle ne peut s'élever jusqu'à la lucidité. Son goût pour l'amour lui feront choisir des hâbleurs opportunistes qui mineront sa fonction royale. Séduite par Branley, elle est trahie et humiliée par lui. Utilisant Bothwell pour assassiner son mari et lui donner sa place, elle soulève la colère des Écossais, peuple encore frustre et loin de la Renaissance du château de Chambord. Elle ne fait pas le poids lorsqu'elle s'essaie à la fourberie. Elle appartient au camp des vaincus; elle subit, tour à tour, la violence de la diplomatie française en pleine guerres de religions, la violence domestique de Darnley, puis celle, politique, de Bothwell, enfin, après une incarcération de près de 20 ans, elle est exécutée, victime de l'impitoyable cruauté de la Raison d'État.

Plus que les querelles politiques ou sociales, c'est le destin de Marie qui est la trame de la biographie écrite par Zweig, qui ne ménage pas les effets romanesques lorsqu'il s'agit de décrire les moments forts de cette vie aventureuse. Il en est ainsi dans le post-mortem où, partant d'une description macabre, Zweig fait surgir toute la faiblesse de la nature humaine : 

L'étrange tête blafarde aux yeux éteints semble regarder les gentilshommes, qui, si le sort en eût décidé autrement, eussent été ses plus fidèles serviteurs, ses sujets les plus dévoués. Pendant un quart d'heure encore les lèvres qui ont refoulé la peur de la créature avec une force surhumaine frémissent convulsivement et les dents claquent. Pour atténuer l'épouvante du public on jette en hâte un drap noir sur le tronc et sur la tête de méduse. Déjà les bourreaux s'apprêtent à enlever les tragiques débris, lorsqu'un petit incident rompt le silence et l'effroi. Au moment où ils ramassent le tronc sanglant, pour le transporter dans la pièce voisine où il doit être embaumé, quelque chose se met à bouger, sous les habits. Sans que personne l'eût aperçu, le petit chien de la reine l'avait suivie et s'était blotti contre elle pendant l'exécution. Maintenant il sort, inondé de sang et se met à aboyer, glapir, hurler et mordre, se refusant à quitter le cadavre. Les bourreaux veulent l'écarter de force. Mais il ne se laisse pas empoigner et assaille avec rage les grands fauves noirs qui viennent de le frapper si cruellement. Cette petite bête défend sa maîtresse avec plus de courage que Jacques VI sa mère et que des milliers de nobles leur reine, à qui ils ont pourtant juré fidélité”.

6. LES LIAISONS DANGEREUSES

de Choderlos de Laclos


Choderlos de Laclos était un officier de carrière qui, après la guerre de Sept Ans, a servi dans toutes les garnisons françaises à la frontière de l'Allemagne. Pour passer le temps, Laclos écrit un opéra-comique qui sera un échec. Puis, il s'engage dans un roman épistolaire, la seule oeuvre qui restera et fera sa renommée : Les liaisons dangereuses. La force de ce roman n'a véritablement été comprise qu'au XXe siècle, un peu comme l'oeuvre de Sade, car le thème central en est le cynisme. Non pas le cynisme antique – le kunisme, dirait Sloterdijk -, mais le cynisme bourgeois, la manipulation des sentiments dans le but d'obtenir des avantages sans échanges. C'est le roman de Laclos qui a popularisé le mot “roué” pour désigner un individu retors et fourbe, désignant avant tout le vicomte de Valmont.

Valmont est un hédoniste et sa réputation est des plus mauvaises. Il a une complice qui partage ses jeux pervers, la marquise de Merteuil. Le plaisir partagé des deux roués est de pervertir les femmes innocentes, celles qui ont été éduquées à l'ombre des couvents ou ont épousé des barbons. Valmont entretient donc une liaison secrète avec la présidente de Tourvel. Fidèle à son époux qui occupe une tâche importante au parlement, de moeurs puritaines, elle n'est pas insensible aux charmes de Valmont qui joue sur sa (fausse) culpabilité et demande l'aide de la présidente pour rédimer son âme. Plus la présidente s'intéresse au salut de son âme, plus Valmont utilise le chantage affectif pour s'approcher d'elle charnellement. La présidente menace de rompre. Valmont lui annonce qu'il a sombré dans une dépression dont il ne sortira pas vivant. Dans une ultime tentative, elle finit par lui céder. Une fois que la marquise de Merteuil offre à Valmont la mission de séduire la jeune Cécile de Volanges, Valmont laisse tomber la présidente de Tourvel qui ira cacher sa honte dans un couvent, où elle mourra en apprenant la mort du vicomte.

Cécile de Volanges est une proie encore plus facile car elle sort tout juste du couvent. La marquise de Merteuil a une rancune contre la mère de Cécile et entend se servir de Valmont pour assouvir sa vengeance en jetant la honte sur la famille. La marquise de Merteuil traîne avec elle un jeune chevalier, Danceny, dont Cécile tombe immédiatement amoureuse. Pourtant, elle a été promise à un barbon, riche et homme de qualité. Valmont poursuit Cécile de ses assiduités, puis, une nuit, la viole. Désespérée, elle cherche conseil auprès de la marquise de Merteuil qui lui suggère de profiter de sa relation avec Valmont sans rien en dire à Danceny. L'affaire se corse lorsque Cécile tombe enceinte des oeuvres du vicomte.

Dans l'ensemble de ces manipulations psychologiques et morales, le vicomte de Valmont ne possède qu'un amour, la marquise de Merteuil. Celle-ci ne veut pas de l'amour du vicomte et se contente de plaisirs érotiques. L'insistance de Valmont finit par la rebuter et, pour se venger, informe Danceny que Valmont à violer Cécile. Pour venger l'honneur de la jeune fille, Danceny provoque Valmont en duel et le tue. Mais il est trop tard. Cécile entre au couvent où elle prononcera ses voeux après la naissance de l'enfant, tandis que Danceny vivra sa déception amoureuse, le conduisant peu à peu à se comporter comme le vicomte. La vie de cour n'est que manipulations et traîtrises parmi des gens désoeuvrés et obsédés par des sensations toujours plus corsées. Afin de donner une conclusion morale à son roman, Laclos fait abattre sur la marquise de Merteuil une petite vérole qui défigure sa beauté en même temps qu'un procès qui finit par la ruiner.

Pour ceux qui ont vu les films adaptés du roman, on ne voit que le duel d'acteurs que se livre les protagonistes, mais le roman épistolaire, par lequel on suit les intrigues lettre par lettre (comme plus tard dans le roman de Bram Stoker, Dracula), c'est à une véritable stratégie militaire que nous assistons. C'est ce qui ajoute à la fascination que suscitent les mouvements des personnages dans le but de convaincre les victimes innocentes des sentiments fourbes présentés comme sincères. Méticuleusement, Laclos prend tour à tour les positions de Merteuil et de Valmont, disposant des plans d'assauts qu'ils livreront pour conquérir la présidente de Tourvel, Cécile de Volanges et Danceny. D'autre part, il se revêt de l'innocence des assiégés pour savoir à quel point, précisément, ils cèderont aux roués. La vieille métaphore médiévale que l'amant monte à l'assaut de l'aimée comme un preux chevalier monte à l'assaut d'une forteresse est appliquée ici, pas à pas, par les avancées des roués et le recul des victimes. Mais au lieu d'être une conquête vaillante, comme dans les codes de chevalerie, le monde courtisan de Laclos n'est plus qu'une société décadente, où l'hypocrisie est le vice à la mode (dixit Molière) et où les gens se manipulent les uns les autres jusqu'à ce que le plus roué (ici, une femme) l'emporte sur tous les autres. Derrière sa traîne, la marquise de Merteuil porte la honte de la présidente de Tourvel, le viol de Cécile, l'amertume de Danceny et la mort de Valmont.

Laclos a écrit un véritable roman pour voyeuristes. Par les correspondances, un siècle après Tartuffe, le lecteur espionne les personnages afin de savoir comment les affaires de chacun(e) avancent. Comme un regard à travers un trou de la serrure, on voit les victimes tomber dans les bras de Valmont; on assiste aux affrontements entre Valmont et Merteuil, on suit la déchéance des victimes qui se perdent dans des couvents comme seuls refuges pour cacher leurs hontes subies et connues de tous. Le lecteur ne croit pas au visage défiguré de la marquise ni à sa ruine tant on est sûr qu'elle est la gagnante de cette surenchère de fourberies et qu'il n'y a aucun Dieu pour venger les méchancetés humaines. En ce sens, Les liaisons dangereuses sont prophétiques de nos comportements actuels, surtout dans les manipulations affectives auxquelles nous nous soumettons les uns les autres, et surtout de la part des dirigeants de nos sociétés.

7. Mrs DALLOWAY
de Virginia Woolf 



Mrs Dalloway est sans doute le roman le plus connu de Virginia Woolf. Le film “The Hours”, qui présente trois anecdotes en lien avec l'écriture du roman, lui a redonné une célébrité nouvelle. Ce roman raconte une journée dans la vie de Clarissa Dalloway qui commence le matin où elle se rend chez la fleuriste jusqu'à la réception, le soir, donnée par son mari. À l'origine, le roman devait s'appeler “Les heures”, puisque la narration est rythmée par le son de Big Ben de Londres. Nous sommes aux lendemains de la Première Guerre mondiale et les habitants de la capitale commencent à retrouver une vie normale bien que les souvenirs de la guerre écrasent encore ceux qui y ont participé.

Parallèlement aux activités préparatoires de Mrs Dalloway, Virginia Woolf nous présente l'ancien soldat, Septimus Warren Smith, qui souffre toujours du schellshock qu'il a ramené de la guerre. Dépressif, schizophrénique, Smith finit par se suicider en se jetant par la fenêtre. Lorsque le médecin de Smith, le docteur Holmes, invité à la soirée donnée par les Dalloway, raconte ce pénible fait de la journée, Clarissa s'en montre affectée.

Durant les péripéties de la journée, elle a, en effet, rencontré l'un de ses anciens soupirants, Peter Walsh, et l'une des questions qui l'obsède consiste à se demander pourquoi avait-elle choisi Richard Dalloway plutôt que Peter Walsh? Comme la Nora de Maison de poupée de Ibsen, Mrs Dalloway se révèle à elle-même, à la fois dans sa “fonction” de maîtresse de maison, épouse du mondain Richard Dalloway et Clarissa, en tant qu'individu, avec son intériorité, son identité, ses émotions et ses pensées. Quelle raison avait pu la pousser à épouser Richard, homme qu'elle connaissait peu mais dont la fonction sociale lui donnait un rôle dans la bonne société, plutôt que Walsh qu'elle aimait sincèrement? Bref Clarissa se voyait plongée en pleine crise existentielle, un peu comme le serveur de café dans L'Être et le Néant de Sartre. Virginia Woolf pose ici toute la question de l'authenticité, du conformisme au Moi contre l'emprise du conformisme social. Dans l'Angleterre des années 20 et 30 du XXe siècle, cette prise de conscience de la non identité entre l'être pour soi et l'être pour les autres se retrouvait dans nombre de romans, de dramaturgies et de productions artistiques et cinématographiques. Interrompue par la crise et la Seconde Guerre mondiale, cette question devait revenir dans les années 1950, et le film The Hours est entièrement construit sur la crise existentielle des personnages.

Un autre des thèmes abordés par le roman est celui du temps. Comme Proust, comme Bergson, comme Einstein, comme Joyce, comme le cinéma et la psychanalyse, Mrs Dalloway est un roman présenté comme un concentré de temps. La durée, qui tend à s'étirer dans le roman-fleuve traditionnel, se contracte ici en une journée. Woolf et Joyce ont tous les deux, par des styles différents, relevé le défi de détailler les heures, les minutes et les secondes dans la vie de leurs personnages. Mrs Dalloway, comme les deux personnages d'Ulysse - Leonard Bloom et Stephen Dedalus –, évolue dans les décors de Londres comme les personnages de Joyce dans Dublin. Publié en feuilleton entre 1918 et 1920, puis en un volume en 1922, il y a une influence certaine de Joyce sur le roman de Woolf, publié en 1925. Joyce faisait déjà usage du monologue intérieur autour de sujets généraux qui touchaient à tous les domaines. C'est la technique dite du “courant de conscience”, qui consiste à décrire le point de vue du personnage en donnant le strict équivalent de leur processus de pensée. L'influence de Proust n'est pas non plus à négliger bien que le roman anglais n'épuise pas les expériences de la sensibilité aussi loin que le romancier français.

On a dit qu'il y avait dans Mrs Dalloway une prémonition du destin tragique de Virginia Woolf. C'est possible. Mais ce n'est pas dans le personnage de Clarissa que cette éventualité s'inscrit mais dans celui de Septimus Warren Smith : “Ainsi, il était abandonné. Le monde entier lui criait : 'Tuez-vous, tuez-vous, par pitié pour nous!' Mais pourquoi se tuerait-il par pitié pour eux? Manger est agréable; le soleil est chaud; et, pour se tuer, comment s'y prend-on? Avec un couteau de table, hideusement, et des flots de sang? en respirant un tuyau à gaz? Il était trop faible, il pouvait à peine lever la main. De plus, maintenant qu'il était tout à fait seul, condamné, abandonné, comme ceux qui vont mourir sont seuls, il y avait une volupté, un isolement plein de grandeur, une liberté que ne peuvent pas connaître les enchaînés. Holmes avait vaincu naturellement, le monstre au mufle rouge. Mais Holmes lui-même ne pouvait pas toucher à ce dernier survivant errant sur les confins du monde, à ce proscrit qui regardait derrière lui les terres habitées, qui gisait, comme un marin noyé, sur le rivage du monde

8. LES DIEUX ONT SOIF
d'Anatole France 


En secondaire V, alors que j'étais inscrit au cours d'expression dramatique, j'eus à interpréter une lecture de mon choix. Comme j'étais déjà des plus captivés par la Révolution française, je choisis un extrait du livre d'Anatole France, Les dieux ont soif. Anatole France, cet auteur qui représentait si bien les valeurs de la Troisième République française, semble bien loin aujourd'hui. On oublie que les Dadaistes et les Surréalistes lui avaient fait un “procès” sarcastique et méchant. En écrivant “Les dieux ont soif”, France voulait raconter la Révolution française en y insérant un personnage de fiction, l'apprenti artiste Évariste Gamelin, “élève de David” et décrire les grands jours de l'An II sous les débats orageux entre partis révolutionnaires et la Terreur. Ce roman historique est sans doute le plus beau jamais écrit sur cette période.

Il est beau car il ne vise pas à déformer la Révolution. Comment peut-on avoir de la sympathie pour ces Jacobins qui firent couler tant de sang pour des aspirations aussi abstraites que la liberté, l'égalité, la justice? Cela semble un pari aussi futile que vouloir faire un roman où l'on nous présenterait un Hitler ou un Staline super-sympa. Comme tous les romans historiques qui respectent les normes établies par Walter Scott, les personnages réels (Marat, Robespierre) n'apparaissent que de loin, à travers les yeux de Évariste. L'essentiel que veut nous transmettre le romancier est ce qu'on appelle “la couleur locale”, l'atmosphère du temps, le Zeitgest. Nous suivons la progression d'Évariste, jeune artiste idéaliste, tout de suite rallié à la Révolution dans laquelle il participe en tant que membre de l'une des sections de Paris. Parallèlement, se faufile sa romance avec Élodie, la fille de Jean Blaise, son marchand d'estampes à la boutique de “L'Amour peintre”.

Au fur et à mesure qu'Évariste s'élève dans l'appareil institutionnel, son dévouement le mène jusqu'à devenir juré au Tribunal révolutionnaire alors que viennent d'être établies les lois de Prairial. La Terreur sévit. De caractère aussi faible qu'il peut être enthousiaste pour des aspirations généreuses, Évariste devient un juré impitoyable. La radicalisation de la Révolution exerce sur lui une force qui le rend peu à peu paranoïaque. Le mécanisme de la Terreur l'entraîne à commettre une injustice en votant la mort de Maubel, qu'il prend pour son rival auprès d'Élodie. Celle-ci lui avait révélé qu'elle avait eu une aventure avec un jeune clerc – devenu dragon de l'armée républicaine -, et croyant qu'il s'agit de Maubel, Évariste l'envoie à la guillotine.

La force des Dieux ont soif réside dans le fait de suivre les intrigues qui entourent Évariste Gamelin étroitement liées à l'atmosphère de cette année trouble. On y voit davantage les victimes de la Révolution que ses faiseurs. Robespierre traverse à peine l'arrière-scène, promenant son chien, alors que les yeux d'Évariste le suivent avec une dévotion idolâtre. France nous décrit tantôt la vie d'un prêtre réfractaire qui se cache dans un grenier pour fuir la persécution, tantôt le marché noir des spéculateurs sur les grains. Bientôt, le gentil Évariste n'est plus qu'un terroriste aux yeux de sa mère. Contre sa soeur Julie et son amant en fuite, Évariste n'hésite pas à lancer au visage de celle-ci : “Ma mère, écoutez-moi : si je savais que ma soeur Julie est dans cette chambre..., j'irais tout de suite la dénoncer au Comité de vigilance de la section...” Et la pauvre mère, terrifiée : “Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien : c'est un monstre...

Le mécanisme s'accélère et les personnages du roman sont finalement envoyés à la guillotine par le juré Gamelin : le vieux Maurice Brotteaux, le Père Longuemare, la femme Rochemaure... Et dans les derniers chapitres, une fois la Terreur au comble de ses excès, la situation se renverse. Évariste est jeté dans la charrette qui emmène les partisans de Robespierre à la guillotine :

Gamelin fit effort pour monter dans la charrette : il avait perdu beaucoup de sang et sa blessure le faisait cruellement souffrir. Le cocher fouetta sa haridelle et le cortège se mit en marche au milieu des huées.

Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui criaient :


'Va donc! buveur de sang! Assassin à dix-huit francs par jour!... Il ne rit plus : voyez comme il est pâle, le lâche!'


C'étaient les mêmes femmes qui insultaient naguère les conspirateurs et les aristocrates, les exagérés et les indulgents envoyés par Gamelin et ses collègues à la guillotine.


La charrette tourna sur le quai des Morfondus, gagna lentement le Pont-Neuf et la rue de la Monnaie : on allait à la place de la Révolution, à l'échafaud de Robespierre. Le cheval boitait; à tout moment, le cocher lui effleurait du fouet les oreilles. La foule des spectateurs, joyeuse, animée, retardait la marche de l'escorte. Le public félicitait les gendarmes, qui retenaient leurs chevaux. Au coin de la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Des jeunes gens, attablés à l'entresol, dans les salons des traiteurs à la mode, se mirent aux fenêtres, leur serviette à la main, et crièrent :


'Cannibales, anthropophages, vampires!'


La charrette ayant buté dans un tas d'ordures qu'on n'avait pas enlevées en ces deux jours de troubles, la jeunesse dorée éclata de joie :


'Le char embourbé!... Dans la gadoue, les jacobins!”


Gamelin songeait, et il crut comprendre.


'Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste que nous recevions ces outrages jetés à la République et dont nous aurions dû la défendre. Nous avons été faibles; nous nous sommes rendus coupables d'indulgence. Nous avons trahi la République. Nous avons mérité notre sort. Robespierre lui-même, le pur, le saint, a péché par douceur, par mansuétude; ses fautes sont effacées par son martyre. À son exemple, j'ai trahi la République; elle périt : il est juste que je meure avec elle. J'ai épargné le sang : que mon sang coule! Que je périsse! Je l'ai mérité...'


Tandis qu'il songeait ainsi, il aperçut l'enseigne de l'Amour peintre, et des torrents d'amertume et de douceur roulèrent en tumulte dans son coeur.


Le magasin était fermé, les jalousies des trois fenêtres de l'entresol entièrement rabattues. Quand la charrette passa devant la fenêtre de gauche, la fenêtre de la chambre bleue, une main de femme, qui portait à l'annuaire une bague d'argent, écarta le bord de la jalousie et lança vers Gamelin un oeillet rouge que ses mains liées ne purent saisir, mais qu'il adora comme le symbole et l'image de ces lèvres rouges et parfumées dont s'était rafraîchie sa bouche. Ses yeux se gonflèrent de larmes et ce fut tout pénétré du charme de cet adieu qu'il vit se lever sur la place de la Révolution le couteau ensanglanté.


9. GENS DE DUBLIN

de James Joyce

 
Le dernier film de John Huston, The Dead, film posthume, est l'adaptation du dernier conte des Dubliners (Gens de Dublin) de James Joyce. Le James Joyce d'avant Ulysse et l'invention de Stephen Dedalus. Le Joyce des Gens de Dublin est un Joyce encore très influencé par son temps, celui du naturalisme fin de siècle. Petites nouvelles sans extravagances, regards doux-amer que Joyce porte sur les Dublinois, ses révoltes contre les conformismes de ce peuple qui ne s'appartient pas à lui-même, vassal encore des Britanniques. 

Jean Paris a observé combien les nouvelles des Gens de Dublin suivaient les étapes de la déchéance. La première nouvelle, “Les sœurs”, est élaborée autour d'un prêtre mort qui, pour avoir profané un calice, sombre dans la démence; la seconde, “Une rencontre”, raconte comment, après une sévère remontrance, deux élèves décident de sécher une journée de classe pour partir à l'aventure. Ils croisent sur leur chemin un pervers sadique et pédophile. La nouvelle suivante, “Arabie”, complète la perte de la foi chez Joyce. Dans les sept nouvelles suivantes, portant sur l'âge de la maturité, Joyce suit l'ordre des sept péchés capitaux :”Éveline” (l'orgueil); “Après la course” (l'avarice); “Les deux galants” (la luxure); “La pension de famille” (l'envie); “Un petit nuage” (la colère); “Correspondances” (la gourmandise); “Cendres” qui inaugure la marche vers le néant; “Pénible incident” (la paresse) dont certains passages annoncent “The Dead”, racontant comment la paresse de cœur de M. Duffy a entraîné la déchéance de sa maîtresse qui, abandonnée à l'alcool, finit quelques années plus tard, sous les roues d'une locomotive. Les nouvelles suivantes exhibent les velléités, sinon les veuleries, comme dans “On se réunira le 6 octobre” où la vaillance des partisans du libérateur Parnell s'achève dans le projet d'accueillir le roi Édouard VII; la malhonnêteté dans “Une mère”; la tempérance dans “De par la grâce”, enfin la sagesse de Gabriel confondue par le sacrifice d'amour de Michael Furey dans “The Dead”.

À la fin de la soirée de l'épiphanie passée chez les trois tantes de Gabriel Conroy, les discussions, souvent ennuyeuses, conduisent au moment du départ, lorsque survient un léger incident. En descendant l'escalier, Gretta, l'épouse de Gabriel, entend une mélopée qui semble la figer. Monsieur D'Arcy répond à sa question qu'il s'agit du chant “The Lass of Anghim”. Tout le long du trajet de retour à travers la joyeuse foule, Gretta reste silencieuse, perdue dans une rêverie qui inquiète Gabriel. De retour à leur hôtel, dans leur chambre, sous l'insistance de son mari, Gretta raconte que “The Laff of Anghim” lui avait été chantée par un jeune homme qui s'était épris d'elle au moment où elle devait quitter Galway pour le couvent de Dublin. Poussé par la jalousie qu'il peine à contenir, Gabriel apprend de son épouse que Michael Furey, le jeune homme en question, de santé délicate, était mort à 17 ans : “Je crois qu'il est mort pour moi”, de lui répondre Gretta.

La veille de son départ, dans le courant d'une nuit pluvieuse du début de l'hiver, alors qu'il était déjà très malade et qu'on avait interdit à Gretta de le visiter, celle-ci entend des cailloux jetés à sa fenêtre : “La croisée ruisselait à tel point que je ne pouvais rien voir. Alors je descendis l'escalier en courant, telle que j'étais, et me faufilai par la porte de la maison dans le jardin et là, au fond du jardin, se tenait le pauvre garçon qui grelottait”. Gretta a beau le supplier de retourner chez lui : “Je l'ai supplié de rentrer sur-le-champ, qu'il prendrait la mort sous la pluie. Mais il disait qu'il ne voulait pas vivre. Je vois ses yeux si bien, si bien! Il se tenait à l'extrémité du mur où il y avait un arbre.” Moins d'une semaine plus tard, elle apprenait que Michael était mort et enterré à Oughterard. Elle s'effondre en larmes, vaincue par l'émotion, s'endormant d'épuisement. “Gabriel lui tint la main un moment encore, indécis, puis, n'osant empiéter sur son chagrin, la laissa retomber doucement et se dirigea sans bruit vers la fenêtre.”

Gabriel se met alors à réfléchir. Il réalise que Gretta avait été aimée par un autre homme par le passé, et dont il ignorait tout. Et ces dernières pages du recueil Gens de Dublin, pages sublimes entre toutes, émotions profondes surgissant au cœur d'un être médiocre. “Il fut surpris du tumulte de ses émotions d'une heure auparavant. Qu'est-ce qui les avait engendrées? Le souper de ses tantes, son discours ridicule, le vin, la danse, la réunion burlesque au moment de se souhaiter une bonne nuit dans le hall, le plaisir d'une promenade le long de la rivière dans la neige? Pauvre tante Julia! elle aussi ne serait bientôt plus qu'une ombre auprès de l'ombre de Patrick Morkan et de son cheval. Il avait surpris cette même expression hagarde sur son visage, un instant, pendant qu'elle chantait 'Parée pour les noces'. Bientôt peut-être, il serait assis dans ce même salon, vêtu de noir, son chapeau haut de forme sur les genoux. Les stores seraient baissés et tante Kate serait assise auprès de lui qui pleurerait et se moucherait, racontant comment Julia était morte. Il fouillerait dans son esprit pour trouver quelques paroles consolatrices et il n'en trouverait que de fortuites ou d'inutiles. Oui, oui, cela ne manquerait pas d'arriver sous peu.

L'atmosphère de la chambre lui glaçait les épaules. Il s'allongea avec précaution sous les draps et s'entendit à côté de sa femme. Un à un, tous ils devenaient des ombres. Mieux vaut passer hardiment dans l'autre monde à l'apogée de quelque passion que de s'effacer et flétrir tristement avec l'âge.

“Il pensa comment celle qui reposait à ses côtés avait scellé dans son cœur depuis tant d'années l'image des yeux de son ami, alors qu'il lui avait dit qu'il ne voulait plus vivre.

“Des larmes de générosité lui montèrent aux yeux. Il n'avait jamais rien ressenti d'analogue à l'égard d'aucune femme, mais il savait qu'un sentiment pareil ne pouvait être autre chose que de l'amour.

“Des larmes coulèrent de ses yeux, et dans la pénombre il crut voir la forme d'un jeune homme debout sous un arbre, lourd de pluie. D'autres formes l'environnaient. L'âme de Gabriel était proche des régions où séjourne l'immense multitude des morts. Il avait conscience, sans arriver à les comprendre, de leur existence falote, tremblotante. Sa propre identité allait s'effaçant en un monde gris, impalpable : le monde solide que ces morts eux-mêmes avaient jadis érigé, où ils avaient vécu, se dissolvait, se réduisait à néant. Quelques légers coups frappés contre la vitre le firent se retourner vers la fenêtre. Il s'était mis à neiger. Il regarda dans un demi-sommeil les flocons argentés où sombres tomber obliquement contre les réverbères. L'heure était venue de se mettre en voyage pour l'Occident. Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale en toute l'Irlande. Elle tombait sur la plaine centrale et sombre, sur les collines sans arbres, tombait mollement sur la tourbière d'Allen et plus loin, à l'occident, mollement tombait sur les vagues rebelles et sombres du Shannon. Elle tombait aussi dans tous les coins du cimetière isolé, sur la colline où Michael Furey gisait enseveli. Elle s'était amassée sur les croix tordues et les pierres tombales, sur les fers de lance de la petite grille, sur les broussailles dépouillées. Son âme s'évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s'épandre faiblement sur tout l'univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts.

10. CONFESSIONS D'UN MASQUE

de Yukio Mishima


Publiée en 1949, soit quatre ans après la défaite du Japon aux mains de l'armée américaine, Confessions d'un masque” de Yukio Mishima est le dernier roman que je retiendrai pour la série. Mishima a séduit la génération de la contre-culture des années 1970, juste au moment où il commettait une tentative de coup d'État qui se solda par son seppuku. Entre autres, Marguerite Yourcenar. La scène se déroule dans le Japon en crise, dans les années 1930, alors que le jeune narrateur, Kochan, garçon chétif et d'une sensibilité exacerbée, est fasciné par une reproduction du tableau de saint Sébastien par Guido Reni, corps dénudé, tendre et lascif. À l'école, il est attiré par un confrère de classe dominant, Omi, et sa lucidité lui fait comprendre que son attirance est d'ordre sexuel. “Confession d'un masque” raconte les tentatives vaines de Kochan afin de dominer ses pulsions homoérotiques. Il se lie avec la soeur d'un camarade, Sonoko. Comme il ne peut pas participer à la guerre à cause de son état de santé, il demeure impuissant à la fois à accepter la pulsion qui le domine et établir une relation stable avec Sonoko.

Dans l'ensemble de la littérature occidentale, “la question homosexuelle” est toujours abordée d'une façon tragique où une relation s'achève soit par un suicide (“Les amitiés particulières”), soit par le crime (les romans de Genet), soit par le sida (Yves Navarre) ou comme de simples romances moralisatrices avec une fin qui se veut “positive”. “Confession d'un masque” par sa forme autobiographique, est tout le contraire. Kochan, le narrateur, nous raconte sa triple découverte. D'abord, celle de l'attirance pour son propre sexe, la jouissance qu'elle procure, enfin son inséparable sado-masochisme qui l'accompagne.

La subtilité brutale avec laquelle procède Mishima ressemble à l'action d'un scalpel qui dissèque les phase de son développement libidinal. Kochan découvre les premières sensations sadiques en lisant de la lecture occidental. Oscar Wilde :

Il est beau ce chevalier qui gît frappé à mort
Parmi les joncs et les roseaux...

Mais aussi les crimes de Gilles de Rais tels qu'évoqués par Huysmans. À la chevalerie est associée l'odeur de la sueur des soldats. Suit le goût du travestissement en femme, enfin le pur sadisme qu'il exerce autour de lui. Sa faiblesse chétive se compense par une tyrannie psychologique et morale qu'il distribue autour de lui.

Avec l'adolescence (14 ans), Kochan découvre la manipulation de son “jouet”. Cela commence par la trouvaille de livres d'art dissimulés à son regard à cause de reproductions de nus. Entre toutes, il est attiré par la reproduction du saint Sébastien de Guido Reni, une peinture baroque. Cette reproduction nourrit ses deux fantasmes, son homosexualité et son sadisme. Cette brutalité avec sa propre sexualité est rapportée d'une façon toute impressionniste :

Ce jour-là, à l'instant même où je jetai les yeux sur cette image, tout mon être se mit à trembler d'une joie païenne. Mon sang bouillonnait, mes reins se gonflaient comme sous l'effet de la colère. La partie monstrueuse de ma personne qui était prête à éclater attendait que j'en fisse usage, avec une ardeur jusqu'alors inconnue, me reprochant mon ignorance, haletante d'indignation. Mes mains, tout à fait inconsciemment, commencèrent un geste qu'on ne leur avait jamais enseigné. Je sentis un je ne sais quoi secret et radieux bondir rapidement à l'attaque, venu d'au-dedans de moi. Soudain la chose jaillit, apportant un enivrement aveuglant. 

“Un moment s'écoula, puis, en proie à des sentiments de profonde tristesse, je portai mes regards autour du pupitre devant lequel j'étais assis. Un érable, en face de la fenêtre, jetait alentour un reflet brillant – sur la bouteille d'encre, sur mes livres de classe et mes cahiers, sur le dictionnaire et sur l'image de saint Sébastien. Il y avait un peu partout des taches d'un blanc de nuage – sur le titre imprimé en lettres d'or d'un manuel, sur le flanc de la bouteille d'encre, sur un angle du dictionnaire. Certains objets laissaient échapper des gouttes molles, comme du plomb, d'autres luisaient d'un reflet terne, comme les yeux d'un poisson mort. Par bonheur, un mouvement réflexe de ma main pour protéger l'image avait empêché que le livre ne fût souillé. 

“Ce fut ma première éjaculation. Ce fut aussi le début, maladroit et nullement prémédité, de mes 'mauvaises habitudes'.” 

Entendre la masturbation. Peu d'auteur se sont risqués à décrire d'une façon à la fois aussi franche et aussi impressionniste la découverte de la sexualité, peu importe son objet d'investissement, homme ou femme. Depuis, sans doute, bien des écrits se sont complus à répéter cette découverte littéraire, mais très peu y atteignent à la fois la justesse du ton dans l'émotion et la description “objective” de la découverte. Par après, le désir se déplace d'une image à un condisciple, Omi. Omi, c'est “l'animal”, le coq de la classe, le mâle alpha. On lui prête une activité sexuelle débordante. Pour cette raison, il attire le désir de Kochan. À partir de ce moment, Kochan travaillera à dissimuler l'effet qu'Omi exerce sur lui, son attraction pour le garçon qu'il suit et fuit du même coup.

Parallèlement à son récit, Kochan offre une auto-analyse éclairé de son désir : “Mon adoration aveugle pour Omi était dépourvue de tout élément de critique consciente et je m'en rapportais encore bien moins à un point de vue moral en ce qui le concernait. Quand j'essayais de saisir la masse amorphe de mon adoration, pour la faire entrer dans les limites de l'analyse, elle avait déjà disparu. S'il existe un amour qui n'a ni durée ni progrès, c'était précisément celui que j'éprouvais. Les yeux avec lesquels je voyais Omi étaient toujours ceux du 'premier regard' ou, si je puis dire, du 'ragard primitif'. C'était strictement une attitude inconsciente de ma part, un effort incessant pour protéger la pureté de mes quatorze ans contre le processus d'érosion

Et encore : “Cela pouvait-il être de l'amour? Admettons que ce fût là une forme de l'amour, car si, au premier abord, il parut conserver à jamais sa forme première en la répétant seulement indéfiniment, il eut aussi son mode particulier de dégradation et de décadence. Et ce fut une dégradation pire que celle de n'importe quel amour normal. En vérité, de toutes les sortes de décadence en ce monde, celle de la pureté est la plus redoutable”. L'auto-analyse de l'adolescence vaut ici bien des traités de psychologie.

Cervelle brûlée de la classe, Omi est renvoyé de l'école. Kochan ne pleure pas sa perte, comme un personnage tiré d'un roman occidental aurait fait. Il mythifie cette disparition en se faisant croire que Omi a été trahi, puis exécuté. Dénudé, on l'a fléché comme le saint Sébastien de Reni. Il compense cette perte par un “théâtre du meurtre”, le sadisme :

Là, dans mon théâtre du meurtre, de jeunes gladiateurs romains offraient leur vie pour mon amusement; et toutes les morts qui y avaient lieu, devaient non seulement ruisseler de sang, mais aussi s'accomplir avec le cérémonial qui convenait. Je prenais plaisir à toutes les formes de peine capitale et à tous les moyens d'exécution. Mais je n'admettais ni instrument de torture ni gibet, car ils n'auraient pas offert d'effusion de sang. Je n'aimais pas non plus les armes à feu, telles que pistolets ou fusils. Autant que possible, je choisissais des armes primitives et sauvages – flèches, poignards, lancées. Et, pour prolonger la torture, c'était au ventre qu'il fallait viser. La victime offerte en sacrifice devait lancer de longs cris, lugubres et pathétiques, afin que ceux qui les entendaient vinssent à sentir l'inexprimable solitude de l'existence. Alors ma joie de vivre, jaillissant de quelque endroit secret au plus profond de moi, poussait finalement une clameur de joie triomphante, répondant cri pour cri à la victime. N'était-ce pas exactement semblable à la joie que l'homme d'autrefois trouvait à la chasse?

Kochan projette ses fantasmes sadiques sur tous les garçons qu'il croise : “L'arme de mon imagination massacra nombre de soldats grecs, nombre d'esclaves blancs en Arabie, de princes de tribus sauvages, de garçons d'ascenseurs dans les hôtels, de serveurs de restaurants, de jeunes apaches, d'officiers de l'armée, de garçons de piste dans les cirques... J'étais l'un de ces sauvages ravisseurs qui, ne sachant comment exprimer leur amour, tuent par erreur la personne qu'ils aiment.* Je baisais les lèvres de ceux qui gisaient à terre, encore agités de mouvements spasmodiques.

“À la suite de je ne sais quelle allusion, j'avais conçu un instrument d'exécution agencé de telle façon qu'une épaisse planche garnie de douzaines de poignards debout, disposés en forme de silhouette humaine, glissait le long d'une tige pour tomber sur une croix fixée à l'autre extrémité de la tige. Il y avait une sorte d'usine d'exécutions, où des foreuses mécaniques, destinées à percer le coeur humain, fonctionnaient sans arrêt, après quoi le sang recueilli était sucré, mis en boîtes et vendu dans le commerce. Dans la tête de cet élève de l'école secondaire, d'innombrables victimes, les mains liées derrière le dos, étaient conduites au Colisée”.

De comparable, on ne retrouverait guère que la machine inventée par Kafka dans La colonie pénitentiaire, cette machine qui fonctionne selon un mécanisme complexe dont le but est d'inscrire dans la chair le motif de la punition où, après un spectacle long et sanglant, l'accusé finit par mourir. Mu par une telle psychologie, on comprend l'impossibilité pour Kochan de sortir de son cercle de sang et de sa manie masturbatoire. Ce qu'on appelle amour n'est pour lui rien de plus qu'une abstraction qui témoigne d'une libido dominée par le goût de la mort et enferme le personnage dans son propre destin, sans possibilité de libération.

* Il s'agit d'un vers d'Oscar Wilde.

Pourquoi l'"honnête homme" doit-il lutter contre le multiculturalisme

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Madeleine de Verchères (1678-1747).

POURQUOI L’“HONNÊTE HOMME” DOIT-IL LUTTER CONTRE LE MULTICULTURALISME?


Dans l'idéal, c'est bien beau de dire que chacun, parce qu'il côtoie des gens de toutes cultures, sera plus tolérant, plus accueillant, plus ouvert, moins renfermé sur lui-même. Je reconnais que c'est une aspiration légitime en soi, tout comme peut l'être le nationalisme québécois ou le fédéralisme canadien. Tous présentent une solution à la question du "vivre-ensemble" qui s'impose à l'heure de la mondialisation et du resserrement des réseaux de communication autour du Village global commandé par l’impérialisme culturel américain. Et la laïcité n'a pas l'ambition de répondre à ce problème complexe qui déborde dans l'ensemble de la société. La laïcité est une praxis idéologique de l'État. Son système est parcellaire, son utopie limitée, mais sa praxis est fondamentale pour la société dans la mesure où elle vise à assurer un ordre qui est celui du sens commun dans la cité et non de la satisfaction des exigences d'un groupe ou d'un autre qui n'a pas la responsabilité de faire en sorte d'établir une règle de conduite universelle. 

M. Charles Taylor, le maître à penser du multiculturalisme, plutôt que de s'en tenir à une raison abstraite qui réduit la réalité à des modèles, aurait mieux fait de s'ouvrir à l'historicité des sociétés et en particulier de la société québécoise. Ce lointain descendant de Madeleine de Verchères semble répéter à sa mesure la légende de l'héroïne. Le matin du 22 octobre 1692, alors que ses parents étaient absents du fort, Madeleine travaillait dans les champs quand une troupe d’Iroquois jaillirent des bois et s’emparèrent d’une vingtaine de personnes qu’ils firent prisonniers. Madeleine parvint à leur échapper. Un Iroquois l’ayant saisi par le foulard qu’elle portait autour du cou, elle s’en délesta, laissant l’Indien pantois, le bout de tissu entre les doigts. Elle se glissa rapidement dans le fortin, referma la porte derrière elle et organisa la résistance avec ses frères. Afin de donner l’impression que la troupe était plus nombreuse, elle se coiffa d’un chapeau de soldat et se promena devant les meurtrières, ce qui retint les assaillants d’attaquer. Le siège dura ainsi huit jours jusqu’à ce que des renforts arrivassent de Montréal. L'avantage avec les mythistoires, qu'importe s'ils sont vrais ou non, c'est de cultiver les émois et les sensations; de restaurer la teneur dramatique des situations historiques à partir d'une anecdote que retient la mémoire. 


Dans un des Récits Laurentiens, œuvre de jeunesse du Frère Marie-Victorin, le dernier récit, intitulé"Peuple sans histoire", raconte un soir où lord Durham rédigeant son fameux rapport. fatigué, est pris de sommeil. Un spectre se faufile dans son bureau. C'est celui d'une femme, elle lit la célèbre phrase etécrit en dessous : "Thou liest, Durham!" - Tu mens, Durham! - et paraphe la phrase de sa signature, Madeleine de Verchères. Une jeune fille de patriote défait à Saint-Charles engagée comme boniche découvre le papier pendant que Durham somnole toujours, ce qui la met en communion avec le destin national. Quand Durham se réveille et voit la missive, cela le laisse perplexe. Et le botaniste de conclure : “Madeleine de Verchères? Ce nom n'avait pas encore frappé les oreilles du gouverneur. Qui était-ce? Et puis, en somme, qui se cachait sous ce nom? L'idée de rechercher l'audacieux intrus ne traversa qu'un instant l'esprit de Durham. En homme d'esprit, trop raffiné pour ne pas sentir le ridicule de sa position, il était bien résolu à ne pas raconter une aventure où le beau rôle n'était pas le sien. La main inconnue pouvait avoir raison après tout! L'histoire est peut-être autre chose qu'une longue enfilade de siècles et de crimes, un cliquetis d'armes dans une orgie sanglante! La survivance de ce peuple simple, de celui tombé du drapeau blanc, de cet enfant de France abandonné par sa mère, le bruit de cantique assourdi et très doux que fait sa vie sous ce vaste ciel ne composent-ils pas l'une des belles strophes du poème humain?" (Fr. Marie-Victorin des É.C., Récits laurentiens, Montréal, Procure des Frères des Écoles chrétiennes, 1942, pp. 208-209.)

Le philosophe canadien, Charles Taylor. théoricien du multiculturalisme
De la forêt des Québécois mal aimés, la laïcité s’empare du foulard de M. Taylor, qui n’est certainement pas un hijab ou un niqab. Le philosophe court vite lorsqu’il s’agit de sauver sa peau et se réfugie dans le fortin où il entreprend de soutenir le siège. D’une meurtrière canadienne à l’autre, il défile, portant tantôt le chapeau de sa réputation de commissaire sur les accommodements raisonnables; tantôt celui de philosophe à la réputation internationale; tantôt de théoricien de l’idéologie multiculturelle; tantôt du moi multiple dont Justin Trudeau apparaît le modèle réalisé d’une identité plurielle. Et les Québécois mal aimés restent figés devant cette réputation qui n’est pas surfaite, car sa conception des identités plurielles semble démontrée par l’histoire sur laquelle il s’appuie. Mais l’histoire est comme la Bible, une auberge espagnole d’où on peut faire dire tout et son contraire. Hobbes s’est essayé à ce jeu pour justifier la monarchie et pourtant Locke est venu par après et a substitué le citoyen comme fondement du contrat social au monarque. Malgré son apparence, la philosophie de M. Taylor n’est pas humaniste, elle ne s’adresse pas à celui qui, depuis Montaigne, on qualifiait d’honnête homme. La philosophie de M. Taylor est anthropologique. Elle se construit non pas sur un sens de l’unité de l’humanité, mais sur une comptabilité des nombres afin de faire une somme qui absorberait les différences. Elle déplace l’unité du collectif vers l’individu. Alors que dans les sociétés historiques on tient l’unité comme le tégument qui sépare le Soi du reste du monde, le multiculturalisme isole l’individu sur lui-même où le monde est rapidement absorbé par le moi. L’individu devient rapidement unaire : comme Yahweh ou Allah, il est celui qui est, et en ce sens il est régressif par rapport, ne serait-ce qu’au christianisme ou à la philosophie hégélienne de conceptions ternaires.

Félicité-Robert de Lamennais (1782-1854)
Peut-être, à son ensemble de lectures philosophiques, si M. Taylor s’en était tenu plus aux écrits de Lamennais aurait-il fait preuve de plus de sagesse? Quoi qu’il en soit, il résiste en attendant qu’un renfort de Montréal, envoyé par Québec solidaire et conduit par son fils idéologique Justin Trudeau, vienne sauver l’intégrité de son identité plurielle et sa weltanschauung de l’hypermodernité. Je mentionne le nom de Félicité-Robert de Lamennais (1782-1854) parce que sa trajectoire philosophique a quelque chose de très "québécoise". Homosexuel, et dans le sens collectif où nous avons dépendu de nos mères au point de s'identifier aux valeurs féminines en quête à la fois d'un père absent et d'une virilité à aimer, le jeune Lamennais s'est converti au catholicisme. Son premier ouvrage s'intitulait Essai sur l'indifférence en matière de religion (publié en 4 volumes entre 1817 et 1823) qui s'opposait au libéralisme et au sécularisme de Voltaire et des Encyclopédiste. Il considérait que si nous suivions le penchant libéral, nous en arriverions à un état d'indifférence moral. Les valeurs étant relatives, si nous les confondons, nous aboutissions non pas à un état de plus grande tolérance ou d'acceptation, mais à un état qu'on qualifierait aujourd'hui de catatonie s'exprimant par une négativité (l'acceptation équivaut à ignorer l'autre) et de passivité (laisser faire, laisser passer), une forme de schizophrénie à la Justin Trudeau qui consiste à imiter toutes les formes de cultures parce qu'on en intègre aucune, enfin un isolisme selon la morale de Sade où chacun n'est qu'un objet dont on tire ses intérêts. Pour cette raison, je considère que dans la société de consommation de masse, le multiculturalisme est l'idéologie qui étend cette indifférence nocive à travers toutes les populations, solution structurelle à la survie de l’économie capitaliste. 

Sergio Leone. Once upon a time in America, 1982.
Le modèle de société mul-ticulturelle demeure New York beaucoup plus que les États-Unis dans leur ensemble et si le modèle new-yorkais a particuliè-
rement réussi, c’est qu’en arrivant à Staten Island, pendant que le service d’hygiène les épouillait, les immigrants apprenaient que l’État était séparé des Églises et que c’était là la règle du vivre-ensemble américain. Et ils ont fait à Rome comme avec les Romains. Ils ont appris l’anglais, appris à vivre dans une société séculière et laïque, appris à coexister avec toutes les différences du monde sans pour autant se dépouiller totalement de leur identité culturelle. Vouloir faire plus serait péché d’orgueil en voulant se faire plus catholique que le pape. Malheureusement, ce qui était clair pour les immigrants new-yorkais ne le fut pas pour les immigrants qui arrivaient au Québec, dans cette contradiction constitutionnelle où ils sont pris entre deux systèmes de codes linguistiques et juridiques incompatibles aux leurs. Plus que les immigrants venant des pays occidentaux ou occidentalisés, les immigrants provenant des contrées asiatiques et particulièrement des sociétés converties à l’islam possèdent des codes culturels réfractaires à l’occidentalisation et à ses valeurs. Disposés à profiter de la magie technicienne occidentale, ils en refusent les codes moraux. Pour eux, l’autorité divine dépasse l’autorité civique. Le résultat est un sociodrame qui, renversant le sens de la déclaration des droits et libertés, vise à présenter la laïcité comme une discrimination à l’égard de leur foi en leur interdisant d’accéder à des postes d’autorité publique. Il est vrai que cette rhétorique appartient davantage à certains opposant libéraux ou de Québec solidaire qui transforment ce sociodrame en psychodrame, poussant les affirmations les plus aberrantes qui enveniment un débat que le gouvernement voulait serein (un maire anglophone allant jusqu’à parler de nettoyage ethnique).

Mais l'évolution de Lamennais ne s'arrêta pas à la dénonciation de l’indifférentisme. Devant l'Église catholique qui se refermait devant la modernité, paradoxalement, il devint libéral en défendant l'idée de la séparation de l'Église et de l'État, tant il considérait le rôle nocif qu'une religion crispée sur ses bases était nuisible au sens de l'unité sur lequel se basait la nation moderne. Il défroqua et se fit élire député à l’Assemblée nationale de la Seconde République française (1848). Dix ans plus tôt, Lamennais avait reçu le député Louis-Joseph Papineau, alors en exil suite à la Rébellion de 1837. (Sur ce point, cf. Ruth L. White. Louis-Joseph Papineau et Lamennais, le chef des Patriotes canadiens à Paris 1839-1845, avec correspondance et documents inédits, HMH). Tous deux échangèrent une correspondance qui sans doute contribua à enraciner Papineau dans son anticléricalisme. 

Le pape François rencontre des bonze, voyage au Sri Lanka, janvier 2015.
À première vue, on pourrait penser à l’existence de deux Lamennais, mais il y a une logique qui le soutient tout au long de sa démarche : la peur de l'indifféren-
tisme. On ne peut être indifférent à ce qui nous authentifie, à ce qui nous particularise du reste de l’humanité. Il apparaît étonnant que la jeunesse québécoise qui, il y a quelques cinq ans à peine, érigeait comme devise “Fuck l’identité!devienne défenseur des identités partielles tout en ignorant l’identité collective (appelons-là nationale)? En cela, elle est moins cohérente que le vieux Lamennais. Tous nous devons supporter multiples identités. Ce n’est pas une découverte deCharles Taylor, c’est une conscience qui s’est imposée depuis la Seconde Guerre mondiale. Notre être est en effet multiple et, comme au niveau psychique qui émerge des perversions infantiles, se dégage un pôle qui se constitue de ces identités partielles pour permettre d’accéder à un psychisme unitaire complet, mature et, si possible, volontaire. Et ce pôle fait notre identité si nous le formons de nous-mêmes et non si nous laissons les autres le former à notre place. Auquel cas nous serons en droit de se considérer comme aliéné. Il en va ainsi des collectivités comme des individus et là où la psyché structure l’identité individuelle, le socius érige l’individualité collective.

Tu n'invoqueras pas mon nom en vain. Lucas Cranach l’Ancien, 1516.
Cette réalité est l’enjeu de l’actuel débat sur le projet de loi # 21 du gouvernement du Québec. Il s’agit d’une volonté consciente d’ériger cette identité en renouvelant la séparation au niveau de l’auctoritas du séculier et du religieux, de l’État et des Églises. Il ne s’agit pas d’ériger unediscrimination sociale basée sur la religion, mais une unicité de l’autorité fondée d’après la légitimité des valeurs qui sont les nôtres, auxquelles nous nous rallions par choix ou par raison et qui forgent la nécessité des relations entre les membres de cette société. On peut défendre la liberté de conscience religieuse sans pour autant discriminer celle-ci en rappelant qu’un membre en exercice de l’autorité de l’État ne peut avoir qu’un signe d’identification publique de sa fonction et non deux ou trois. L’idée inscrite dans le préambule de la Charte des droits et libertés de la Constitution canadienne de 1982 instaurant la croyance en Dieu comme sens commun des Canadiens est une concession à une époque révolue. L’existence d’aucun État au monde ne provient d’une quelconque volonté divine. Y croire, c’est être superstitieux. L’existence (ou non) de Dieu ne légitime aucun État passé, présent ou à venir considérant que ce sont les humains qui font leur histoire et non une quelconque puissance intemporelle ou surnaturelle. Voilà pourquoi un État ne peut être laïque s’il fait dériver la légitimité de sa constitution d’une quelconque puissance transcendante. Même au niveau de la foi de ses membres, il commet un sacrilège considérant que dans les commandements divins on ne doit ni prêter serment, ni jurer au nom de Dieu (Exode 20.7 : Tu n'invoqueras point le nom de l'Éternel, ton Dieu, en vain; car l'Éternel ne laissera point impuni celui qui invoque son nom en vain).

Le Tao. Le yin et le yang, plus que la somme de ses parties.
Par cette logique indépassable, le Québec est en droit d’être davantage fidèle à lui-même qu’à une constitution déraison-
nable et blasphéma-
toire, trahissant à la fois le respect que l’État doit à toutela population canadienne, toutes identités confondues, et le principe même de la foi monothéiste quiinterdit d’utiliser le nom de Dieu en vain. Pour ces deux raisons, politique et religieuse, la contradiction de la Constitution canadienne et de sa charte des droits et liberté contrevient à la laïcité qui place l’État comme incarnation d’un tout, d’un sens garant de cette unitéet du respect de ses parties dont elle est plus que la somme. Aussi donc, le multiculturalisme n'est pas une ouverture à l'autre. C'est une absence de présence dans un monde atomisé où chacun organise sa vie EN DEHORS du monde extérieur. En cultivant l’égoïsme de chacun, parfois sous couvert d’une appartenance partielle, le multiculturalisme creuse la schizophrénie isoliste sadienne des individus. C’est l’idéologie parfaite des réseaux de communication électroniques où chacun s’enferme dans sa bulle de divertissements étrangère à toute connaissance objective. Le multiculturalisme réifie l’individu à ses caprices et à ses automatismes. En définitive, c’est un surplus d’aliénation déplacé du groupe vers l’individu seul et devant lequel il est laissé à lui-même, recourant à des objets transitionnels fournis par le divin marché pour se raccrocher à une bouée extérieure qui donnera sens pour lui au monde. Et pour un ascète de ma qualité, je reconnais que ce serait là la pire chose qui puisse arriver à notre humanité que la diffusion de cette idéologie perverse. Une anesthésie qui, pour éviter la haine, nous emmène également à tuer toute possibilité d'amour⏳ 


Jean-Paul Coupal
Sherbrooke, 6 avril 2019.

Entre la greffe et la bouture : le sort des immigrants d'Amérique

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Arrivée de Champlain à Québec à bord du Don-de-Dieu, 1608.
ENTRE LA GREFFE ET LA BOUTURE :
LE SORT DES IMMIGRANTS D'AMÉRIQUE 
 
Marthe Robert (1914-1996).
Afin de placer en ordre ses découvertes sur le processus du développe-
ment psychique des individus, Sigmund Freud a créé un concept, le Familienroman, le roman familial à travers lequel chaque enfant réécrirait sa biographie en fonction de surmonter son conflit œdipien et en particulier le sentiment d'être mal né. En se développant, le jeune enfant en vient à considérer ses parents comme des étrangers au point de développer une névrose face aux frustrations dues par le principe de réalité. Critique littéraire, Marthe Robert a appliqué le modèle du Familienroman à un certain nombre d'œuvres. Dans son essai, Origines du roman et roman des origines (1972), elle distingue deux modes par lesquels les auteurs littéraires parviennent à élargir le cercle de famille afin d'offrir aux lecteurs une version écrite et élaborée de son propre roman familial. Le déterminisme névrotique finit par imposer à tout roman le joug de sa contrainte car, écrit-elle, “à strictement parler il n'y a que deux façons de faire un roman : celle du Bâtard réaliste, qui seconde le monde tout en l'attaquant de front; et celle de l'Enfant trouvé qui, faute de connaissance et de moyens d'action, esquive le combat par la fuite ou la bouderie”. (M. Robert. Origines du roman et roman des origines, Paris, Gallimard, Col. Tel, 1972, p. 74). La première catégorie, celle du Bâtard, est illustrée par les romans de Balzac, Hugo, Sue et Tolstoï; la seconde, celle de l'Enfant trouvé, par Cyrano de Bergerac, Hofmann, Novalis et Kafka.
Le curé Labelle (Antoine Bertrand), version "Les Pays d'en-haut".
Si on tient compte que l'historio-
graphie nationale est un dérivé du roman (au début du XIXe siècle, par le roman historique fondé en Grande-Bretagne par Walter Scott, aux États-Unis par Fenimore Cooper et en France par Balzac puis Dumas père et Hugo), le Familienroman prend les allures d'un Nationalenroman, le roman national si décrié aujourd'hui tant au niveau historiographique que politique. Il est vrai que le genre littéraire prête à élaborer moins à partir de connaissances objectives qu'à partir d'une subjectivité érigée, par les mythistoires, en vérité. Ce genre est en progression au Québec au détriment de l'historiographie car, d'une certaine façon, il compense auprès du grand public le besoin de satisfaire une conscience historique que des connaissances, trop élaborées ou trop spécifiques, ne parviennent pas à combler. L'adaptation au cinéma ou en séries télévisuelles complète cet approvisionnement aux qualités diverses.
La logique de la réflexion nous amène à nous demander comment vérifier la thèse de Marthe Robert au niveau du Nationalen-
roman. Ce roman collectif enseigné en classe à travers l'histoire nationale façonne la conscience historique mais aussi la représentation sociale que nous faisons de nous-mêmes dans l'espace et dans le temps. J'ai appliqué la première fois ce cadre dans une étude en 1990. (http://jeanpaulcoupal.blogspot.com/2010/06/de-la-demoralisation-tranquille.html) Depuis, je l'ai réutilisé comme fondement symbolique dans l'historicité américaine à travers les trois volumes d'un essai : La poursuite du soleil(https://drive.google.com/drive/u/0/folders/0B195tjojRBFyMzV5bnQ5aWZnYWs). En observant la façon dont les différents groupes coloniaux se sont acclimatés aux territoires américains (à l'époque amérindienne), les nations nouvelles de seconde génération occidentale ont été placées en position de se définir devant deux “obstacles”. La première, le territoire nouveau et ses habitants. La seconde, l'éloignement dans l'espace et le temps des métropoles originaires.
Notre-Dame de la Guadaloupe, 1531.
Ainsi, le fantasme réussi serait, selon la thèse de Marthe Robert, la figure de soi en Bâtard. Cette figure s'applique historiquement à la colonisation ibérique. Pour cruelle que furent les conquêtes espagnoles, dès la première génération de conquistadores - celle de Hernan Cortès et de Francisco Pizzaro -, le processus de métissage était à l’œuvre. Ces conquérants venus de l'Estramadure n'étaient rien que des laissés pour compte de la Reconquista espagnole sur le royaume musulman de Grenade. N'ayant pu se découper des richesses à partir de l'ennemi, ils s'en découpèrent en Amérique et, pour obtenir le respect des populations, épousèrent des personnes socialement plus élevées qu'eux, les filles des caciques. Ainsi, Cortès épousa la Malinche de qui il eut un fils auquel il donna le même prénom que celui qu'il avait eu de son épouse légitime restée à Cuba. Il en fut de même du conquistador Sebastián Garcilaso de la Vega y Vargas qui épousa la princesse inca Isabel Chimpu Ocllo, descendante de l'Inca Huayna Capac. Sans abolir les rangs sociaux ou même le racisme ethnique, le Bâtard s'acclimata aux défis américains. Pendant que Madrid siphonnait les richesses des mines du Potosi et du Mexique, Mexico se relevait rapidement de la conquista. Une GREFFE ethnique et culturelle s’élaborait favorable à l’émergence d’une civilisation nouvelle.
Sor Juana Inés de la Cruz (1648-1695)
Très vite, la nouvelle société mexicaine brilla d'un esprit intellectuel qui rangeait loin en arrière les prétentions espagnoles. Une ambassade de Chine vint à Mexico y rencontrer le représentant du roi d'Espagne. De grands intellectuels comme Garcilaso Inca de la Vega vinrent en Espagne afin d’y écrire les premiers récits de la conquête espagnole tandis que Sor Juana Inés de la Cruz, poétesse, dramaturge et géographe brillait avec le même éclat que l'architecture et la décoration baroque dans la colonie mexicaine. Les administrateurs coloniaux, les Gachupines au Mexique et les Chapetones en Bolivie, qui se targuaient de leur pure ascendance espagnole, furent très vite haïs et écartés avec la même aversion qu'on avait pour les Indiens non métissés. Lorsqu'au début du XIXe siècle commencèrent les guerres d'émancipation, ils furent les premiers à être embarqués dans les bateaux qui les reconduisirent en Espagne. La bâtardisation ibéro-américaine a permis de créer une civilisation nouvelle, brillante et cultivée et si les impérialismes britannique et américains n'étaient pas intervenus dans les années qui suivirent l'indépendance, l’Amérique latine aurait sans doute conservé la marque d'une société se libéralisant et se démocratisant. Au lieu de cela, on a vu les grandes compagnies étrangères, puis les multinationales s'appuyer sur des militaires et subventionner leurs armées et leur pouvoir despotique. N'en reste pas moins, que la figure du Bâtard rompait complètement avec les figures métropolitaines afin d’assumer son étrangeté face à l'Europe. De cette figure puise le mythe des origines et l’auto-détermination des sociétés ibéro-américaines au prix de confrontations, souvent sanglantes, avec une réalité qui la forgea en même temps qu'elle lui résista d’où qu’elle en tira une supériorité civilisationnelle que nous sous-estimons trop rapidement.
Riel et le gouvernement provisoire métis manitobain 27 décembre 1869.
En Amérique du Nord, ce ne fut pas la figure du Bâtard qui s’imposa, sauf parmi certains groupes tels les immigrants marginalisés dans l'Empire français ou britannique qui épousèrent la vie indienne à travers la course des bois, le portage ou le travail d'éclaireur et de guide. C'est ainsi que se formèrent les Bois-Brûlésde l'Ouest, métissage d'Amérindiens, de Français et d'Écossais qui furent employés dès la fin du XVIIIe siècle par les grandes compagnies de fourrures, la Hudson's Bay Company et la North West Company, appelées un jour à fusionner. Les Anglo-Saxons, plus encore que les Français, refusèrent la greffe, venant déjà en Amérique avec leurs femmes dès le début du XVIe siècle. Leur but était de reproduire intégralement les sociétés qu'ils avaient quittées en Europe. Ils se revêtirent de la figure de l'Enfant trouvé anticipant une transplantationdu monde européen, métropolitain, dans les forêts de l'Amérique du Nord selon le mode de la BOUTURE. Un monde nettement tranché entre l’inclusion et l’exclusion.
George Washington et l'armée américaine à Valley Forge, 1778.
Dans les colonies anglaises, chaque groupe d'immigrants se fit octroyer du Roi une charte ou une constitution qui reconduisait dans chacune des treize colonies américaines les rapports à la couronne anglaise. En Nouvelle-France, Champlain voulut, avec Richelieu et par la constitution de la Compagnie des Cent-Associés, reproduire au Canada le système despotique d'un empire français en Amérique qui, durant un laps court temps, s'étendit de l'Acadie jusqu'à la Nouvelle-Orléans au sud et aux limites des Rocheuses à l'ouest. Ce mode de bouturage rattachait davantage les colonies à leurs métropoles, de telle manière qu'il fallut des actes dramatiques pour rompre définitivement les liens. La Nouvelle-France vit ses liens se rompre par la Conquête de 1760. Psychologiquement, le dernier lien fut rompu en 1793, lorsque leur roi – le roi de France – fut décapité à Paris. La Révolution française consomma cette rupture. Mais déjà les colonies américaines s'étaient séparées de l'Angleterre par une guerre d'indépendance qui s'étira sur une période de neuf années d'hésitations et de faiblesse militaire malgré l'aide fournie par la France et l'Espagne.
Le "Red Ensign" canadien, 1957-1965.
Si un certain métissage ethnique et culturel put s'opérer en Nouvelle-France, métissage rendu plus difficile par le faible taux démographique des migrations françaises, les Anglo-Saxons opérèrent très tôt en chassant devant eux les autochtones du continent. Le carnage dura aux États-Unis jusqu'à la dernière décennie du XIXe siècle, tandis que l'Empire britannique d'Amérique du Nord, à partir de 1763, astreignit ses autochtones à vivre dans des réserves qui finirent par relever du tutorat du gouvernement du Canada. La province de Québec, avec sa population francophone et catholique, développa un lien affectif plutôt nostalgique avec la France préférant s’en remettre à Rome qui prenait figure d'une nouvelle mère envers laquelle, malgré les déceptions répétées, elle ne cessa de recourir en vain pour défendre ses intérêts devant le gouvernement anglophone et protestant du Canada. Cette mélancolie s'exprima dans les arts, la dramaturgie, le cinéma et la télévision jusqu'à la fin des années 60 du XXe siècle. Les Canadiens, pour leur part, restèrent attachés de la même façon aux souvenirs du glorieux Empire britannique auquel ils avaient appartenu à son époque d’extension maxima, trait d'union entre le commerce anglais et l'Extrême-Orient ainsi que les colonies australes. Encore au début des années 1960, Victoria refusa de nationaliser le nom de la province en Colombie Canadienne alors que le gouvernement fédéral éprouva toutes les difficultés à adopter un drapeau canadien qui ne serait plus le Red Enseign.
Revue MAINTENANT, dossier «CHEVAL...»,  N.134, mars 1974.
Dans les cas de Nationalenroman américains, les figures du Bâtard et de l'Enfant-trouvé n'ont pas donné deux modes d'adaptation au continent nouveau, mais bien le contraire. Ce sont les modes d'adaptation qui élaborèrent ces deux figures fantasmatiques de représentation de soi collective. D’une part, parce que le métissage s'est opéré très rapidement sous forme de GREFFE dans les régions ibéro-américaines que la figure du Bâtard s'est développée, ne serait-ce dès le XVIIe siècle avec la fusion du baroque européen et des arts issus des civilisations pré-colombiennes. D'autre part, c'est parce qu'Anglais et Français opérèrent par BOUTUREdes sociétés métropolitaines qu'ils en vinrent à développer la figure de l'Enfant trouvé; que le métissage culturel s'est trouvé limité et a engendré un problème d'identification face à l'américanité. L'opiniâtreté à rester attaché à des symboles européens, de plus en plus archaïques au fur et à mesure que la modernité technologique s'imposait, ont créé des distorsions. Au Québec, le français d'une élite cléricale et bourgeoise devint totalement étranger aux dialectes populaires des régions dont les formes les plus ataviques furent le joual urbain et les anglicismes des milieux de travail. L'art canadien prit longtemps à s'émanciper des racines britanniques, se sentant toujours menacé par la force du rayonnement de la culture des voisins du Sud. Le rattachement à son frère ennemi québécois lui est devenu son principal bouclier contre la diffusion accélérée de cet impérialisme culturel qui ne se conforme pas à la culture nationale canadienne-anglaise.
Peter Ewart. Affiche pour le Pacific Canadian, 1947.
Ce long tour de table pour dire ceci. Les populations migrantes au Québec sont confrontées aux mêmes modes d'adaptation que nos ancêtres des temps jadis. Elles ont le choix de se transplanter en se greffant avec le milieu humain et naturel ou de s'acharner à bouturer des portions de Moyen-Orient en terre d’accueil. Aucun gouvernement ne peut choisir à leur place sans passer pour impérialiste, colonialiste ou discriminatoire. Elles doivent donc le concevoir par elles-mêmes et choisir dans le meilleur sens de leur adaptation et de leur fusion avec la société d'accueil. Car même si celle-ci ne peut choisir à leur place ou les forcer à emprunter une voie plutôt que l'autre, elle a pour responsabilité de poser les limites qui peuvent rassembler le plus grand nombre de diversités en provenance de multiples lieux et de multiples cultures du monde, parfois hostiles les unes aux autres. Elle doit le faire aussi compte tenu des limites de sa richesse et de ses valeurs dominantes afin que ne se développent des confrontations violentes qui ont tant parsemées autant l'histoire des nations ibéro-américaines que nord-américaines. Des accommodements précoces éviteront toujours des confrontations futures entretenues par des gouvernements qui n'ont jamais fait preuve de régimes matérialisant une quelconque autorité d'État. En ce sens, il y va autant de la maturité de la culture québécoise que de l'adaptation des migrants à leur américanisation
Célébration de la Fête Dieu à Montréal, années 40 ou 50.
En ce sens, l'expérience québécoise et canadienne démontre que la BOUTURE retarde l'adaptation au milieu naturel et humain. Elle crée des retards conséquents au développement économique et social. En isolant les colonies de l'américanité, la persistance catholique de la mémoire d'une Nouvelle-France mythifiée et idéalisée de même que le rabâchage du glorieux Empire britannique a longtemps isolé la culture canadienne sur elle-même et a empêché jusqu'à tout récemment une éclosion capable de la distinguer, à l'internationale, de la culture américaine ou britannique. À force de célébrer des idoles anachroniques, la figure de l'Enfant trouvé finit par cultiver des amertumes et des ressentiments qui cultivent la haine et la confrontation. Maintenant que la culture québécoise s'est entièrement reconnue comme américaine, elle sera plus défiante à accepter des cultures qui voudraient, à leur tour, recréer des transplantations de milieux incompatibles avec autant la nature du territoire que celle de leurs populations.
Boucar Diouf et sa famille.
D'autre part, dans la mesure où la GREFFE permet la naissance de syncrétismes qui ouvre à de nouvelles cultures et les bénéfices ne pourront qu'être partagés. En promouvant le métissage dans les années 1990, la jeunesse québécoise était mieux avisée que celle d'aujourd'hui qui n'a que des procès à faire au passé comme si elle se situait en dehors de la réalité, dans un présentisme également identique à lui-même tout au long des millénaires antérieurs. Cette paresse de l'esprit qui confine à la paresse du cœur renoue avec une tendance anti-intellectuelle de fond assez bien partagée en Amérique du Nord alors que très tôt, dans le monde métissé de la Nouvelle Espagne, à Mexico, une petite religieuse des carmes déchaussés en savait plus en matière de géographie humaine avec ses moindres moyens qu'elle aujourd'hui avec tous ses sites de voyages virtuels⏳
 
 
Jean-Paul Coupal
Sherbrooke, 6 avril 2019.

De la «croisade des enfants» à la Gretajugend

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Greta Thunberg à la marche pour le climat du 27 septembre 2019
LA CROISADE DES ENFANTS

Moyen Âge. Période d'obscurantisme et de superstitions. Période où les humains étaient tantôt brutaux et rustres, tantôt larmoyants ou jubilatoires. Période où il était prompt de s'engager dans un mouvement millénariste, annoncer l'apocalypse, ressentir la proximité de l'eschatologie. Les nobles haussaient l'engagement jusqu'à partir en croisade afin d'arracher la Terre sainte aux Musulmans, arabes ou turcs, peu importe. Quand les choses allaient mal pour les entreprises des rois, des nobles ou des clercs, par désespoir de cause, ils se retournaient vers les enfants, car Dieu, croyait-on, ne pouvait rien refuser aux enfants. Ceux-ci répon-dirent aux appels du pape Inno-cent III - l'un des plus puissants de l'histoire de la papauté -, et on les persuada qu'ils pouvaient délivrer le saint sépulcre. «N'est-il pas admis que leur innocence et leur pureté leur valent des grâces particulières? N'ont-ils pas la conviction que, par l'effet de sa seule vertu, leur foi, dont la ferveur les exalte, doit leur assurer une puissance surnaturelle et leur permettre de réaliser l'impossible en dépit de tous les obstacles?» (Louis Mazoyer. Enfants mystérieux de l'histoire, Paris, Société continentale d'Éditions modernes illustrées, col. Connaissance du passé, 1972, p. 12.) C'est ainsi, après la quatrième croisade de 1212, celle détournée sous la pression du doge vénitien Dandolo, les Croisés montèrent à l'assaut de la ville chrétienne de Constantinople qu'ils ravagèrent pour s'emparer des richesses et revenir plus riches que jamais en Europe; qu'après cette croisade honteuse où, partis faire la guerre aux Infidèles, les chevaliers francs firent honteusement la guerre à d'autres chrétiens par cupidité et goût du lucre, que se déroula la croisade des enfants.

L'expression croisade des enfants tire son nom du latin pueri, qui signifierait dans ce contexte-ci, les enfants de Dieu, ou encore, des hommes se trouvant en état de pauvreté, ce qui, dans les mentalités de l'époque, s'avérait vouloir dire la même chose. Les chroniqueurs d'époque soulignaient d'ailleurs la misère de ces pèlerins, paysans pauvres plus que des enfants. L'historienne italienne Egle Becchi décrit ainsi l'épisode :
«Foules enfantines encore, celles, baptisées "croisades", qui traversaient l'Europe. La plus célèbre est la "croisade des enfants", qui se déroule de juin à septembre 1212, et regroupe, en formations diverses, des garçons et des filles, accompagnés d'adultes, où les Français ont pour guide un berger nommé Étienne et les Allemands un puer teutonicus de Cologne, Nicolas. Le but est d'atteindre un port pour gagner la Terre sainte : les uns traversent la France jusqu'à Marseille, d'autres poussent jusqu'à Brindisi. Les pertes ont été lourdes sur les routes, et ceux qui réussissent à embarquer finiront le plus souvent au fond de l'eau ou capturés par des Arabes à peine sortis de la mer chrétienne. Bien peu reviendront. Même si le phénomène est très difficile à interpréter, certaines de ses composantes sont identifiables : la mobilité enfantine (cette "croisade des enfants" n'est pas la seule du genre, même si elle est la plus connue), le mélange des petits et des grands, réunis par une même misère et un même élan religieux, la méfiance des adultes devant ces troupes d'enfants sortis des espaces contrôlés de la famille et de l'Église, la correspondance entre l'enfance comme catégorie idéologique, plutôt que comme classe d'âge, et le début d'une histoire qui part de la Terre promise, la manifestation spectaculaire, et à grande échelle, d'un renouveau de la dévotion à l'Enfant Jésus (surtout dans le monde des couvents entre le XIIe et le XIIIe siècle) et une réévaluation de l'enfance.» (E. Becchi. "Le Moyen Âge", in E. Becchi et D. Julia. Histoire de l'enfance en Occident, t. 1 : de l'Antiquité au XVIIe siècle, Paris, Seuil, Col. L'univers historique, 1996, p. 121.
Les chroniqueurs du Moyen Âge attribuaient à certains enfants des qualités exceptionnelles. On leur prêtait des exploits d'adultes qui annonçaient de grands destins ou encore une sagesse précoce, des dons exceptionnels mus par une force mystérieuse prêtant à des vocations ou des capacités propres à accomplir des miracles. Petits saints dotés de dons de voyance, poursuivis par des visions qui captaient l'attention des adultes. «Ces figures de jeunes saints et de jeunes saintes parcourent tout le Moyen Âge, et leurs "vies", écrites à des époques diverses et structurées selon plusieurs lieux communs, racontent leurs premières années dans un milieu précis, leurs épreuves, leurs actes de bonté, leurs miracles. Très souvent, leur naissance a été précédée d'une annonciation, leur enfance a été difficile, triste, tragique; ce sont souvent des enfants abandonnés ou donnés comme objets, à qui le jeu est interdit (remplacé par la prière), des enfants de constitution souvent fragile, sans que cela les empêche pour autant d'atteindre l'adolescence puis l'âge adulte, où ils se signalent par leur grande pureté.» (E. Becchi. op. cit. p. 124). C'est ce type de représentation de l'enfance que nous pouvons appeler un pattern, et il n'est pas propre au Moyen Âge, les périodes ultérieures ayant perpétué ce portrait.

L'une des garanties des enfants étaient leur sainteté. Le berger Étienne, par exemple, est visité par Jésus ayant revêtu l'habit du pèlerin. Étienne de Cloies lui offre de partager son pain et en retour le Christ lui dit qu'il a un message pour le roi et lui demande rien moins avant de repartir, que d'aller délivrer Jérusalem avec l'aide des enfants de son âge. Aussitôt connu le fait miraculeux, Étienne devient une vedette. Derrière ses bannières, il entraîne, au chant des cantiques, des foules de plus en plus énormes de garçons et de filles dont les plus âgés n'ont pas quinze ans. Il se rend auprès du roi Philippe-Auguste lui délivrer le message tenu du Christ. Conforme au pattern, le roi refuse de recevoir Étienne. Déjà imbu de voltairisme, le roi aurait «fait donner l'ordre aux "petits croisés" de rentrer au plus vite chez eux. Ne sont-ils pas, à l'en croire, les victimes des "enchantements du démon" comme l'université de Paris, consultée, vient de le lui faire savoir?» (L. Mazoyer. p. 12). S'en retournant chez lui, le petit peuple encourage Étienne à partir en croisade, lui demandant de ne pas se disperser et de courir sus à Jérusalem. La cohorte se détourne alors vers le sud, recrutant de nouveaux enfants sur son passage. Étienne est alors reconnu comme un véritable chef de guerre. Il s'avance dans un char somptueusement décoré, doté d'une garde personnelle, d'un état-major de disciples parmi les plus fidèles. Astreinte de franchir les Alpes, la cohorte se disloque. «De nombreux enfants, affamés et recrus de fatigue, s'attardent, se perdent ou meurent dans des conditions obscures en essayant de rentrer chez eux». (L. Mazoyer. p. 13). À la fin du mois de juin 1212, ce qui a survécu de la croisade fait son entrée à Marseille. «Une immense déception attend les petits croisés. Contrairement à leurs espoirs, la mer ne se retire pas à leur approche comme la mer Rouge devant les Hébreux. Leur arrivée ne suscite pas le moindre mouvement d'enthousiasme ni de piété. Marseille a bien d'autres préoccupations. Depuis que les croisades ont donné à son commerce un essor prodigieux, elle ne pense qu'à s'enrichir, à ne pas se laisser distancer par Gênes, sa redoutable rivale... Pauvres et vivant d'aumônes, Étienne et ses compagnons font à ses yeux figures d'indésirables...» (L. Mazoyer. p. 13).

L'arrivée d'Étienne à Marseille en juillet 1212,encouragea la mise en place d'une seconde croisade d'enfants, celle du petit Nicolas de Cologne. Âgé de douze ans, Nicolas eut la visite d'un ange lui ordonnant de réunir des enfants de son âge et de les conduire à la reconquête des Lieux Saints. Précédées par une bannière où figurait la croix en forme de T de l'Orient chrétien, les processions qu'il avait organisées prennent l'allure d'une machine de guerre. Ses combattants chantent :
Nicolas, serviteur du Christ, s'en va en Terre sainte;
Avec les innocents, il entrera à Jérusalem;
À pieds secs il marchera sur la mer sans rien craindre,
Il unira chastement garçons et fillettes.
En l'honneur de Dieu, il accomplira des choses si grandes
Que les crix "Paix, jubilation, gloire à Dieu"
Résonneront partout. (cité in L. Mazoyer. pp. 15-16)
Autour de Nicolas se retrouvent des jeunes paysans qui forment la plus grosse partie de ses effectifs mais aussi des jeunes clercs, des servantes, des femmes de différentes conditions et même quelques fils de seigneurs, également des mauvais garçons préoccupés davantage de dérober les aumônes reçus par les enfants. Plus mal préparée que la croisade française, la cohorte allemande tend à se disloquer mais finit par arriver à Gênes, la ville rivale de Marseille. Les Génois ne se montrent pas plus accueillants que les Marseillais, surtout qu'ils sont en guerre avec l'Empereur d'Allemagne, le redoutable Frédéric II de Hauhenstaufen, ils s'attendent prochainement à être assiégés par les troupes impériales. Aussi, les petits croisés se voient-ils obligés de se disperser, chassés de ville en ville, certains réduits au servage; d'autres s'embarquant à Venise tombent aux mains des corsaires qui les vendent comme esclaves sur les marchés orientaux. Deux groupes de croisés sont arrêtés, l'un à Trévise, l'autre à Brindisi avant même d'avoir pu prendre la mer. Le pape Innocent, heureux de les voir s'embarquer pour la Terre Sainte, ne veut surtout pas les recevoir à Rome et les engage à quitter l'Italie. La fin de l'aventure répète son calvaire : «Le retour des petits croisés est "plus lamentable encore que le martyre et la servitude des compagnons d'Étienne de Cloies (Alphandéry). Songent-ils encore au temps des prières, des chants d'espoir et de leurs premiers pas vers la "Jérusalem céleste" qu'ils s'imaginaient tout proche? Affamés, déguenillés et pieds nus, ils s'avancent, isolément, en silence. Beaucoup "ne savent même plus pourquoi ils étaient partis." D'autres ont oublié aussi bien leur nom que celui de leur village... Souvent ils sont un objet de dégoût et de peur... On se détourne d'eux. On se "barricade" sur leur passage... On chasse jusqu'aux tout-petits qui viennent demander du pain... Parfois on les insulte, on se moque d'eux. On leur demande ce qu'ils ont vu à Jérusalem. Les filles, souillées au hasard des rencontres, ne semblent même plus conscientes de leur abjection. Surtout pendant la traversée des Alpes, en octobre et novembre, les petits croisés meurent par centaines de faim et de soif... Lorsque, au prix d'un suprême effort, ils peuvent atteindre un village ils y succombent bien souvent aussitôt. Tout comme s'il s'agissait de charognes, personne ne songe à ensevelir leurs cadavres.» (L. Mazoyer. pp. 18-19). Du moins, Nicolas survivra-t-il à l'ensemble des épreuves puisqu'il participa, une dizaine d'années plus tard, lors de la cinquième croisade, au siège de Damiette.

La croisade française des enfants ne s'était pas mieux terminée. Nous avons laissé Étienne et ses combattants devant l'accueil mitigée des Marseillais. Après tant de déboires, un souffle d'optimisme repris les croisés :
«Un arma-
teur, Hugues Ansel-
me, sur-
nommé Fer, offre de les trans-
porter en Terre sainte, gratui-
tement, pour le seul amour de Dieu, "causa dei absque pretio"... Comment n'auraient-ils pas, désormais, confiance dans l'avenir? Anselme est un ancien croisé, tout comme son associé Guillaume de Posquières, auquel les histoires donnent parfois, sans raison valable, le surnom peu flatteur de Porc. En 1191, au cours de la troisième croisade, il a glorieusement participé au siège de Saint-Jean-d'Acre. Les privilèges de navigation et de commerce, qu'il a reçus du roi Guy de Lusignan en récompense de ses services, lui fournissent de puissants moyens d'action. Appartenant à une vieille et puissante famille anoblie par le négoce, il est d'autant plus influent qu'il a dirigé le mouvement communal et joué dans les affaires publiques un rôle de tout premier plan. C'était, aussi bien, un remarquable organisateur. Dès qu'il intervient toutes les difficultés s'aplanissent. Au jour prévu - toujours en juin - les petits croisés s'entassent, au chant des hymnes, sur cinq grands navires et, les voiles larguées "de par Dieu", voguent vers le large.
Deux jours plus tard une violente tempête disperse la petite flotte. Deux navires viennent se fracasser et se perdre corps et biens sur la roche du Reclus, à l'île de Saint-Pierre, au sud de la Sardaigne. Les cinq autres traversent la Méditerranée et longent la côte africaine. À Bougie, puis à Alexandrie, où ils abordent, leurs capitaines livrent, contre de grosses sommes, leurs jeunes passagers aux Sarrasins. Les petits croisés, conduits aussitôt sur les marchés d'esclaves, peuvent se demander s'ils ne vivent pas quelque démoniaque cauchemar...
Les marins marseillais n'ont fait qu'obéir aux instructions secrètes des armateurs. Anselme et Posquières ne songeaient qu'à réaliser une opération fructueuse tout en sauvegardant les intérêts de leurs compatriotes. D'une inopportune croisade qui était pour leur cité une menace et une charge, ils ont fait une "bonne affaire". Les apparences, aussi bien, restent sauves et le pape ne pourra pas intervenir... Étienne et ses compagnons sont partis pour la Terre sainte... Sera-t-on jamais en mesure d'établir que la tempête - une vraie tempête - n'a pas poussé leurs navires vers les côtes africaines où les Sarrasins ont pu facilement les capturer.
Comme on imagine volontiers ce que l'on souhaite, certains chroniqueurs affirmeront plus tard que les deux cyniques armateurs avaient eu la fin qu'ils méritaient. Accusés de s'être entendus avec les Sarrasins et d'avoir voulu leur livrer l'empereur Frédéric II, ils auraient été pendus après d'interminables supplices.
Que sont devenus les petits croisés? Il est bien difficile de le dire. Jamais plus on n'entendit parler d'Étienne, qui est peut-être mort au cours du naufrage. Les enfants vendu comme esclaves ont été dispersés, les harems se réservant surtout les filles, et les vieux seigneurs musulmans, les plus beaux des jeunes garçons. Plusieurs petits captifs - une vingtaine au moins - auraient été odieusement torturés et exécutés pour avoir refusé de renier leur foi chrétienne. Par contre, le calife du Caire, qui en avait acheté plus de trois cents, les aurait fort bien traités, et, tout particulièrement, les petits clercs. Il avait fait ses études à Paris sous un déguisement, et "tenait en grande estime le clergie de France" (P. Melot).» (L. Mazoyer. pp. 13-14)
L'affaire eut sa conclusion en 1229, lorsque l'empereur d'Allemagne Frédéric II obtint la libération de 700 survivants de la croisade qui, parvenus maintenant à l'âge adulte, avaient vécu une existence bien différente de celle qu'ils s'étaient imaginés en s'embarquant pour libérer la Terre Sainte.

UN ATAVISME MÉDIÉVAL QUI PERDURE FACE À LA MODERNITÉ

Ce pattern nourri de faits et de légendes s'est répété à de multiples occasions. Pensons à la vie de Jeanne d'Arc. C'est dès l'âge de treize ans que Jeanne aurait entendu des voix lui dire de s'engager à conduire le dauphin Charles à venir se faire sacrer roi de France à Reims et à bouter les Anglois hors de France. Là encore, des obstacles se dressèrent sur son chemin, mais elle finit par se faire reconnaître par le dauphin. Elle pourra conduire des troupes à l'assaut d'Orléans mais bien encadrée par des généraux rompus à l'art militaire. Elle combattra vaillamment au nom de Dieu et de son roi. Charles sera bien conduit à Reims, sacré roi et c'est en voulant prendre d'assaut Paris, dans des conditions défavorables et mue par orgueil, que Jeanne d'Arc tomba aux mains des adversaires Bourguignons qui la livrèrent aux Anglais qui lui menèrent un procès de sorcellerie - avec la bénédiction de l'Université de Paris - et la brûlèrent sur la place du Marché à Rouen. Elle n'avait que dix-neuf ans.

Passé la Renaissance, la modernité écarta les enfants des rôles symboliques et politiques. La Révolution française eut bien ses enfants héros - Bara et Viala - mais il fallut attendre un siècle pour que les manuels de la République s'en servent comme modèle patriotique pour la jeunesse. Puis, les enfants sont entrés dans le roman : l'inoubliable Gavroche des Misérables de Hugo ou Oliver Twist de Dickens. Enfin le cinéma. Il n'y avait que la religion catholique qui sécrétait encore ses petits prophètes. Dans sa lutte contre le modernisme, les enfants pieux retrouvaient leur place comme meneurs de croisade. Il ne s'agissait plus de reconquérir les Lieux Saints, mais plutôt les âmes égarées par le rationalisme, le matérialisme, le libéralisme, la démocratie et surtout la liberté de pensée et la liberté de la presse. Ce n'était plus ni Jésus ni les anges qui contactaient les enfants prodiges mais la Vierge Marie. À la Sallette en 1846, à Lourdes en 1858, à Fátima en 1917 et à Međugorjedepuis 1981 la Vierge entrait en contact étroit avec des enfants - généralement des bergers et plus souvent des fillettes que des garçons - pour révéler quelque mystère que l'Église, après hésitation, s'empressait de récupérer pour sa propagande. Très vite ces apparitions ont donné lieu à des spectacles où participaient des milliers, voire des dizaines de milliers de pèlerins. À cela s'ajoutait tout un côté marketingpropre à la production de cossins kitchs aptes à satisfaire une piété populaire. Dans une religiosité angoissée par la modernité et ses défis, ces appels à l'enfance, à la simplicité, à la foi aveugle sensée déplacer les montagnes, la «croisade des enfants» se ramenait à des entreprises qui confinaient aux phénomènes de foire. La propagande amplifiait souvent la pauvreté, le bas âge, les obstacles dressés devant les enfants, la pugnacité des clercs et théologiens à reconnaître le miracle évident aux yeux des gens simples, voire les handicaps physiques qui pouvaient les affliger. Les récits ou les films composés à partir de leurs expériences s'organisaient autour du même pattern.

Au Québec, Victor-Lévy Beaulieu nous a fait nous rappeler ces récits populaires du milieu du XXe siècle qui célébraient de tels enfants. À une littérature populaire pleine de fantaisies du XIXe siècle s'opposent, un siècle plus tard, des récits moralement édifiants d'enfants pudibonds. Certes, ils ne déclenchent pas de croisades puisqu'ils appartiennent à une catholicité triomphaliste, fidèle à ses clercs et obéissante aux autorités. On se contente de raconter quelque anecdote édifiante de la jeunesse précoce de ces enfants portés vers la piété plutôt que le mysticisme. Ces récits étaient d'ailleurs rédigés par des clercs, souvent même le curé de la paroisse heureuse d'avoir pu être le berceau du dit enfant. Ainsi, le père Cadoux écrivit la biographie de la petite Marthe Sasseville, une petite fille née à Sainte-Anne-des-Monts en 1925 et qui n'eut rien de si extraordinaire sinon qu'elle mourut à l'âge de quatre ans des suites d'une péritonite. Cette enfant était surtout marquée par des vivacités d'humeur. À part ça, tout résidait dans le regard de sa mère. À quinze mois, «on remarque pourtant dans ses traits, dès qu'elle est au repos, une gravité qui n'est pas de son âge», ce à quoi la sœur de la fillette ajoute : «Nous lui parlions beaucoup quand elle avait dix mois. Il passait souvent dans ses yeux interrogateurs comme une souffrance de ne pas com-prendre ce que nous lui di-sions». Tout cela était bien sûr de la sottise. Marthe était une enfant difficile qui n'hésitait pas à crier que sa mère était méchante; qu'elle lui envoya, dans une crise de colère, sa bottine par la tête; elle convoitait les bonbons de la visite à la veille de Noël. Mais elle était surtout, déjà à quatre ans, un écho de la morale pudibonde des Québécois de l'époque : «Je ne mets pas de robe à la mode : ça fait pleurer mon petit bon ange». Ce qui était en jeu dans ce type de littérature, c'était la conduite morale touchant à la sexualité. On y dénote ainsi une peur et une haine morbides des hommes : «Dès qu'elle en voyait un, la petite Marthe Sasseville allait se jeter "toute tremblante dans les bras de sa maman ou de sa sœur en criant : Cache-moi! Un homme! un homme!"... Et elle n'avait pas quatre ans!...». Toute cette sainteté ne reposait que sur un seul fait, la mort de la petite. Le père Cadoux en raconte ainsi la phase la plus transcendante :
«À un moment donné, pendant que monsieur le curé lisait les litanies, Marthe devint tout agitée; ses yeux dilatés et hagards, ses traits convulsés marquaient une grande épouvante. Le prêtre, notant cela, interrompit les invocations et dit : "Tiens, Marthe, je vais te jeter de l'eau bénite!"
- Oui, oui, répondit-elle, haletante, de l'eau bénite, de l'eau bénite!
Après que monsieur le curé eut aspergé son lit, elle se calma et l'on reprit les prières.
Dans l'après-midi déjà, elle avait eu un moment de lutte très vive contre le démon. Elle s'était soulevée de son lit, en dépit de sa grande faiblesse, m'avait prise par le cou et avait cri : "J'ai peur, maman, il veut m'emporter!" Un peu d'eau bénite avait alors tout fait rentrer dans l'ordre.» (Victor-Lévy Beaulieu. Manuel de la petite littérature du Québec, Montréal, L'Aurore, 1974, pp. 158-159).

Tout cela apparaît comme une indicible niaiserie. Mais cela ressort de l'atavisme du pattern. On retrouve la même chose dans le récit de la vie de la petite Thérèse Gélinas, née aux Trois-Rivières en 1925, rédigée par un autre curé, le père Nadeau. Enfant «soumise, appliquée, pieuse, friande d'hosties», dès l'âge de dix mois, elle «sait tracer seule avec sa menotte le signe de la croix pendant que sa maman dit les mots». Thérèse aussi était sujette à des vivacités d'humeur. Elle était surtout égoïste, vaniteuse, bigote et déjà motivée par l'appât du gain. Plus que Marthe Sasseville, elle apparut aux yeux de ses proches et de son biographe comme une enfant inspirée : «Selon le père Nadeau, elle aurait eu la prescience de sa mort en se rendant un jour au salon funéraire avec des amies. À la sortie du salon, elle aurait dit : "Qui sait si, dans une semaine, ça ne sera pas l'une d'entre nous qui sera sur les planches?" Devant une telle déclaration, il allait de soi que les amies de Thérèse pensassent : "Mais ne dirait-on pas qu'elle sent sa mort, Thérèse?"» Évidemment, cette interprétation est donnée a posteriori puisque la petite Thérèse mourut d'une hémorragie cérébrale quelques jours plus tard. Au départ, rien ne dit que sa phrase ne supposait pas quelque chose de méchant et qu'elle ne pensait pas particulièrement à elle lorsqu'elle partageait sa prédiction avec ses amies.

Le troisième spécimen retenu par Beaulieu est la petite Pierrette, mais cette fois-ci, la vie de la fillette apparaît sans intérêt. Elle n'existe que par la composition ampoulée du biographe qu'elle tient. «À l'aurore de la vie, vouée à la Sainte Vierge et consacrée au Cœur Eucharistique, il semblait presque naturel que, dès l'éveil de sa raison, cet ange de la terre soupirât après le Pain des anges. Jésus Hostie était vraiment le soleil de ce LIS gracieux.» Mais, comme les deux autres, la petite Pierrette n'avait rien d'un ange mais tout de la petite monstresse : «insoumise, belliqueuse, rancunière et exclusive.» (Victor-Lévy Beaulieu. op. cit. p. 162). Autant dire qu'il ne restait rien de particulièrement saint dans ces vies édifiantes cultivées dans un misérabilisme culturel. Pourquoi ce long détour depuis la croisade des enfantsdu XIIIe siècle jusqu'aux récits d'enfants terribles? Parce que vint Greta.

PUIS VINT GRETA...

Greta Thunberg. L'Immaculée Conception de l'environnement?
Greta Thunberg est née à Stockholm le 3 janvier 2003. Depuis qu'elle décida de sécher la classe à tous les vendredis pour aller manifester en faveur de l'atténuation des changements climatiques, toute sa vie s'est orientée, rédigéeà l'exemple de ces récits de petits saints du Québec, en vue de se conformer au pattern issu de la croisade des enfants. Ce formatage est l'un des plus remarquables dans le but d'attirer l'attention autour d'une enfant en faisant ressurgir, de manière inconsciente, les éléments d'un phénomène médiéval et la propulser à l'avant-scène médiatique où le spectacle de foire se mêle aux déficiences politiques et économiques du début du XXIe siècle.

Jusqu'à neuf ans, la vie de Greta se déroule sans problème majeur. Sa mère est chanteuse d'opéra et son père comédien. Elle a une jeune sœur. C'est à neuf ans que Greta s'intéresse au réchauffement climatique. Ici, Jésus, l'ange ou la Sainte Vierge sont remplacés par un lointain grand-oncle, Svante August Arrhenius, qui fut prix Nobel de chimie en 1903. Svante est connu pour ses travaux précurseurs sur le réchauffement climatique lié à l'effet de serre. Il fut également l'un des premiers à avoir alerté sur le risque lié à la combustion sans limite des énergies fossiles. Derrière la croisade de Greta, on retrouve donc un oncle fantôme dont l'influence sur la précocité de la jeune fille ne peut être mise en doute, tant les enfants sont toujours influencés par des ancêtres célèbres et ce qui les a rendus célèbres. Deux ans plus tard, toutefois, Greta est diagnostiqué, à la suite d'un épisode dépressif de huit mois, d'un syndrome d'Asperger, une forme d'autisme mineure marqué par un trouble obsessionnel compulsif et d'un déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité, enfin un mutisme sélectif. Sa jeune sœur est diagnostiqué du même mal. Fidèle au pattern, Greta s'est vue affectée d'une déficience neuronale. Jouant en faveur ou contre sa popularité subséquente, cet atout ne peut être écarté comme accessoire dans la mise en scène du spectacle qui se monte peu à peu sous nos yeux.

La question climatique devient l'objet de son obsession. C'est le thème de ses rédactions scolaires. En mai 2018, Greta est l'une des lauréates du concours organisé par le Svenska Dagbladet qui proposait aux jeunes Suédois d'écrire un article sur le climat à l'intention des jeunes. Elle y décrit sa peur du réchauffement climatique. Ce type d'angoisse éprouvé par les jeunes de toutes les générations et selon les phases historiques au cours des-quelles elles appa-rais-sent, n'est pas propre à notre épo-que. Angoisse devant la vie autant que devant la mort, elle peut devenir facilement l'objet d'une obsession compulsive si la personne n'est pas capable de prendre une distance devant sa névrose. La reconnaissance populaire accordée à son article la met en contact avec d'autres jeunes de son âge qui, ce n'est pas étonnant, partagent les mêmes angoisses. Depuis les années 2010, les sonneurs d'alerte sont nombreux à prophétiser l'apocalypse climatique. Elle a déjà rallié Bo Thorén, «militant écologiste de la première heure», dont l'association, Fossil Free Dalsland, créée en 2013, cherche à mettre fin aux industries fossiles dans le Dalsland, avec qui elle participe à des réunions téléphoniques auxquelles se joignent d'autres jeunes. C'est dans ces discussions que surgit l'idée d'une grève scolaire qui serait l'occasion pour les écoliers de faire des activités de conscientisation dans la classe ou dans la cour de récréation. Cette idée avait germé dans leur tête suite aux manifestations d'étudiants de Parkland qui avaient refusé d'aller à l'école après une fusillade. La croisade se met en marche puisqu'à la grève, on se mobilise pour des marches de protestation. Greta restera seule à planifier la grève scolaire.

L'occasion de rattraper le mouvement se présente le 20 août 2018, jour de sa rentrée en neuvième année dans une école de Stockholm. Greta Thunberg fait le piquet de grève devant le Riksdag, le Parlement suédois, et explique aux journalistes qu'elle n'ira pas à l'école jusqu'aux élections générales qui doivent se tenir le 9 septembre. Elle exige que le gouvernement réduise les émissions de dioxyde de carbone dues à l'homme, comme prévu par l'accord de Paris. Elle fait un sit-in devant le Parlement, chaque jour durant les heures de classe. Elle appelle, sur sa pancarte, à une grève de l'école pour le climat, pancarte qui la suit depuis dans toutes ses manifestations, partout à travers le monde. La planète médiatique s'empare de l'affaire. Après l'élection, elle continue de manifester chaque vendredi. Ce qui l'a aidé à obtenir cette attention médiatique, c'est sa biographie Scenerur hjärtatpubliée le 24 août, quelques jours après le début de sa grève. Biographie rédigée par ses deux parents, sa sœur et elle-même, à la suite d'une dépression, elle dialogue avec ses parents au sujet de ses craintes sur l'environnement et le réchauffement climatique. Il s'agit de moins en moins d'une affaire de conscience plutôt que d'une obsession compulsive qui empêche d'élargir les horizons dans lesquels situer la problématique environnementale. Plutôt qu'une conscience heureuse qui ouvre les horizons, Greta s'enferme dans une conscience malheureuse qui carbure à son propre malheur d'abord (ses angoisses devant la vie et la mort), puis de l'ensemble d'une population mondiale depuis longtemps angoissée devant la déstabilisation climatique et des écosystèmes.

La démarche de Greta s'inscrit dans cette conviction malheureuse. Premier résultat : elle devient végane allant jusqu'à "contaminer" son père et sa mère. Elle refuse les achats non nécessaires puis cesse de prendre l'avion à l'âge de 15 ans, sa famille faisant également de même. Greta réalise que son narcissisme est assez puissant pour embrigader ses proches et peut, par le fait même, l'élargir à l'ensemble du monde. Il faut dire que le message se diffuse aujourd'hui avec des avantages qui n'existaient pas au Moyen Âge. Les réseaux sociaux sont des liens tout à fait exceptionnels pour véhiculer ce type de mots d'ordre et de projets de mobilisation. Les grèves scolaires du vendredi - les Fridays for Future - retiennent ainsi l'attention de tous les média. Le mouvement est repris aux Pays-Bas, en Allemagne, en Finlande, au Danemark, en France, en Espagne, en Australie. En Belgique, Anuna De Wever et Kyra Gantois lancent une grève des jeunes en s'inspirant de son action. En Thaïlande, une autre émule de Greta Thunberg, Ralyn Satidtanasarn, dit Lilly, réussit à obtenir une couverture mondiale en focalisant cette fois-ci sur les plastiques. En Australie, des milliers d'élèves inspirés par le mouvement de Thunberg font la grève scolaire, ce qui suscite le mot d'esprit du Premier ministre Scott Morrison en plein parlement : «ce que nous voulons, c'est l'apprentissage dans les écoles et moins de militantisme». La croisade des enfants passe partout, dans tous les pays - Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, États-Unis, Finlande, Japon, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suisse. Plus de 270 villes voient se mobiliser des classes entières d'élèves qui font grève de cours ou marchent dans les rues afin de sensibiliser à l'état de la planète et du climat. Le succès d'une telle campagne ne s'explique pas tant par la conscientisation à la question environnementale que par le fait qu'elle esquisse une véritable guerre des générations. Le ton militariste et agressif de Greta Thunberg est tenu en vue d'intimider les dirigeants politiques, moins par une contre-stratégie politique - Greta ne dit pas ce qu'il faut faire mais de cesser ce qu'il ne faut pas faire -, et son contenu est essentiellement moral.

Comme tous les mouvements millénaristes portant sur la prophétie et l'eschatologie, Greta est puritaine dans ses choix. Le véganisme est déjà une forme de puritanisme qui annonce bien d'autre prohibitions, volontaires ou nécessaires. Côté eschatologique, le 4 décembre 2018, elle s'adresse ainsi à la COP24 au sommet des Nations unies sur les changements climatiques : «Ce que nous espérons atteindre par cette conférence est de comprendre que nous sommes en face d'une menace existentielle. Ceci est la crise la plus grave que l'humanité ait jamais subie. Nous devons en prendre conscience tout d'abord et faire aussi vite que possible quelque chose pour arrêter les émissions et essayer de sauver ce que nous pouvons». Ce type de message ne fait que répéter ce que des experts scientifiques qui, à la suite d'Hubert Reeves, affirment l'état d'urgence de la viabilité des écosystèmes pour le prochain siècle. Il ne s'agit pas d'aborder la question climatique sous l'angle critique mais seulement sous l'angle d'une révélation portée par des arguments scientifiques plutôt que théologiques. La différence est au fond peu marquée, car la science à laquelle Greta Thunberg ne cesse de faire appelle est une science non pas critique mais dogmatique. La Science énonce; Greta répète. Et répéter le message le rend plus crédible comme le savent les apprentis propagandistes politiques depuis le bon Dr Goebbels. Côté puritain, c'est le jugement qu'elle lance le 14 décembre suivant qui résonne des accents du Deutéro-Isaïe et de l'épître de Jacques : «Notre biosphère est sacrifiée pour que les riches des pays comme le mien puissent vivre dans le luxe. Ce sont les souffrances du plus grand nombre qui paient pour le luxe du plus petit nombre. Et si les solutions au sein du système sont impossibles à trouver, nous devrions peut-être changer le système lui-même». On ne saurait trouver accent plus évangélique.

Ce rôle d'évangéliste du climat n'a cessé de se développer depuis en relation étroite avec l'assurance narcissique qu'a prise la jeune fille. À la suite de la grève mondiale du 15 mars 2019, elle s'exprimait ainsi sur Facebook: «Il nous faut une nouvelle façon de penser. Le système politique que vous, les adultes, avez créé n'est que compétition. Vous trichez dès que vous pouvez car tout ce qui compte, c'est de gagner. Nous devons coopérer et partager ce qui reste des ressources de la planète d'une façon juste». On ne voit pas comment on pourrait refuser cette dénonciation. Seulement, en antagonisant les générations, Greta Thunberg crée une frontière dont elle n'est pas dupe. Elle sait très bien que ces adultes qui lui apparaissent tous riches et puissants sont quand même ceux qui lui font la révérence même si les jeunes la suivent en scan-dant des slo-gans. Slogans d'ail-leurs qui vont dans toutes les directions puisque toutes sortes d'idéologies finissent par parasiter le message initial. Lorsqu'une manifestante brandit la pancarte où est écrit «No Earth, No Instagram», il faut bien se rappeler que les appareils qui véhiculent Instagram - ordinateurs comme téléphones cellulaires - proviennent de matières plastiques polluantes et utilisent des terres rares dont l'approvisionnement est limité. On peut alors se demander s'il s'agit bien d'un effet de conscience qui anime cette manifestante ou tout simplement le ralliement à une marche, une fêtechômée comme l'est la grève de Greta Thunberg. Aussi, quand les hommes d'État et les industriels se font faire la leçon par Greta, il n'est pas de doute qu'ils pensent que le jour où elle demandera à ses disciples de sacrifier leurs précieux et indispensables jouets électroniques, la Gretajugend risque de se disperser assez rapidement.

Mais il n'y a là rien d'anormal. Nous sommes ici dans le religieux, non dans le politique. Et comme une cause ne vient jamais seule, Greta Thunberg s'engage à plusieurs reprises dans les campagnes de sensibilisation à l'autisme. Pour elle, l'autisme lui procure une forme de «super-pouvoir», quelque chose qui frôle le surnaturel. Il faut alors lier ce surnaturel à sa mission évan-gélique : «...sans mon dia-gnostic, je n'aurais jamais com-mencé la grève de l'école pour le climat. Parce que j'aurais été comme tout le monde. Nos sociétés doivent changer, nous avons besoin de personnes qui savent sortir des sentiers battus et nous devons commencer à prendre soin les uns des autres. Et accepter nos différences». Voilà qui entre encore dans les lieux communs de la post-modernité. Tolérance, acceptation des différences, voire promotion des handicaps. Comme les enfants de la croisade médiévale, toutes les catégories d'humanité se trouvent comprises dans le combat de Greta. Elle est en ce sens sinon romaine, du moins catholique et universelle, ce que montrent nombre de photographies prises lors de la marche à Montréal du 27 septembre, où elle se voit soudainement entouré d'autochtonesà plumes et à maquillage qui semblent lui voler la vedette.

Plus l'aspect religieux de la Science envahit la Gretajungend, plus le dogme perd de sa rigueur critique. Une pastorale remplace la théologie et bientôt les revues scientifiques elles-mêmes sombrent dans l'idiotie (au sens pathologique du terme). C'est le cas de l'Agence Science-Presse qui publie un article sur les troubles du spectre de l'autisme qui se termine sur cette conclusion : «...l'idée que des gens comme Greta Thunberg puissent avoir des regards perspi-caces, non en dépit de l'autis-me mais grâce à lui, gagne du terrain, dans le contexte d'un mouvement global pour honorer la neurodiversité». Et pour ne pas être laissée en reste, Masha Gessen du New Yorker ajoute : «La protestation de Greta a un double objectif. Cela attire non seulement l'attention sur la politique climatique, comme elle le souhaitait, mais montre également le potentiel politique de la différence neurologique».Entendons-nous bien. Greta Thunberg n'est pas une laborantine qui révèle des découvertes scientifiques. On reste médusé d'entendre Luc Ferrandez s'en remettre à Greta Thunberg comme à une autorité en matière d'environnement climatique dans un show de chaises populaire de Radio-Canada (qui se présente d'ailleurs comme la grand-messe du dimanche soir). Elle s'alimente - ou est alimentée - par toutes sortes de recherches publiées qui vont dans le même sens que son obsession et ne concerne qu'un aspect parmi d'autres des problèmes environnementaux : le réchauffement climatique. Elle ne découvre rien, elle n'invente rien. Elle fait comme Facebook, elle partage. Il n'y a là rien qui relève de la neurodiversité sinon que la substituer à la surnaturalité métaphysique. La fonction religieuse de la maladie mentale de Greta Thunberg saute aux yeux lorsque ces articles de presse déplacent son engagement de sa prise de conscience vers une faculté neuronale qu'on présente comme pourvoyeuse de super-pouvoir. On ne fait ici que satisfaire à la vanité de la jeune fille. Si on tient à la formulation exacte de ces idioties, il faut se dire que les regards perspicaces et le potentiel politique renvoient à une surnaturalité efficiente.

Il n'y a rien de surnaturel chez Greta Thunberg. Son obsession compulsive la pousse à creuser tous les articles scientifiques qui paraissent sur son sujet fétiche. Elle peut prêter ainsi à débattre avec des ignorants comme avec des scientifiques - à l'image de Jésus-enfant enseignant au Temple - jusqu'à toiser les politiciens qui deviennent la cible de sa colère. Si Jésus avait les Pharisiens pour lui mener la vie dure, Greta a les leaders politiques pour la faire ch... Pourtant, elle est invitée partout. Elle prend la parole devant le Parlement britannique, puis l'Assemblée nationale française. Elle participe au Forum économique de Davos en janvier 2019. Le 14 août de la même année, elle s'embarque sur un voilier de course, le Malizia 1155 sponsorisé par le Yacht Club de Monaco avec pour équipage Boris Herrmann et Pierre Casiraghi (de la famille princière de Monaco), plus le père de Greta et un cameraman qui nous livrera sans doute des images de l'Odyssée de Greta Thunberg au cours de l'année prochaine. Comme les enfants menés par Étienne de Cloies, elle aussi subit sa part d'inconfort dans son périple de traversée de l'océan : absence de lit, de douche fixe, de lavabo ni de toilettes, ni installations de cuisson. Rien que des matelas posés sur les bannettes masquées de rideaux pour créer un peu d'intimité. On ne lui aurait pas pardonné l'incohérence de traverser l'Atlantique en avion (du moins pour aller seulement). Le voilier n'était pas fait pour ce genre de périples mais quelle aubaine idéologique : l'électronique de bord n'est plus alimentée par le moteur (scellé au départ), mais seulement par les deux hydrogénérateurs et les panneaux solaires. Elle arrive le 28 août à New York, trois semaines avant la tenue de la Conférence de l'ONU sur les changements climatiques.

La tournée américaine de Greta Thunberg commence mal. Elle a beau avoir un message à livrer au président Trump, mais elle échoue comme les autres à se faire entendre du président. Donald Trump a peu de qualité, mais il en a une : il sait reconnaître un show publicitaire d'une affaire politique. À l'ONU, elle est reçue par le Secrétaire général António Guterres qui, à défaut de savoir mettre de l'ordre dans son cirque, joue au nouveau pontife romain en lançant un appel à la jeunesse du monde entier pour forcer les États et les entreprises à opérer les changements majeurs que nécessiterait le ralentissement du réchauffement climatique. Nouveau Innocent III, Guterres a invité Greta Thunberg dans la foulée des succès mondiaux des Fridays for Future. Le 23 sep-tembre, elle lance une viru-lente adresse aux chefs d'État venus de partout dans le monde participer au sommet. Greta y retrouve l'interpellation christique qui fait sa célébrité : «How Dare you!... How Dare you!...», expression qui se retrouvera sur les pancartes de la manifestation, quelques jours plus tard, à Montréal. «Je ne devrais pas être là, je devrais être à l’école, de l’autre côté de l’océan[...] Comment osez-vous ? Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos paroles creuses. Je fais pourtant partie de ceux qui ont de la chance. Les gens souffrent, ils meurent. Des écosystèmes entiers s'effondrent, nous sommes au début d'une extinction de masse, et tout ce dont vous parlez, c'est d'argent, et des contes de fées de croissance économique éternelle? Comment osez-vous!», scandait-elle avec une voix non dénuée de rage. Après son discours, elle s'est engagée, avec quinze autres personnes mineures, à intenter une action juridique auprès du comité des droits de l'enfant contre cinq pays pollueurs ayant ratifié la convention de l'ONU sur les droits de l'enfant - la France, l'Allemagne, l'Argentine, le Brésil et la Turquie. Comme quoi les affaires religieuses finissent toujours dans le fric.

Personne ne semble avoir remarqué le pathos de la déclaration enflammée de Greta devant l'ONU sinon que pour en souligner son caractère percutant. Un pathos qui n'avait rien à voir avec la question clima-tique. Rien n'o-bligeait Greta Thun-berg à venir à New York ni à man-quer l'école depuis ces dernières années. Quels rêves lui a-t-on volé? N'a-t-elle jamais mieux rêvé que d'être adulée par des foules de jeunes en étant convaincues leur apporter un message fondamental? Être comme Étienne de Cloies ou Nicolas de Cologne, suivie par des cohortes de Gretajugend descendant les rues des grandes capitales du monde et partageant son angoisse obsessionnelle? Et son enfance? Qui la lui a ravie sinon sa maladie? Entre les mains de ses parents, elle est devenue une diva de la scène militante du monde occidental. Oui, des gens souffrent et meurent et les manifs n'ont jamais empêché les gens de souffrir ni de mourir. Des écosystèmes s'effondrent et une extermination de masse menace, mais ces dangers pèsent sur la vie depuis qu'elle est apparue sur Terre. L'activité humaine a sans doute contribué à l'accélération du réchauffement climatique, mais il serait fort présomptueux d'en tenir l'humanité seule responsable. La Terre a son histoire propre où l'humanité n'est qu'un facteur parmi d'autres de la vie qui lui est attachée et qui n'a pas toujours été là... et qui ne sera pas toujours là. C'est banalement tragique. Enfin, il n'y a pas que les adultes qui ne parlent que d'affai-res d'ar-gent et ambi-tion-nent des ri-ches-ses. Je vois plus de petits-bourgeois à la marche de Montréal que d'authentiques enfants pauvres, dénués de tout. Ceux-là étaient probablement à jouer dans les ruelles. Tous ces cellulaires qui prenaient poses par-dessus selfies. ne sont-ils pas faits de ce pétrole saledont on ne saurait se passer pour le bonheur d'une jeunesse affamée de haute technologie? C'est ce côté anachronique, profondément médiéval, qui se dégage de la rhétorique de Greta Thunburg et qui est incompatible avec notre Zeitgeist. Ce qui montre qu'il n'y a pas que les poulets qu'on peut gonfler aux hormones mais des centaines de milliers d'individus qui gravitent comme des électrons libres s'interrompant, le temps d'un magnétisme pervers sous la conduite d'une enfant.


DE LA CROISADE DES ENFANTS À LA GRETAJUGEND

Le phénomène historique posé par la croisade des enfants jusqu'à son atavisme post-moderne qu'est le phénomène Greta Thunberg repose sur une permanence des structures narratives et symboliques. Si elles sont marquées par la relativité de leur époque, elles demeurent facilement reconnaissables. On les verra mieux si on trace un parallèle par thème.

*période d'angoisse préalable
Le Moyen Âge est une période marquée par la culture eschatologique, surtout à partir du XIIIe siècle. Les Croisades ont été vécues comme l'échéance apocalyptique entre les chrétiens et les infidèles.
Le monde de Greta Thunberg est hanté par la sixième extinction.

*appel intime
Ceux qui menèrent la «croisade des enfants», Étienne de Cloies  et Nicolas de Cologne, se disaient mandatés le premier par Jésus, le second par un ange.
Greta fut marqué par l'influence posthume de son grand oncle, Svante August Arrhenius, chimiste honoré du prix Nobel de chimie, le premier à mettre en garde contre les effets de serre sur l'atmosphère terrestre.

* handicap
Aucun handicap particulier n'est révélé sur Étienne ni sur Nicolas, mais une fois l'idée de croisade implantée dans leur esprit, ils s'y fixèrent obsessivement, qu'importe les obstacles et jusqu'à la mort. Ils firent preuve d'un simplisme militaire et politique.
Greta est diagnostiquée du syndrome d'Asperger avec obsession compulsive.

* orgueil et narcissisme
Étienne de Cloies se laisse porter sur un chariot somptueux et Nicolas de Cologne est précédé des bannières marquées de la croix byzantine.
Le narcissisme de Greta se développe à partir du rayonnement qu'elle exerce sur son entourage immédiat, puis dans un rayon plus grand avec les groupes locaux d'environnementalistes.

* biographie apologétique
La propagande de la «croisade des enfants» se fait viva voice.
La famille publie une biographie centrée sur Greta : Scenerur hjärtat 

* symboles
Étienne et Nicolas portaient des bannières marquées de signes chrétiens.
Greta ne se déplace pas sans apporter avec elle sa pancarte «Skolstrejk för Klimatet».

* ordeal
Les deux croisades, française et allemande, ne cessèrent de rencontrer des obstacles tout au long de leur route. Les cohortes se terminèrent également dans la dispersion, la trahison, la réduction en esclavage ou la mort.
Des députés français refusent de recevoir Greta à l'Assemblée nationale. Bernard Chenebault, ex-président de l’association des Amis du Palais de Tokyo, déclare : «Je ne suis ni sourd ni idiot et j'entends ce que tous crient depuis une décennie. Mais la forme de cette folle rajoute une couche de haine dans notre société déjà fort agitée par de mauvais sentiments de toute part. Il faut l'abattre.», a-t-il écrit en dessous d’un article de Slate intitulé «Si Greta Thunberg concentre tant de haine c'est parce qu'elle déroge à ce qu'elle devrait être». «J'espère qu'un désaxé va l'abattre», paroles retirées par Chenebault.

* puritanisme
La «croisade des enfants» se fit sous le signe de la pureté des liens entre les enfants.
À l'âge de la puberté, la sexualité est absente de la vie de Greta. Le puritanisme se déplace vers l'alimentation. Devenue végane, elle se refuse ou se contraint devant les actes entraînant des dépenses inconsidérées polluantes.

* «super-pouvoir»
Étienne et Nicolas se supposaient possesseurs de pouvoirs surnaturels inspirés des récits bibliques. La Méditerranée aurait été sensée s'ouvrir sous leurs pas, à l'image de la Mer Rouge devant Moïse.
Greta attribue à son autisme des capacités qui lui permettent une perception extra-lucide des problèmes environnementaux.

* émulation
Étienne de Cloies entraîna l'émulation de Nicolas de Cologne. Ensemble, ils servirent également d'émules à d'autres croisades locales.
Greta a déjà suscité plusieurs émules dont la Hollandaise, Anuna De Wever et la thaïlandaise Lilly.

* Odyssée
La «croisade des enfants» amena Étienne de Cloies à traverser la France du Nord jusqu'à Marseille. Deux armateurs véreux fournirent un navire pour transporter la croisade jusqu'au Proche-Orient. Un navire fit naufrage, l'autre transporta les croisés comme marchandises vendues dans les marchés d'Alexandrie; celle de Nicolas de Cologne suivit un itinéraire semblable jusqu'aux Alpes avant de se disperser dans toute l'Italie.
Greta entreprend une traversée médiatique sur un voilier affrété par la famille princière de Monaco. Les conditions y sont peu amènes.

* critique du mépris des puissants
Les pouvoirs politiques s'opposèrent aux «croisades des enfants». Philippe-Auguste refusa de recevoir Étienne; le pape Innocent III refusa de recevoir les croisés allemands; Frédéric II de Hohenstaufen se montrait hostile à l'idée de croisade.
Greta Thunberg sert des reproches ou des avertissements aux chefs politiques qui acceptent de la rencontrer. Devant l'Assemblée de l'ONU, elle fustige l'inaction des hommes d'État, les accuse de mentir et de dissimuler. Elle s'érige en juge.

* effet de culpabilité
Un sentiment de culpabilité envahissait la chevalerie après le détournement de la croisade sur Constantinople en 1204. Le pape Innocent III avait appelé à la croisade albigeoise pour réparer, en partie, l'échec de l'entreprise qui lui tenait à cœur. Toutes les classes de la société européenne souffrirent moralement de l'échec des croisades précédentes.
Le sentiment de l'urgence environnemental répond à l'inaction des entreprises et des gouvernements dans le dossier des changements climatiques, de la perte des écosystèmes, voire de l'éventuelle extinction des espèces et de l'humanité qui pourrait survenir. La campagne de Greta Thunberg, sous la conduite d'une enfant, est un moyen d'apaiser les consciences, de servir de catharsis devant un problème considérée, non sans détresse ou cynisme, comme insurmontable.

* épuisement du message
La conclusion tragique des deux croisades des enfants contribua à l'épuisement de l'objectif spirituel de l'entreprise. N'étant point menées par des rois, des princes ou l'empereur, la «croisade des enfants» ne suscitait aucun intérêt des puissances d'argent. En retour, là où les croisés passaient, ils soulevaient craintes et mépris. La croisade n'était pas une affaire qui concernait le petit peuple.
La croisade climatique de Greta Thunberg soulève un intérêt populaire et démocratique mais ses effets sont d'ordre plus spectaculaire et médiatique que politique. Pour réussir, elle supposerait une transformation radicale des mentalités et des mœurs. Plus on lui sert des honneurs - on anticipe qu'elle recevra le prix Nobel de la paix à la fin de 2019 -, plus on neutralise son message et on le récupère dans l'ensemble des mouvements de conscience.


Il y a beaucoup d'hypocrisie dans la démarche de Greta Thunberg mais elle est si prise par son aventure personnelle qu'elle n'en perçoit pas les contradictions. Contradictions que ses critiques n'hésitent pas à soulever, et souvent de manière brutale. Par exemple, personne n'est dupe, sauf les convertis de la cause environnementale, de ces forces qui déchirent l'inté-rieur de son entre-prise : les mani-pula-tions pa-ren-tales; la récupé-ration poli-tique (ces candidats aux élections fédérales d'octobre 2019 venus se montrer au cœur des différentes marches canadiennes); la promotion de vedettes du cinéma et de la télévision; les prophètes désarmés qui, à Rome comme à New York, mobilisent la jeunesse afin de disposer d'un groupe de pression contre les États et les corporations multinationales... Malgré qu'elles soient des forces contradictoires, elles contribuent encore au succès de l'entreprise de Greta Thunberg, mais elles en portent aussi la structure à l'éclatement finale. La croisade qu'elle mène se veut pacifiste, inclusive, pragmatique, mais je crains et j'espère que l'apothéose de Montréal servira en même temps de chant du cygne, car il serait difficile d'aller plus loin sans recourir à la violence, ce qui ne plairait sans doute ni à M. Guttérez ni à M. Trudeau. Même menées par des enfants, les croisades restent des stratégies belliqueuses dont l'affrontement eschatologique est structurel.

Qu'elle le veuille ou non, la croisade de Greta Thunberg reste un atavisme de l'esprit médiéval et ne rejoint plus de racines profondes dans la sensibilité post-moderne. Elle est de ces répétitions historiques dont parlaient Hegel et Marx; de celles qui se présentent d'abord comme une tragédie - celle d'Étienne et de Nicolas -, puis comme une comédie - celle de Greta. Comme l'écho, nous entendrons encore sa voix durant un certain temps, tant la question environnementale demeurera une question épineuse. Mais ce dont elle nous parle vraiment, ce sont des angoisses d'une jeunesse devant une vie bousculée par les incertitudes autant liées aux impacts du dé-velop-pement techno-logique qu'à l'avenir certain d'un climat menaçant l'écosystème planétaire que nous connaissons depuis toujours. C'est notre goût pour les spectacles de masse qui nous fait accueillir la campagne de Greta Thunberg comme un moment de prise de conscience. Les petits saints sont toujours sûrs de leur mission. S'ils ne partent pas convaincus, ils le deviennent par l'adulation qu'on montre à leur égard. Phénomène d'hypnotisme collectif, la Gretajugend piétine plus qu'elle n'avance et il faut accepter le fait que le salut - s'il doit venir - viendra d'obscurs laboratoires du secteur privé dont les palliatifs seront vendus aux États et pays payés par les taxes et les impôts du petit peuple. Aussi, méfions-nous de ces égarements hystériques et luttons contre la tentative totalitaire du moralisme puritain qui s'esquisse à travers la rhétorique de Greta et de ses supporteurs. Si le monde doit périr, rien ne justifie qu'il périsse dans la mélancolie et la sinistrose

Sherbrooke,
30 septembre 2019

Kamloops, ou la naissance d'un mythistoire canadien

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Le pensionnat autochtone de Kamloops

KAMLOOPS, 

OU LA NAISSANCE D'UN MYTHISTOIRE CANADIEN

Pour Jean-Pierre Pelletier

L'historien québécois Jacques Rouillard a publié dans la revue «L'Action nationale» (n° de février 2022)un texte très critique à l'égard des événements consécutifs à la découverte de ce qui serait une fosse commune contenant les dépouilles de jeunes pensionnaires autochtones à l'ancien pensionnat de Kamloops en Colombie Britannique : Où sont les restes des enfants inhumés au pensionnat autochtone de Kamloops? Dans cet article, Rouillard dresse une critique historique des événements qui sont à l'origine de toute une campagne, aussi bien auprès des autochtones que de la population canadienne en général et qui a débordé dans les média de la planète entière.

Kamloops. À chacun sa doctrine de la «découverte»

Jacques Rouillard, qui demeure l'un des pionniers de l'histoire ouvrière au Québec, avait fait paraître cette critique dans une première version anglaise In Kamloops, Not One Body Has Been Found, paru en ligne dans «Dorchester Review» le 11 janvier 2022. Le texte de Rouillard est d'abord une réaction à un battage médiatique né de la «découverte» de «restes d'enfants» près du pensionnat autochtone de Kamloops, en Colombie-Britannique; pensionnat en activité de 1890 à 1978. En effet, le 27 mai 2021, un simple communiqué annonçait que la jeune anthropologue Sarah Beaulieu, de l'université de Fraser Valley, avait trouvé un cimetière d'enfants qui ne portait aucune indication sur les cadavres ensevelis. Beaulieu aurait utilisé un géoradar à la surface du sol avec lequel elle aurait trouvé des dépressions et des anomalies dans le sol qui laisserait croire que des corps d'enfants y seraient enterrés. Cette «découverte» confirmerait la tradition locale (autochtone) que «la présence de ces dépouilles est "un savoir" dans la communauté depuis longtemps» et qu'on ignorerait le nom de ces enfants et la cause de leur mort. Une seconde recherche, rendue publique en juillet 2021, estimait à 200 tombes anonymes, toujours détectées au géoradar. «Ces perturbations dans le sol telles que des racines d'arbres, du métal et des pierres» seraient «des signatures multiples qui en font un lieu d'enterrement probable», ce qu'elle ne peut confirmer sans que soit effectuée une excavation. Jusqu'à présent, aucune excavation n'aurait été accomplie.

De cette ébauche de «découverte», les média ont semé une véritable «commotion». D'autres nations autochtones se sont mises à faire référence à d'autres tombes anonymes et, avant même de connaître le rapport des fouilles de Kamloops, le Premier ministre Justin Trudeau a endossé l'hypothèse d'une fosse commune et évoque aussitôt «un chapitre sombre et honteux» de l'histoire du Canada. Dès le 30 mai, les drapeaux sont mis en berne signifiant «la grande repentance et la dépendance du gouvernement canadien dans ses négociations avec les Autochtones». Moins d'un mois plus tard, il instituait une journée fériée pour rendre hommage aux enfants «disparus» ainsi qu'aux «survivants» des pensionnats, de même qu'il déplorait l'Église catholique de ne pas reconnaître leur «responsabilité» et leur «part de culpabilité dans la question des pensionnats autochtones au Canada». En fait, Justin Trudeau venait tout simplement d'accréditer la naissance d'un mythistoire. 

Rouillard poursuit en rappelant que 68 églises catholiques de l'Ouest canadien auraient subi du vandalisme, certaines ayant carrément été incendiées à la suite de l'annonce de la «découverte» de Kamloops. Des statues barbouillées de sang (de peinture rouge) jusqu'à la décollation de celle de John A. Macdonaldà Montréal et la décision du gou-vernement fédéral de débaptiser l'édifice Langevin - Hector Langevin est considéré comme le responsable de la politique d'internement des pensionnats autochtones - ont témoigné de l'ampleur de la colère populaire (et non seulement de celle des Premières Nations). De fait, la machine à rumeurs ne cessait de s'emballer. Bientôt, on allèguerait avoir réellement trouvé les corps de 215 enfants à Kamloops; que des milliers d'autres étaient portés disparus dans les pensionnats sans que leurs parents en furent informés. On mentionnait des fosses communes qui se changèrent bien vite en charniers laissant supposer que les corps y avaient été enterrés pêle-mêle, sans sépulture. La presse mondiale fut aussitôt contaminée. Ces rumeurs hystériques furent partagées par des journaux aussi sérieux que le «New York Times» et «Le Monde». Comment auraient-ils pu avoir en tête autre chose que les fameux charniers trouvés à Auschwitz et autres camps d'extermination nazis? Sous cette pression médiatique, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme se mit à la recherche de violations des droits de la personne «commises à grande échelle» et trouva «in-concevable que le Canada et le Saint-Siège laissent des crimes aussi odieux sans réponse et sans réparation». Amnistie internationale de son côté exigea de traduire en justice les responsables de ces établissements et parla des «ossements» des 215 enfants trouvés à Kamloops, «encore une fois sans qu'aucun corps n'ait été» exhumé! Tous ces organismes animés des meilleurs intentions du monde tombèrent dans l'attrape-nigaud et se discréditèrent une fois de plus.

Les présumés auteurs de ce «crime» - les gouvernements, les communautés religieuses, la Conférence des évêques catholiques et même le pape - se confondirent en excuses alors que les chefs des Premières Nations exigeaient des excuses officielles et demandaient des compensations aux «survivants» des pensionnats. Ottawa accepta de verser jusqu'à 27 millions $ pour identifier et délimiter par géoradar les sites d'enterrement et s'engagea à «retourner les restes humains à leurs familles si elles le désirent». Le communiqué qui annonçait cette décision ne parle pourtant pas d'organiser des fouilles et des excavations qui seraient le bienvenue afin de confirmer la «découverte» de Mme Beaulieu. D'autres fonds seraient versés par la suite pour entreprendre ces fouilles. Avant même la découverte réelle - l'exhumation des corps -, le «charnier» était confirmé dans les esprits généralement peu soucieux de discernement et de nuances. On a condamné pour fraudes pour moins que cela.

C'est ici que Rouillard y va d'un premier commentaire de son cru : 

«En ne mettant jamais en évidence qu’on en est encore au stade des hypothèses et qu’aucune dépouille n’a encore été trouvée, le gouverne-ment et les médias laissent s’accréditer une thèse, soit celle de la disparition de milliers d’enfants dans les pensionnats. D’une allégation de «génocide culturel» avalisée par la Commission de vérité et réconciliation (CVR), on est passé à un «génocide physique», une conclusion que la Commission rejette explicitement dans son rapport. Tout n’est basé que sur la simple découverte d’anomalies dans le sol, des perturbations qui peuvent avoir été causées par des mouvements de racines, comme l’anthropologue l’a mentionné lors de la conférence de presse du 15 juillet».

Nous ne sommes plus ici dans le terrain de l'historiographie mais bien dans celui de la mythologie. Il s'agit de confirmer l'allégation de génocide culturel (et bientôt physique) avalisée par une commission gouvernementale qui a préparé le terrain dans les mentalités pour y accueillir la «découverte» de Kamloops. Bref, l'allégation confirmait Kamloops et non l'exhumation des corps qui ne viendrait que par après. On voit que l'imagerie, ici, précède la réalité.  

On retrouverait une analogie avec la manière dont jadis Lionel Groulx, racontait en détail les événements du Long-Sault alors que les archives ne disposaient que d'un document portant de nombreuses erreurs d'identification et avare de détails. L'auteur rapporte à ce titre la réserve de l'anthro-pologue Scott Hamilton, «qui a examiné la question des cimetières pour le compte de la CVR [Commission Vérité et Réconciliation]», et pour qui «il faut être prudent dans l'usage du géoradar, car le sol peut avoir subi des perturbations au cours des années, notamment par de la sédimentation, des obstructions et des cavités». Ainsi l'usage du géoradar dans le projet d'analyse du sol au pensionnat de Brandon, au Manitoba, amorcé depuis 2012 et relancé en 2019 n'a pas donné de résultat probant. Il valait mieux recourir aux bonnes vieilles usages des archives pour reconnaître les 104 tombes potentielles du cimetière. Alors que les historiens et les archéologues avançaient avec des pas prudents, les média et le gouvernement s'emballaient et déliraient.

Dans la suite de l'article, Rouillard rappelle les difficultés qu'ont eu les commissaires de Vérité et Réconciliation à obtenir des informations concrètes, informations souvent incomplètes au niveau du matériel archivistique. Les données, d'ailleurs, avaient souvent été trafiquées dans le but d'obtenir du financement du gouvernement ou subis un décalage dans le temps pour les élèves décédés. Le nombre de ceux-ci est fourni mais pas toujours sans les identifier. Des informations de noms, d'années ou de causes de décès manquent. Ouvrir les archives, c'est faisable, mais leur traitement est loin d'être évident. Ainsi, il y a des redites qui gonflent les chiffres réels. Ces lacunes méthodologiques concernent surtout les années antérieures à 1950 : «le taux de mortalité enregistré par la Commission dans les pensionnats de 1921 à 1950 (décès avec les noms et sans les noms) est deux fois plus élevé que celui des jeunes Canadiens âgés de 5 à 14 ans pour les mêmes années. Le taux de mortalité était en moyenne d’environ 4 décès par an pour 1000 jeunes fréquentant les pensionnats. Leurs décès étaient principalement dus à la tuberculose et à la grippe lorsque la Commission pouvait les identifier. D’autre part, le taux de mortalité dans les pensionnats est comparable à la moyenne canadienne de 1950 à 1965, pour les jeunes de 5 à 14 ans. Cette baisse est très probablement le résultat de l’inoculation de vaccins qui a eu lieu dans les pensionnats comme dans les autres écoles canadiennes». Quoi qu'il en soit, ces chiffres démentent les accusations d'intentions de génocide physique portées contre l'action de l'Église à travers les pensionnats.

De ces sources de renseignements partielles, la Commission s'est permise des déductions «surprenantes». En tout cas, des déductions rapides. Rouillard énumère les faiblesses des conclusions de la Commission, par exemple que ce n’était pas «pratique courante pendant la plus grande partie de l’histoire des pensionnats de remettre la dépouille aux commu-nautés d’origine» et que «personne n’aurait pris la peine de compter le nombre de morts ou de consigner leur lieu de sépulture», ce qui serait quand même étonnant de la part d'une Église qui tenait au salut chrétien des enfants et qui commandait une sévère pratique des sacrements et de l'enregistrement de ceux-ci dans les minutes des institutions. De même, la Commission affirme que «de nombreux élèves qui ont fréquenté le pensionnat n’en sont jamais revenus», perdus à jamais pour leur famille; «leurs parents n’étaient souvent pas mis au courant qu’ils étaient malades ou décédés». «Ces affirmations à partir de dossiers dits «lacunaires» sont graves, surtout si elles viennent d’une commission royale d’enquête. On comprend qu’elle plaide pour la nécessité de compléments d’enquête». En tout cas, nombre de ces affirmations relèvent de généralisations plus que de statistiques.

Rouillard résume ensuite l'histoire du pensionnat de Kamloops, fondé en 1890, dirigé et animé par deux communautés catholiques, les Oblats de Marie-Immaculée et les Sœurs de Sainte-Anne, venus du Québec. Dans les années 1950, il aurait compté jusqu'à 500 enfants, logés dans le plus important pensionnat au Canada dirigé alors par quatre Oblats de langue anglaise et 11 religieuses de Sainte-Anne. Les Oblats, comme les Jésuites jadis, avaient le souci d'apprendre les langues autochtones, ce que confirme l'historien Henri Goulet. De nombreuses publications en langues autochtones «attestent de leur volonté de maintenir les langues maternelles», ce qui infirme assez gravement les accusations de génocide culturel. Ce que cherchaient ces religieux serait une transition harmonieuse vers la société moderne. Ce qui les distinguait du gouvernement fédéral et des églises anglo-protestantes dont le but était une assimilation rapide.

«C’est certainement le cas en Colombie-Britannique où le père Jean-Marie Raphaël Le Jeune arrivé de France est affecté à Kamloops en 1882. Il y est très actif jusqu’à sa mort en 1929. De ses confrères oblats, il a appris le jargon chinook, mélange de chinook, de nootka, de français et d’anglais dont les oblats se servaient pour communiquer avec les Amérindiens. La maîtrise de cette langue leur apparaissait essentielle pour gagner leur estime et effectuer leur conversion au catholicisme. En utilisant une méthode sténographique inventée en France, le père Le Jeune adapte la prononciation des mots du jargon chinook pour la transposer à l’écrit le plus fidèlement possible. Il l’enseigne à d’autres oblats et au chef Louis Clexlixqen. En 1891, il publie même un périodique illustré portant le nom de Kamloops Wawa(Les Échos de Kamloops)écrit en jargon chinook et en anglais, paru régulièrement jusqu’en 1904, et par intermittence jusqu’en 1917. Il est l’auteur également de plusieurs opuscules et ouvrages éducatifs en anglais pour comprendre le Chinook. En compagnie du Chef Clexlixqen et d’un autre chef, ils se rendent en Europe pour démontrer leur savoir-faire et remportent des prix. Ils sont même reçus par le pape Pie X et le roi Édouard VII au palais de Buckingham».

Nous sommes ici dans la tradition du missionnariat catholique depuis le XVIIesiècle et non dans une totale entreprise de génocide culturel républicain du XIXe. Cela allait dans la voie du métissage qui était pratiquée par les colons français et écossais dans l'Ouest canadien. Tout cela s'inscrit dans une continuité culturelle qui suit la logique de l'histoire, ce qui infirme toute volonté génocidaire, extermi-natrice de ces institutions dont le but était l'éducation et la conversion des autochtones à la foi catholique. L'Église a toujours préféré convertir les païens plutôt que de les exterminer. N'était-ce pas sa mission apostolique déléguée par le Christ lui-même et confirmée par les Pères de l'Église, Augustin en tête? Rouillard déplore que le rapport de la C.V.R. ne reconnaisse pas ces efforts d'atténuer le choc culturel chez les autochtones. Les missionnaires n'étaient pas totalement indifférents aux traumatismes subis par ces enfants extirpés de leur famille. 

Plutôt que de consulter les archives de la communauté des Oblats, les commissaires s'en sont tenus aux intentions gouvernementales. Il est assez ironique de voir demander au pape l'ouverture des archives quand on a pas pris la peine d'aller consulter celles qui sont disponibles! L'historien en conclut que plutôt que de vouloir la vérité, la Commission cherchait à confirmer les torts individuels et collectifs subis par les peuples autochtones du Canada. Autant dire que la Réconciliation nécessitait la mutilation de la Vérité : «Pour avoir consulté les chroniques de huit pensionnats albertains conservés aux archives de la province, nous y avons trouvé une mine de renseignements rédigés en français ou en anglais dont les décès d’élèves avec leur nom. Pas de cachettes». «La CNVR a repéré officiellement les noms de 51 enfants morts au pensionnat de Kamloops de 1915 à 1964. Nous avons été en mesure de trouver des informations sur ces enfants à partir des dossiers de Bibliothèque et Archives Canada et des certificats de décès conservés aux registres d’état civil des Archives de la Colombie-Britannique. C’est une source disponible en ligne qui ne semble pas avoir été consultée par les chercheurs du CNVR». Tout cela mine la crédibilité de la sincérité de la Commission Vérité et Réconciliation dans son objectif de faire la lumière aux bénéfices de tous les Canadiens.

Les différentes recherches entreprises par les historiens suffiraient, selon Rouillard, à temporiser «des affirmations non vérifiées voulant que les autorités n’aient pas enregistré les décès, que les parents n’aient pas été informés ou que les dépouilles ne soient jamais revenues dans leur famille. Quand les informations sont disponibles, on apprend que les parents ont été informés et que les enfants sont inhumés au cimetière de leur réserve». Que ces choses aient pu se produire dans certaines communautés, c'est fort possible, mais de là à en faire une règle de conduite générale, c'est définitivement faux; surtout qu'«à partir de 1935, le ministère des Affaires indiennes impose une procédure précise lors du décès d’un élève.Le directeur du pensionnat doit informer l’agent du ministère, qui forme un comité d’enquête composé de lui-même, du directeur et du médecin qui a diagnostiqué le décès. Les parents doivent être avisés de l’enquête et sont autorisés à y assister et à faire une déclaration».

Il est significatif, à travers tout ce battage publicitaire, qu'on ne mentionne jamais que Kamloops n'est pas situé à l'extérieur de la réserve mais se trouve en son cœur même, «ce qui n'est jamais rapporté par les leaders autochtones ou les médias». Comme pour tous les pensionnats, les obsèques chrétiennes y sont la norme et le cimetière proche de l'église attenante sert de lieu d'inhumation depuis des générations. Ainsi quatre élèves sont-ils inhumés dans le cimetière derrière l'église Saint-Joseph, non loin du pensionnat. Et Rouillard de demander : 

En caméo, Louis Clexlixqen, grand chef de Kamloops 1852-1915  
«Avec le cimetière si proche, est-il vraiment crédible que 200 enfants soient enterrés clandes-tinement dans une fosse commune, sur la réserve elle-même, sans aucune réaction du conseil de bande? Ou encore que les conseils de bande d’autres réserves qui envoient leurs enfants au pensionnat de Kamloops n’aient pas protesté ? La cheffe Casimir affirme que la présence de restes d’enfants était «connue» de la communauté depuis longtemps. Les familles autochtones sont certainement aussi préoccupées du sort de leurs enfants que toute autre communauté. Pourquoi n’ont-elles pas réagi ? Ce n’est pas aux enfants à contacter la police».

Le fait d'avoir ménagé les auteurs de sévices corporels ou sexuels de même que l'indifférence des tribunaux à l'égard des plaintes pour «mauvais traitements physiques» sont suffisants en soi pour discréditer l'œuvre missionnaire de l'Église et judiciaire des tribunaux canadiens, en quoi nécessitait-il d'amplifier la charge accusatrice? 200 enfants jetés en secret dans une fosse commune, ça ne passe pas inaperçu et c'est autre chose plus grave. Il semble que les agents du ministère des Affaires indiennes auraient sûrement réagi rapidement à la nouvelle d'une disparition aussi nombreuse d'enfants indiens. À moins de supposer un énorme complot racial (et raciste) de la même parentée que les génocides nazis et rwandais, ce qui ne semble pas étranger à certaines déclarations.

Plutôt que d'interroger la rationalité d'une telle action, les média se sont lancés dans la surenchère sentimentale et romanesque. 

«L’émission Fifth Estate de CBC diffusait le 13 janvier 2022 un long documentaire sur la «découverte traumatisante de ce que l’on suppose être des tombes d’enfants» près de l’ancien pensionnat de Kamloops. On y interroge des «survivants» du pensionnat comme si on avait eu affaire à un camp de concentration. Ils racontent avec émotion qu’ils ont entendu parler de cavités dans le sol derrière le pensionnat où des jeunes seraient enterrés. Le fait pour un élève de quitter le pensionnat laisse penser qu’il aurait été enfoui. On a entendu dire qu’il ne faut pas marcher dans le verger parce qu’on y trouve des cadavres. Une fournaise dans le sous-sol laisse penser qu’on y a brûlé des corps d’enfants. En fait, ce sont des rumeurs et des spéculations sans que les «survivants» aient été témoins eux-mêmes de quoi que ce soit. L’animatrice de l’émission, qui normalement se fait un point d’honneur de creuser un sujet en profondeur, ne pose aucune question embarrassante. Le ton et le déroulement du documentaire laissent entendre que toutes les histoires racontées doivent être crues. Ces ouï-dire se sont perpétués de décennie en décennie chez les autochtones de Kamloops comme le note la cheffe Casimir. Il se peut que le traumatisme généré par le déracinement de leur famille chez des enfants très jeunes placés dans un environnement stressant nourrisse leur insécurité et soit à la source de leurs peurs».
Que le documentaire s'achèvât en apprenant qu'un comité de la Nation de Kamloops autorise les excavations pour que les dépouilles «retournent à la maison» est une bonne nouvelle. Il aurait cependant valu mieux que le documentaire se fasse après plutôt qu'avant les fouilles sérieuses.

Rouillard achève son article par une mention du pensionnat de Marieval en Saskatchewan, autre site de «sépulture sans nom» qui s'est ajouté à l'onde de choc de l'annonce faite à Kamloops. Ouvert en 1899 dans une région reculée, ce pensionnat était également géré par les Oblats et les Sœurs de Saint-Joseph venues de Saint-Hyacinthe. Le géoradar aurait retracé 751 tombes dans le cimetière aménagé. Comme l’a montré un journaliste de CBC News, il s’agit en fait du cimetière catholique de la Mission du Saint-Cœur de Marie Marieval. «Selon le registre en français des actes de baptême, de mariage et d’enterrement de 1885 à 1933, plus de la moitié des 450 dépouilles identifiées sont des enfants d’âge préscolaire ou des enfants morts à la naissance. Les autres sont âgées de 6 à 100 ans, avec au moins deux enfants en âge d’être scolarisés après l’ouverture du pensionnat en 1898. On y trouve aussi les tombes de nombreux adultes et enfants de moins de cinq ans qui habitaient les environs. «Il y avait un mélange de tout le monde dans ce cimetière», a déclaré en juillet dernier Pearl Lerat, une résidente». Ici encore, les rumeurs se mêlent aux comptes-rendus. «Selon l’historien Jim Miller de l’Université de Saskatchewan, «les restes d’enfants découverts à Marieval et Kamloops ont été enterrés dans des cimetières selon les rites catholiques, sous des croix de bois qui se sont rapidement effritées».«La croix de bois était un marqueur d’enterrement catholique pour les pauvres», confirme Brian Gettler de l’Université de Toronto. Les cimetières des pensionnats, avec leurs croix de bois, ressemblent probablement à l’actuel cimetière autochtone de Saint-Joseph, dans la réserve de Kamloops». On voit que les résultats des recherches en archives et sur le terrain s'écartent de ces rumeurs et de ces ouï-dire alimentés par la presse médiatique toujours en quête de sensations fortes.

Enfin, il me semble important de rapporter la conclusion de Jacques Rouillard :

«Il est incroyable qu’une recherche préliminaire sur un prétendu charnier dans un verger ait pu conduire à une telle spirale d’affirmations endossées par le gouvernement canadien et reprises par les médias du monde entier. Ce n’est pas un conflit entre l’Histoire et l’histoire orale autochtone, mais entre cette dernière et le gros bon sens. Il faut des preuves concrètes avant d’inscrire dans l’Histoire les accusations portées contre les Oblats et les Sœurs de Sainte-Anne. Les exhumations n’ont pas encore commencé et aucune dépouille n’a été trouvée. Un crime commis exige des preuves vérifiables, surtout si les accusés sont décédés depuis longtemps. Il importe donc que les excavations aient lieu le plus rapidement possible pour que la vérité l’emporte sur l’imaginaire et l’émotion. Sur la voie de la réconciliation, le meilleur moyen n’est-il pas de rechercher et de dire toute la vérité plutôt que de créer des mythes sensationnels?»

Bien avant de penser accuser Rouillard de négationnisme, il serait bon de bien comprendre ce qui est en train de se passer sous nos yeux.


Naissance d'un
mythistoire

Toute la clé de l'affaire réside dans les deux derniers mots de la conclusion de Rouillard : mythes sensationnels. Car il s'agit bien de cela, une affaire de mythes. Rouillard n'est pas un apprenti historien. C'est une autorité en matière d'histoire ouvrière au Québec et son approche de la «découverte» de Kamloops se remarque par son aspect à la fois critique et nuancé. Il ne nie pas d'emblée l'existence de la «fosse», il ne fait que dire que nous n'en savons rien de précis et qu'il faudrait bien attendre le résultat des excavations et les recherches effectuées dans les archives avant de se prononcer sur toute l'affaire. Visiblement, ni le gouvernement canadien ni les médias ne sont de cet avis, empressés de satisfaire une société du spectacle avide d'émotions fortes depuis ces grands shows télévisés qu'ont été, successivement, la crise du verglas, les attentats du 11 septembre et la parade incessante des «chiennes blanches» devant les kodaks de «Ici Radio-Canada»! Les reportages en direct n'attendent plus que l'excavation pour filmer les premiers os, voir exhumer les premiers crânes d'enfants autochtones de la «fosse» de Kamloops faire la manchette tant lucrative pour les organes de presse, ce qui est une autre façon de traumatiser les autochtones.

Pour les médias internationaux, la «découverte» de Kamloops évoque une répétition des charniers trouvés dans les camps d'extermination nazis par les armées alliées en 1945. Or, tout au mieux pourrait-il s'agir d'une fosse commune. Rien n'est moins sûr dans le cadre de nos connais-sances actuelles, qui ont peu évolué depuis la publication de l'article de Rouillard. On a dit combien l'usage du géoradar pouvait entraîner des conclusions douteuses sans contre-vérifications archéologiques. Nous n'en sommes pas même à affirmer que ces modifications de terrains signifient bien une «fosse commune», et si même tel serait le cas, il serait douteux que les corps qu'on y retrouverait seraient empilés ou foulés comme dans les charniers nazis ou cambodgiens. Rien de dit même si ces dépressions de terrain découlent de l'activité humaine ou de la mobilité du sol. Enfin, s'il s'agit de «fosses communes», comme on le prétend, il faudrait se demander pourquoi une Église, si préoccupée par le salut des âmes individuelles. aurait autorisé des inhumations collectives. Dans sa conception de la vie après la mort et de la résurrection des corps, elle pesait l'importance de l'inhumation individuelle, et répugnait à des inhumations en groupes.

Épidémie de variole à Montréal, 1885.

Dans le passé, l'usage de fosses communes survenait lors d'épidémies, ce qui est d'autant plus vrai pour les maladies d'enfants, ces dernières étant nombreuses! Du XIXeau milieu du XXesiècle, les épidémies de tuberculose sont une quasi constante dans un monde qui ne connaît pas encore la pénicilline. Nous-mêmes en avons connu quelques-unes durant notre petite enfance et la pratique de la vaccination est toujours de rigueur pour les jeunes enfants. Dans de tels cas, il fallait agir vite afin de limiter la propagation du virus; brûler les vêtements, le linge de lits, désinfecter le mobilier, etc. Aurait-on commis l'imprudence d'envoyer les dépouilles de ces enfants dans les communautés connaissant leur fort degré de contagiosité? On nous en aurait fait le reproche encore là! Souvenons-nous du backbashingfait au général Amherst au point de changer le nom de sa rue en un imprononçable pour les chauffeurs de taxi! Pourtant, si Amherst avait eu droit à sa rue, ce n'avait jamais été pour les couvertures contaminées qu'il faisait distribuer dans les réserves indiennes durant la révolte de Pontiac, mais pour sa reconnaissance généreuse des religieuses qui avaient soigné ses soldats blessés durant la fin de la guerre de Sept-Ans. Avant d'inventer la guerre microbienne, Amhrest avait été un officier tout à fait gentleman.

Bref, ce que Jacques Rouillard nous invite à assister, c'est à la naissance d'un mythistoire qui se déroule présentementsous nos yeux, au Canada même. Nous, qui avons été éduqué avec des mythistoiresplus que d'authentiques connaissances historiques, n'avions pas assisté à la naissance de ces mythes qui remontait, pour la plupart, à la fin du XIXesiècle. Comment un «oublié» comme Dollard des Ormeaux, dont on nous répétait en classe, année après année, la geste héroïque du Long-Sault, était quasiment perdu de vue lorsque le jeune Lionel Groulx en fit un mythe historique national. Ainsi, quand Louis Fréchette, dans son poème fleuve hugolien La légende d'un peuple (1887), relate l'exploit du Long-Sault (qu'il ne nomme pas), il désignait encore Dollard du nom de Daulac, celui inscrit dans le document conservé aux archives municipales de Montréal et seul véritable témoignage de l'exploit. En en faisant un mythistoire national et chrétien, Groulx lui donnait une fonction psychologique et morale simple, celle de fournir un sens afin de fonder une solidarité nationale aux Canadiens français d'un bout à l'autre du pays.

La découverte de la «fosse commune» de Kamloops vient non pas créer le mythistoire du génocide autochtone certes, mais le consolider, le concrétiser sur un site précis, un lieu géographique déterminé pour toujourset non plus seulement dans la rhétorique des réquisitoires contre la conquête des Amériques.Après tous les témoignages qui se transmettaient oralement ou par écrits (car les archives des communautés religieuses ont toujours été disponibles, seulement fallait-il quelqu'un y aille voir avec cette probléma-tique en tête!), où l'état des connais-sances restait (et reste toujours) imprécis, la «fosse» de Kamloopsprend pour les autochtones, la dimension imaginaire donnée par le fortin du Long-Sault pour les Canadiens français. Enfin, il devient possible de situer, hic et nunc, un lieu fondateur du génocide amérindien du Canada; un axis mundi où tous les autochtones dispersés aux quatre coins du pays peuvent à leur tour se tourner vers La Mecque de leur malheur historique. Ce que les autochtones américains disposent avec des sites comme Sands Creek et Wounded Knee, les autochtones canadiens ont désormais leur site national témoin de la volonté exterminatrice des Blancs sur les Peaux-Rouges, mais en même temps de leur résistance à la volonté annihilatrice. Les agences de presse s'en sont vite rrendues compte, surtout à la vitesse avec laquelle Trudeau s'est mis tout de suite à larmoyer sur le nouveau mélodrame qui s'offrait à lui. Il contribua à édifier le mythistoire avec l'habileté qu'on lui connaît et dont seul il a le secret.

Il faut dire qu'à force de cultiver le sentiment national des autochtones qui, à cause de leur nombre et de leur disparité géographique, linguistique et traditionnelle, n'ont jamais disposé de ce qui constitue concrètement une centralisation étatique, la naissance d'un mythistoire transnational des Premières Nations était inévitable.En moussant la rhétorique des «Premières Nations» et leur reconnais-sant un droit historique que le gouverne-ment fédéral refuse aux Québécois, un état de conscience finit par naître et se développer. N'ayant jamais eu d'État centralisé, unificateur ou même de confédération (à l'exception des Iroquois - et même des Iroquoiens auxquels appartenaient les Hurons qui s'en trouvaient exclus), s'imposait l'idée d'un complément mythique. Et du mythique, on passe au mystique. On reprend la culture occidentale du toutou en peluche des sites de fusillades ou de catastrophes qu'on remplace par des mocassins ou autres colifichets traditionnels. Vient ensuite une scénographie mélodramatique, véritable construction théâtrale industrielle que l'on doit à des auteurs tels Richardson, l'abbé Prévost, Rousseau et Sade. De pauvres enfants innocents arrachés à leurs parents, accueillis par des prêtres sadiques, au mieux indifférents, et des bonnes sœurs à qui manque tout amour; enfants qu'on empêchait de parler leur langue ou de communi-quer avec leurs parents, comme le montre cette savonnette que Radio-Canada, toujours aussi faux-cul, va présenter cet automne à la télé. Comme le veut la construction poétique et esthétique du mélodrame, on a eu qu'à suivre le voyage du pape pour s'apercevoir qu'elle a été efficace au-delà de toute espérance. On est projeté en pleine scène fameuse d'Oliver Twist: «may I have more porridge, please?». Les Indiens pleurent, mais aussi la planète entière, puisqu'on y reconnaît moins le drame autochtone du Canada qu'une variante de la littérature et du cinéma mélodramatique occidental. À l'heure où des foules suivent des petites Greta Thunberg et autres enfants missionnaires, quand Téléfilm Canada financera-t-il une adaptation autochtone de La Fille des Marais...?

C'est bien que nous nesommes plus dans l'histoire - dans la mesure où le RCVR puisse être considéré comme la première marche de cette historiographie -, mais dans l'idéologie qui, comme toute idéologie, éclaircie un point pour en obscurcir mille autres. Ainsi, ce chef, un Sioui je crois, interrogé durant le voyage du pape, qui disait lui aussi avoir été enlevé de sa famille, jeté dans un pensionnat où on lui interdisait de parler sa langue, etc. etc. Et qui donnait l'impression du change en retour, avouant explicitement (et presque candidement) qu'il était entré là avec une seule langue et en était sorti avec trois (ce qui lui a permis de faire son barreau et devenir avocat au service de son peuple, ce qui n'est quand même pas rien!). Rouillard a raison de rappeler que les Oblats apprenaient les langues autochtones. Les missionnaires le faisaient depuis le XVIIesiècle et on apprend, dans les Relations des Jésuites, que le père de Brébeuf et d'autres avaient mis au point un dictionnairedes langues huronne et française. C'était indispensable dans la stratégie de conversion. On oublie que les langues autochtones ne disposaient pas de l'écriture, contrairement aux civilisations aztèque, maya et incas, ce qui fît que les Européens ne les considéraient pas comme bénéficiant de la même «évolution» que les Indiens de la mésoamérique. Ce sont ceux sur qui on crache qui leur ont apporté l'écriture! Et ce n'est pas un moyen cadeau car lorsqu'ils écrivent aujourd'hui, c'est en anglais, qui n'est pas une langue autochtone si je ne m'abuse... La vraie tristesse, c'est que Cartier et les Pilgrims auraient tellement voulu rencontrer un Eldorado avec des Aztèques et des Incas d'Amérique du Nord et qu'ils en ont été quitte pour de faux diamants et de gros oiseaux qu'ils baptisèrent... Turkey! C'était difficile, dans leur mentalité propre au XVIIesiècle, de ne pas considérer ces peuples comme ayant la même pauvreté psychologique et morale qu'ils trouvaient dans la nature environnante.

LE PÈLERINAGE PÉNITENTIEL DE FRANÇOIS Ier - LE PAPE, NON LE ROI

La visite du Saint Père a été très éclairante sur ce point. Beaucoup plus intéressante que celle de Jean-Paul II - vieux bockéqui n'écoutait rien ni personne -, car François s'est montré réceptif, modifiant sa rhétorique à chaque jour que dura sa visite au Canada. À Edmonton, il ne voulait pas compromet-tre trop l'Église dans le scandale des pensionnats. Pour lui, c'était toujours quelques pommes pourries qui avaient causé les crimes sordides qui éclaboussaient l'Église. Puis il a reconnu le triste rôle des communautés religieuses qui avaient quand même tenu ces pensionnats. Mais les femmes voulaient des excuses spécifiques pour les abus sexuels qui finissent par devenir le crime majeur des pensionnats, enfin concédées à Québec. Buffy Sainte-Marie aurait voulu qu'il désavoue la «doctrine de la découverte» qui n'est rien de plus que la bulle Inter Cæterade 1493 signée par Alexandre VI partageant les découvertes entre Espagnols et Portugais et n'était pas une position doctrinale; elle a d'ailleurs été invalidée très rapidement quelques décennies plus tard. François ne semblait d'ailleurs pas se souvenir de quoi il s'agissait au juste.

Évidemment, dans l'esprit du XVIIe siècle, les peuples non-chrétiens étaient considérés rien de plus qu'appartenant à la flore et à la faune des terres découvertes, aussi, les chrétiens en disposèrent-ils à leur convenance. Lorsque Rome reconnût la qualité humaine des indigènes, c'est-à-dire qu'ils possédaient une âme et qu'il appartenait aux missionnaires de les convertir afin de leur promettre le ciel éternel plutôt que les limbes ou l'enfer, c'était un don de grâce qu'elle leurs apportait, don qui apparaît aujourd'hui comme un génocide culturel prémédité. Et pourtant, ce fut très souvent l'Église qui se mît en travers des conquistadores, qui ne reculaient pas devant le massacre pour fournir la meilleure preuve du génocide autochtone, et les protéger de la violence avec laquelle s'effectuait la conquista.

Ces idéologues tenaient enfin à ce que François s'excuse au nom de l'institution d'avoir rendu possible la commission de ces crimes. Il ne pouvait aller jusque-là. L'Église, c'est l'Évangile en action, celle qui poursuit l'œuvre de Jésus-Christ, et, à l'image de la Vierge Marie à laquelle elle s'identifie, l'Église est animée par l'Esprit Saint - troisième personne de la trinité - et ne peut être tenue pour corruptible. Elle ne peut mourir. Elle peut souffrir les pires tourments du martyr, mais ne peut vouloir des actes répréhensibles sans supposer qu'ils seraient commandés par un Dieu cruel. Pour cette raison, elle ne peut regretter l'apostolat auprès des Amérindiens, action qui rentre dans le plan divin dont elle a mission d'accomplir sur terre et qui est la base de l'accusation de «génocide culturel». C'est peut-être là l'une des constantes historiques les plus fidèles de l'Église chrétienne, toutes sectes confondues. Les viols, les enlèvements d'enfants manu militari de la G.R.C. et autres corps de police, et tout ce qui doit être considéré comme des crimes, ne sont pas les fruits de la doxa chrétienne. La justification des enlèvements d'enfants l'ont été parce que sur un aussi vaste territoire aux populations clairsemées, il n'était possible de fonder collèges et couvents à proximité de chaque communauté autochtone, et que certaines étaient emcore nomades, surtout dans les Territoires du Nord-Ouest, au tournant du XXe siècle. Ce souhait d'éducation et d'instruction relevait non de l'obscurantisme clérical, mais bien de la modernité libérale dont l'éducation demeure le fer de lance. D'ailleurs, la vie dans les collèges et couvents occidentaux n'était guère plus réjouissante lorsqu'on étudie l'histoire de l'éducation sous la bourgeoisie libérale des XIXe-XXe siècles! Je ne vois pas comment elle aurait pu être plus «gai-lon-là, gai-le-rosier» dans les pensionnats autochtones?

Dans la première homélie à Edmonton, François leurs a dit clairement que les «peuples des Premières nations» devaient passer à autre chose et penser à l'avenir plutôt que ruminer les ressentiments du passé, si triste fut-il. On a pas relevé ce passage. Parce que c'est ce triste passé qui joue le rôle de dette à payer pour les Canadiens, et il sera toujours ramené tant que les Amérindiens auront des revendica-tions à faire valoir. Et il y aura toujours un comique pour revendiquer l'île-non-concédée de Montréal comme il y en a un qui réclame la ville de Winnipeg. (De fait, je ne connais qu'un territoire concédé par les autochtones en Amérique du Nord, et c'est l'île de Manhattan, vendue aux Hollandais de Peter Minuit pour la somme de 60 guilders en 1626. Encore les Indiens qui avaient vendu l'île, ne comprenant rien à ce qu'était une «vente», revinrent le lendemain pour vendre à nouveau ce qui avait été vendu la veille! Les Indiens d'Amérique ne connaissaient pas la notion capitaliste de valeur d'échange). Et, malheureusement, on trouvera toujours une écervelée comme la mairesse de Montréal, les douchebags du club des Canadians et autres Justin-larmoyant pour approuver ces traites irremboursables sur l'éternité.

BE AWAKE, NOT A WOKE!

Rouillard opère une ventilation à travers un fatras d'informations vraies et fausses, complètement ou à moitié. Si Mme Beaulieu a pu détecter avec son géoradar des dénivel-lations de terrains à Kamloops, elle ne peut jurer ce que rapporte la presse sur le nombre des sépultures qui y seraient ensevelies. Ainsi, tous ces chiffres qui sont lancés - 100, 200, 300 sépultures - sont d'authentiques fake news. D'autre part, il faut reconnaître que la notion de mythistoire est relativement technique, même pour beaucoup d'historiens qui voient dans les légendes historiques des obstacles à la diffusion de la connaissance objective de l'histoire. On vacille entre la foi et la gnose; la croyance et le savoir; la propagande et la critique. Position difficile à tenir, d'où cette crise de démythification survenue au cours des années 60. (Aux États-Unis, haro sur l'épopée de Custer; au Québec, la campagne menée par les Jacques Hébert et Jacques Ferron contre le chanoine Groulx. Vieilles maisons, vieux papiers, disait G. Lenôtre!).

On ne peut tenir l'événement médiatique de Kamloops pour isolé. Parce que les médias qui l'ont transmis sont des médias occidentaux et que les agents de pouvoirs politiques et idéologiques ont mené la branle dans toute la diffusion des rumeurs et encouragé ce qui était fausseté. Nous avons dit plus haut en quoi le mythis-toire de Kamloops était d'utilité pour la conscience historique des Indiens du Canada. Il faut s'interroger maintenant à savoir à quoi correspond ce mythistoire pour les Canadiens non-autochtones. Aujourd'hui, la remythologisation du passé canadien passe par les pensionnats autochtones, la lutte des femmes pour le suffrage, le lourd héritage de l'esclavage noir et les injustices commises à propos des immigrants - le traitement des Doukhobors au début du XXe siècle; la détention arbitraire des citoyens italiens, allemands et japonais durant la Seconde Guerre mondiale; le reflux du navire Saint-Louis transportant des exilés juifs-allemands en 1939 -, autant d'événements qui appellent à déboulonner des statues ou autres manifestations puériles mais toujours toxiques qui, en prétendant abattre les mythes du passé national, entraînent en retour l'émergence de nouveaux mythes qui remplissent un vide laissé par le désintérêt du passé national au nom d'un présentisme multiculturel. Aussi, faut-il donc retenir qu'il y a une utilisation proprement occidentaldu mythistoire de Kamloops qui ne concerne pas les récriminations autochtones.  

Il est un fait que le mythistoire n'est pas mauvais en soi. Sans eux, comme le reconnaît Rouillard, il n'y aurait pas de recherches historiques. Le mythistoire joue sur les émotions, les sentiments, comme nous en avons fait l'expérience en tant que Québécois. Sans nos vieux mythistoires canadiens-français, il n'y aurait jamais eu le sentiment national dont ils sont partie prenante, ni le désir d'indépendance du Québec. Par contre, les mythistoires s'adressent moins à la conscience qu'à l'inconscient historique, entretenant des traumatismes du passé - la Conquête de 1760, les troubles de 1837-1838, la guerre des Métis et des Indiens de 1885, les crises de la conscription de 1917 et de 1942, la crise d'Octobre, etc. - et établissent une situation de perpétuelle après-coup qui tout en stimulant des œuvres culturelles, maintiennent d'authentiques états de névroses individuelles et collectives. Évoquons ce masochisme occidental lié à la décolonisation et qui, pour les Québécois, signifie la personnalité schizophrénique partagée entre le chapeau du colonisateur et le fardeau du colonisé tenus simultanément pour la même collectivité. Dans un tel contexte, l'Occident a créé un tribunal où nous sommes tout à la fois les accusateurs, les accusés, les plaideurs et les méchants juges. Nous finissons en tant que bourreaux exemplaires. Comme ces kapo juifs des camps d'extermination, condamnés condamnant, exécutant les basses œuvres, vaporisant les douches après utilisation et porteurs de cadavres dans les fours avant d'en nettoyer les cendres pour le jour où ce serait leur tour. En fait, le piège qui attend les autochtones est le même dans lequel les Québécois se sont enferrés : le chantage affectivo-économique avec le pouvoir fédéral. Les autochtones éveillés par le mythe de Kamloops diront avec plus d'assurance à Ottawa : «si tu veux la tranquillité des Premières Nations, donne-nous ceci ou cela». Comme Legault fait avec Trudeau : «si tu veux la paix nationale au Québec, donne-nous tels pouvoirs en matière de santé et d'immigration, en langue et en culture, etc.». Tout cela ne fait qu'ajouter à l'essence même du Canada : un panier de crabes où tous les pouvoirs se tiennent les uns les autres par des chantages immondes.

Contrairement à l'âge de la régression sadique-anale (1860-1945) où se diffusaient des haines généralisées suscitant quantités d'idéologies négatives (antisémi-tisme, anti-modernisme, antilibé-ralisme, antidé-mocratie, anticom-munisme, haines contre les femmes et les homosexuels, le racisme colonial, etc.), notre époque prétend se conjuguer à l'amour infini. Durant cette première époque, des culpabilités inouies s'accumulaient. C'était bien parce qu'on avait autant de haines que le sentiment de culpabilité pesait si lourd sur la conscience morale des Occidentaux. Par contre, notre époque de sadisme-oral, placé sous la trinité infernale du nihilisme, du narcissisme et de l'hédonisme, vit de culpabilités sans objets. Il faut donc alors lui en trouver pour satisfaire une angoisse existentielle qui provient de la constante dérive de la légalité de la légitimité. Comme les anciennes contradictions se sont dissoutes avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, les mauvais sentiments du XIXe siècle sont devenus nos bons sentiments du XXIe. Le sado-masochisme s'est reconverti en vertu et devant notre société de consom-mation et de communication, nous trouvons nos nouveaux affligés dans le passé, ce qui permet de larmoyer sur les autochtones tout en négligeant l'actuelle déficience de leur système d'approvisionnement d'eau courante! Amusant, n'est-ce pas, que Macdonald paie pour Trudeau Jr qui laisse des communautés autochtones obligées de s'approvisionner en eau avec des bidons de plastiques comme le font les Africains de l'ancien Tiers-Monde?

De telles contradictions sont monnaies courrantes. Ainsi, tandis qu'on étire la sauce féminicide, plus on larmoie sur les femmes violentées et tuées, plus la publicisation des agressions contre les femmes augmente, ce qui témoigne de la futilité de toute cette propagande amorcée aux lendemains de Poly-technique. Combien faudra-t-il de générations de jeunes hommes éduqués et informatisés pour qu'ils comprennent que la violence n'a pas lieue entre les hommes et les femmes? On peut plaider que lorsque nous étions à leur âge, nous ne bénéficions pas de cette rhétorique culpabilisante, ce qui n'a pas empêché la plupart des hommes de ma génération de se comporter en êtres respectueux et amoureux de leurs femmes! Le problème ne réside donc pas dans l'éducation des jeunes hommes, mais dans le refus de reconnaître le fait de la violence partagée, entre femmes et hommes, bien que par des stratégies différentes (violence physique contre violence psychologique). On dénonce le profilage ethnique comme un racisme systémique. Je veux bien, mais un fait demeure : malgré tout le poids de la censure médiatique, lorsqu'elle est obligée de publier les photos des tueurs et de leurs victimes adolescentes - telles qu'on les a vues cet été -, ce sont quasi unanimement des portraits de noirs affiliés aux gangs de rue! L'intégration des minorités ethniques à la vie civique occidentale a des ratés, c'est compréhensible, mais plutôt que de trouver le moyen de résoudre les problèmes, devant ce qui semble être des défis insurmontables, on s'accuse de manquer au devoir de l'inclusion! On casse du sucre sur le dos de J.-F. Lisée pour sa sortie contre cette publicité des H.E.C. utilisant une étudiante voilée pour attirer une clientèle algérienne, tout en lisant, sans rire, ces deux avocates musulmanes qui nous annoncent que les femmes musulmanes portent le voile par choix et goût personnel comme nos ados se font tatouer et percer. Le féminisme occidental est devenu le rempart de l'aliénation des femmes musulmanes. Sommes-nous tellement bonnes poires à force de s'autoflageller pour tous les crimes commis tout au long des temps que plus aucune idiotie ne nous soit épargnée? Parce que nous l'avons voulu et le voulons encore, jusqu'à ne plus soif...?

Ces outrances idéologiques sécrètent bien des mythistoires, des exotismes gothiques, des récits larmoyants présentés comme autant de mélodrames occidentaux que nous prenons pour du réel historique, ignorant la différence entre le fantasme, la fiction et la réalité. Aucune vérité subjective ne devrait être admise comme réalité objective, sinon que soumise à une critique rationnelle et vérifiable. Sinon, nous entrons en plein nouveau fascisme, dont la stratégie est de confondre en tout la sphère de la vie privée avec la sphère de la vie publique. Cette interpénétration des deux sphères s'est rapidement déployée depuis la démocratisation des appareils informatiques (et surtout du téléphone portable) qui véhiculent les réseaux sociaux. De cette confusion est né le wokisme associé et revendiqué par des groupes dits et se situant à gauche de l'échiquier politique, mais qui ont complètement dénaturé la philosophie traditionnelle de la gauche sociale. Ce n'est pas le bien de la société que poursuit le wokisme, mais la satisfaction de besoins, ou parfois même de caprices, de groupes d'intérêts très restreints qui représentent, selon le modèle bourgeois de la démocratie libérale, une clientèle politique cible.

Certes, ce nouveau fascisme-soft, que l'on peut opposer au fascisme historique plus hard, avec ses chefs matadors, ses bandes de voyous, ses bastonnades, son huile de ricin, ses SS et ses camps d'extermination, a retravaillé tout ce qui faisait le folklore des groupes fascistes italiens et allemands des années 1920-1940. S'il y a encore de ce fascisme-hard associé par exemple aux libertariens économiques à la Trump, aux mouvements populistes à la Bolsonaro ou à l'extrême-droite européenne et même dans la Russie poutinienne, c'est toujours à la droite politique conservatrice et réactionnaire qu'on le trouvera affilié. Ainsi, ces groupes religieux qui ont obtenu de la Cour suprême américaine la révocation de l'arrêt Roe v. Wade, criminalisant à nouveau l'avortement ou qui dénoncent les mouvements gais. Ceux-là, on les reconnaît facilement qui ont appris que de ne pas se faire aimer pouvait toujours attirer les petits-bourgeois introvertis, amers et rancuniers, récriminant leurs ressentiments contre le reste de la société, à l'image des supporteurs fascistes du premier XXesiècle. Si le fascisme-hard a pu bénéficier des mythistoires de la mare nostrum mussolinienne et de la race aryenne hitlérienne, un mythistoirecomme celui de Kamloops ne pouvait surgir de leurs rangs.

Le néo-fascisme, ou fascisme-soft, est porté par l'idéologie wokequi affiche un «réveil» contre toutes les formes d'injustices présentes et historiques, d'où qu'on le situe à gauche de l'échiquier politique. C'est évidemment une erreur. Les injustices historiques sont davantage privilégiées que les injustices présentes, car il en coûte peu de tenir des procès aux morts en infligeant les sanctions aux survivants, jusqu'à leur imposer des compensations à respecter. Ce qui fait du wokisme un fascisme, c'est surtout l'usage d'une praxis idéologique qui ne répugne pas à la violence : manifestations de rues, intimidation des adversaires, terreur intellectuelle ou morale auprès des instituts d'enseignement et des universités; de la presse et des bibliothèques, enfin des individus qui ne se rallient pas à la «cause» promue de l'heure. Autant d'actions qui rappellent celles utilisées par l'ancien fascisme-hard, comme l'éprouvant auto-dafé exécuté dans une école ontarienne qui, à l'exemple des nazis de jadis, crut bon de faire brûler livres et bandes dessinées jugés irres-pectueux pour (et non par) les autochtones. Les causes des femmes et des enfants, des homosexuels, des immigrants, des réfugiés, des cultures malmenées par l'Occident impérialiste et colonisateur, des handicapés, des transsexuels et, bien entendu, des autochtones, animent le mouvement wokisme, mais son aspect multiculturel joue contre lui, car s'il parvient à additionner des parties, il ne parvient jamais à les souder au point de constituer un tout, une force qui, une fois réalisée, serait tout aussi terrifiante que les forces unifiées jadis par le Parti national fasciste italien ou le Parti national-socialiste des travailleurs allemands de Hitler. Bref, qui trop embrasse mal étreint. Le wokisme travaille à la pièce en mobilisant le plus d'insatisfaits possibles, d'où une autre ressemblance avec le fascisme de papa qui ralliait tous les petits-bourgeois en colère, qu'importe qui était la cible de ses colères : Juifs, immigrants, féministes, homosexuels ou autres. Dans le fascisme-soft, à force de tenir ces causes les unes à côté des autres, elles finissent par se contredire au sein même du mouvement. Comment défendre à la fois l'intégrité du corps de la femme à côté du soutien aux femmes voilées musulmanes, signes de soumission et d'infériorité de la nature féminine? Comment exiger l'application des mesures environnementales en vue de réduire les G.E.S. tout en poursuivant le développement d'entreprises pétrolières et gazières dont les produits sont indispensables à la fabrication des plastiques qui constituent la grande majorité des objets courants de la société de consommation et de communication? Le wokisme est structuré à la schizophrénie, ce qui le rend dangereux au niveau individuel plus que collectif. Enfin, comme l'ancien, le nouveau fascisme s'affiche comme vertueux, prétendant faire reposer l'ordre sur de nouvelles bases protectrices des faibles et des opprimés.

S'il a souvent raison dans son argumentaire sur les questions de détails, le wokisme avoue sa faiblesse lorsqu'il s'agit de conslider un Tout de tous ses groupes d'intérêts. Du moins est-il choyé au Canada, avec un esprit aussi puérile que celui de Justin Trudeau. Et que dire de cette giblote de sociaux-démocrates réunie dans Québec solidaire? Ne parvenant pas à systématiser une idéologie capable de chapeauter tous ses clients, ceparti social-démocrate est condamné à fonctionner à la pièce. Une fois de plus, l'addition ne suffit pas à créer une totalité, une entièreté; un syncrétisme indispensable à une force permettant de prendre le pouvoir par le processus électoral. La politique québécoise se résumant à un extrême-centriste, on y a vu un Premier ministre, unanimement considéré comme un simplet avant son élection, devenir le Sauveur au Passeport sanitaire du peuple québécois durant la pandémie de Covid. Ayant réussi à obtenir «l'union sacré» des libéraux, des indépendantistes et surtout des solidaires, il a démontré combien le fascisme-hard pouvait serrer la main du fascisme-soft.À côté de la vichyssoise vice-première ministre qui appelait à dénoncer les voisins «sur le party», il y avait le conducator Legault qui tirait sur les échappés du couvre-feu. Le triomphe électoral qui s'annonce aux élections d'octobre pour la C.A.Q. ne fait que rendre compte que tous les partis politiques de l'Assemblée nationale n'en forment plus qu'un et que le nationalisme conservateur va bien main dans la main avec la social-démocratie des solidaires. L'estomac politique de François Legault a cette particularité de digérer aussi bien le vieux fascisme conservateur rétrograde que le fascisme woke de ses adversaires solidaires; le libéralisme des grands financiers comme le corporatisme de la petite-bourgeoisie de province; le fédéralisme de Martine Biron que le souverainisme de Bernard Drainville. À la rigueur, la C.A.Q. est un organisme capable de phagocyter tous les résidus politiques et convient à un morcellement intellectuel et moral d'une société essentiellement coloniale et régressive.

Le néo-fascisme se développe rapidement grâce aux techniques et aux pratiques de com-munication de masse inaugurées avec le siècle nouveau. Les réseaux sociaux suppléent les réseaux publiques de communication et accélèrent ce que mettait tant d'efforts à accomplir l'archéo-fascisme du XXesiècle : l'interpénétration de la sphère publique et de la sphère privée. Contrairement au fascisme originel qui s'identifiait avec l'État qu'il tenait en tutelle, le néo-fascisme s'identifie avec la société qu'il alimente comme un courant électrique. Il réalise ainsi le souhait exprimé par l'idéologue nazi Robert Ley lorsqu'il affirmait que «la seule personne en Allemagne qui a encore une vie privée est celle qui dort» [cité in Charlotte Beradt. Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Payot, Col. P.B.P., # 513, 2018, p. 45], en parvenant, par les sollicitations publicitaires et le mimétisme voyeuriste individuel sur les réseaux sociaux, à pénétrer cet ultime refuge de la vie privée qu'était le rêve. C'est ainsi que le fascisme nouveau s'accomplit à travers un ensemble destratégies idéologiques et politiques qui tentent d'impliquer la responsabilité de chaque individu dans les actions collectives passées et à l'origine des problèmes actuels d'intégration sociale et sexuelle.

- Est fasciste la stratégie idéologique et politique qui tente de faire reposer sur chacun des individus les causes et la responsabilité des changements climatiques.

- Est fasciste la stratégie idéologique et politique qui établit un double standard criminel qui rend responsable chaque homme d'une particularité homicide (et donc judiciaire) réservant aux femmes une spécificité gravissime (féminicide) lorsqu'elles sont victimes d'un acte criminel. Ce qui implique le basculementdu genre masculin dans la règle du Killing is no murder.

- Est fasciste la stratégie idéologique et politique qui oblige à satisfaire au nom de la santé mentale, ces ados en mal de leur sexualité par des stratégies médicales, chirurgicales, pharmaceutiques, thérapeutiques et juridiques favorisant le transgénisme, sans égard aux conséquences futures, plutôt qu'investir dans une stratégie d'acception de soi..

- Est fasciste la stratégie idéologique et politique qui rend responsable chaque citoyen du mal être des immigrants qui se disent heurtées par, voire refusent les normes civiques de la vie en société.

- Est fasciste la stratégie idéologique et politique qui efface la longue pratique multicivilisationnelle de l'esclavage au nom d'un seul, le noir, auquel nous devrions accorder une exceptionnalité dictant l'usage de nos mots et condamnant préalablement toute intention dans l'utilisons de ces mots.

- Est fasciste la stratégie idéologique et politique qui attribue à chacun d'entre nous la responsabilité du génocide autochtone en s'octroyant le fardeau d'une «réconciliation» qui ne sera jamais une réparation autant qu'un enjeu de chantage comme il a été démontré au début de 2020 avec l'occupation des voies ferrées et l'interruption durant un mois de la circulation ferroviaire pan-canadienne, outrage qui s'est facilement fait oublier derrière la campagne anti-Covid du gouvernement fédéral.

Sont fascistes, parce que ce sont des responsabilités de la sphère publique dont on fait porter la culpabilité morale sur les épaules des individus privés. C'est oublier que la société est autre chose que la somme des groupes d'intérêt qui la constituent et que les intérêts de ces groupes spécifiques ne sont pas assimilables à ceux de la société astreinte aux contingences des temps. La solidarité des générations n'impose pas plus que la fin des situations d'injustices et l'amélioration des conditions de vie actuelles de ses membres.

Mais si le nouveau fascisme passe facilement de la sphère publique à la sphère privée, il assure, simultanément, une infraction de la sphère privée dans la sphère publique.

- Est fasciste, aussi, qui exige de la collectivité une intolérance contre ceux qui ne pratiquent pas les mêmes vertus qu'il s'impose au nom de la cause environnementale par exemple.

- Est fasciste, qui pratique des dénonciations sur les réseaux sociaux entraînant des procès sur la place publique avec l'espoir que les tribunaux satisferont aux plaintes légales. (#Me Too a beau représenter un courant légitime, mais il entre dans la stratégie fasciste lorsqu'il s'agit de porter la légalité du tribunal sur la place publique sans équilibre entre l'accusation et la défense).

- Est fasciste qui fait reposer sur une responsabilité sociale la résolution de ses ennuis personnels comme de ses névroses psychologiques et sexuelles.

- Est fasciste qui entend établir des institutions publiques particulières pour chaque culture parcellaire au détriment des codes civils et criminels de la société.

- Est fasciste qui, au nom d'une pratique sexuelle ou raciale, impose à ses contemporains une conduite ou une pratique qui mutile son droit à sa liberté d'expression.

- Est fasciste qui exerce un chantage psychologique, moral ou financier au nom de torts commis dans le passé et étrangers aux cadres moraux propres aux temps actuels. De même que les membres d'une famille ne doivent pas être tenus responsables des agissements de l'un de ses membres, les générations actuelles ne sont plus à être tenues responsables pour les actions commises par leurs ancêtres dans le passé. C'est à la société de juger des torts et des injustices présents et à y remédier, non aux individus.

Sont fascistes parce que ce sont des responsabilités privées qui doivent être portées par les intéressés seuls et non un fardeau de la collectivité. Si la société est plus que la somme de ses individus, les individus ne peuvent qu'exiger leurs droits à la liberté, la sécurité et la dignité humaine et de meilleures conditions favorables pour atteindre au plein épanouissement personnel. Ils ne peuvent culpabiliser la société de ne pas accéder au bonheur. La sphère privée n'a pas à s'étaler et attendre de la sphère publique une quelconque reconnaissance de ses manifestations intimes.

Que le fait de vivre en démocratie ait pulvérisé le corps social en ses multiples atomes individuels, entraînant en retour une indifférence propre aux passions satisfaites sur la seule échelle personnelle, suscite un fascisme-soft - qui ressemble dangereu-sement aux vieux fascismes, comme l'ont révélé l'usage du passeport vaccinal et des propagandes de ségrégation par les autorités «scientifiques» et gouvernementales qui l'ont accompagné sous la pandémie -, nous montre que bien de vieux démons grouillent toujours sous les apparences joviales de notre société de satisfaction. On peut donc jouer aux éplorés et aux vengeurs comme on a joué aux confinés il y a deux ans. Ça meuble une existence vide traversée d'agitations subites mais sans consistance. Qui s'est souvenu de l'engagement de millions d'individus qui arpentaient les rues de Montréal derrière Greta Thunberg, il y a trois ans, lorsque Trudeau et son phoney de ministre de l'environ-nement viennent d'autoriser certains types d'ex-ploitation pétrolière à reprendre du service, acceptant ainsi de repousser les échéances des accords de Paris sur l'émission des G.E.S.? Comme le fascisme et le nazisme, voire le communisme qui leur ressemble par sa veine totalitaire, se fixer un objectif signifie appliquer son contraire.

Dans ces conditions, on peut suspecter que Kamloops ne sera guère mieux qu'un autre mythistoire occidental chargé, d'un côté, satisfaire les wokes qui épousent la cause autochtone; d'autre part, apaiser les angoisses existentielles d'une civilisation en phase régressive avancée, satisfaite économi-quement et politique-ment, qui se crée des culpabilités en vue d'échapper aussi bien à son vide intérieur qu'à ses vraies responsabilités. Il va même jusqu'à établir  un nouveau colonialisme sur la conscience amérindienne, de manière analogue à ce qui est reproché aux missionnaires d'avoir accompli avec la conversion au christianisme déculturant leurs ancêtres. Sans doute les millions promis par le gouvernement fédéral finiront-ils par s'écouler lentement, séchant quelques larmes aux «survivants», mais le plus gros ira probablement gonfler d'un océan d'argent les coffres des banques, comme on l'a vu faire lors du règlement de la Baie James en 1976⏳

 

Jean-Paul Coupal

Sherbrooke, 12 août 2022.







François Avard et la poursuite du Bonheur

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  FRANÇOIS AVARD ET LA POURSUITE DU BONHEUR

Chaque soir que Dieu fait je regarde avec délectation un épisode ou deux de la série Le Bonheuravec les textes signés François Avard. Il faut remercier le culot de Fabienne Larouche et Michel Trudeau, les producteurs, pour oser défier les codes de la bien-pensance qui étouffent présentement la morale québécoise. Poussant la vulgarité des humoristes jusqu'à son point de rupture, ils la détournent de son insignifiance pour lui faire porter une critique cyniquement acerbe de notre monde actuel.

Joyeusement, la plume de Avard déverse du fiel. Elle est sa marque de commerce depuis le succès des Bougon. On a subi ses dommages aussi dans d'autres séries, comme Les Beaux Malaises de Martin Matte. Mais avec la série Le Bonheur, diffusée sur TVA, ce fiel atteint un niveau d'acidité inégalable. Qui, des p'tits vieux comme moi en regardant la série n'a pas reconnu le sit-com américain des années 1960, Les Arpents verts (Green Acres, 1965-1971). L'idée de départ est semblable sans être identique. Dans la série américaine, un riche avocat de New York, Oliver Wendell Douglas, quittait sa toge de plaideur pour revêtir le costume trois-pièces (de Jacques Parizeau) pour se faire fermier. Son premier geste était d'acheter une fermette délabrée à Hooterville et y traîner son épouse hongroise friande du shooping dans Times Square. Évidemment, Douglas devenait vite victime des machinations de M. Haney, maître ès combines dans l'art d'escroquer le naïf qui lui revient toujours de toutes façons.

Le héros de Avard, François Plante, lui, après une crise dépressive en pleine classe, devant des élèves médusés qui le voient flipper son bureau et le filment (sans son consentement!), renonce à l'enseignement et achète une fermette dont le délabrement est moins évident que celui de la série américaine, mais dont les vices apparaissent au fur et à mesure à chaque épisode. Là où Plante (et Douglas) pensaient enfin accéder au bonheur, ils se voient replongés dans les aberrations du monde réel qu"ils s'efforçaient à l'origine de fuir. Dans le Bonheur, M. Haney change de sexe et devient l'agent d'immeuble, Karoll-Ann Lapoynte-St-Jacques.

Comme son pendant américain, François Plante suit le rêve tracé par Thomas Jefferson : ce rêve qui veut que la vie urbaine soit moins saine que celle du fermier qui s'enrichit de son travail sur sa petite propriété, son petit lopin, pour jouir pleinement de la vie authentique parce que naturelle. S'établir en campagne est présenté comme une promesse de bonheur. Non pas tant à l'instar du retour à la terre, comme le voulaient les granoles des années 70 - Plante ne vient pas en campagne d'abord pour cultiver la terre, comme Oliver Douglas, mais pour y écrire son fameux roman -, qu'afin d'y trouver un havre de paix et de béatitude. Entre cette vocation littéraire (artistique et intellectuelle) et la sinistrose qui le harcelait en tant que professeur de français dans une polyvalente déjantée, les déboires et les désappointements se succéderont à chaque semaine.

François Avard n'est pas le seul auteur québécois dont les œuvres sont particulièrement marquées par le cynisme. Le cinéaste Denys Arcand, surtout depuis Le Déclin de l'Empire américain, a signé des scénarios où jaillissent bien des pointes amères. Pierre Falardeau, surtout avec son Elvis Gratton, insistait pour nous rappeler que la liberté était plus qu'une marque de Yogourt. Mais chez Arcand comme chez Falardeau, le cynisme n'était jamais complètement fermé sur lui-même. Il y avait toujours une voie qui ouvrait sur un espoir quelconque. Dans le cas de Falardeau, c'était l'indépendance nationale des Québécois; chez Arcand, la possibilité que l'amour puisse venir faire une brèche dans l'enfermement dans notre indifférence bourgeoise. Chez Avard, nulle échappée possible. Reprenant Dante, il aurait pu afficher la terrible phrase qui accueille les damnés : Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir.

Mais François Plante n'entre pas en Enfer comme Dante. Il n'est pas un regard étranger porté sur l'aberration du monde dans lequel il se verrait plongé. Il en fait intrinsèquement parti. Dès le premier épisode, lorsqu'on le voit séduit par une mise en scène visant à lui faire acheter la fermette, il se bouche le nez (il ne sent pas le purin déversé par la porcherie voisine), se ferme les yeux (il signe l'acte d'achat sans inspection préalable) et ne veut entendre que le chant de la sirène qui use d'euphémismes pour désigner les vices du «domaine». Lui, qui avait jeté ses antidépresseurs après avoir signé l'acte d'achat, finira bientôt par fouiller la poubelle où il les y avait jetés! Le cynisme ouvre sur une tragédie qui n'était pas dans l'idée des concepteurs des Green Acres.

D'épisode en épisode, souvent en rétrospectives, nous suivons François Plante errer entre les aberrations du milieu scolaire et cet immense anus de la Terre (comme le désigne Stéphane son ami psychologue) qu'est Saint-Bernard-du-Lac. François se fait régulièrement rattraper par la ténacité de Serge, le directeur d'école, personnage débonnaire qui cherche à éteindre les feux qui s'allument sous l'effondrement du système scolaire.

Commençons avec le premier cercle de cette faune imparable. Son épouse d'abord, Mélanie (Mel), infirmière recyclée en thérapeute naturaliste puis en joueuse de banjo, et son fils, Étienne, grand flanc mou de 22 ans qui passe pour un adolescent atavique et vit en osmose, non avec sa mère mais avec son téléphone cellulaire. L'incapacité de saisir les ondes dans la «cuvette» (lieu où est située la ferme) lui fait vivre à la campagne un véritable calvaire. On y retrouve ensuite la belle-mère de François, Carole, héritée des Green Acres elle aussi. Le fait qu'elle a avancé l'argent de la fermette la ramène toutes les semaines harceler son gendre qu'elle présente à sa fille comme un raté afin de susciter son divorce. Elle est accompagnée de son ineffable concubin, Jocelyn, conspirationniste avéré qui sort une sottise de son chapeau à la minute.

Au-delà de ce premier cercle de l'Enfer, il y a les habitants du village Saint-Bernard-du-Lac qui n'a rien à envier à Hooterville. D'abord le maire, Justin Lafleur, (qui ne ressemble en rien au maire Drucker), incolore et opportuniste, véritable sangsue; le gars de l'Hydro, assis tous les matins sur le bol de toilette, il rend compte de la servitude d'Hydro); Nancy, qui tient le magasin général du village; Germain, le policier embusqué qui ne sort jamais de son véhicule et sert de relais téléphonique entre Serge et François. Il y a aussi le couple de voisins baptisés les Parfaits, personnages insipides de lieux communs. Au cours de la deuxième saison bien d'autres personnages se sont ajoutés, des personnages en particulier issus des média.

Après la famille puis le village, le troisième cercle de l'Enfer de François Plante est son ancien milieu. Le monde scolaire y est présenté rempli d'enseignants châtrés régulièrement victimes d'élèves chahuteurs, wokes absurdes, mani-

pulateurs vicieux. De l'école publique à l'école privée, Avard ne donne aucun répit à son mépris du monde scolaire. À leur ignorance, ces élèves ajoutent l'arrogance, l'ignominie, le dédain de leurs aînés, voire leur agressivité criminelle – l'un d'eux, participant à un défi sur le cell, le Kill your prof challange, poignarde l'un des enseignants, ami de François. Ces enseignants en mal d'existence vénèrent un certain Pierre-Paul, enseignant démissionnaire, en fait un dément qui s'est enfermé à peindre des scènes de classocalypse avec son sang.

Ces enseignants, en effet, ne méritent guère d'éloges. Abandonnés par le système scolaire (le Ministère), méprisés par les parents (l'un d'eux envoie un douchebag casser la gueule à François Plante), perdant le contrôle de la gestion de classe, ils sont gouvernés par Serge, le directeur sans épine dorsale. On retrouve, entre autres, Éric, le professeur des métiers, alcoolique divorcé aux tendances meurtrières réprimées; Judith, le professeur d'économie, qui se fait donner des leçons de fraude fiscale par ses élèves; Monique, le professeur d'anglais qui cache son ignorance de la langue en faisant parler les élèves à sa place, mais surtout Daniel, le pathétique professeur d'histoire.

Poussant la caricature, Avard enrichi son personnage de situations hebdomadaires qui le prend en tenaille entre les exigences de la réforme du ministère en matière d'enseignement et son aptitude à se déguiser afin d'intéresser les élèves à l'histoire. À chaque semaine, évidemment, sa marotte se retourne contre lui, au point qu'on le retrouve en camisole de force dans le dernier épisode de la seconde saison, donnant de sa cellule en psychiatrie son cours à distance afin de palier au manque de personnel de remplacement.

La persistance avec laquelle Avard ramène ce personnage étranglé dans les contradictions du système confirme la fermeture sur lui-même du cynisme. Aucune option politique n'est offerte à François Plante pour espérer une société meilleure, pas même une sortie de crise! Condamnée dans sa médiocrité et ses mensonges, la société ne peut que maquiller le passé afin de se donner une légitimité. Face à Jocelyn, le beau-père de François qui l'assaisonne d'intraterrestres, d'intramerestres, de terre plate et autres sornettes, le ministère de l'éducation impose à Daniel un programme assaisonné de wokismes tout aussi aberrants. C'est l'option idéologique d'Avard, renvoyer dos à dos conspirationnistes et wokes tant ils appartiennent à la même dérive culturelle.

Ainsi, successivement, verra-t-on Daniel costumé en Hélène Boulé, «puisqu'on fait plus l'histoire de Champlain, on fait celle de sa femme» (à moins de se rappeler que le rôle historique d'Hélène Boulé, avant de disparaître dans un cloître, fut d'apporter sa dote à Champlain pour poursuivre ses explorations, on ne verra pas l'ironie méchante de l'allusion); puis en Iroquois amical, puisque dans le nouveau programme, «Français et Iroquois sont amis et les scalps sont justes une forme de rite initiatique»; selon le même programme; la déportation de 1755 devient «une grande vacance, une croisière payée aux Acadiens par les Anglais»; la pendaison des Patriotes de 1839, qu'un malentendu lié à une pendaison de crémaillère (Pauvre Falardeau!). Plus cruel lorsque Daniel se déguise en Rigolocauste, un juif revêtu de l'uniforme des camps de concentration avec un masque de clown afin de «ne pas traumatiser les jeunes en leur exposant la réalité de façon trop crue. Tu sais nos jeunes sont sensibles et facilement offusqué de nos jours». Ce qui lui vaudra d'être arrêté par la police et suspendu pendant deux jours : «L'association Amitié canado-allemande s'est dite outrée qu'on ressasse sans cesse ses crimes précisant que les Allemands d'aujourd'hui n'ont cesse de faire amende honorable et n'ont plus a subir l'opprobre des crimes commis il y a près de cent ans bientôt». Vers la fin de la première saison, on le verra effacer la cigarette de René Lévesque, puis la flèche du ventre d'un castor, enfin modifier la corde de pendu de Louis Riel en cravate.

À la seconde saison, le rythme des déformations historiques perd de sa constance. Daniel apparaît au second épisode déguisé en John Lennon et se fait poignarder par un élève; puis en coureur des bois qui aime les castors et finit par les convaincre de lui donner leurs fourrures «par le dialogue et la persuasion». «Le consentement éclairé pour le dépiautage de l'animal, c'est la base d'une relation saine. ...c'est moins choquant pour eux autres (les élèves)», ce à quoi Éric, le professeur des métiers, rétorque : «À journée longue, les jeunes jouent à des jeux vidéos où ils tuent des putes à coups de battes de baseball...» «Faut croire que les animaux attirent plus de sympathie que les putes», conclut Daniel. Dans l'épisode suivant, il arrive portant le chef de René Lévesque avec un poignard sanglant dans le dos, évocation du rapatriement de la constitution. Il apparaît aussi revêtu du «costume traditionnel de Mohawk» (l'habit kaki de Lasagne) pour le cours sur la crise d'Oka. Il se place la tête dans une guillotine en carton pour enseigner la Terreur. Dépressif à son tour, Daniel prend la classe en otage après avoir enseigné l'histoire du véganisme au temps de la colonisation. «Un végane est arrivé en Nouvelle-France en 1664, pas de viande, pas de cuir, pas de fourrure pas de lait, en plein hiver. Il est mort au bout de 2 jours. Un élève a trouvé ça trop violent et a menacé de porter plainte». Dans les deux derniers épisodes, d'abord, il est présenté en pleine psychose dans une boîte aux lettres dans laquelle le FLQ glissait ses engins explosifs, parce que dans le nouveau programme, «faut enseigner le point de vue de la boîte aux lettres»; enfin, il arrive déguisée en prostituée poignardée par Jack l'Éventreur... Le cynisme de Avard achève de monter une épouvantable mécanique aux grincements des plus violents.

Durant la deuxième saison, Avard pousse la transgression dans toutes les directions. On le croirait appliquer la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing tout au long des épisodes. On y retrouve la pédophilie quasi magnifiée par un prêtre sorti de prison (le thème revient avec le chauffeur d'autobus scolaire); le fétichisme (un client du bed & breakfeast arrive avec sa poupée gonflable dont il fait l'éloge au détriment des femmes); les Parfaits suggèrent de pratiquer l'échangisme; l'exhibitionnisme (le sourcier qui, étendu nu, copule avec la terre); la coprophagie (Mel déguste des chocolats à la selle qu'elle offrira à son mari, parodie de la tentation d'Adam); le cannibalisme (François et Jocelyn, participant à un groupe de survivalistes, sont invités à manger la jambe d'un itinérant mort puis a pratiquer la sodomie). Sans compter le sadisme et le masochisme récurrents, il reste encore la bestialité, la gérontophilie et bien d'autres petites perversions à explorer. Quant au suicide, le précédent propriétaire de la fermette, (un double de François), s'est suicidé et son fantôme hante la maison. Côté homicide, les femmes du Cercle des Fermières reconnaissent implicitement avoir tué leurs maris afin de trouver le bonheur.

Personne, et Avard le premier, ne tiendrait les caricatures du Bonheur pour un portrait fidèle des Québecois, de leurs enfants et de leurs enseignants. Pourtant, le succès est au rendez-vous et dans l'ensemble des émissions de TVA, qui sont purgées par la haute direction de Québécor, le Bonheur semble appelé à attirer suffisamment de commanditaires pour obtenir le soutien de la boîte de production pour une troisième saison. Plutôt que de présenter la tradition-

nelle haine de soi des Québécois avec des accents tragiques et misérabilistes, Avard et l'équipe de production préfèrent porter le drame par le rire. Il y a des accents kafkaesques dans le Bonheur. On quitte le port de l'ironie et le navire du cynisme s'enfuit vers une Cythère décadente, Avard, le guide, nous ayant refilé un dépliant de S.O.S. Suicide, à l'instar du préposé au kiosque des activités touristiques de Saint-Bernard-du-Lac

Jean-Paul Coupal
Sherbrooke,
7 août 2023.


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